samedi 30 juin 2012

Les limites du libéralisme

Par libéralisme, j'entendrai ici la doctrine politique qui fait du consentement et du principe de non-nuisance, tel qu'il est exprimé par Mill dans De la liberté, à savoir comme le droit de faire absolument tout ce qui ne nuit pas à autrui, le fondement du droit. Pour un libéral, il y a une nuisance si et seulement si un individu ne consent pas à ce que l'autre lui fait subir, et la loi a justement pour rôle d'interdire de tels actes, et seulement eux. Autrement dit, aucune autre personne ne peut juger à la place du principal concerné si ce qu'il a subi est bon ou mauvais; l'Etat ou la société ne peuvent pas s'ériger en instances supérieures chargées de dire à la place des citoyens ce qui serait bon pour eux. 
En cela, le libéralisme a deux opposants. Il s'oppose d'abord au paternalisme, qui lui, admet que l’État puisse dire à la place des individus ce qui est bon pour eux, et donc interdire des actions même si personne ne s'en plaint. Typiquement, un État qui interdit l'achat et la vente de drogues est paternaliste, puisque dans une transaction sans violence, l'acheteur et le vendeur consentent à l'opération. L’État doit donc faire jouer d'autres principes pour interdire cette transaction, comme, par exemple, celui de la santé des consommateurs. Ainsi, les individus ne sont pas juges de leur propre santé, mais l’État intervient, prétendant savoir mieux que les individus ce qui est bon pour eux. L’État paternaliste prend parfois des formes plus rusées, et plus délicates pour le libéralisme, lorsqu'il prétend que le consentement des individus n'est pas authentique, qu'il est extorqué sous la contrainte, et donc, que la transaction est nulle. Ceci est un problème pour le libéralisme, parce que celui-ci repose sur l'idée que le consentement fonde la légitimité. Or, si l'on ne sait plus vraiment qui consent ou pas, alors il devient impossible de fonder quoi que ce soit. Ce genre de discussions se retrouve notamment dans les débats autour de la prostitution, les partisans de son interdiction cherchant systématiquement à nier la valeur du consentement de celles qui exercent ce métier par choix. Bien que le problème soit sérieux (du moins en théorie, car en réalité, il semble souvent se mêler une bonne dose de mauvaise foi dans les discussions), ce n'est pas là dessus que je voudrais faire porter ma critique du libéralisme.
Le libéralisme a un deuxième opposant. C'est le collectivisme, ou le communautarisme, ou quel que soit le nom qu'on veuille lui donner, il s'agit de la doctrine selon laquelle il existe d'autres entités que les individus, et ces entités doivent jouer un rôle en politique. De ce point de vue, aucun État n'est purement libéral. Il n'y en a pas un qui ne reconnaisse au moins les familles, les entreprises, les associations, comme entités politiques. Mais bien sûr, on peut aller plus ou moins loin dans le renforcement de telles entités. Entre une société qui confère un droit absolu du chef de famille sur ses membres, et une société qui ne fait de la famille qu'une entité ne donnant droit qu'à quelques avantages fiscaux, il y a un gouffre. Si le collectivisme est opposé au libéralisme, c'est parce qu'il subvertit profondément le sens du consentement et du principe de non-nuisance. Car le consentement d'un groupe n'est pas le consentement de ses membres. Et ce qui nuit au groupe n'est pas ce qui nuit aux membres de ce groupe. Il n'y a qu'à penser aux multiples circonstances dans lequel un groupe peut contraindre des individus à se sacrifier pour lui. Le collectivisme peut admettre ceci, pas le libéralisme. 

C'est sur un point voisin que je voudrais faire quelques remarques. Le point n'est pas exactement de savoir ce qu'il faut penser des entités collectives (faut-il ou pas admettre leur existence?). Le point est le suivant : que faut-il penser du rapport aux autres? En effet, l'individualisme, dans le libéralisme, est aussi une norme morale. Les individus ne doivent s'intéresser qu'à eux-mêmes. Lorsqu'ils se demandent s'il faut interdire ou autoriser telle ou telle pratique, le raisonnement d'un libéral doit toujours prendre la forme d'un raisonnement sur les conséquences que l'autorisation ou l'interdiction auraient sur lui. Si l'interdiction empêche des actions auxquelles il pourrait librement consentir, alors l'interdiction est pour lui illégitime (bien sûr il faut ensuite vérifier qu'il en est de même pour les autres). D'autre part, si l'autorisation permet des actions dont il ne subit nullement les effets, alors il n'a aucune objection valable contre elle. Imaginons donc notre individu libéral, qui voit la drogue comme quelque chose de dangereux pour la santé. Il se demande ce que produirait sur lui la légalisation des drogues. Il comprend que cela n'aurait aucun effet, puisqu'il n'en achèterait pas. Donc, il ne subirait aucune nuisance de la légalisation, et n'a rien à objecter à celle-ci.
Or, comment ne pas voir là un argument franchement absurde? Quand on se demande ce que serait une bonne loi, on ne s'interroge pas seulement sur ses effets sur nous. On s'intéresse bien évidemment à ses enfants ("mon fils majeur, mais un peu fragile psychologiquement, ne va-t-il pas succomber aux vendeurs de drogues?"), à ses amis ("supporterais-je que mes amis finissent par s'isoler du monde pour se consacrer à leur consommation?"), aux autres en général ("que donnerait une société peuplée de gens surexcités avalant des cachets ou au contraire devenus si amollis que l'interaction est impossible?"). Qu'on me comprenne bien, je cite ces arguments sans les reprendre à mon compte, ni les condamner. Je dis simplement qu'ils sont légitimement utilisables, mais ne me prononce pas sur leur valeur. Ce qui m'intéresse, c'est le fait que personne ne peut penser qu'à lui. Personne ne se contente de se demander si son consentement est respecté. Tout le monde au contraire, se pose des questions relatives à la société dans laquelle il vit, et le type de relations qu'il peut établir avec ses semblables. Discuter de la légitimité des lois, c'est donc d'abord se demander leurs effets sur les autres, et seulement à la marge, sur soi-même.
Ainsi, c'est dans le libéralisme entendu comme norme morale que celui-ci trouve ses limites. Il faudrait un changement absolument radical d'anthropologie pour que cette doctrine soit utilisable. Tel que l'homme se présente aujourd'hui, il s'intéresse aux autres, a des désirs les concernant, il veut que ses proches soient heureux, que les méchants soient punis, que sa société soit grande et admirée. Il peut toujours éduquer ses enfants et, à la marge, ses amis, au bon usage de la liberté. Autrement dit, il peut les rendre capable de ne pas s'aventurer vers les choses qu'il juge mauvaises mais qui ont été autorisées. Mais le poids d'un individu sur sa société est dérisoire. Comment donc refuser la légitimité de l'argument d'un homme qui ne veut pas que sa société devienne paresseuse, négligente, inculte, et qui sait que le seul moyen de se protéger de cela est de promulguer des lois contraignantes, allant contre le consentement de certains? Les hommes ne veulent pas seulement faire tout ce qui ne nuit pas à autrui. Ils veulent aussi qu'autrui vive d'une manière conforme à ce qu'ils en attendent. Cette exigence n'est ni immorale, ni excessive. Imagine-t-on un John Stuart Mill heureux entouré d'hédonistes grossiers, qui préfèrent définitivement le jeu de la marelle à la poésie, et qui ont totalement abandonné tout sens de la politesse ou de la vertu? Non, Mill ne peut être heureux que dans une société qui contienne des gens comme lui, à savoir soucieux du développement moral et intellectuel de l'ensemble de l'humanité. Bref, Mill doit choisir entre son véritable idéal moral, et son principe libéral qui lui demande de ne s'intéresser qu'à lui-même. Je ne crois pas beaucoup m'avancer en affirmant qu'il aurait choisi la première branche de l'alternative. 
Une ultime remarque peut clarifier les propos précédents. On pourrait dire que le libéralisme est utopique, parce que les hommes sont mal éduqués, et abuseraient de leur liberté si on leur permettait de faire tout ce qui ne nuit pas aux autres. Mais, si on pouvait les éduquer correctement, alors le libéralisme deviendrait la bonne doctrine politique, celle qui confère le maximum de liberté à chacun. Ce n'est pas ce que j'ai dit. Le libéralisme n'est pas utopique, il est indéfendable. Il obligerait à renoncer à tout projet collectif, de manière injustifiée. Une société peut et doit laisser de grandes marges de liberté aux individus, mais pas renoncer à sa propre existence au profit de ces individus.

Que faut-il donc abandonner du libéralisme? Presque tout, à savoir le consentement et le principe de non nuisance. Il n'y a pas d'autre moyen, pour vivre dans une société dans laquelle on puisse se reconnaître, que d'interdire certaines choses contre le consentement de certains. La politique est le lieu de discussion de ce que nous pouvons faire ensemble, et pas simplement le lieu où l'on discute de la meilleure manière de ne pas se gêner les uns les autres. Et que faut-il garder? Le projet éducatif émancipateur. Si vraiment chacun désire influer sur la vie des autres, et donc aussi concède que les autres influent sur sa propre vie, alors il est nécessaire que ces autres soient les plus humains, les plus sensibles, et les plus intelligents possibles. Bref, il faut qu'il deviennent libéraux au sens où Mill en tant que personne l'était. Lutter contre les interdits stupides, arbitraires, critiquer les traditions aveugles est une activité à laquelle tous les citoyens devraient se livrer. Mais il ne faudrait jamais leur demander de ne plus s'intéresser qu'à eux-même.

mardi 26 juin 2012

Les préjugés philosophiques

L'esprit positif, en science comme en philosophie, se caractérise par sa volonté de lutter contre les préjugés, de les attaquer à la racine. Cet esprit prend de multiples formes, et il s'agit davantage d'une constellation d'idées que d'une théorie unifiée une fois pour toutes. On peut retrouver ceci chez Descartes qui affirme que la science doit commencer par répudier toutes nos croyances, pour ne se fonder que sur du clair et distinct, de l'absolument certain. Un ton semblable se retrouve aussi chez Kant, dont le texte Qu'est-ce que les Lumières, nous enjoint à secouer le joug de toutes les autorités chargées de penser à notre place. Au lieu d'adhérer par servilité aux préjugés de notre temps et à ceux de nos maîtres, il conviendrait donc de se constituer soi-même un savoir véritable, que l'on a soi-même mis à l'épreuve de l'expérience. On pourrait ajouter à cette liste les philosophes positivistes, de Comte au Cercle de Vienne, qui voient la science comme devant triompher des superstitions et de la métaphysique. Enfin, on mentionnera Bachelard, auteur des formules les plus spectaculaires dans La formation de l'esprit scientifique :
"La science, dans son besoin d'achèvement comme dans son principe, s'oppose absolument à l'opinion. S'il lui arrive, sur un point particulier, de légitimer l'opinion, c'est pour d'autres raisons que celles qui fondent l'opinion; de sorte que l'opinion a, en droit, toujours tort. L'opinion pense mal; elle ne pense pas : elle traduit des besoins en connaissances."

Qu'on me comprenne bien; mon but ne sera pas ici de faire l'éloge des préjugés, de montrer leur nécessité pour la connaissance. Je ne souhaite pas présenter les partisans de l'esprit négatif, opposé à l'esprit positif. Cet esprit négatif ne manquerait d'ailleurs pas d'esprits remarquables, de Burke à Witggenstein. Mon but est plutôt de présenter une analyse critique de la conception positive (positiviste) des préjugés.
J'ai cité cet extrait célèbre de Bachelard pour une raison bien particulière. Bachelard, dans une phrase hésitante, révèle le présupposé intellectualiste, on devrait même dire le préjugé intellectualiste, qui demeure derrière ce très noble appel au progrès scientifique et à la destruction des préjugés. Où peut-on lire cet intellectualisme? Bachelard dit "l'opinion pense mal; elle ne pense pas". Or, ces deux propositions ne sont pas compatibles : soit on pense, et on pense bien ou mal, soit on ne pense pas. Mais personne ne peut à la fois mal penser et ne pas penser. Au fond, Bachelard pense bien évidemment que l'opinion pense mal, et que la science positive corrige toutes les erreurs du sens commun. Voici donc le noyau de la thèse intellectualiste : le sens commun pense quelque chose, il pense mal mais il pense.
Le refus du préjugé intellectualiste consiste donc à refuser ceci, et à adhérer à l'autre proposition de Bachelard : le sens commun ne pense pas du tout. Mais cela peut paraître bien mystérieux, à première vue. Les hommes ne sont pas des bêtes, ils ont tous la capacité de penser, d'exprimer leurs pensées. Comment pourrait-on nier qu'ils pensent? Je ne veux bien sûr pas le contexte. Mais je voudrais insister sur la différence entre la capacité, et la mise en activité de cette capacité. La puissance n'est pas l'acte. Tous les hommes peuvent penser, mais ils sont très loin de penser à tout ce que croient les intellectualistes.
En philosophie, cela signifie que les hommes ne sont pas remplis de préjugés philosophiques. S'imaginer qu'ils croient immédiatement que la beauté est une notion relative et subjective, que les faits et les valeurs sont distincts, que seule LA science peut nous apporter des vérités absolues, etc., est une illusion totale. Bourdieu a écrit sur ce sujet les Méditations pascaliennes, dans lesquelles il dénonce cette illusion scolastique, l'illusion dont sont victimes les intellectuels qui croient retrouver des pensées théoriques chez tous les autres hommes, même ceux qui ne théorisent pas. Mais il est totalement absurde de s'imaginer que les hommes ordinaires ont déjà en eux des réponses à des questions qu'ils ne se sont jamais posées. Avant d'aller en classe de philosophie, les hommes n'ont aucune idée de la valeur de leurs connaissances, de la constitution ontologique du monde, etc. Les réponses ne préexistent pas aux questions, seul le fait de les poser oblige les hommes à formuler clairement ce qu'ils pensent, et ce faisant, ils déterminent leur opinion, qui ne l'était pas précédemment. Autrement dit, si préjugé il y a, il se constitue au moment même où on exige de quelqu'un qu'il se justifie. Mais personne ne charrie de préjugés qu'il n'aurait jamais examiné. Il est donc en réalité très difficile de parler de préjugés, puisque ceux-ci n'apparaissent que dans un contexte où ils ne sont déjà plus des préjugés, mais sont des jugements que l'on cherche à justifier (puisque exposer est déjà, plus ou moins efficacement, justifier).

Néanmoins, il ne faut évidemment pas conclure que les préjugés n'existent pas. Il faut plutôt les prendre pour ce qu'ils sont, à savoir des capacités à produire des énoncés, et plus généralement, des puissances d'action, des habitudes déjà incorporées. Bourdieu parlerait d'habitus. Mais je m'en tiens seulement ici aux habitus qui peuvent survenir dans une discussion philosophique. Et ce qui m'intéresse est moins le fait que ces dispositions à agir s'actualisent par des discours faux ou invérifiés. Le point remarquable des préjugés est leur puissance de résistance, leur capacité à ne pas être détruits par les arguments scientifiques ou logiques. Alors que certaines connaissances sont acquises immédiatement, sans résistance, que d'autres sont abandonnées sans le moindre regret ni difficulté, il y a d'autres croyances qui reviennent sans cesse, qui nous font oublier très vite tout ce qui s'y oppose, qui nous poussent à accepter des croyances contradictoires, etc.
Tout comme Bachelard, je souhaite insister sur l'importance pédagogique des préjugés. Car parmi les choses que l'on apprend aux élèves, en classe de terminale, certaines sont simplement oubliées quelques semaines après le cours, et cela peut tout à fait se comprendre, parce que l'on n'a fait que les mentionner brièvement. Par contre, il est plus étonnant, et énervant, pour le professeur, de voir que les quelques connaissances sur lesquelles il a considérablement insisté ont elles aussi été balayées par les élèves. On a beau répéter, par exemple, qu'il y a une expertise en art, que les critiques de cinéma sont infiniment mieux placés pour juger correctement un film que le spectateur ordinaire, on retrouvera éternellement dans les copies que le beau est subjectif, et que des goûts et des couleurs on ne discute pas. On voit ici la force du préjugé, sa tendance au déni de tous les arguments contraires (même ceux que l'élève accepte, si on les lui expose). 

Ainsi, un préjugé n'est pas une croyance présente avant d'être formulée, ce qui est absurde, elle n'est pas non plus une croyance insuffisamment justifiée, ce qui dépasse largement les préjugés. Un préjugé est une habitude puissante, qui devient un énoncé seulement en classe de science ou de philosophie, et qui en tant qu'habitude, résiste à tous les efforts pour le détruire ou le faire changer. 
Et ce préjugé, de nature pratique plutôt que théorique, s'identifie (est identique à) un ensemble d'activités en fonction duquel on peut le comprendre. Croire que la beauté est subjective, c'est avoir fait de nombreuses fois l'expérience de différences de jugements sur les œuvres, sans jamais avoir fait l'expérience de discussions plus savantes, dans lesquelles ces différences, sans être dépassées, parvenaient néanmoins à s'affiner, se nuancer, et presque se compléter. Le préjugé sur le beau n'est pas un énoncé dans la tête des hommes, c'est une disposition pratique à éviter les discussions sur le beau, à s'attendre à ce qu'elles s'enveniment et ne finissent jamais.

vendredi 15 juin 2012

Valeur et liberté

Quand on adopte un certain regard sur le monde, celui des sciences, il semble que le monde se réduise à "la totalité des faits" (Tractatus logico-philosophicus 1.1). De plus, "dans le monde, tout est comme il est, et tout arrive comme il arrive; il n'y a en lui aucune valeur" (Tractatus logico-philosophicus 6.41). La science est donc l'ensemble des énoncés vrais, un énoncé vrai étant l'expression d'un fait; et puisqu'il n'y a aucun fait de valeur, la science ne contient aucun énoncé de valeur.
Quelques brèves idées suffisent aussi à rejeter la liberté hors des sciences. Puisque toute chose a des antécédents, et que ces antécédents sont des causes, alors toute chose a une cause, et rien n'est laissé libre d'agir comme il le souhaite. Dire qu'une chose est libre ne peut être que l'aveu d'un manque de connaissance. Celui qui connaîtrait parfaitement toutes les conditions d'une situation saurait exactement tout ce qui se passera à l'avenir.
Du point de vue scientifique, ces deux exclusions paraissent indépendantes. L'exclusion des valeurs se fait au nom d'une certaine conception des faits. Les faits sont ce qui advient dans le monde, ce qui est; les valeurs sont par définition les idéaux, ce que les choses devraient être, et non ce qu'elles sont déjà (sauf, cas exceptionnel, dans lequel l'idéal est réalisé). Quant à la liberté, elle est exclue non pas en raison d'une conception des faits (en droit, on pourrait très bien imaginer des faits qui se déterminent eux-mêmes, sans qu'aucun phénomène préalable ne les cause), mais en raison du principe du déterminisme, principe qui impose de trouver une cause à toute chose, pour que l'explication soit complète. 
Je voudrais montrer pourtant que, considérées autrement, les valeurs et la liberté ne sont pas du tout indépendantes. Les deux s'impliquent mutuellement. Et les points de vue dans lesquels existent les valeurs et la liberté sont plus fondamentaux et ne sont pas réductibles au point de vue scientifique.

D'abord, admettons par hypothèse que la liberté existe. 
Les hommes sont capables de penser aux différentes options qui s'offrent à eux et de retenir la meilleure, sans qu'aucune autre cause ne détermine leur choix, que la seule considération du contenu de ces options. J'insiste sur la formulation précise de ce qu'est une personne libre, qui n'est pas la même chose qu'une volonté libre. Le libre-arbitre est une doctrine absurde, dans laquelle la volonté devient une petite personne dans la grande personne. Pour la doctrine du libre-arbitre, la volonté est une causa sui, capable de se déterminer à partir de rien. En effet, après avoir envisagé les différentes options, la volonté aurait encore une liberté d'assentir ou pas, sans que rien ne la détermine. On représente donc les options comme extérieures à la volonté, et celle-ci comme libre vis-à-vis de ces données extérieures. On voit cela très bien chez Descartes, dont la quatrième des Méditations métaphysiques distingue l'entendement, où sont placées les options, et la volonté, puissance d'adhérer à une de ces options, en fonction de ce qu'elle tient pour vrai ou pour bien. Mais ce système est absurde, la volonté devient un homoncule, qui à la différence des vrais hommes, n'aurait plus la moindre raison de se décider pour quelque chose, et pourrait aussi bien rester dans un sommeil éternel, puisqu'elle est entièrement vide. Il n'y a qu'une seule manière compréhensible de parler de la volonté (ou l'esprit, je ne fais pas la différence, contrairement à Descartes) : la volonté est les différentes options qui se présentent, elle n'est rien de distinct de ces options, et elle se détermine nécessairement à choisir l'option qu'elle se représente, à tort ou à raison, comme la meilleure. La volonté ne s'égare pas au-delà de ce que lui représente l'entendement, c'est l'homme seul qui s'égare au-delà de ce que lui représente son esprit, car c'est exactement la même faculté qui se représente les options et qui discerne en même temps la meilleure. La liberté d'une personne signifie donc que son esprit a pu retenir l'option qu'il juge la meilleure, sans avoir subi de pression de la part des multiples causes externes à son esprit, comme son corps, les autres personnes, le milieu social, les influences cosmiques. La personne a un intérieur, son esprit, et un extérieur, le reste, et c'est pourquoi il peut être libre. Mais l'esprit n'a pas d'intérieur, il est l'intérieur, le dire libre n'a aucun sens. Bref, être libre consiste à se déterminer selon des critères internes.
Et quels sont donc ces critères internes? Ce sont justement les valeurs. Quand un individu se demande ce qu'il doit faire, s'il doit rester chez lui pour finir son travail ou sortir se promener avec ses amis, lorsqu'il se demande s'il doit donner de l'argent à un mendiant pour l'aider à vivre ou ne pas lui en donner afin de l'obliger à sortir de cet état, quand il se demande s'il doit soutenir les socialistes ou les capitalistes, il se représente chacune des options comme marquées par des valeurs de bien et de mal, selon une quantité différente. Et c'est le fait qu'une option présente plus de bien que les autres qui détermine la volonté à y adhérer. Cette représentation de la délibération est très schématique, et partiellement fausse (il nous faut parfois comparer des valeurs hétérogènes, l'égalité et la liberté par exemple, et pas seulement faire des comparaisons quantitatives d'une même valeur). Mais cela suffit pour ici. Quant aux critères externes, on comprendra facilement qu'ils n'arrivent pas à l'esprit en se présentant comme tels. Sinon, l'esprit n'aurait aucun mal à les évincer et la personne à retrouver sa liberté. Les critères externes arrivent à pervertir les valeurs, à les faire changer d'objets, sans que l'esprit puisse apercevoir et contrôler ces changements. Par conséquent, la personne croit alors librement adhérer au bien, alors qu'elle n'adhère qu'à des valeurs fixées par l'extérieur (qui d'ailleurs, peuvent être meilleures que les siennes).
La conclusion est donc la suivante. Si les hommes sont libres, alors il est nécessaire qu'ils se représentent des valeurs, sans quoi ils ne pourraient pas agir. Si toutes les options avaient même valeur, l'esprit ne pourrait jamais se décider.

Maintenant, envisageons l'hypothèse inverse : les hommes ne sont pas libres.
Il faut quand même reconnaître que nous avons souvent à l'esprit des valeurs. C'est un point incontestable. Mais il se pourrait fort bien que nous les ayons, sans être libres pour autant. Pour avoir une idée d'une telle chose, il suffit de parcourir le livre IV de l’Éthique de Spinoza. Dans la préface, Spinoza rappelle que les hommes n'ont des idées du bien et du mal que parce qu'ils sont des êtres imparfaits, qui peuvent passer d'une moindre à une plus grande perfection (ce qui produit de la joie) ou d'une plus grande à une moindre perfection (ce qui produit de la tristesse). Mais les hommes ne sont pas libres de provoquer ces évènements, qui sont déterminés par le cours général de la nature. Par conséquent, pour Spinoza, cette connaissance du bien et du mal n'a rien d'objectif, n'est rien de plus que la conscience des changements qui ont lieu dans notre être (cf. proposition VIII : le bien est la conscience de la joie, le mal la conscience de la tristesse); et surtout ne confère aucune liberté aux hommes. La représentation du bien est juste une conscience, ce n'est pas quelque chose qui pourrait donner un motif d'agir à une personne libre.
Spinoza, sur ce point, me paraît dans l'erreur. Et la critique que je souhaite lui faire a suffisamment de portée pour remettre en cause l'écriture de l’Éthique en tant que telle. Si les hommes n'étaient pas libres, Spinoza n'aurait pas pu écrire l’Éthique
Je m'explique. Admettons donc que les valeurs soient seulement une manière de connaître la situation de notre propre corps. Et on doit concilier ceci avec le fait qu'aucun homme n'est libre. Je prétend que c'est impossible, pour la raison que la négation de la liberté remet en cause le statut même de la connaissance, et de celui qui cherche à connaître. En effet, connaître est une action comme les autres. Elle aussi est soumise à des valeurs, le bien et le mal dans la connaissance étant le vrai et le faux. Donc, pour qu'une connaissance de notre corps soit possible, il faut que la pensée puisse se représenter des énoncés comme vrais ou faux, et se déterminer librement. Si la pensée n'avait pas une autonomie de choix concernant les différentes théories possibles, si des causes extérieures déterminaient celle qu'elle retient, alors il deviendrait absurde de parler de croyance vraie ou de croyance fausse. Il n'y aurait que des représentations mentales avec des causes mais sans justification, des représentations qui n'auraient même pas la propriété d'être au sujet de quelque chose, d'avoir une référence. Car établir une référence suppose d'avoir fait un choix libre de lier une chose et un concept, puis de faire à nouveau le libre choix de se rappeler ce concept afin de repenser à cette chose. Mais si les concepts apparaissaient à l'esprit pour une raison non mentale, alors ces concepts ne signifieraient plus rien du tout. La pensée deviendrait un rêve permanent où des images défilent sans que l'on puisse leur accorder le moindre sens. Spinoza veut nier la dimension pratique des valeurs, et ne leur accorder qu'une dimension cognitive (elles nous permettent de connaître notre état, mais ne font pas agir). Mais c'est déjà trop s'accorder. S'il y a un quelconque état mental que l'on peut désigner comme une connaissance, c'est donc que l'esprit était suffisamment libre pour se fixer sur le vrai. Donc, si l'esprit peut librement choisir le vrai, on ne voit pas ce qui l'empêcherait de choisir n'importe quelle autre valeur.
Ainsi, brièvement résumée, l'objection est la suivante : Spinoza prétend que nous pouvons connaître des valeurs, mais que nous ne pouvons pas agir librement, en suivant ces valeurs. Or, la connaissance est une action comme les autres, qui demande d'agir en suivant ces valeurs. Donc, soit on nie que nous connaissions quelque valeur que ce soit, mais c'est inadmissible (chacun ressent bien la différence de valeur entre la joie et la tristesse); soit il faut nier la fausse prémisse, à savoir que nous ne pouvons pas agir librement. Nous pouvons agir librement, justement parce que si nous ne pouvions pas, nous ne pourrions pas connaître quoi ce soit. Il faut donc, selon moi, ajouter un nouvel énoncé à la liste des énoncés auto-réfutants : l'homme n'est pas libre. En effet, s'il n'est pas libre, il ne peut rien connaître. Et s'il ne peut rien connaître, alors il ne peut pas non plus savoir qu'il n'est pas libre. Nier la liberté est nier la possibilité du savoir. Donc, aucun savoir ne peut nier la liberté. 

Il y a donc bien implication mutuelle entre valeur et liberté. Être libre, c'est agir en suivant des valeurs. L'homme libre a besoin de valeurs pour s'orienter, et toute valeur, qu'elle soit épistémologique ou pratique, suppose la liberté pour avoir un contenu. La liberté s'étend donc à l'ensemble des activités humaines. On se souvient que Kant entendait prouver la liberté à partir du fait de la raison pratique, c'est-à-dire le fait que nous nous représentons des devoirs. Kant parlait de normes, là où nous parlons plutôt de valeurs, mais l'argument reste très proche. Simplement, je tiens à ajouter que la raison théorique prouve aussi bien notre liberté que la raison pratique. Dès lors qu'il faut choisir entre le vrai et le faux, il faut une liberté d'assentir au vrai, sans quoi toute notre connaissance devient un défilé de pensées ou de marques graphiques dépourvues de sens. Le point de vue scientifique, qui exclut du monde les valeurs et la liberté ne peut donc pas se fonder lui-même, sans quoi il détruirait ses propres fondations. Vouloir naturaliser l'épistémologie, donc nier la vérité et la liberté d'assentir ou pas (ce que fait Spinoza), revient simplement à détruire tout science, y compris cette tentative de naturalisation.

lundi 11 juin 2012

Où finissent les raisons

Dès que j'ai épuisé les justifications, j'ai atteins le roc dur, et ma bêche se tord. Je suis alors tenté de dire : C'est ainsi justement que j'agis.
Wittgenstein, Recherches philosophiques, §217

Cette célèbre citation occupe une place importante pour les lectures sceptiques de Wittgenstein (Kripke et Cavell, malgré tout ce qui les oppose). En effet, dire que les justifications doivent bien finir quelque part, c'est de ce fait même dire qu'elles finissent sur quelque chose d'injustifié. Or, Wittgenstein n'ayant jamais dit qu'il y avait des propositions ultimes évidentes par soi, auto-fondées, alors il faut en conclure que nos connaissances et nos pratiques reposent sur d'autres pratiques, qui elles, ne sont l'application d'aucune règle, qui ne sont pas justifiées, mais que nous pratiquons instinctivement, immédiatement. C'est justement ce vertige dont parle Cavell, dans The Claim of reason (et l'auteur de ce blog).
Je voudrais justement revenir sur ce vertige. En effet, comme le vrai vertige, tout le monde n'y est pas sensible, et cela constitue un aspect important de notre rapport au savoir. Qui donc est sensible au vertige? Essentiellement des philosophes, ceux pour qui l'opposition du dogmatisme (que l'on appelle aujourd'hui fondationnalisme) et du scepticisme a un sens. En effet, ces personnes là se préoccupent de savoir ce qui nous autorise à dire quelque chose, et elles doivent bien voir que, au bout d'un moment, les explications butent, que nous nous mettons à répéter les mêmes arguments, à tourner à rond, au lieu de véritablement fonder. Qui n'est pas sensible à ce vertige? Ceux qui ne sont pas philosophes, et que l'on soumet brutalement à des questions philosophiques. J'entends par là Monsieur Tout-le-monde, et en particulier les élèves de terminale. Ce qui caractérise ces personnes, c'est le fait de se satisfaire d'une réponse à une question philosophique au moyen d'une réponse qui est davantage une reformulation du problème, ou une définition nominale de la notion en jeu, qu' une véritable explication du problème. 

Pour donner des exemples de ce dont je veux parler, je prendrai deux notions, une plutôt théorique, l'autre pratique. Quand on demande à quelqu'un ce qui fait que "l'herbe est verte" est vrai, il répond tout simplement que c'est la réalité, ou bien répond que c'est le fait que l'herbe soit verte qui rend vraie cette phrase. On remarquera que je mets les défenseurs de la conception minimale de la vérité (pour qui la vérité est juste un terme permettant de passer de la citation à l'emploi d'une phrase, de " 'p' est vrai" à "p") avec Monsieur Tout-le-monde.
Le deuxième exemple sera emprunté à la pratique. Lorsque l'on demande pourquoi un individu fait telle ou telle chose, il a parfois de bonnes raisons, comme le désir de rester en bonne santé, de remplir son compte en banque, etc. Mais pour certaines autres activités, il dira quelque chose comme "cela me plaît", ou "cela me rend heureux". Ces propos sont tout à fait différents des premiers.
Voici donc deux concepts qui jouent un rôle très spécial dans l'édifice de nos pratiques et de nos théories. Le premier est le concept de réalité, le second est celui de bonheur. Je voudrais brièvement parler des deux.

J'ai peut-être eu l'air de me moquer de la conception minimale de la vérité. Néanmoins, il y a en son fond une idée juste, à savoir qu'il y a nécessairement certaines phrases que l'on doit accepter pour la seule et unique raison qu'on les accepte, c'est-à-dire sans raison. Que j'ai deux mains, que l'herbe soit verte et la neige soit blanche, que la première lettre du mot "lettre" soit un "l", etc. sont des choses qu'il nous faut bien accepter, sans quoi la moindre activité perdrait son sens. Si nos oreilles nous trahissent, nos yeux nous trahissent, notre mémoire nous joue des tours, alors toutes nos activités deviennent impossibles, y compris celle de douter de la certitude des sens et de la mémoire (ceux qui ont des pertes de mémoire sérieuses oublient aussi qu'ils ont des pertes de mémoire). Or, les sceptiques, et les philosophes en général, posent sans cesse des questions, et veulent savoir ce qui nous autorise à nous fier à tous ces énoncés si simples en apparence. L'homme du peuple devrait donc dire qu'il s'y fie sans raison, mais il ne va jamais répondre ceci, car cela disqualifierait sa réponse. Car qui dit injustifié dit arbitraire. Et personne ne se sent une autorité suffisante pour imposer au reste du monde, arbitrairement, la couleur de l'herbe. Donc Monsieur Tout-le-monde va donner une justification, il va dire que la réalité est ainsi et ainsi. 
C'est là que le sceptique arrive, et doit dire que ceci n'est pas une réponse, mais justement une phrase qui signifie le refus de répondre. Et le vrai sceptique ajoutera quand même qu'il n'y a pas de meilleure réponse à donner. Je ne veux pas avoir l'air de me battre contre des ennemis illusoires. Plongeons nous donc la littérature de philosophie des sciences : partout on trouvera cette idée que la réalité explique la convergence de nos opinions. Ce serait, selon beaucoup, parce qu'une idée est vraie que nous finissons par tous l'adopter. Mais cette idée est absurde, parce qu'elle prend la réalité pour une chose réelle, qui aurait des effets sur nos croyances, alors que la réalité est un simple mot, c'est le nom du moment où nos explications s'arrêtent, et où nous n'avons rien d'autre à ajouter que "c'est ce que je crois". la réalité est une notion purement négative, le nom pour une absence de raison, mais certainement pas une raison, une chose ayant un effet.  Ainsi, nul doute que la convergence des opinions s'explique par les arguments, le charisme de leur auteur, le respect de principes scientifiques, etc., mais la réalité n'est pas un élément en plus des arguments. C'est quelque chose de radicalement autre, et si radicalement qu'elle ne joue aucun rôle dans nos discussions. Essayons donc de convaincre quelqu'un qui n'est pas de notre avis en lui disant que ce que l'on dit est la réalité! Sur ce sujet, voir les propos très justes de Latour, dans La science en action.
On peut soumettre à une analyse semblable la notion de bonheur. Qui le prend pour une chose réelle, un état psychologique, commet une erreur grave, souvent associée à l'hédonisme (confusion du plaisir, qui lui est un état psychologique, avec le bonheur, qui n'est pas du tout du même ordre). Le bonheur est aussi un simple nom, celui que l'on donne lorsque l'on nous demande de justifier une activité qui n'a aucune justification. C'est le fait d'être pressé qui nous oblige à répondre quelque chose, à ne pas avouer l'arbitraire de certains choix. Ici aussi, répondre par le bonheur nous rend insensibles au vertige, puisque l'on peut croire que l'on a donné une bonne raison. Ainsi, qui mange de bonnes choses, passe du temps avec ses amis, exerce un métier qui le passionne dira que cela participe à son bonheur. Mais il n'a rien dit de plus par là, si ce n'est qu'il y a un ensemble d'activités auquel il se livre sans avoir la moindre raison de le faire, parce que ces activités ne sont utiles à rien. Tout le monde se livre à des activités inutiles, qu'il ne saurait pas justifier. Mais au lieu d'être sensible à ce vertige pratique (aimer sans raison), on préfère sortir un mot qui fait écran et qui nous rassure. Par contre, un sceptique, qui n'a pas besoin d'être rassuré, peut regarder la réalité en face : le bonheur n'est rien qu'un mot, et quand on lui demande pourquoi il fait de la philosophie, il répond "c'est ainsi que j'agis". Le bonheur, notion philosophique vénérable, a la même fonction que le coup de foudre en amour. Qui en est victime tombe amoureux sans raison, et dans ce cas au moins, personne ne s'imagine qu'il a réellement été frappé par quelque chose. Pourquoi donc nier la réalité du coup de foudre, et encore croire à la réalité du bonheur? Les deux mots signifient la même chose : "sans raison"

Ainsi, nous avons découvert les deux principales fins des raisons. La fin des raisons théoriques a pour nom "réalité". La fin des raisons pratiques a pour nom "bonheur". Ces deux notions sont des termes purement négatifs, ils signifient seulement le refus de répondre. Bien sûr, il ne faut pas en abuser; quiconque dirait partout qu'il agit sans raison finirait par passer pour un idiot ou par faire enrager ses interlocuteurs. Car, heureusement, il y a bien des choses que nous faisons avec raison.

mercredi 6 juin 2012

Bien vivre : le plaisir, les autres, et la pensée

Quiconque entre dans une discussion admet implicitement certaines valeurs qu'il ne peut nier sans se contredire. Ces valeurs sont non seulement d'ordre éthique (celles qu'Apel et Habermas ont théorisé dans leur éthique de la discussion : sincérité, bonne foi, désir d'aboutir à la vérité plutôt que de vaincre l'adversaire, etc.), mais également d'ordre théorique : la discussion est un bon moyen de résolution des problèmes, elle permet de formuler des réponses précises et utiles, le jeu des réponses et objections permet l'élimination des plus mauvaises réponses, et la conservation des meilleures, la contradiction est toujours un échec, etc.
Il en est exactement de même pour la pensée. Le simple fait de penser à la manière de résoudre une difficulté présuppose une confiance en la valeur de la pensée pour la résoudre. Si l'on n'avait pas cette confiance, alors on s'engagerait dans une autre activité de résolution, voire dans aucune activité du tout. Bien sûr, il est très difficile de sortir de la pensée, et celui qui pense que la pensée est inutile se contredit, puisqu'il utilise une faculté pour aboutir à un résultat qui nie la valeur de cette faculté. Mais il se pourrait que l'on soit persuadé de manière irréflexive que la pensée est inutile, et donc que l'on fasse toujours autre chose que penser pour résoudre nos problèmes. Ce faisant, on ne se contredirait pas. Il n'y a pas de meilleur exemple que Calliclès dans le Gorgias pour illustrer ceci. Calliclès, tant qu'il parle, se contredit sans cesse, il affirme tout et son contraire, et entre autres, que la philosophie est inutile aux adultes tout en se livrant lui-même à cette activité. Il ne devient cohérent que lorsqu'il décide de se taire et ne plus répondre à Socrate. Un hédoniste anti-intellectualiste doit en effet adopter cette attitude pour être cohérent.
Cependant, j'ai déjà affirmé à plusieurs reprises que se contredire est parfois autorisé, et Calliclès a bien le droit de se placer sur le terrain de Socrate (celui de la discussion), afin de le détruire de l'intérieur. Calliclès se lance dans la discussion avec Socrate parce que ce dernier admet les valeurs de la discussion, et pourrait être persuadé de renoncer au discours. Celui qui se contredit, évidemment, ne peut pas formellement convaincre son adversaire. En effet, celui qui admet les normes du discours admet aussi la cohérence comme valeur indispensable. Il risque donc ne pas être sensible aux discours contradictoires. Cependant, des gens comme Calliclès peuvent bien tenter de produire une effet de persuasion, en jouant sur les valeurs du discours, en vue de faire abandonner ces valeurs.
Tout ceci montre la chose suivante : il y a des engagements pratiques totalement hétérogènes, parce qu'ils ne disposent d'aucun moyen commun de critique, de justification, et d'accord. Celui qui pense que la pensée est un bon moyen ne peut pas convaincre quelqu'un qui refuse de penser, et inversement. On peut tenter quelques escarmouches, mais elles ne sont pas contraignantes. Socrate n'est pas contraint d'abandonner sa passion du dialogue, de même que Calliclès n'est pas forcé d'abandonner son mépris pour la pensée. Chaque engagement est sans commune mesure avec les autres. 

Pour le dire en d'autres termes : la pensée a des bords, et ceux qui se situent au-delà de ces bords sont inaccessibles aux arguments. Les valeurs de la pensée, l'universalité de la pensée, règnent partout en son royaume, mais au-delà, elle n'a plus aucun pouvoir. Deux scientifiques ayant des paradigmes différents trouveront toujours des points d'entente, au moins quelques convictions informelles, qui leur permettront de résoudre leurs désaccords. Par contre, face à celui qui refuse en bloc la pensée, rien d'intellectuel ne peut être fait. Il n'est guère utile de lui demander de se justifier. Même s'il le faisait, cela n'aurait pour lui aucune valeur. Bref, quand un élève dit que la philosophie ne sert à rien, qu'il ne supporte plus toutes ces questions, il n'y a plus rien de philosophique à lui objecter. Il ne reste qu'à se placer sur son terrain.
Mais quels peuvent être les terrains en dehors de la pensée (c'est-à-dire les terrains non philosophiques)? Ici encore, Platon est d'un grand secours, puisque dans la République, il a distingué différents types d'hommes, selon la partie de leur âme qui est dominante. L'âme est faite de trois parties, la partie désirante, la partie irascible, et la partie rationnelle. Ceux qui ont le naturel philosophe sont bien sûr ceux qui croient aux vertus de la pensée. Pour eux, une discussion, une argumentation, une démonstration, sont les meilleurs moyens d'accorder les hommes et d'arriver à un résultat satisfaisant. Mais il existe encore deux naturels, un porté vers la guerre et les honneurs, l'autre porté vers les plaisirs. Je me permettrai de moderniser un tout petit peu la seconde partie de l'âme, en supprimant l'exagération platonicienne sur la fonction guerrière de cette partie. La seconde partie n'est pas seulement en colère et désireuse de se battre. Ce qui fait son contenu est d'abord le souci d'être honoré et respecté, et de vivre avec d'autres. J'en ferai donc une partie sociale, celle qui se soucie de son rapport aux autres, et qui voit comme signe de réussite le fait d'avoir du pouvoir, d'être respecté, et admiré. Quant à la troisième partie, désirante, elle n'a guère changé depuis Platon. Les individus dominés par cette partie ont pour souci de faire ce qui suscite en eux du plaisir, et ont donc principalement pour but de bien gagner leur vie pour s'offrir des plaisirs. 
On aboutit donc au résultat suivant. La pensée a deux opposants : le souci des autres, et la recherche du plaisir. Chacun constitue un principe de vie. A la question de savoir comment il faut vivre, et comment il faut décider de la manière de vivre, chaque principe donne une méthode. Celui qui est dominé par son plaisir l'utilisera pour distinguer bonnes et mauvaises actions. De de point de vue, les heures de philosophie en classe sont plutôt douloureuses; mais bécoter son petit copain ou manger des tablettes de chocolat est préférable. Pour le comprendre, inutile de faire le moindre effort de réflexion. Le plaisir et la douleur agissent de manière immédiate, et orientent ces personnes vers les bons objets, sans que celles-ci aient à juger ces objets. Au fond, même l'hédonisme théorique, qui calcule l'utilité des différents objets à produire des plaisirs, et met en rapport les plaisirs et douleurs de court et long terme, est déjà une rupture énorme avec le pure hédonisme, qui lui, se laisse porter par les plaisirs les plus forts et les plus proches, sans la moindre réflexion. L'hédoniste n'a donc pas de théorie de la vie bonne, il est plutôt comme la limaille de fer attiré par les aimants. Il se laisse porter par le jeu de forces qui se passent en lui. Je dresse certes ici un modèle idéal, mais qui me semble malgré tout plutôt pertinent pour décrire certaines personnes.
Le deuxième type humain est celui dont le principe fondamental est la reconnaissance par autrui. Pour ces personnes, le plaisir et la douleur sont très secondaires. Il est même très douteux que cette reconnaissance soit toujours plaisante. En effet, quelqu'un qui se sacrifie à la guerre, parce qu'il désire être honoré, le fait en prenant des risques, et s'expose à la douleur. Plus trivialement, celui qui passe beaucoup de temps et dépense beaucoup d'argent à s'habiller, se maquiller, etc., subit pas mal de peines juste pour se sentir admiré. Là encore, un tel mode de vie est assez étranger à la pensée. Il faut certes un peu étudier ce que les autres admirent, mais le plus souvent, les habitudes de l'éducation suffisent. On cherche d'abord l'amour de ses parents, puis de ses amis, puis de son amant, et ceci se fait sans réfléchir. Il suffit de réagir quasi mécaniquement aux signaux envoyés par les autres. Le sourire des autres nous encourage à continuer sur la même voie, les moqueries et critiques nous poussent à changer. 

De ceci découlent plusieurs choses importantes. D'abord, ceci justifie les arguments de tonalité kantienne au sujet de l'éducation, à savoir que celle-ci est toujours une violence faite aux jeunes. En effet, personne ne naît pensant. D'ailleurs, personne ne naît non plus avec le souci des autres. Il paraît raisonnable de supposer que le nouveau-né est seulement sensible à son propre plaisir. Il faut donc lui faire violence pour le rendre sensible aux autres; puis à nouveau, faire violence pour le rendre sensible aux exigences de la pensée. Je parle de faire violence, parce que le seul mode non violent serait de le convaincre par l'argumentation rationnelle. Mais ceci n'est évidemment pas possible. Il faut donc jouer sur son plaisir pour le rendre sensible à la pensée. Et quand il sera plus grand, on jouera plutôt sur son désir d'être aimé et admiré. C'est ce que font les parents et les professeurs. Un professeur parlant de la valeur de la pensée pour elle-même est ridicule, car un tel argument ne marche qu'avec ceux qui n'ont plus besoin d'être convaincu. Un professeur qui veut hisser ses élèves à la pensée n'a donc pas d'autre moyens que de jouer sur l'affectif : menaces, chantage émotionnel, punitions et récompenses. Son rapport avec ses élèves ne deviendra non violent que lorsqu'ils auront définitivement orienté leur attitude en fonction de la pensée, et abandonné les désirs de plaisir et de reconnaissance.
Ensuite, contre une vision un peu idyllique de la pensée, selon laquelle on pourrait réconcilier plaisir, respect par autrui, et pensée, il faut dire que celui qui réfléchit sincèrement à la manière dont il doit mener sa vie risque bien de découvrir qu'il doit faire quelque chose qui ne suscite en lui aucun plaisir. Il se peut que nous comprenions que notre devoir est de nous lancer dans l'humanitaire auprès des populations pauvres, alors que nous aimons terriblement les fêtes, le champagne et les piscines. Il se pourrait que nous nous sentions le devoir de soutenir des idées qui nous mènent vers la marginalité au sein de notre champ disciplinaire. Réfléchir est toujours prendre le risque de devoir prendre une autre décision que celle qui est immédiatement produite par nos désirs de plaisir ou de reconnaissance. Que la pensée soit plaisante n'est au mieux qu'une croyance, un espoir, tout comme on a longtemps souhaité que la vertu soit conciliable avec le bonheur. Mais de toute façon, qui me lit sait qu'il devra toujours choisir la pensée au plaisir. S'il ne le croyait pas, il ne me lirait pas.