jeudi 29 décembre 2011

De l'anonymat (sur internet et ailleurs)

Je voudrais ici me livrer à une discussion sur la légitimité de l'anonymat lors de prises de paroles publiques. Ce faisant, j'évoquerai la situation de l'anonymat sur Internet, mais aussi dans l'ensemble des autres lieux de discussion. Internet démultiplie les occasions de prise de parole, et facilite considérablement l'anonymat du fait de la possibilité de s'exprimer derrière un pseudonyme, et même de multiplier les pseudonymes. Il n'y a rien de bien compliqué à avoir deux, trois, dix pseudonymes renvoyant tous à la même personne physique. Mais fondamentalement, Internet ne me paraît pas changer les données du problème, il ne fait que rendre plus urgent que jamais la nécessité de clarifier cette question de l'anonymat.
Par ailleurs, l'auteur de ce blog s'exprimant lui aussi derrière un pseudonyme, l'enjeu de ce post est donc, plus directement, d'interroger la légitimité d'une telle pratique. Ai-je eu raison de protéger mon identité réelle en permettant seulement à mes amis proches de me reconnaître, ou bien ne suis-je qu'un lâche qui n'ose se présenter publiquement à visage découvert? Faudra-t-il donc que je signe mes prochains posts de mon vrai nom, ou bien puis-je conserver mon pseudonyme?

Le problème se pose dans les termes suivants : utiliser un pseudonyme, c'est cacher son identité réelle, c'est empêcher les autres de nous reconnaître, lorsque nous tenons certains propos. Pourquoi vouloir se cacher lorsque l'on parle publiquement? On pourrait répondre, et cette réponse est acceptable, que l'on cherche à masquer son identité de façon à tenir des propos inavouables, scandaleux, criminels, propos que l'on n'oserait jamais tenir si l'on devait dévoiler sa véritable identité, de peur d'être blâmé par ses concitoyens, voire condamné par la justice. Ainsi, nul doute que l'anonymat favorise les prises de positions extrémistes de toutes sortes (poujadistes, racistes, hargneuses, etc.). Je note que cet argument est au fond le seul qui soutienne ceux qui veulent en finir avec l'anonymat sur internet. Et il ne fait aucun doute que les commentaires sur les sites d'information, les forums de discussion, etc. seraient largement plus modérés et consensuels, si chacun devait s'exprimer en son nom propre.
Néanmoins, il faut bien voir qu'un tel argument, qui prétend modérer les positions extrémistes, en demandant à leurs auteurs de s'exprimer publiquement, aurait pour conséquence, s'il était défendu jusqu'au bout, d'exiger que nous mettions fin au vote à bulletin secret, dans les suffrages électoraux. Car après tout, les mêmes opinions extrémistes rejaillissent lors d'élections, si les citoyens peuvent exprimer ces opinions en votant sans dire aux autres ce qu'ils ont voté. Si le vote était public, s'il fallait lever la main dans une assemblée pour soutenir son candidat, nul doute que bon nombre de positions politiques seraient considérablement affaiblies. Je ne dis rien ici de très original, tous les sondeurs par téléphone savent que les personnes votant à l'extrême droite ne l'avouent pas aisément au sondeur, même si celui-ci leur garantit l'anonymat. Or, quoi que l'on pense des idées d'extrême droite, serait-on prêt à lutter contre elles en abolissant le vote à bulletin secret, et en obligeant tous les électeurs qui veulent participer au vote à exprimer publiquement leur soutien à un candidat? Chacun comprend que ce genre d'idées serait dangereuse, quasiment totalitaire.
Pourtant, osons aller jusqu'au bout de cette idée, et demandons nous pourquoi la suppression du vote à bulletin secret aurait des allures de décision totalitaire. Après tout, cela n'a rien d'évident. Il semble au contraire que, dans une démocratie, toutes les opinions démocratiques puissent s'exprimer sans crainte d'être condamnées, et leurs auteurs mis en danger. En démocratie, beaucoup de citoyens adhèrent à un parti, lisent des journaux d'opinion, discutent de politique avec des personnes plus ou moins proches, tant que les idées que ces personnes soutiennent sont relativement acceptables. Par contre, les opinions extrémistes, elles, passent beaucoup moins bien. Personne ne défend ouvertement la dictature, l'oligarchie, la suppression des étrangers, et toutes les idées politiquement et moralement inacceptables. 
Autrement dit, il semble que, conformément aux idées de Kant (et des théories contemporaines de l'éthique de la discussion), le caractère public d'une opinion, le fait qu'elle puisse être dévoilée publiquement, garantisse sa moralité. Autant les maximes d'action ou les opinions politiques que l'on peut dévoiler à tous sont acceptables, autant les maximes d'action et les opinions politiques qui n'existent que si elles demeurent cachées sont immorales. Un cambrioleur de bijouteries ne peut pas déclarer à tous son activité, sans la détruire ipso facto. De même, un anti-démocrate qui s'exprimerait publiquement serait lui aussi contredit du fait même qu'il s'exprime. Il serait rejeté par tous les démocrates. Les positions anti démocratiques peuvent donc être défendues anonymement, dans l'isoloir ou derrière un masque, mais jamais publiquement. Car le fait même de les exprimer place leur auteur dans une situation d'exclusion. Autant le braqueur qui se déclare braqueur aboutit aussitôt en prison, autant le partisan de la dictature déclarant publiquement qu'il voudrait instaurer une dictature se retrouverait lui aussi en prison, ou du moins isolé politiquement. 
Cependant, ce critère de publicité, chez Kant, a une conséquence assez déplaisante, que Constant lui a rappelée au cours d'une discussion célèbre, sur un prétendu droit de mentir. En effet, Constant prétend que l'on a droit de mentir pour protéger un innocent poursuivi par de dangereux agresseurs. Kant répond que, même dans ce cas, le mensonge est interdit. Ici, on comprend que Kant a deux règles distinctes pour juger de la moralité d'une maxime, et que les deux divergent parfois. C'est le cas ici. Car, si on s'en tient à la règle de l'universalisation de la maxime, il est normal de mentir : on peut bien penser que tout homme, confronté à cette situation d'avoir à sauver un innocent en mentant aux agresseurs, devrait mentir. Par contre, en appliquant la règle de la publicité de la maxime, il n'est plus possible de mentir. Si l'on devait dire à tous les hommes que l'on mentirait pour sauver un innocent, alors les agresseurs seraient au courant que l'on va mentir, et donc entreraient chez nous de force et fouilleraient notre maison jusqu'à trouver la personne innocente. Bref, le mensonge supporte parfois la règle de l'universalisation, mais il ne tolère jamais celle de publicité. Il est impossible de reconnaître auprès de tous que nous allons mentir dans une circonstance donnée, sans détruire en même temps cette possibilité de mentir. Le mensonge ne peut exister que s'il est secret, et la publicité détruit ce secret. Ainsi, Kant, dans sa discussion avec Constant, privilégie implicitement le critère de la publicité, plutôt que celui de l'universalité, et on voit que ce critère aboutit à un résultat très regrettable. Car nous sentons bien que nous devons mentir, dans un tel cas. Bref, parfois, le secret a du bon, vouloir toujours l'abolir est dangereux.

Ce que montre ce propos, c'est que, même si, en démocratie, la publicité des propos garantit plutôt leur moralité, dès lors que certaines personnes ont des intentions un peu moins pures, il est hélas nécessaire de pouvoir cacher nos intentions et nos opinions politiques, afin de ne pas être victime de leurs mauvais desseins. Si tous les hommes étaient bons, il n'y aurait rien à craindre de l'expression publique de ses opinions. Mais puisqu'il reste des gens mauvais, leur mentir ou leur cacher certaines choses est le seul moyen de bien agir. Pour bien agir, il n'y a pas d'autre choix que de mentir aux agresseurs de personnes innocentes.
Comment cela se traduit-il dans la vie politique, où bien naturellement, on ne peut pas opposer de manière si caricaturale les bons et les méchants? Il faut ici rappeler une autre distinction célèbre de Kant, faite dans Qu'est-ce que les Lumières?, entre l'usage public et l'usage privé de sa raison. L'usage privé est l'usage que l'on peut faire dans le cadre de son activité professionnelle. Celui qui est professeur doit rester politiquement neutre, et transmettre les savoirs au programme, quelle que soit son opinion sur ce programme. Celui qui est directeur de la communication d'une entreprise privée doit défendre son entreprise dans les médias, même s'il pense au fond de lui que les produits que vend cette entreprise sont mauvais. Ainsi, dans toute activité où nous sommes contractuellement engagés à tenir certains propos, notre parole ne peut pas être libre. Par contre, l'usage public de la raison est le libre usage de la raison dans la sphère publique, celle de la presse et des médias, des lieux de recherche scientifique, des livres, etc. Ici, chacun peut s'exprimer comme il l'entend, et défendre des opinions contraires à celles qu'il doit défendre lorsqu'il est dans le cadre de ses fonctions privées. Ainsi, un professeur peut, en tant qu'individu, affirmer que le programme scolaire ne vaut rien, un directeur de communication affirmer que son entreprise vend des produits bas de gamme, etc. Ainsi, le même homme est tantôt contraint au discours exigé par sa profession, et tantôt entièrement libre de tenir les discours qu'il souhaite. 
Or, c'est ici que l'anonymat redevient très important. En effet, si le même homme pouvait être identifié comme s'exprimant en privé (dans le cadre de ses fonctions professionnelles) d'une manière, et en public (en tant que simple homme ou simple citoyen) d'une autre, nul doute qu'il serait bien vite réprimandé par son patron, qui le blâmerait de tenir de tels propos, voire le licencierait. De même, les fonctionnaires sont largement pris en étau entre la liberté d'expression à laquelle ils ont droit au même titre que n'importe quel autre citoyen, et le devoir de réserve qui les oblige à ne pas critiquer trop ouvertement le gouvernement qu'ils sont censés représenter. Autre exemple, un peu différent, si un commerçant tenait dans des meetings publics des discours politiques qui ne plaisent pas du tout à ses clients, il risquerait de perdre ces clients, et donc d'affaiblir sa situation économique, alors qu'il n'a rien à se reprocher d'un point de vue professionnel. 

A quoi peut donc servir l'anonymat? Il sert à garantir la séparation réelle, et non plus seulement conceptuelle, entre l'usage public et l'usage privé de la raison. Il sert à se protéger par avance de tous les moyens de pression exercés par les autres, qui disposent, par leur fonction professionnelle ou leur statut social, d'un moyen de nuire à celui qui exerce son droit de parole d'une manière qui leur déplait. Sur le plan des principes, ces représailles sont injustes. Il est injuste de licencier un homme à cause de sa prise de parole en tant que citoyen, alors qu'il fait son travail parfaitement.. Il est injuste que les clients punissent un commerçant, parce que celui-ci voudrait se mêler de politique. Mais puisque ce genre de pratiques existe, alors l'anonymat est un recours indispensable, et nécessaire, sur internet et ailleurs. Le secret est le meilleur moyen de se protéger de ces moyens de pressions.
L'anonymat est donc un droit de tout citoyen, dans son usage public de la raison. Chacun, lorsqu'il intervient dans la sphère publique, peut le faire avec la qualification qu'il désire, et nul ne doit être tenu d'afficher toutes ses affiliations, ses métiers, ses préférences. Si un individu veut se présenter comme simple citoyen sur la place publique, il doit le pouvoir. Si au contraire il veut présenter publiquement son affiliation à une association militante ou un parti politique, il peut aussi le faire. Mais nul ne doit être forcé de le faire. Et puisque l'information circule vite, que celui qui dévoile son nom sera rapidement identifié comme ayant telle fonction, comme appartenant à tel mouvement, alors le droit de cacher son nom est un droit inaliénable.
Ainsi, l'anonymat est un droit lié à l'exigence plus générale de séparation des sphères politiques, économiques, scolaires, culturelles, etc. De même qu'il ne serait pas juste de s'aider de son capital économique pour réussir dans le champ scolaire, ou le champ politique, il ne serait pas juste non plus de chercher à nuire à un individu dans le champ politique grâce à une situation dominante dans un autre des champs. Un patron peut détruire la carrière de son employé. Mais il serait inacceptable qu'il le fasse en raison de ses opinions politiques. Or, si l'anonymat était interdit, de telles situations seraient fréquentes, puisque l'on pourrait facilement identifier une même personne dans différentes sphères. Alors que si l'anonymat est possible, l'identification des personnes devient presque impossible, et chacun a la sécurité qu'il ne sera pas pénalisé dans un champ à cause de sa situation dans un autre.

lundi 26 décembre 2011

Duhem, Quine, et les mondes de l'art

Le hasard des goûts personnels, des intérêts intellectuels, n'est pas toujours heureux. Je me propose donc ici, de manière très programmatique, de corriger les effets du hasard.
Soit Duhem : philosophe des sciences, soit Quine : philosophe de la logique, du langage. Les deux partagent une célèbre thèse, thèse qui porte le nom de leur auteur, et qui peut se reformuler de la manière suivante : étant donné un ensemble d'observations empiriques, (de faits pratiques, dirait Duhem), il est possible de construire plusieurs théories, opposées les unes aux autres, et pourtant toutes en accord avec ces observations empiriques. Cette thèse est la sous-détermination des théories par les faits. Les faits sous-déterminent les théories, parce que les faits n'imposent pas une unique théorie, mais obligent les (ou permettent aux) scientifiques de choisir entre de multiples théories.
Or, autant la thèse est ambitieuse, autant les exemples, empruntés aux sciences et aux problèmes de traduction de langues inconnues, sont plutôt décevants et très abstraits. La Théorie physique, son objet, sa structure évoque surtout les cas d'imprécision de mesures, qui rendent possibles plusieurs lois mathématiques, et Le mot et la chose reste encore plus abstrait, en tenant pour possibles des traductions incompatibles et pourtant toutes acceptables, compte tenu des réactions des locuteurs étrangers.

Or, cette thèse aurait probablement gagné à être appliquée à l'esthétique, plutôt qu'à la philosophie des sciences. En sciences, les théories empiriquement équivalentes et pourtant en concurrence sont bien rares. Alors qu'en art, il n'y a quasiment pas une musique, pas un roman, qui ne fasse l'objet de multiples interprétations. Il est important de bien voir que toutes sont empiriquement acceptables, c'est-à-dire qu'elles tiennent compte de tous les aspects de l’œuvre, et ne rentrent en contradiction avec aucun autre aspect. Bien sûr, les interprétations multiples sont plus faciles à produire pour les oeuvres de fiction. Le roman, le théâtre et les films se prêtent volontiers à de multiples lectures, alors que les autres oeuvres, peinture, musique, sculpture, etc. sont plus difficiles à interpréter. Néanmoins, les critiques d'art, qui jugent différemment les mêmes oeuvres, montrent que la sous-détermination des jugements par les faits s'applique à tous les domaines artistiques. Il nous arrive bien souvent de lire une critique d'art avec laquelle nous sommes en désaccord, tout en reconnaissant que tout ce qui est décrit se trouve bel et bien dans l’œuvre, et qu'il n'est pas inadmissible de voir l’œuvre ainsi. Et nous voyons aussi que la critique d'art qui décrit l'oeuvre de la manière qui nous convient parle bien de la même chose, mais d'une autre manière. Ces différentes manières de parler de la même chose sont la sous-détermination des critiques d'art par les oeuvres.
C'est pourquoi parler de monde de l'art est approprié, car chaque œuvre construit l'équivalent d'un monde, dans lequel on peut circuler, et qui se prête à sa théorisation. Et ces mondes de l'art sont suffisamment limités, petits, humains, pour rendre les multiples interprétations humainement constructibles. Autant les théories concurrentes du monde réel sont rares, parce que les construire demanderait un effort gigantesque, effort qui serait beaucoup mieux mis à profit en participant à améliorer les théories déjà existantes plutôt qu'à en créer de concurrentes, autant les théories des mondes de l'art sont relativement simples à élaborer, parce que l'ensemble des données est plus facile à collecter. Ainsi, chaque personne ayant vu un film peut se livrer à sa petite interprétation personnelle, alors que le commun des mortels n'a pas les moyens pratiques de faire suffisamment d'expériences et de mesures pour construire une théorie scientifique du monde acceptable. Néanmoins, dans l'un et l'autre cas, la démarche intellectuelle est la même : il s'agit de comprendre un monde, de comprendre comment il fonctionne, de savoir comment y circuler. Et dans les deux cas, la sous-détermination des théories est un constat que l'on ne peut manquer de faire.

On m'objectera peut-être que confondre une théorie scientifique et une interprétation artistique est inacceptable. Une théorie et une interprétation ne sont pas la même chose. Je répondrai que, justement, c'est le fait de n'avoir été attentif au pluralisme des explications qu'en art, et pas en sciences, qui a pousssé les hommes à distinguer théories et interprétations. Mais depuis que Duhem et Quine ont montré que même en sciences, plusieurs théories des mêmes faits sont possibles, la distinction entre théorie et interprétation ne tient plus. La seule différence restante est celle que je viens de signaler, à savoir que les mondes de l'art sont de taille plus humaine, ce qui facilite l'immense diversité des interprétations.

mercredi 21 décembre 2011

Y a-t-il une légitime défense?

La légitime défense est le droit, que confèrent le droit judiciaire et la morale, de se défendre soi-même lorsque l'on est agressé physiquement par quelqu'un et que sa propre vie est menacée. Alors que, dans des circonstances ordinaires, personne n'a le droit d'agresser les autres, dans cette seule circonstance, chacun a le droit de répliquer à une agression par une agression préventive, qui vise à se protéger du danger imminent. En bref, autant l'attaque n'est pas permise, autant la défense est tolérée, à la condition que le caractère défensif soit clairement avéré, donc que la menace soit directe et imminente. Personne n'a le droit d'assassiner un ennemi sous prétexte qu'il est susceptible de préparer une agression. Par contre, le fait de tuer quelqu'un, au cours d'un combat provoqué par cette personne, est toléré.
Par extension, la légitime défense est au coeur des tentatives de justification des guerres. S'il y a bien une raison qui, semble-t-il, rende les guerres justes, c'est bien le droit de chacun de se défendre contre les agressions extérieures. Auterment dit, l'attaque est, à première vue, toujours condamnable, car attaquer signifie vouloir conquérir, annexer, coloniser, ce qui n'est pas justifiable. Par contre, la défense contre l'invasion et l'agression seraient, semble-t-il, une justification pour lutter. 
Je voudrais montrer que cette justification n'en est pas une, parce qu'il n'y a tout simplement pas de légitime défense. Parler de légitime défense, c'est confondre le fait et le droit, et tirer d'un simple fait, un droit. Il y a des guerres d'attaque et de défense, et je reconnais bien volontiers qu'il est préférable pour la paix dans le monde que les Etats n'entrent en guerre que pour se défendre, et pas pour attaquer. Mais cela ne rend pas la défense légitime pour autant.

Pourquoi trouve-t-on la défense légitime? Parce que nous raisonnons de la manière suivante : il y a quelque chose auquel nous tenons par dessus tout, c'est notre propre vie. Sauf, bien évidemment, quelques individus tentés par le suicide, ou bien si convaincus de leur cause qu'ils sont prêts à se sacrifier pour elle, les individus feront tout pour conserver leur vie autant que possible.  Si l'on fait peser une menace sur la vie d'un homme, il réagira nécessairement de la manière la plus agressive, la plus vigoureuse dont il est capable.   Ceci est un fait, de nature biologique, psychologique, sociale.  
Or, le droit doit tenir compte de ce fait, pour la raison que le droit ne peut pas commander quelque chose que les hommes ne pourraient jamais faire, sans quoi le droit serait systématiquement désobéi, et s'effondrerait de lui-même. C'est justement pourquoi le droit ne peut pas interdire aux individus de se défendre face aux agressions. Il serait plus simple pour la justice et les juges d'interdire le droit de se défendre, de façon à ne pas avoir à juger les cas les plus litigieux de la légitime défense, car il est bien connu qu'entre la défense justifiée, et l'attaque un peu trop préventive, la frontière est souvent floue. Mais la justice ne pourrait jamais interdire de se défendre, justement parce que personne ne prendra le risque, simplement pour obéir à la loi, d'être tué par un agresseur. Tout le monde préfèrera se défendre,quitte à violer la loi, plutôt qu'obéir à la loi et d'être tué.

Avoir un droit peut signifier deux choses :
1) avoir une permission de faire quelque chose, ne pas être juridiquement sanctionné si on l'accomplit
2) avoir une justification de faire quelque chose, être moralement légitimé de la faire
Or, que la justice puisse conférer un droit dans le premier sens, cela découle de ce qui vient d'être dit. En effet, c'est un fait de la nature humaine que celui-ci cherchera à se défendre pour sauver sa vie, quelles que soient les peines qu'il encourt. Même si la défense était sanctionnée d'une peine de mort, les hommes préfèreraient retarder un peu l'échéance, plutôt que se laisser tuer par leur agresseur. Donc, une peine judiciaire contre la défense serait à peu près complètement inutile. C'est pourquoi la justice doit renoncer à infliger des peines contre ceux qui se défendent; et renoncer à infliger des peines contre une action, cela signifie justement permettre cette action. La justice devra alors trancher dans les cas ambigüs, mais elle ne peut pas faire autrement. Ainsi, il y a bien un droit à la légitime défense, si l'on entend par là le fait de ne pas être condamné pour une telle action.
Par contre, il en est tout différemment pour le droit dans le second sens. Car rien ne permet de dire qu'il soit justifié de se défendre contre un agresseur. Contre Hobbes, contre les défenseurs du droit naturel, contre les défenseurs du droit de l'homme, il faut rappeler que personne n'a le droit à la vie. Cette expression ne veut rien dire de plus que ceci : personne n'a la permission juridique de tuer un autre homme. Le meurtre est interdit. C'est tout. Le droit à la vie ne justifie pas le droit de se défendre par soi-même contre une agression qui menacerait notre vie. Sinon, il faudrait aussi dire que le droit de propriété justifierait d'agresser ceux qui menacent notre propriété, que la liberté de circulation donnerait le droit d'agresser des manifestants ou policiers qui bloquent une route, etc. Bref, un droit donne la possibilité de porter plainte contre ceux qui entravent l'exercice de ce droit. Et nul doute que nous avons droit de porter plainte contre quelqu'un qui chercherait à nous tuer. Mais ce n'est pas vraiment la justification que nous voudrions, une justification qui soit d'ordre moral.
Ce droit à a la vie, pris au sens fort de justification de toutes les actions qui sont des conditions de notre propre survie, est la conclusion d'un raisonnement sophistique, qui infère du fait au droit. Certes, les hommes feront tout pour assurer leur survie. Mais cela ne leur confère aucune légitimité. Ils le font, mais n'en ont pas le droit, le droit n'ayant rien à faire dans ceci. Chez Hobbes, un droit subjectif est conféré à chaque individu de se défendre, mais ce droit n'est concédé que dans l'optique de justifier par la suite le pouvoir du souverain de faire tout ce que bon lui semble. Hobbes cherche à justifier le pouvoir illimité du souverain, et invente pour cela un droit qu'aurait chacun de faire ce qu'il veut pour se défendre (ce droit étant transféré au souverain par le dispositif du contrat social passé avec les autres membres de la société). Mais maintenant que nous ne sommes plus dupes des intentions de Hobbes, autant ne pas commettre le sophisme qui lui permettait de parvenir à ses fins. Les individus n'ont aucune justification pour se défendre, il le font, c'est tout. De même, les Etats n'ont aucune justification pour employer tous les moyens qu'ils estiment bons pour se défendre contre les autres, ils le font, c'est tout. Nous ne connaissons tout simplement pas d'Etat qui se laisserait envahir sans se défendre, mais cela ne leur confère pas de droit de se défendre. Puisque leur existence n'est pas justifiée, au sens où ils n'ont pas de raison d'exister, ils n'ont pas non plus de droit de se défendre. Ils existent, c'est tout, donc ils se défendent, c'est tout.

Ainsi, il n'y a pas de guerre juste, il n'y a que des guerres juridiquement permises, parce qu'aucune chose au monde ne pourrait empêcher un Etat de riposter s'il était attaqué, et qu'il faut bien tolérer ce que rien au monde ne pourrait empêcher. Du moins, dans un système juridique rationnel, qui n'inflige de peine que là où il a le pouvoir d'influencer les comportements, se défendre pour sauver sa vie ne peut pas être condamnée. Mais la nécessité factuelle de la riposte ne confère nulle justification. Chacun lutte pour sa vie, mais personne n'a de droit à la vie. 
Autrement dit, bien que le droit soit contraint de céder face à la force du fait, la morale, elle, ne cède en rien, et ce que le droit est bien malgré lui forcé de concéder, la morale, elle, n'a pas à le concéder. Pour elle, défendre sa vie est un acte moralement neutre, ni bon ni mauvais, qui ne se justifie jamais, mais n'est pas non plus condamnable.

mercredi 14 décembre 2011

Le scepticisme et le sens de la vie

Quel sens a la vie humaine? La question, prise de manière générale, prête un peu à sourire. En effet, se demander le sens de la vie est tout à fait semblable au fait de se demander le sens de la route. Il faut évidemment répondre que cela dépend des routes. Il y a des routes à sens unique, d'autres à double sens, et des routes qui partent dans toutes les directions, mais il n'est pas possible de définir généralement le sens de la route, ni la direction de la route.
Ainsi, l'objection nominaliste a cette question consiste à mettre en lumière le fait que rien ne nous permet, à première vue, d'assigner un même sens à toute les vies humaines. Chaque homme donne à sa vie un sens qui lui est propre, en tenant compte de son lieu de vie, de ses compétences, de ses désirs, etc. Par conséquent, il ne reste plus que des choses très abstraites à dire concernant le sens de la vie humaine en général. Dire que le sens de la vie consiste à réaliser ses projets, devenir libre, devenir heureux, travailler à la gloire de Dieu, etc. est seulement utiliser des formules que chacun pourrait reprendre, mais qui n'aideraient nullement à donner un contenu concret à sa propre vie.

Plus profondément, le problème du sens de la vie se pose, parce que la vie humaine, prise de manière générale, n'est utile à rien. Nul ne se demande le sens de l'existence du clavier d'ordinateur, parce que sa fonction est clairement définie : le sens de l'existence du clavier est d'offrir aux humains la possibilité de saisir des données ou de programmer des ordinateurs. De même, le sens de l'existence des boulangers est d'offrir aux humains de quoi satisfaire leur faim. Par contre, dès lors que ce boulanger arrête de se considérer en tant que boulanger, pour se considérer en tant qu'homme, le sens de la vie paraît devenir obscur. Le boulanger est utile pour nourrir les autres hommes, mais les hommes, eux-mêmes, et le boulanger en tant qu'homme, ne sont utiles à rien. Mais si une chose n'est utile à rien, quelle est sa raison d'être? Quel sens peut-on donner à la vie d'une chose inutile? Tel est le problème du sens de la vie humaine. L'homme en tant qu'homme n'est utile à rien d'autre, sa vie ne paraît donc pas avoir de sens.

On pourrait répondre que les hommes servent à quelque chose, ils sont utiles aux autres hommes, parce que les hommes ont besoin des personnes qu'ils aiment. Chacun veut garder ses amis, sa famille, et c'est pourquoi chaque personne est utile à toutes les autres personnes qui l'aiment. Mais, pourrait-on objecter, être utile à quelque chose d'inutile, c'est être soi-même inutile. Un four n'est utile que parce que les baguettes de pain sont utiles. Mais si les baguettes de pain ne servaient pas, alors le four ne serait pas utile non plus. Donc, si une personne est utile à une autre, mais que cette autre est inutile, alors la première personne est elle-même inutile. La seule solution paraît être d'affirmer que les hommes ne sont utiles à rien d'autre qu'à eux-mêmes, qu'ils ont une valeur intrinsèque, qu'ils sont des fins en soi, et pas des moyens pour autre chose. Donc, le sens de la vie ne peut consister qu'à être soi-même, à être homme. L'homme est bon en soi, la seule chose à faire est de devenir et de rester homme.
C'est ici que le scepticisme intervient, sous la forme du refus d'un tel fondationnalisme. En effet, le fondationnalisme a toujours la même stratégie, de retour au fondement. Il part d'une chose, et demande ce qui la justifie, puis demande à nouveau ce qui justifie cette dernière, etc. jusqu'à arriver à une chose ultime, qui évidemment ne peut pas être justifiée par autre chose, et doit donc être justifiée par elle-même. Pour notre sujet, ceci signifie que certaines choses ne sont pas utiles pour d'autres, mais sont utiles par et pour elles-mêmes (c'est-à-dire qu'elles sont des fins en soi).
Le scepticisme reconnaît qu'il y a certaines choses qui ne sont pas utiles pour d'autres, et surtout, qu'il y a des choses pour lesquelles il n'y a aucun sens à parler d'utilité. Mais il nie le fait que ces choses soient des fins en soi. Rien n'est une fin en soi, il n'y a aucune auto-utilité. Donc, de façon générale, il faut concéder que les hommes ne servent à rien, que leur vie n'a donc pas de sens. Par contre, il faut encourager les utilités locales, le fait d'être utile à des hommes inutiles. Il ne faut pas avoir peur d'une telle apparence de vide, qui est la même dans le champ épistémologique et dans le champ pratique. Nos connaissances ne sont fondées sur rien, et pas sur des connaissances ultimes auto-fondées, mais cela ne les empêche pas d'être des connaissances solides. De même, nous sommes inutiles, mais cela n'empêche pas nos amis de nous être utiles, et d'être utile à nos amis.

Ainsi, il faut refuser l'exigence de transcendance radicale, que suggère assez naturellement le thème du sens de la vie. En voulant une réponse à cette question, on est tenté de donner un sens à la vie humaine en général, et la seule solution serait alors de rechercher une auto-fondation de la valeur humaine, et de proclamer que l'homme est une fin en soi. Or, "fin en soi" ne veut rien dire de plus qu'utile à rien du tout, inutile. Autant dire que les hommes sont inutiles, plutôt que de dire qu'ils sont des fins en soi, ce qui a des connotations tout à fait indésirables.
Et il faut accepter une sorte d'immanence de la valeur des hommes. Il est bon et il est souhaitable que les hommes se rendent utiles les uns aux autres. Nous aimons que les autres nous aiment, et nous aimons aussi aimer les autres. Multiplier les relations d'amitié et d'amour, c'est multiplier les utilités réciproques, et donc donner un sens à sa vie. Mais il n'y a pas à se soucier du fait que nous aimons des êtres inutiles, et que nous sommes nous-mêmes inutiles. Il y a des points de vue si globaux, si abstraits, que nos termes ordinaires ne fonctionnent plus. Il ne faut pas s'en tracasser, ils n'ont simplement pas été faits pour cela. L'utilité est une notion qui ne décrit que les relations entre choses du monde, alors qu'elle devient simplement incompréhensible lorsque cette notion est employée pour décrire une chose, prise absolument. Donc, la totalité des hommes est inutile, un homme pris absolument est inutile, etc. Et pourtant, notre vie peut avoir un sens, elle a un sens interne, celui de se rendre utiles à des êtres qui, pris absolument, sont inutiles.

Ainsi, la question du sens de la vie, question si populaire, si familière à tous les hommes, et surtout aux non philosophes, est donc en fait la question la plus philosophique qui soit, puisqu'elle est strictement analogue à celle du fondement de nos connaissances. De même que la recherche d'un fondement échoue inexorablement, la recherche du sens de la vie échoue tout autant. Par contre, dès lors que nous comprenons le caractère insensé d'un tel projet, on comprend en même temps que la réponse à la question du sens de la vie est très facile.
Les hommes sont utiles à d'autres, et c'est tout ce qu'il y a à comprendre.


mardi 6 décembre 2011

La libre circulation des capitaux

Tout d'abord, je tiens à dire que j'emploierai ici "capital" dans un sens large, semblable à l'usage qu'en fait Bourdieu, qui désigne par capital toute sorte de position privilégiée dans n'importe quel domaine (ou champ) de la vie en société, où règne d'une façon ou d'une autre une forme de compétition. Le capital économique est le fait d'avoir de l'argent sur un compte bancaire; le capital scolaire est le fait d'avoir fait de longues études dans de grands établissements et d'avoir obtenu des diplômes prestigieux; le capital culturel est le fait de pouvoir aisément circuler dans toutes les œuvres d'art ou de culture que les hommes produisent, voire de les produire soi-même; le capital social est le fait d'avoir de nombreuses relations parmi des personnes haut placées et influentes; etc. Ainsi, dans chaque champ faisant l'objet d'une forme de classement, et donc de compétition entre les agents, on peut attribuer à ces agents un capital, qui est une évaluation de leur situation dans cette compétition. La personne ayant le plus grand capital étant celle qui jouit de la situation la plus favorable, alors que la personne dépourvue de capital est considérée comme une perdante de cette compétition au sein d'un champ.
On reproche souvent à Bourdieu, qui était pourtant considéré comme de gauche et opposé au capitalisme, d'avoir repris dans sa théorie sociologique ce concept de capital. Ce choix est relativement cohérent, dans la mesure où Bourdieu pense tout le champ social sur le modèle du marché où règne la compétition entre agents. Chacun cherche à acquérir le monopole dans son champ, en faisant reconnaître aux autres la valeur de son capital. Il est indéniable que beaucoup de nos structures sociales reposent sur la compétition, c'est un constat que l'on doit faire, qu'on l'approuve ou pas. Ce n'est un secret pour personne que l'école soit un lieu de sélection; il est également facile de comprendre que les journées ne font que vingt-quatre heures et que les artistes ne peuvent pas tous bénéficier du peu de temps que nos yeux et nos oreilles sont prêts à leur concéder; ce n'est également un secret pour personne que vendre plus cher sa marchandise implique de faire payer davantage son interlocuteur. Bref, dans tous ces domaines règne la compétition, et le modèle du marché et du capital est assez adapté pour les décrire

Mais, en réalité, l'idée que la réalité sociale soit constituée de champs où règnent une compétition interne n'a rien de spécialement déplaisant. Ce qui, en revanche, est facteur d'inquiétude, de trouble, de révolte, d'indignation, est le fait que les capitaux, au lieu de rester à l'intérieur de leur champ d'origine, ont, dans nos sociétés, une grande facilité à s'investir dans d'autres champs, afin de pouvoir se positionner favorablement sans réellement avoir joué le jeu propre au champ. Autrement dit, le problème de nos sociétés n'est pas du tout la compétition, mais plutôt la libre circulation des capitaux. Ce n'est pas le capitalisme qui nous révolte, mais plutôt le fait qu'un capital investi dans le champ économique soit si facilement convertible dans le champ culturel, qu'un capital investi dans le champ scolaire soit si facilement convertible dans le champ économique, etc.
Prenons quelques exemples. Nous voyons un marché de l'art contemporain, dont les côtes et les prix des œuvres ne nous semblent pas du tout en proportion de la valeur artistique d'une œuvre ou de la renommée artistique de l'artiste, mais seulement indexés sur la situation du compte en banque de quelques riches hommes fortunés et par ailleurs amateurs d'art. Autrement dit, nous trouvons anormal que le champ artistique n'ait pas une saine compétition interne, mais soit dominé par une logique économique, dans lequel c'est automatiquement celui qui a le plus gros compte en banque qui a le plus de goût. De même, quand on apprend que certains tableaux valent si chers que les musées qui en sont propriétaires arrivent à peine à les assurer et ne peuvent plus les déplacer, on voit bien que la logique économique a triomphé de la logique artistique (qui veut qu'un tableau d'art soit le genre d'objets que puisse se permettre d'acheter et d'exposer un musée d'art). De même, quand on apprend que les plus beaux violons au monde sont si chers que seules les banques en sont propriétaires, et que celles-ci doivent "généreusement" les prêter aux artistes, il y bien de quoi s'indigner. Il faut rappeler l'évidence de bon sens qu'un bout de bois avec des cordes n'a de valeur qu'aux mains d'un bon violoniste, pas aux mains d'un banquier. 
J'ai également eu l'occasion de parler du champ scolaire. Pourquoi la compétition s'y fait-elle si rude, génératrice de tensions de la part des élèves et des parents? Ce n'est certes pas parce que tous les élèves rêvent d'avoir une carrière scolaire exemplaire. La plupart cherche avant tout à partir le plus tôt possible. Même ceux qui font de longues études attendent avec impatience le moment d'y mettre fin. Rares sont ceux qui font des études pour le plaisir de faire des études. Pourquoi donc un tel souci des notes? Parce que ce capital scolaire est très facilement convertible en capital économique. Lorsque le seul moyen de se constituer un capital économique (c'est-à-dire d'avoir un travail bien rémunéré) est de bien réussir à l'école, alors il est évident que l'école se retrouve chargé d'une tâche immense, celui de faire réussir les élèves au moins dans deux champs, puisque, compte tenu de la situation économique actuelle plutôt défavorable, ne pas avoir de capital scolaire signifie presque à coup sûr ne jamais pouvoir se constituer de capital économique.
Autrement dit, ce qui serait bon pour l'école n'est pas vraiment de diminuer la compétition en son sein. La plupart des êtres humains normaux apprécient de se confronter aux autres. Il s'agit plutôt d'empêcher cette compétition scolaire de déboucher sur une domination définitive, dans tous les autres champs, des gagnants du champ scolaire. La compétition est une lutte entre des égaux, en vue d'établir une inégalité entre eux. Si l'inégalité reste cloisonnée dans le champ scolaire, elle reste supportable. Et si vraiment on ne la supporte plus, on quitte ce champ, et on va en investir un nouveau. Mais si le fait de perdre dans ce champ implique immédiatement le fait d'avoir perdu d'avance dans tous les autres, alors cette compétition devient injuste, insupportable, et génératrice de tension extrêmes. L'école doit se couper du reste du monde, doit valoriser les enseignements que l'on juge importants pour être un homme en général, et éviter les enseignements utiles pour vaincre dans tous les autres champs de la société. L'école doit être tout sauf une fabrique des élites, comme on le dit parfois. L'école doit au contraire être la fabrique des hommes ordinaires, ceux qui ne sont bons à rien de particulier, si ce n'est à ce qui est propre aux hommes : parler, et discuter du juste et de l'injuste (pour le dire de manière aristotélicienne; cf. Les Politiques). Tout le reste n'appartient pas à l'école, et le fait de vouloir quand même le transmettre à l'école sera inévitablement générateur de tension, que l'on pourrait éviter.

Ainsi, le souci principal de notre époque est la libre circulation des capitaux, le fait que ceux-ci ne rencontrent presque aucune coupure, aucun espace de séparation entre différents champs. Celui qui a du capital scolaire a en même temps un capital culturel, puis très rapidement aussi un capital économique, qui pourra ensuite être converti en capital social, et donc aussi en capital politique, etc. Bref, dans un système de libre circulation, le gagnant s’accapare tout, les perdants perdent tout, ce qui correspond justement à une situation de domination Il est difficile d'avoir été brillant à l'école et de finir pauvre, difficile d'être riche sans avoir un vaste réseau d'amis, etc. 
Les critiques du capitalisme s'indignent parfois du fait que le monde est devenu un vaste marché. Mais ils ne voient pas que le problème ne porte pas sur le mot "marché", mais sur le mot "un". Le problème est que tous les marchés ont fusionné, que les capitaux circulent sans entrave de l'un à l'autre, et donc que la compétition devient à chaque instant une lutte pour la vie. Alors que si, par exemple, le marché scolaire était distinct du marché économique, la compétition scolaire ne serait pas une lutte pour la vie, elle serait simplement une lutte pour l'intelligence et la culture. J'aimerais pouvoir dire que les élèves et les parents seraient presque aussi préoccupés si l'école avait pour seul but de cultiver les enfants. Mais je ne pense pas me tromper en disant que ce n'est pas le cas. Et c'est bien normal, car il y a de multiples domaines de la vie très intéressants, et personne n'est contraint de survaloriser le champs scolaire. Mais il faut quand même maintenir l'existence de domaines séparés.
D'ailleurs, c'est justement en séparant que l'on annule la compétition qui pouvait jusqu'ici paraître omniprésente dans nos sociétés. Dans un marché intégralement interconnecté, tous sont en compétition avec tous, à chaque instant. Chacun doit en permanence lutter contre ceux de son champ, mais aussi contre ceux venant d'autres champs. Alors que lorsque les marchés sont séparés, les agents venant de marchés différents ne sont pas en compétition, et peuvent s'entendre plus facilement. Le boulanger s'entend bien avec le boucher, parce qu'il sait que l'argent investi dans la viande ne l'est pas aux dépends du pain. Par contre, s'ils se retrouvent sur un marché commun (la vente de sandwichs) alors il est inévitable que leurs relations se refroidissent quelque peu. 

On peut voir ce texte comme un éloge non protectionniste des frontières. Les coupures, les ruptures, sont de bonnes choses, car elles garantissent à un champ un fonctionnement plus paisible, et surtout un fonctionnement plus juste. Aucun élève ne trouve normal d'échouer à l'école parce que ses parents manquent de moyens financiers, aucun entrepreneur ne trouve normal de perdre un marché public parce que son concurrent connaissait le politique en charge du choix, aucun scientifique ne doit se voir imposer son programme de recherche par des financiers. Par contre, je n'ai rien à dire concernant l'idée qu'une partie d'un champ créée une frontière par rapport au reste du champ (ce qui est le protectionnisme, notamment économique). L'utilité de ce genre de procédés est une toute autre question.


samedi 3 décembre 2011

Comment justifier la biodiversité?

Le projet écologiste
L'écologie lutte sur plusieurs fronts à la fois. 
Elle a une dimension sociale et politique, qui vise à promouvoir des instances de décision et de production plus locales que celles qui dominent actuellement. Mieux vaut que les biens soient produits et consommés localement, selon des circuits aussi courts que possible, plutôt qu'avoir à faire venir des biens par bateau ou par avion depuis un autre continent. Mieux vaut des sources énergétiques locales, reposant donc surtout sur les énergies renouvelables, que des centrales énergétiques gigantesques et dangereuses pilotées d'on ne sait où par on ne sait qui. Mieux vaut une participation politique des citoyens à l'échelle de leur ville ou de leur région, plutôt que des décisions prises à des centaines de kilomètres par des politiques ou des technocrates qui ne sont jamais sortis de leur quartier (car oui, on peut être parisien et en même temps provincial au sens le plus méprisant de ce mot!).
Le second front de lutte est davantage tourné vers la conservation de la nature, ou, pour le dire en termes moins faussés, la promotion d'un environnement qui soit humainement vivable. Ce front regroupe à la fois la lutte globale contre l'effet de serre, la recherche d'énergie propres, la fabrication d'objets moins polluants, recyclables, le développement de pratiques agricoles et industrielles compatibles avec notre sens esthétique et moral. Ce front de lutte vise moins à instaurer de bons rapports entre hommes, que de bons rapports avec les non humains, même si, évidement, la bonne entente entre les hommes dépend largement de l'état de nos rapports avec les non humains.
Bien sûr, ces deux fronts ne sont pas hermétiques. Les circuits courts ont l'avantage d'être plus économiques, et donc de diminuer les dépenses inutiles d'énergie, et donc de lutter contre l'effet de serre. De même, le choix de l'agriculture biologique, le refus de l'élevage industriel, ont nécessairement pour effet d'affaiblir les grands groupes qui exportent partout dans le monde ou vendent des produits phytosanitaires à tous les agriculteurs du monde.

Mais, plus fondamentalement, le point commun de ces deux fronts se situe dans le concept de diversité, et en particulier de biodiversité. En effet, autant l'enjeu de la conservation de la nature que celui du développement de rapports sociaux et politiques plus locaux visent à promouvoir une diversité des formes de vie. 
Si chaque région a son propre mode de production d'énergie et de nourriture, alors il est fort probable qu'il soit différent de celui des autres régions. Alors que si une multinationale dirige la fabrication de nourriture, il est fort probable qu'elle ne produise qu'une seule variété pour la répandre partout. Et si elle en fabrique plusieurs, elle en fera aussi peu que possible. Bref, il est évident que des groupes séparés les uns des autres finiront par se différencier, alors que des groupes tous commandés par une instance centrale finiront par se ressembler.
Quant à la lutte globale pour la protection de la nature, elle vise toujours à préserver la biodiversité, menacée par nos pratiques industrielles et agricoles. Tel bateau décharge son fioul en mer, provoquant la mort de millions d'organismes, tel industrie relâche des substances toxiques dans les rivières, tel autre fabrique des végétaux génétiquement modifiés pouvant contaminer beaucoup d'autres végétaux de même espèce, etc. Bref, nos pratiques tendent à faire porter un poids très lourd sur la nature, qui, elle, a une tendance vers la diversification des espèces (du moins dans la période climatique actuelle). Tant que ce poids n'est pas trop lourd, la diversification se poursuit. Mais il semble aujourd'hui si lourd que la diversité est menacée.

La biodiversité est-elle bonne?
D'où, après tous ces préliminaires, la question suivante : pourquoi la biodiversité devrait-elle être valorisée, recherchée? Pourquoi l'un ne serait-il pas meilleur que le multiple? Pourquoi ne faudrait-il pas plutôt valoriser les quelques meilleures espèces, les quelques meilleures entreprises, plutôt que laisser se développer de multiples espèces et entreprises qui coûtent beaucoup à la nature et à l'homme, et ne leur apportent rien? Pourquoi se fatiguer à cultiver des centaines d'espèces de maïs, dont certaines ont un rendement ridicule, au lieu de cultiver un seul maïs, qui lui, s'est avéré efficace? Pourquoi fabriquer des milliers d'éoliennes qui cessent de fonctionner dès que le vent s'arrête, au lieu de fabriquer une bonne grosse centrale atomique efficace et sécurisée si elle est bien entretenue?
Le problème est en effet le suivant : admettre la diversité des pratiques, des espèces, etc., c'est inévitablement tolérer que les plus mauvaises pratiques persistent. Si chaque personne tourne un film dans son garage, et le montre à ses proches amis, il est évident qu'il ne parviendra jamais à produire un film si bien réalisé que s'il l'avait été dans un magnifique studio hollywoodien. Si chaque individu cultive ses propres espèces de fruits et légumes, il est  inévitable que ses cultures seront moins belles que celles qui sortent de laboratoires spécialisés dans la sélection des espèces. Et de manière générale, il est évident que certaines pratiques sont tout simplement impossibles ou absurdes à petite échelle. Si chacun voulait rester dans sa ville, on n'aurait pas inventé l'avion. Ainsi, le fait d'avoir un système de centralisation des pratiques met ces pratiques en concurrence, et pousse à ne retenir que les plus efficaces. Donc, à première vue, la diversité est plutôt mauvaise.
Bien sûr, il peut aussi arriver que des pratiques soient parfois plus adaptées au domaine précis dont elles sont issues. Dans des régions très peu peuplées, personne n'aurait l'idée de construire de centrales nucléaires, dans la mesure où il faudrait tirer des quantités invraisemblables de câbles électriques pour alimenter en électricité quelques milliers d'individus. On leur recommandera donc ici de s'équiper en panneaux solaires, par exemple. En agriculture, on tiendra aussi compte des conditions climatiques et géologiques pour déterminer s'il vaut mieux faire pousser des betteraves, du maïs, ou laisser de l'espace aux animaux pour brouter de l'herbe. Mais, dans tous ces cas, on voit bien que la démarche ne consiste pas à laisser s'adapter les acteurs locaux à leur situation, mais plutôt à leur imposer d'en haut leur pratique, en ayant simplement tenu compte de davantage de facteurs que d'habitude.

Scepticisme et diversité
Autrement dit, la question reste : pourquoi favoriser la biodiversité, pourquoi laisser faire des choses qui, vues d'en haut, nous paraissent perfectibles? Je crois que la réponse se trouve chez Locke, dont la tolérance, en matière épistémologique et religieuse, est parfaitement adaptée à nos problèmes modernes. L'Essai sur l'entendement humain, livre, IV, chapitre 16, §§ 3-4 dit ceci :
La conduite de la vie et la gestion des intérêts ne peut souffrir de délai; ils dépendent pour la plupart de la détermination de jugements sur des points où aucune connaissance certaine et démonstrative n'est accessible, et où il est nécessaire d'adhérer à un côté ou à l'autre.
Il est donc inévitable que la plupart des hommes, sinon tous, aient des opinions diverses sans preuve directe et indubitable de leur vérité; par ailleurs, renoncer à ses croyances anciennes dès la présentation d'un nouvel argument auquel on ne peut répondre sur le champ en montrant son insuffisance, serait gravement accusé d'ignorance, de légèreté ou de folie; aussi conviendrait-il, je pense, à tous les hommes de préserver la paix et les devoirs communs d'humanité et de fraternité au milieu de la diversité d'opinions (...).
Locke fait ici un rappel simple : il y a des choses que nous ne pouvons pas humainement connaître. La vie ne nous en laisse pas le temps. Donc, en ces matières, le scepticisme et la tolérance doivent régner. Et cette tolérance implique nécessairement la diversité des opinions. Puisque personne ne sait quelle est la meilleure chose à faire, alors le mieux que nous puissions faire est de laisser se multiplier les initiatives dans toutes les directions, alors que le pire serait de condamner toute l’humanité d'un coup, parce qu'un seul a voulu s'imposer aux autres, et a évidemment, choisi la mauvaise solution. Que signifie la tolérance dans notre monde en crise écologique? Cela signifie que nous ne pouvons pas savoir, personne ne sait et ne saura jamais, quelles sont les meilleurs individus humains, quelles sont les meilleures manières de vivre, quelles sont les meilleures espèces végétales et animales; donc, chercher à en éliminer certains revient à prendre le risque de supprimer ce qui se révèlera, un moment ou un autre, utile et bon. Nous ne savons pas si une plante inutile ne finira pas par apporter d'immenses bienfaits, c'est pourquoi il faut résister à la tentation de l'éliminer. Nous ne savons pas si les personnes socialement en marge ne pourront pas un jour se révéler les plus fortes et utiles. Nous ne savons pas si nos approvisionnements en énergie ne se révèleront pas plus limités que ce que nous pensions. C'est pourquoi, dans tous ces cas, il convient de laisser se multiplier les initiatives, parce que la diversité est la garantie d'un avenir possible, dans un monde incertain. Le scepticisme de Locke, qui valait pour les questions épistémologiques et religieuses, vaut également pour les questions écologiques. Puisqu'il est en droit impossible de tout prévoir, il est en droit impossible de connaître la meilleure action; donc mieux vaut laisser s'installer la variété des actions, des espèces, etc.

La Lettre sur la tolérance ajoute la chose suivante : 
Est-ce que, de tous ces chemins, il n'y en a qu'un seul qui mène au salut? Et bien soit. Mais entre ce nombre infini de routes que les hommes prennent, il s'agit de savoir quelle est la véritable; et je ne crois pas que le soin du gouvernement public ni le droit de faire des lois serve au magistrat à découvrir le chemin qui mène au Ciel, avec plus de certitude que l'étude et l'application n'en donnent à un particulier.
(...)
Je soutiens que le chemin étroit qui mène au ciel n'est pas plus connu du magistrat que des simples particuliers, et qu'ainsi je ne saurais le prendre pour mon guide infaillible dans cette route, puisqu'il ne la sait peut-être pas mieux que moi, et que d'ailleurs il n'y a nulle apparence qu'il s'intéresse à mon salut plus que moi-même.
Ici, le propos de Locke concerne la religion, dans son rapport avec le pouvoir central. Le pouvoir central est naturellement tenté d'imposer par la force à tous les sujets l'opinion qu'il se fait de la bonne doctrine religieuse. Locke, partisan de la tolérance, soutient que le pouvoir ne doit pas s'occuper de ces questions, et doit laisser les sujets libres de leurs convictions religieuses. Locke exprime donc ici un pilier du libéralisme, celle de la liberté de croyance. Et c'est justement une critique libérale que l'on doit faire, aujourd'hui, à notre société. Car le fondement du libéralisme est celui de la résistance à l'oppression, d'où qu'elle vienne. Le libéralisme n'en veut pas spécialement à l’État (comme si le libéralisme demandait seulement moins d’État), mais à tout pouvoir qui se met à dominer les autres. La loi anti-thrust est la synecdoque du libéralisme. Or, aujourd'hui, la domination existe, et elle a pour nom les quelques multinationales qui dominent les secteurs de l'énergie, de l'industrie et de l'agriculture. Les libéraux n'ont plus aujourd'hui a lutter principalement contre l’État, qui est devenue une entité plutôt faible, mais contre de grands groupes qui imposent à tous les décisions qui n'ont été prises que par une poignée d'hommes. La magistrat tyrannique de Locke est devenu pour nous le conseil d'administration d'un grand groupe énergétique, qui décide de lui-même d'installer ses centrales partout sur le territoire. Et bien sûr, la décision étant prise, la diversité ne peut plus apparaître, aucun agent local ne pouvant tenir la comparaison face à un groupe international. Bref, Locke nous rappelle que la seule réponse à la domination est la tolérance, c'est-à-dire la diversité.

Ainsi, il est possible d'apporter une réponse à notre question de départ. Pour justifier la biodiversité, il faut montrer que personne ne peut connaître les meilleures manières d'agir, et donc que la diversité des actions reste encore la moins mauvaise des solutions. En faisant tout dans tous les sens, nous laissons grandes ouvertes toutes les portes. Le scepticisme est l'allié de la diversité. Le dogmatisme est son ennemi.

samedi 26 novembre 2011

Comment une différence peut-elle ne pas devenir une inégalité?

Tout le monde est facilement capable de distinguer entre ces deux concepts, celui d'égalité et d'inégalité d'une part, et celui d'identité et de différence d'autre part. L'égalité et l'inégalité sont toujours relatives à une certaine grandeur mesurée, donc à la possibilité d'établir une hiérarchie selon une unité de mesure. Tous les jeunes français passent par le même système scolaire, donc on peut comptabiliser les années d'étude, pour déterminer qui a le plus étudié, ou bien faire passer des épreuves ou des concours, en vue de hiérarchiser les élèves. De même, tous les salariés français reçoivent un salaire en euros, donc l'euro peut servir d'unité de mesure pour établir les inégalités de revenu. 
Par opposition, l'apparence physique, le trait de caractère, le lieu de vie, etc. forment des différences entre individus, sans que ces différences soient des inégalités. On ne considère pas qu'être roux soit supérieur au fait d'être brun, on ne considère pas qu'habiter à Bordeaux soit mieux qu'habiter à Marseille, etc. Bien sûr, chaque individu, pour mener sa vie, a besoin de faire des choix entre différentes actions possibles, et doit donc hiérarchiser les possibilités qui se présentent à lui. Mais ces choix individuels ne sont pas déterminés par des hiérarchies socialement établies. Celui qui a une préférence pour la chaleur méditerranéenne préfèrera aller habiter à Marseille qu'à Bordeaux, mais la société ne juge pas du tout que la première ville soit supérieure à la seconde. Elle est seulement différente.
Ainsi, bien que le fait d'établir l'inégalité de plusieurs choses suppose que ces choses soient différentes (si elles étaient parfaitement semblables, elles seraient égales), il y a beaucoup de différences qui ne donnent pas naissance à des inégalités. Dès lors, il convient de se poser la question suivante : puisque, en bons démocrates, nous souhaitons lutter contre les inégalités jugées inacceptables, comment expliquer que, parfois, des inégalités apparaissent à partir de différences? Pourquoi les choses ne se contentent-elles pas de rester différentes, au lieu de s'établir en une hiérarchie qui pénalise ceux qui sont en situation d'infériorité? Pourquoi ne peut-on pas toujours revendiquer sa différence sans être immédiatement classé comme inférieur?

Ce débat de la différence contre l'inégalité a pris une forme exemplaire dans les luttes féministes pour l'égalité des droits. En effet, les féministes se distinguent, de manière très schématique, entre les universalistes et les différencialistes. Les premières considèrent que les femmes doivent être égales aux hommes, parce qu'elles sont semblables. Elles sont des êtres humains capables d'apprendre, de penser, d'agir responsablement, d'avoir des convictions morales et politiques, etc. Bref, elles n'ont rien qui les distingue des hommes, et qui justifierait de les traiter différemment. Ainsi, l'universalisme soutient la similtude des hommes et des femmes, afin de pouvoir défendre leur égalité. Le différentialisme au contraire soutient que les femmes sont différentes. Elles ont une personnalité différente, des besoins différents, des valeurs différentes, etc. Mais toutes ces différences ne doivent pas impliquer l'inégalité de traitement. Ces différences de genre existent, mais ne justifient en rien qu'un genre soit favorisé par rapport à l'autre. Il n'y a pas de raison que les valeurs viriles aient un privilège sur les valeurs de douceur et d'attention féminines. 
Ainsi, les différentialistes font le pari que ces différences de genre peuvent ne pas découler nécessairement sur une hiérarchie des genres, donc que la société peut prendre conscience de ces différences, sans immédiatement trouver une unité de mesure permettant de les hiérarchiser. Comment serait-ce possible? C'est possible si l'on ne cherche pas, dans une vision englobante, soucieuse d'établir des liens de tout avec tout, à ramener la moindre différence à des buts socialement définis. Si toute la société a pour principal souci de développer l'ardeur militaire, le combat, etc. il est évident que la différence des hommes et des femmes deviendra mécaniquement une inégalité. Les femmes étant (en général) moins fortes physiquement, il est inévitable qu'elles soient désavantagées : n'ayant pas envie de faire carrière dans l'armée, ou bien ayant des carrières moins brillantes, elles se retrouveront socialement désavantagées. Alors que si la différence des sexes n'est pas ramenée à un but externe, cette différence n'entraîne aucune inégalité. La douceur est simplement différente de la virilité, et chacun peut adopter le comportement qui lui plaît (pensons aussi aux hommes qui préfèrent la douceur à la virilité!) sans être pénalisé par sa conduite.

Autrement dit, ce sont les coupures, les ruptures, les discontinuités, mais aussi la multiplicité des instances capables de produire des valeurs qui permettent de protéger les différences, de les empêcher de se résoudre en inégalités. Une société ne peut maintenir des différences en son sein que si elle instaure des coupures dans la circulation des membres, et des valeurs morales, politiques, économiques, etc.
On peut prendre un autre exemple, celui de l'école. Pourquoi l'école suscite-t-elle aujourd'hui tant de tensions, tant d'enjeu, et donc aussi tant de critiques? Ce que l'on reproche à l'école est d'être inégalitaire, de reproduire des inégalités sociales, au lieu de les compenser. Or, reprocher ceci à l'école, c'est considérer que les différences de parcours scolaires se transformeront nécessairement en inégalités sociales. Et c'est en effet le cas, mais pourquoi est-ce le cas? Parce que l'école n'est pas coupée, mais au contraire en lien assez étroit avec le monde du travail, ce qui fait que les inégalités scolaires auront pour conséquences directes des inégalités professionnelles. Autrement dit, qui échoue lors de ses premières années échouera probablement sa vie entière; celui qui, au contraire, a eu une scolarité brillante a de très grandes chances de réussir tout le reste de sa vie. C'est le fait que la partie (l'école) décide du tout (la vie) qui cristallise tous les ressentiments portés envers l'école. Alors que si, à l'inverse de ce qui se fait aujourd'hui, l'école était coupée beaucoup plus fortement du monde professionnel, l'échec scolaire n'impliquerait pas l'échec professionnel. Chacun aurait une seconde chance pour réussir sa vie ailleurs. Tel élève ne comprend rien à son cours de physique : ce n'est pas grave, il aura peut-être l'occasion de réussir sa vie en devenant manager d'une grande équipe. Mais si, au contraire, toutes les places sont d'emblée verouillées par le système scolaire, il n'y a tout simplement plus aucune seconde chance, il devient obligatoire d'investir au maximum le champ scolaire sous peine de défaite définitive. Et l'école devient un lieu d'angoisse terrible.
L'école devrait donc tout faire pour se rendre inutile, c'est-à-dire ne pas avoir d'autre but qu'elle-même, et c'est à cette condition que les élèves pourront y venir de manière apaisée et désintéressée, attitude qui est la seule compatible avec l'étude véritable. L'école doit être un lieu d'apprentissage de ce qui fait de nous des êtres humains, et non un lieu de formation à un futur métier, ou un système de sélection (ces deux dernières descriptions revenant au fond au même). Tant que l'école aura aussi pour but de fixer la carrière professionnelle, donc tant qu'elle mettra en jeu le fait même que nous puissions manger, nous vêtir et nous loger dignement, il est inévitable que l'école suscite des tensions énormes, qui n'ont pourtant aucun rapport avec sa fonction propre. Le jour où personne n'attendra un travail correct du simple fait qu'il a un master d'histoire, et où tout le monde saura qu'un master d'histoire donne des perspectives de carrière semblables à n'importe quel autre cursus scolaire, alors les étudiants pourront se lancer dans les études en ayant pour seul objectif le plaisir d'étudier. Et tous les pauvres étudiants qui sont obligés de suivre des cursus mortellement ennuyeux pourront enfin se rabattre sur ce master d'histoire, au lieu de penser fiévreusement à la valeur de leur diplôme sur le marché du travail.
Bref, la destinée des véritables carrières scolaires est intrinsèquement liée à l'élimination de toutes ces filières dont le seul but est de fournir des diplômes, et d'être les agences de sous-traitance du travail de formation professionnelle que devraient accomplir les entreprises. On ne devrait pas reprocher aux filières d'histoire, de psychologie ou de philosophie de ne mener à rien, c'est au contraire toutes les filières qui mènent à quelque chose qu'il faudrait éliminer. 

N'aurait-on pas dérivé du sujet, en glissant du thème du rapport entre différence et inégalité, au thème du rapport entre les différentes inégalités (ici, les inégalités scolaires et professionnelles)? Aucunement. Car il ne faut pas s'illusionner : il est inévitable que les différences se convertissent toujours en inégalités. Les sociétés sont commes les individus, il y a des choses qu'elles aiment, d'autres qu'elles détestent, et toutes les différences tendent à être converties en inégalités. Donc, malgré les différentialistes, il est inévitable que chacun ait sa préférence pour la virilité ou pour la féminité, les individus comme les sociétés.
Mais plus globalement, les différencialistes ont raison, parce qu'il est toujours possible de créer des ruptures, des séparations entre les inégalités. Il est indéniable que les moeurs rendent la vie plus dure aux femmes qu'aux hommes (par exemple, concernant les charges domestiques). Mais ces inégalités ne deviennent vraiment intolérables que parce qu'elles ont des conséquences dans d'autres domaines. Lorsque le sexe a des conséquences sur les droits juridiques, sur le niveau de rémunération, sur l'exposition à la criminalité, sur la santé, etc. alors ces inégalités deviennent intolérables. Alors qu'elles resteraient à peu près tolérables si les différences au sein de la maison n'avaient aucune conséquence dès lors que l'on en sort. Et le progrès de la cause féminine consisterait justement à créer de nouvelles coupures, à faire que les différences de jugement aient de moins en moins de conséquences extérieures. Le féminisme aura terminé son combat le jour où les avis de chacun sur la valeur du masculin et du féminin ne se traduisent plus dans la moindre institution ou la moindre coutume.
Ainsi, on peut mieux comprendre ce qui fait qu'une différence est nommée différence plutôt qu'inégalité. En un sens, toute différence est une inégalité. Si on y est attentif, même les différences les plus superficielles sont hiérarchisées. On trouve plus belles les personnes blondes que les personnes brunes, etc. Mais ces différences ne sont pas prises pour des inégalités, tant que ces différences-inégalités ne débouchent pas sur d'autres inégalités. Celui qui est blond est plus beau, mais cela ne lui donne aucun autre avantage; donc on peut tenir cette inégalité pour une simple différence. Par contre, le genre et la réussite scolaire font partie de ces inégalités qui débouchent sur de nouvelles inégalités, et donc qui ne peuvent pas être tenues pour de simples différences. Pour que les inégalités scolaires deviennent des différences scolaires, il faut que ces inégalités restent cloisonnées au champ scolaire, et ne le débordent pas. Le jour où le docteur en droit aura (à peu près) les mêmes opportunités professionnelles que le bachelier scientifique, alors les différences de parcours scolaires pourront être tenues pour de véritables différences, pas des inégalités.

Une différence, c'est une inégalité sans conséquence.

mercredi 23 novembre 2011

La valeur de l'exception

Reconnaître le caractère exceptionnel de certaines pratiques, c'est comprendre que la généralisation de ces pratiques aboutirait à une contradiction. Une pratique exceptionnelle n'est possible que si elle n'est pas la règle, donc qu'elle s'inscrit dans un ensemble de pratiques qui lui sont différentes, et qui la rendent possible.
Un exemple popularisé par Kant est celui du mensonge. Kant a pris cet exemple, et l'a défendu courageusement, même quand on lui a fait les meilleures objections du monde (cf. Constant qui prend le cas de l'individu qui cache un innocent chez lui et ment aux personnes qui le pourchassent). Si Kant n'a rien voulu concéder sur ce sujet, c'est parce que sa théorie morale, qui définit l'action morale comme une action pouvant être universalisée, ne marche correctement que pour le mensonge. En effet, Kant a bien du mal à montrer que se laisser vivre paresseusement, tuer les faibles ou les handicapés, ou être égoïste et détestable envers tous les autres, ne pourrait pas être généralisé. En effet, il n'y a aucune contradiction à ce que les méchants règnent sur Terre, et nous rendent la vie particulièrement pénible.
Par contre, en effet, le mensonge ne pourrait pas être universalisé. Car l'universaliser, c'est faire perdre son sens à toutes nos paroles, ce qui signifie que nos enfants ne pourraient plus apprendre à parler, et nous adultes arrêterions aussi de parler, puisque ce serait totalement impossible, ne pouvant jamais comprendre ce que l'on nous dit. Bref, Davidson, dans ses articles sur la vérité et l'interprétation, a clairement montré que l'on ne peut comprendre une langue que si ce que l'on nous dit est en grande majorité vrai. C'est en supposant qu'une phrase est vraie que l'on en retrouve le sens. Donc, si tout le monde mentait, personne ne comprendrait jamais rien à ce que nous disent les autres. Donc, personne ne parlerait. Il faut noter que l'absence de langage n'a rien d'immoral, et c'est pourquoi il n'est pas certain que mentir soit immoral. Par contre, comme le dit bien Kant, le mensonge n'est pas universalisable. S'il se généralise, il se détruit lui-même.On peut concevoir une humanité qui ne parle pas, par contre, une humanité qui ment en permanence est inconcevable.

Or, ce statut de l'exception, qui nous permet de faire des choses qui ne seraient pas possibles autrement, permet aussi d'éclaicir d'autres pratiques, qui sont liées à la pensée.
Celui qui est temporairement sourd (par exemple parce qu'il a un casque audio sur les oreilles) peut continuer à parler et à chanter correctement. Par contre, un sourd de naissance, pour qui la surdité est la situation générale, et pas l'exception, ne peut ni parler ni chanter. Ne s'entendant pas, il ne peut pas apprendre à utiliser correctement sa voix. Pour apprendre à parler, il faut entendre sa voix. Par contre, celui qui a appris à parler peut continuer à parler même si les circonstances nécessaires à l'apprentissage ne sont plus présentes. Cependant, ici aussi, il ne faut pas que la surdité se généralise, sinon, notre apprentissage finit par s'effacer, notre voix devient moins précise, et nous finissons progressivement par ne plus pouvoir parler du tout. Autrement dit, on peut s'éloigner quelques temps des conditions nécessaires à l'exercice de la parole, mais on ne peut pas les abandonner définitivement. Parler sans entendre sans voix est possible de manière exceptionnelle, mais cela ne peut jamais être une règle. Nous sommes ici un peu comme un cycliste s'arrêtant de pédaler : s'il a de la vitesse, il conserve son équilibre et continue d'avancer. Par contre, généraliser ceci entraînerait l'arrêt du vélo, et la chute du cycliste. Donc, en général, pour avancer il faut pédaler, même si on peut continuer ponctuellement à avancer sans pédaler.
L'honnêteté intellectuelle me force à signaler que je n'ai pas la preuve que la pensée peut être expliquée par ce paradigme du vélo, et non pas par celui du bâtiment qui, une fois l'échafaudage retiré, demeure indéfiniment debout, sans qu'il soit nécessaire de replacer régulièrement l'échafaudage. Il me semble donc que, pour la pensée, la pensée privée est l'exception, et non la règle. Il me semble, en suivant Wittgenstein, que nous ne pourrions pas avoir la moindre intériorité si nous n'avions pas régulièrement la possibilité de contrôler que nos pensées personnelles ne nous ont pas trop éloigné de ce que notre communauté linguistique est prête à accepter. Mais ce modèle de l'exception permet aussi de faire une place à une intériorité, donc à ne pas la rayer purement et simplement de notre compte-rendu ontologique. En effet, il est difficile de nier que les personnes raisonnent silencieusement, et ajustent leur comportement par la suite, sans que toutes les étapes intermédiaires justifiant ce changement de comportement soient visibles. Ce changement de comportement peut être pratique : exécuter un geste de manière plus efficace ou élégante, ou plus théorique : employer un terme de manière plus pertinente. Mais il est indéniable que, pour l'individu qui a changé, quelque chose s'est passé dans l'intervalle. Il en est de même lorsque l'on écrit : on fait une pause à la fin d'une phrase, on attend, on réfléchit un moment, et l'écriture repart. Ce moment de pause est un moment où il s'est passé quelque chose.
Wittgenstein nous signale surtout (dans les Cahier bleu et brun, et dans les Recherches philosophiques), que ce quelque chose qui s'est passé, mais qui n'est pas visible, est impossible à décrire correctement, parce qu'il n'y a aucun critère de description correcte. Pourtant ne pourrait-on pas dire qu'il s'est passé la même chose que ce qu'il se passe lorsque nous raisonnons tout haut? Nous avons l'habitude de faire des choses publiquement, et cette habitude est si forte, si bien imprégnée, que nous pouvons encore l'exécuter quand personne ne nous contrôle. Penser, c'est donc faire la même chose que parler, mais sans le montrer publiquement. Penser ne peut pas être différent de ce que nous faisons couramment, sinon, en effet, nous tomberions sous le coup des remarques de Wittgenstein : comment pourrions-nous identifier et décrire correctement une activité dont nous n'avons jamais appris les critères de reconnaissance? Par contre, si penser est seulement s'accorder une exception dans une activité que nous faisons très naturellement, alors il n'y a plus d'objection possible. De même que celui qui est temporairement sourd peut continuer à parler correctement, celui qui est temporairement coupé du monde peut continuer à penser, même si apprendre à penser suppose d'interagir avec le monde. La pensée est donc lancée dans son élan, et capable de continuer à raisonner en l'absence de contrôle extérieur. Mais comme pour le chanteur ou le cycliste, il faut de temps en temps enlever le casque des oreilles, se remettre à pédaler, c'est-à-dire revenir auprès des autres, pour contrôler que ce que nous avons pensé n'est pas devenu un quelque chose d'absolument inarticulé.
Bref, pour prendre un exemple simple : comment sait-on que nous avons mal à la tête, quand nous sommes seuls chez nous et qu'il n'y a personne pour vérifier que nous grimacions bien de douleur? On le sait parce que l'on a appris à parler de notre douleur, grâce aux nombreux contexte publics qui se sont présentés à nous. Et nous avons si bien appris que nous pouvons ponctuellement continuer à parler de douleur, même quand autrui n'est plus là pour contrôler. Mais si nous restons trop longtemps seuls, il est très probable que nous finissions par perdre le sens courant de la douleur. Nous risquons de nous mettre à parler d'autre chose, sans que jamais nous puissions nous rendre compte de la dérive.

Bref, une philosophie qui met en avant les habitudes dans la constitution de nos compétences, qui affirme que l'apprentissage est une sorte de dressage, ne peut pas nier l'existence d'une intériorité. L'intériorité est relativement déterminée, justement parce que les habitudes sont puissantes, et continuent de fonctionner même pendant que les maîtres s'absentent. Si l'habitude disparaissait aussi vite que la cause qui l'a produite, ce ne serait pas une habitude. Mais parce que notre habitude de penser en est bien une, il nous est possible de persévérer dans la pensée, même quand plus personne n'est là pour vérifier que nous pensions correctement.
Wittgenstein le dit bien bien : comment a-t-on appris à prolonger un motif ornemental? Les raisons nous manqueront bientôt, et alors nous agirons sans raison (§211), aveuglément (§219). La pensée est tout à fait semblable : nous sommes comme aveugles par rapport à elle, pourtant, cet aveuglement ne nous empêche pas de réussir à penser correctement.

mardi 15 novembre 2011

Comment un raisonnement peut-il être mauvais?

En matière de logique, il est assez simple d'exprimer ce qu'est un raisonnement invalide. Un raisonnement est invalide s'il ne peut pas être déduit à partir des prémisses, en suivant des règles d'inférence admises. Les règles d'inférences du langage ordinaire sont assez bien connues de tous : ce sont les règles qui gouvernent les expressions telles que "et", "ou", "si ...alors", "tous les...", "quelques...", etc. Une fois que l'on sait se servir de ces termes, nous devenons capables de déduire de manière valide de nouvelles propositions à partir de propositions qui les contiennent. La validité ne tient pas compte de la vérité des propositions. Un raisonnement est valide, même s'il part de prémisses fausses, tant qu'il reste cohérent avec ces prémisses.

Cependant, est-il aussi possible qu'un raisonnement soit valide du point de vue du respect des règles d'inférence, qu'il parte de prémisses qui sont tout à fait acceptables, et qui pourtant, aboutisse à une conclusion qui ne soit plus acceptable? En toute logique, il faudrait répondre que ce n'est pas possible. Si les règles d'inférence sont consistantes (c'est-à-dire si elles ne nous font pas inférer le faux à partir du vrai), ce qui paraît aller de soi pour les règles courantes d'inférence, alors un système dont les prémisses sont vraies ne devrait mener qu'au vrai. Pourtant, il me semble qu'un tel cas arrive bel et bien, et c'est pourquoi je propose d'appeler de tels raisonnements mauvais, pour la raison qu'ils sont formellement acceptables, mais pourtant inacceptables quand au respect de principes de déduction plus informels, et néanmoins importants. Autrement dit, on peut suivre les règles formelles du raisonnement, et violer des règles plus informelles, et pourtant aussi importantes pour parvenir à un résultat valide.
C'est Perelman qui a attiré l'attention sur le fait que beaucoup de nos raisonnements sont quasi-logiques plutôt que logiques. Dans L'Empire rhétorique, il donne beaucoup d'exemples montrant que certains raisonnements concluent alors qu'ils ne devraient pas, s'ils respectaient les règles strictes de la logique. Mais par habitude, commodité, et parce que nos raisonnements sont fiables la plupart du temps, nous nous permettons de tirer une conclusion plus vite que nous en avons le droit. Ainsi, un juge qui fait la liste de tous les motifs qu'un homme pourrait avoir d'en tuer un autre, et qui en conclut que cet homme est innocent, parce qu'il n'a aucun motif de le tuer, commet un raisonnement formellement incorrect, car il n'a pas apporté la preuve que sa liste est complète. Donc, en l'absence de cette preuve, le raisonnement n'est pas justifié. Et d'ailleurs, il se pourrait même que l'accusé ait tué un homme en l'absence de tout motif. Bref, nous faisons souvent des inférences que l'on pourrait nommer inférence à la meilleure explication : nous n'avons pas le droit de conclure ainsi, mais il nous semble que cette conclusion est la meilleure que nous connaissions; donc nous la retenons.
Ici, dans un tel raisonnement quasi-logique, les principes formels de l'inférence ne sont pas respectés, mais sont respectés les principes informels de l'inférence : vraisemblance, précision, constance, etc. Celui qui raisonne se dispense en partie de mener un raisonnement valide, afin de produire un bon raisonnement, qui soit vraisemblable et acceptable par tous. Et surtout, ultime valeur épistémologique, il se soucie de la vérité de sa conclusion. Il est important que le raisonnement quasi-logique soit vrai.
Or, je voudrais plutôt examiner un cas inverse, celui d'un raisonnement véritablement logique, qui ne commet aucune erreur d'inférence, mais qui ne respecte pas tous les principes plus informels de raisonnement. Bref, le raisonnement est valide, mais aboutit à une inférence qui n'est pas du tout la meilleure explication, qui n'est pas vraisemblable, et, ultime défaut, qui est simplement fausse. Autrement dit, il me semble que l'on peut partir de prémisses vraies, et aboutir à des conclusions fausses. Cela ne signifie pas du tout que notre système logique nous permette de produire des contradictions, mais plutôt qu'il y a, dans tout raisonnement sur des objets dont la définition n'a pas été parfaitement formalisée (ce qui est inévitable - et même peut-être souhaitable - dans le langage ordinaire) une sorte de marge de manœuvre qui nous permet d'aboutir à des conclusions divergentes à partir des mêmes prémisses de départ.

I Premier exemple : l'image du non-être
Pour donner un exemple de raisonnement formellement correct et qui est pourtant insatisfaisant, il suffit d'ouvrir un livre quelconque de Platon (et tout particulièrement l'Euthydème) pour trouver un des nombreux raisonnements trompeurs que produisent les sophistes. Celui qui est présenté ci-dessous est une variante de ce que l'on trouve dans le Sophiste :
  1. toute image est l'image de quelque chose,  [prémisse]
  2. la licorne n'existe pas  [prémisse]
  3. l'image de la licorne est l'image de quelque chose qui n'existe pas, donc est l'image de rien, [d'après 1 et 2]
  4. une image de rien n'est pas une image [d'après 1]
  5. il n'y a pas d'image de licorne [d'après 3 et 4]
Manifestement, la conclusion de ce raisonnement est inacceptable, pourtant, chacune de ses étapes est correcte. Si le raisonnement est incorrect, c'est parce qu'il s'arrête trop vite, trop brusquement, alors qu'il deviendrait vrai s'il était poursuivi, développé plus amplement. Son erreur est de ne pas être assez précis, de négliger certains aspects des prémisses qu'il manipule. Si ces aspects étaient pris en compte, alors le raisonnement pourrait mener à la vérité.
En effet, pour dépasser l'affirmation 5, qui est manifestement incorrecte, il nous faut une théorie du non-être, et c'est à quoi s'attelle Platon dans le Sophiste. Tout son effort (peu m'importent ici les résultats) consiste à donner une sorte d'être au non-être, autrement dit, à donner une sorte d'être à ce qui n'existe pas. Ainsi, Platon pourra soutenir la prémisse 1 et 2, mais nier la conclusion 3 parce qu'il dira qu'on peut être quelque chose sans exister réellement. Ce que fait donc Platon est d'introduire une distinction là où elle n'existait pas. Alors que pour un sophiste, être quelque chose et exister sont strictement identiques (ce qui justifie la validité de la proposition 3), pour Platon, on peut être quelque chose sans exister. Platon reconstruirait l'argument ainsi (en gras figurent les modifications apportées) :
  1. toute image est l'image de quelque chose,  [prémisse]
  2. la licorne n'existe pas  [prémisse]
  3. l'image de la licorne est l'image de quelque chose qui n'existe pas, donc est l'image de quelque chose, [d'après 1 et 2]
  4. il y a des images de licorne [d'après 2 et 3]
Le raisonnement aboutit donc à la conclusion contraire, à partir des mêmes prémisses, et de manière tout aussi valide, parce que des distinctions ont été faites parmi les termes, ce qui a rendu nécessaires de nouvelles inférences. Une fois que la licorne est tenue pour quelque chose, et non pour un pur rien, il n'est plus possible de dire que l'image de la licorne est impossible.
Mais cette ambiguïté de définition des termes a-t-elle un quelconque rapport avec la valeur des raisonnements? Ne soulève-t-on pas ici un problème en rapport avec l'ambiguïté de la langue, mais sans rapport avec l'incertitude de nos raisonnements? Non, parce que n'importe quel raisonnement en langue naturelle a nécessairement ce problème d'ambiguïté, et parce que des distinctions telles que celle de Platon sont avant tout une réponse à des raisonnements qui sont malheureux. C'est seulement parce que nous tenons pour un paradoxe qu'il y ait des images de rien que nous avons besoin de distinguer le fait d'être quelque chose, et le fait d'exister. Autrement dit, les distinctions conceptuelles répondent à une imperfection du raisonnement. C'est parce que le raisonnement nous trompe que nous avons le besoin de trouver une ambiguïté, et de la lever. L'ambiguïté ne précède pas le raisonnement; c'est le raisonnement qui la produit. Le raisonnement est mauvais, et en même temps, nous n'avons formellement rien à lui reprocher, donc nous avons le besoin de "sauver" la validité formelle de ce raisonnement en lui trouvant un défaut informel, celui de l'ambiguïté des prémisses. 
Nous sommes ici dans une situation courante en épistémologie : nous constatons qu'une loi physique est fausse; nous avons deux manières de réagir : changer les fondements mathématiques de la loi physique, ou bien changer les valeurs physiques qui lui donnent un contenu. On peut toujours inventer une nouvelle théorie des nombres pour conserver des théories physiques imprécises voire réfutées par l'expérience, mais ce serait ridicule. Il en est de même ici : on préfère corriger son langage, plutôt que de remettre en cause les règles d'inférence. Pourtant, pris dans sa globalité, un raisonnement de physique qui aboutit au faux est mauvais, même s'il est bien mené; il en est de même pour les raisonnements de la vie ordinaire. Notre souhait de sauver les mathématiques ou la logique ne montre pas que c'est notre physique qui est fausse, cela montre seulement que l'ensemble formé des deux est mauvais, même s'il suit pourtant les règles mathématiques. Rappelons nous simplement qu'Aristote est célèbre pour avoir pensé que les mathématiques sont trop précises pour être appliquées au monde sub-lunaire. Il n'a pas raison pour autant. Il a simplement fait un choix, d'une manière arbitraire, au sujet de la discipline (mathématiques ou physique) où localiser l'erreur. Soit nous affirmons qu'un raisonnement est invalide, soit nous disons qu'il est mauvais. J'attire simplement l'attention sur ce dernier point. Et je dis bien mauvais et non pas faux, car un mauvais raisonnement peut très bien être vrai.

II Second exemple : Croissance ou décroissance?
Prenons pour finir l'exemple qui est à l'origine de tous ces propos bien abstraits, et qui est un nouveau sophisme, appliqué aux questions écologiques. C'est parce que nous ignorons que beaucoup de nos raisonnements sont valides mais mauvais que nous avons parfois l'impression d'être d'accord sur les faits, et en désaccord sur les actions à accomplir. Nous avons l'impression d'être d'accord sur le constat, et en désaccord sur les réponses à lui apporter. Ceci paraît être une variante de la distinction des faits et des valeurs. Nous pourrions tous nous mettre d'accord sur les faits, mais nous resterions en désaccord sur les valeurs, donc sur les actions à accomplir.
Or, en réalité, loin d'être en accord sur le constat, nous divergeons déjà sur de nombreux points, et l'accord apparent sur les prémisses est tout à fait superficiel, tout comme les sophistes et Platon sont apparemment d'accord sur les prémisses ci-dessus. Voici l'inférence discutable (et discutée!) :
  1. Il y a des pays riches et des pays pauvres [prémisse factuelle]
  2. Les pays pauvres doivent s'enrichir pour sortir de la pauvreté [prémisse normative]
  3. La croissance économique enrichit les pays [prémisse]
  4. Donc il faut de la croissance économique pour sortir les pays pauvres de la pauvreté [d'après 2 et 3].
Ceci est le raisonnement des productivistes. Voici maintenant le raisonnement des partisans de la décroissance (en gras, les modifications apportées) :
  1. Il y a des pays riches et des pays pauvres [prémisse descriptive]
  2. Les pays pauvres doivent s'enrichir pour sortir de la pauvreté [prémisse normative]
  3. La croissance économique enrichit certains pays, au détriment des autres [prémisse descriptive]
  4. Donc il faut la décroissance des pays riches pour sortir les pays pauvres de la pauvreté [d'après 2 et 3]
Ici encore, un apparent accord sur les prémisses mène pourtant à des conclusions inversées, puisque les uns proposent que l'on continue à se développer, alors que les autres proposent un mode de vie décroissant. Qu'est-ce qui distingue le productiviste et le décroissant? Ce n'est pas une ambiguïté de langage. Il s'agit plutôt d'un propos incomplet, que tient le productiviste, car le décroissant accepte la totalité des prémisses du productiviste. En effet; il accepte les prémisses du productiviste, mais ajoute, dans la proposition 3, que la croissance des uns se fait contre la croissance des autres. Cela l'entraîne à dire qu'il nous est impossible de continuer à nous enrichir, tout en prétendant combattre la pauvreté. Leur divergence est donc factuelle : l'un voit seulement la croissance globale sur la planète, et se dit qu'il faut produire de la croissance, alors que l'autre voit les différentiels de richesse, et en conclut que la croissance des pauvres est une bonne chose, mais que celle des riches est très dangereuse pour celle des pauvres.
Cependant, le productiviste et le décroissant risquent quand même de croire qu'ils ont un désaccord sur les valeurs. Les deux vont se reprocher de ne pas chercher à combattre la pauvreté, parce que, à l'aune de ses propres prémisses factuelles, chacun verrait dans la conclusion de l'adversaire une injonction à ne pas réduire la pauvreté. Le productivisme entend "décroissance des pays riches et des pays pauvres", et se révolte à juste titre; le décroissant entend "croissance des pays riches aux dépends des pays pauvres" et se révolte aussi à juste titre. Mais les deux ne voient pas que la divergence ne porte pas sur la prémisse normative, mais sur une des deux prémisses descriptives.
Ainsi le productiviste prend les choses de manière globale, il juge la croissance de manière mondiale, indifférenciée. Alors que le décroissant se place d'emblée dans une perspective comparative, et voit les effet collatéraux de la croissance des uns et des autres. C'est parce que les deux ont un regard différent qu'ils aboutissent à des conclusions diamétralement opposées, alors même que, lorsqu'ils essaient de clarifier leurs présupposés idéologiques, ils ont l'impression d'être d'accord. Certes, les deux cherchent à réduire la pauvreté, mais leur manière très différente de voir la richesse et la pauvreté des nations les empêche d'aboutir au même résultat.
Je voudrais toutefois signaler que cette notion de bon et de mauvais raisonnement est une notion informelle, ce qui implique que je ne vais pas apporter la preuve définitive que le productiviste voit mieux les choses, ou bien que c'est le décroissant qui les voit les mieux. Même après que le désaccord a été clarifié, les deux options possibles restent envisageables. Certes, en ce qui me concerne, le choix à faire ne me paraît pas difficile,et je pense que chacun me rejoindra assez naturellement. Mais que nous reconnaissions avec aisance le bon choix n'implique pas que nous ayons un critère bien défini. Nous faisons ceci sans règle, par habitude.

Bref, partout où les hommes sont en désaccord, il convient de se rappeler qu'un raisonnement peut être valide mais mauvais, parce que le sens donné aux notions est flottant, flou et variable. Et ce flou finit par produire des désaccords terribles, et des conclusions inacceptables. Prendre conscience de ce flou inhérent à tout raisonnement, c'est se permettre de résoudre les désaccords, et montrer que les hommes, quoi qu'ils en disent, sont en fait d'accord sur l'essentiel. Les différences de valeurs sont exceptionnelles; mais les petites différences de point de vue finissent souvent par engendrer des conséquences spectaculaires.

dimanche 13 novembre 2011

La force de la preuve

Il est d'usage de prouver ce que l'on avance, lorsque certains de ceux à qui on s'adresse ne sont pas d'accord avec nous. Ainsi, n'importe quel discours a toujours deux modes de progression : dans le premier cas, le propos se poursuit puisque ce qui a été affirmé juste avant ne rencontre aucune critique; dans le second cas, le propos revient sur ce qui a été affirmé juste avant afin de lui apporter davantage de poids, ou bien même le prouver de manière définitive. Ainsi, l'accord de l'auditoire permet de développer en extension son propos, alors que son désaccord oblige à développer en intension, à donner plus de force à notre propos, à le rendre plus solide.
Mais comment juger la force que nos arguments apportent à nos propos? Commet distinguer ceux que l'on tient pour des arguments, c'est-à-dire de simples raisons de changer d'opinion, et ceux que l'on tient pour des preuves, c'est-à-dire des propos qui obligent quiconque à changer d'opinion? La distinction entre preuve et argument est cardinale, puisque le preuve contraint l'auditeur, alors que l'argument lui laisse encore la liberté de ne pas suivre le propos. D'un point de vue plus logique, la preuve est le discours qui montre la totalité des réponses possibles à un problème, et qui montre en même temps que la seule bonne réponse est celle qui est défendue par le locuteur. Toute autre réponse serait fausse. C'est pourquoi, subjectivement, la preuve est vécue comme une contrainte : tous les autres chemins, les autres manières de répondre, ont été barrés par la preuve, qui nous oblige à prendre un unique chemin. Alors que les arguments, eux, se présentent davantage comme des poteaux indicateurs que comme des barrages. Ils nous indiquent quelle voie il faut suivre, mais la possibilité d'aller à l'encontre de ce qu'ils suggèrent reste possible. Quand on prouve que les médianes d'un triangle quelconque se croisent en un point, qui est le centre de gravité du triangle, on ne sait plus guère comment penser autre chose. Quand on argumente afin de montrer que l'accusé est bien coupable du meurtre qui lui est reproché, parce que son ADN a été retrouvé sur les lieux du crime, on sent bien que de multiples possibilités restent ouvertes. Il se peut que l'accusé n'ait fait que parler avec la victime, il se peut que le vrai coupable ait manipulé les preuves, il se peut que l'expertise scientifique ait mal fait ses relevés, etc. 

Cette différence entre preuve et argument en recoupe une seconde, tout aussi importante, celle entre vérification et justification.
La vérification est le faire de contrôler qu'un énoncé est vrai. Ce faisant, si la vérification est correctement menée, alors cet énoncé est prouvé, il devient hors de doute. La vérification est une activité tout à fait ordinaire. Untel a besoin de prendre le train, et n'est plus certain de l'heure exacte du départ; il fouille donc dans ses affaires, retrouve son billet, et lit alors l'heure de départ. Ici, il a vérifié quelque chose. La vérification a quelque chose de définitif. Après avoir lu l'horaire sur son billet, la personne arrête son enquête.
A l'inverse, la justification n'a pas ce caractère définitif, parce que justifier la croyance en quelque chose n'est pas prouver que chacun doit y adhérer. La théorie de la connaissance, et notamment Gettier avec ses fameux problèmes, a bien montré que toute croyance raisonnablement justifiée n'est pas pour autant une croyance vraie. Et même s'il s'agit quand même d'une croyance vraie, il se peut encore que la justification ne soit pas complètement suffisante pour rendre la croyance en cette vérité absolument nécessaire, contraignante. Il est possible d'avoir de très bonnes raisons de croire quelque chose, de croire quelque chose de vrai, et pourtant de ne pas avoir la raison ultime, de ne pas avoir la preuve de ce que nous croyons. 
Fabriquons en effet un petit problème de Gettier, à partir de l'exemple ci-dessus. La personne a donc lu son billet, et y a vu inscrit l'horaire de départ du train. Ceci sera considéré par tous comme une preuve du véritable horaire. Pourtant, ce n'est pas le cas. Ce n'est qu'une justification, et pas vraiment une vérification. Car il se pourrait bien que la personne ait des ennemis, qui soient prêt à tout pour que la personne ne monte pas dans ce train, même à fabriquer un faux billet, et à lui glisser dans ses affaires pour l'induire en erreur. Bref, il n'est jamais exclu que la plus forte des preuves dont nous disposions soit encore trop faible pour vérifier quelque chose. D'ailleurs, pour respecter la structure des problèmes de Gettier, on pourrait même imaginer que les ennemis de la personne commettent une erreur, et inscrivent par mégarde la véritable heure de départ du train sur le faux billet. Ce faisant, notre personne regardant son faux billet a une croyance vraie concernant l'heure de départ, elle a une justification pour sa croyance, pourtant, elle n'a pas de preuve, puisque la justification de sa croyance n'a pas la caractère de contrainte. Si les faussaires n'avaient pas fait d'erreur, la personne aurait eu une fausse croyance.

Ainsi, une justification n'est pas une vérification, tant que le plus suspect, le plus paranoïaque des êtres humains n'a pas épuisé toutes ses raisons de croire le contraire. Tant que l'imagination la plus débridée n'a pas été bloquée par une preuve, aucune croyance n'est vraiment indubitable. Et malheureusement, l'exemple ci-dessus ne peut que suggérer que jamais aucune preuve empirique ne sera hors de doute. Il est toujours possible de douter de la solidité d'une preuve. Bref, en sciences, nous avons de bonnes justifications de croire, mais jamais nous ne vérifions quoi que ce soit. 
Cette critique s'adresse en tout premier lieu à James, qui, autant dans ses Essais d'empirisme radical (Essai 2) que dans le Pragmatisme (sixième leçon) identifie vérité et vérification. Pour lui, une idée est vraie si elle est rendue vraie par un processus de vérification; autrement dit, elle est vraie parce que l'idée originale à vérifier nous guide vers une nouvelle expérience que nous estimons correspondre à l'idée originale. Cette métaphore du guidage est constante dans tous les textes, et rend compte de manière plus concrète de cette idée, encore plus métaphorique, de correspondance entre la pensée et la réalité. Pour James, une idée est vraie si elle nous guide vers une nouvelle expérience que nous jugeons conforme à la première. C'est d'ailleurs pourquoi James privilégie volontiers les exemples faisant appel à des déplacements spatiaux : pour James, connaître le Memorial Hall, à Cambridge, c'est pouvoir y conduire quelqu'un s'il nous le demande, ou bien au moins pouvoir donner des indications permettant de s'y rendre. La représentation mentale du Memorial est donc vraie si elle guide correctement vers le Memorial réel. L'adéquation entre la représentation et la chose signifie que la représentation mène à la chose. Autrement dit, une idée n'est vraie que si elle fonctionne, elle nous permet d'aboutir au résultat attendu. Nous pensons au Memorial, et cette pensée nous permet de nous y rendre. Elle nous fait réussir ce que nous voulons. Bref, cette idée est vraie, car vérifiée.
Or, ce que néglige James, c'est le fait que nous n'avons aucune garantie que la réalité vers laquelle nous somme guidés correspond bien à l'idée de départ. Ou plutôt, nous sommes seuls juges de cette correspondance, ce qui revient à dire que l'accusé et le juge sont la même personne. Celui qui fait la vérification est aussi celui qui juge de la valeur de cette vérification. Autant dire que ce jugement laisse à désirer. James néglige ici le caractère social de l'activité de vérification, le fait que la vérification est toujours un accord donné par autrui, et pas quelque chose que l'on peut faire isolément. Ce sont toujours les autres qui acceptent ou refusent nos preuves, on ne se donne pas à soi-même des preuves. Or, les autres peuvent toujours critiquer le plus fort de nos arguments. Ils peuvent toujours dire que cette prétendue vérification n'est qu'une justification, un motif de croire, et pas une contrainte. 
Nous voulons par exemple mesurer la température d'un liquide. Nous y plongeons la main, et déclarons que le liquide est à 50 degrés. Une telle procédure révolterait les observateurs, qui la trouveraient totalement aléatoire et imprécise. Nous décidons alors de plonger dans le liquide un thermomètre à mercure. La jauge monte jusqu' à 48 degrés. Ici, les observateurs se sentent contraints d'adhérer (abstraction faite de la légère marge d'erreur). Mais pourquoi le seraient-ils? Pourquoi ne commenceraient-ils pas à mettre en doute la fiabilité du thermomètre, ou bien le fait que l'xpérimentateur l'ait laissé suffisamment longtemps dans le liquide, ou bien ne souspçonneraient-ils pas qu'ils sont victimes d'un tour de magie? Ainsi de suite, à l'infini. Il est toujours possible d'être suspicieux, la contrainte n'est jamais totale, donc la vérification n'existe pas. Il n'y a que des justifications plus ou moins fortes.

Ainsi, la vérité n'est pas, comme le prétend James, une croyance vérifiée, mais plutôt une croyance suffisamment justifiée. Par suffisamment justifiée, il faut entendre une croyance à laquelle personne ne trouve plus rien à objecter, une croyance qui suscite l'adhésion de tous. Que cette adhésion ne repose jamais sur un fondement absolu, c'est ce qu'il faut se rappeler en permanence. Il serait toujours possible qu'une personne extrêmement méfiante envisage quelques motifs pour ne pas adhérer à une croyance. Mais nous reprocherions à cette personne d'émettre des doutes déraisonnables, farfelus. Il se pourrait que nos yeux nous trompent même quand nous lisons un appareil à affichage numérique, de sorte que le moindre relevé d'expérience soit faussé. Mais cette hypothèse n'est pas tenable, et c'est pourquoi nous n'en tenons pas compte. Donc, après avoir fait le relevé de la mesure, nous estimons que notre croyance relative à l'objet mesuré est suffisamment justifiée. La communauté savante à laquelle nous appartenons ne viendra pas polémiquer sur la qualité de la visions.
C'est pourquoi nous retrouvons ici une différence non métaphysique entre vérification et justification. La vérification n'est pas la possession d'une preuve définitive, totalement contraignante, mais une raison dont nous estimons, par habitude, qu'elle satisfera la totalité de la communauté réelle à laquelle nous appartenons, alors qu'une justification est une raison dont nous savons à l'avance qu'elle en laissera certains dubitatifs. Vérification et justification prennent leur sens en fonction d'un auditoire réel, et pas d'un auditoire idéal, car un auditoire idéal ne serait jamais satisfait par rien.
Or, et c'est un point capital, il faut bien que nous finissions par nous mettre d'accord sur certaines choses. Nous ne pouvons pas passer un temps infini à prouver nos affirmations. Il faut bien que, pour nous êtres finis, les raisons finissent par compter pour des preuves définitives. C'est pourquoi il est structurellement nécessaire que, dans une communauté scientifique réelle, quelque chose puisse être tenu pour hors de doute, afin que les raisons s'arrêtent quelque part. C'est ce que dit légitimement Wittgenstein dans De la Certitude (§§ 192, 204, etc.). Si nous n'avions pas choisi d'admettre certaines justifications comme absolument hors de doute, c'est l'ensemble de l'activité de connaissance qui deviendrait impossible. Le choix de ce qui est hors de doute peut toujours être discuté et révisé (pourquoi juge-t-on plus fiable nos yeux qui lisent un thermomètre, plutôt que la sensation directe de chaleur par la main plongée dans l'eau?). Mais qu'il y ait quelque chose hors de doute, c'est absolument nécessaire.