lundi 24 décembre 2012

Pourquoi la philosophie devrait toujours être révolutionnaire.

Je voudrais ici limiter mon interrogation au domaine de la pratique, et ne pas envisager les questions seulement théoriques (à supposer qu'une question puisse vraiment être "seulement théorique"). En effet, en matière théorique, la manière dont les théories évoluent est une question spécifique, particulièrement étudiée par les philosophes des sciences (cf. Kuhn, La structure des révolutions scientifiques, et toutes les discussions qui ont suivi). Par domaine pratique, j'entends tout ce qui concerne la morale, l'action technique, et la politique, à savoir les disciplines qui étudient les bons choix en matière individuelle et collective. Ma question est la suivante : quel peut être l'effet de la philosophie sur la morale, la technique, et la politique, à supposer qu'elle en ait un?

Cet effet peut être compris à partir de la manière dont on mène une discussion pratique. Une discussion pratique est une situation dans laquelle différentes personnes ont un doute sur la manière dont ils doivent agir, et se concertent donc avec les autres en vue d'écouter leusr avis, ou bien de les persuader d'agir tel qu'ils l'entendent. Dans nos démocraties, la discussion est ritualisée de sorte que, avant toute élection, chaque homme politique présente son projet général pour une ville, une région ou un pays, en cherchant à persuader les électeur de voter pour lui, parce que ses solutions sont censées être les meilleures. En matière morale, la discussion existe, mais pas toujours où on l'attend. La plupart du temps, c'est l'individu lui-même qui doit mener une discussion avec lui-même, en envisageant lui-même les différentes possibilités, et en les évaluant selon ce qu'il a appris auprès de multiples sources (le milieu familial, le milieu social, l’Église, la fiction, etc.). Il est assez rare qu'une discussion morale soit publique, et quand c'est le cas, elle est plus souvent l'occasion de déchaîner les basses passions plutôt que de faire avancer la question posée. Ceci arrive souvent pour la vie des célébrités, dont on commente les frasques de manière assez vulgaire. 
Pour mener à bien une discussion pratique, il y a deux manières différentes, l'une que l'on dira conservatrice, l'autre révolutionnaire. La méthode conservatrice consiste à ne pas soulever de problèmes théoriques importants, et à proposer un ajustement à la situation aussi direct que possible. Autrement dit, la méthode conservatrice vise à minimiser la dépense d'énergie intellectuelle, et à proposer une solution qui soit le plus proche possible de la conduite que l'on tenait jusque là, et qui présente des limites. Un conservateur, typiquement, réagira à un problème qui se pose à lui sans changer de type de comportement, mais en changeant l'intensité de l'effort. Un élève qui réussit mal à l'école ne va pas changer ses méthodes de travail, mais il va redoubler d'effort. Une politique qui ne produit pas de résultat ne sera pas abandonnée, mais on lui donnera davantage d'argent en vue de lui permettre de réussir. On pourrait multiplier les exemples de cette attitude. Je trace ici un portrait extrême. Bien entendu, assez peu de personnes s'obstinent jusqu'à la mort dans une voie qui ne marche pas. Mais il s'agit pourtant d'un type de comportement bien identifié, qui ne cherche pas à réviser des comportements, sauf si cela semble absolument nécessaire. Et surtout, ce ressenti de la nécessité du changement est presque davantage d'ordre affectif que théorique.Un élève sent bien qu'il s'y prend mal pour apprendre par cœur sa leçon. Un politique sent bien que ce n'est pas en augmentant les aides aux chômeurs que l'on va donner envie aux gens de trouver un travail. Ces raisonnements ne sont pas théoriques, ils ne sont jamais appuyés sur des travaux scientifiques, ils ne sont d'ailleurs même pas toujours vrais, mais, parce qu'ils sont liés de manière affective au problème qui se pose, alors ils sont les premiers affectés en cas de volonté de changement.
Il existe ensuite une deuxième méthode de changement. C'est la méthode révolutionnaire. Elle consiste à changer les choses de manière massive, radicale. Or, sauf à agir de manière absurde et dangereuse, une telle méthode implique un niveau de réflexivité élevé. On ne peut pas tout détruire et reconstruire à partir de rien, sans s'être assuré que les nouvelles choses seront meilleures que les anciennes. Pour cela, il faut donc avoir parfaitement conscience de sa situation actuelle, et aussi être capable d'imaginer parfaitement une situation possible, qu'il faudra ensuite réaliser. En effet, les changements effectués étant moins directement liés aux problèmes qui se posent, il faut avoir pensé à tous les points intermédiaires, qui relient les changements fondamentaux effectués aux problèmes en question, et avoir conclu que l'on peut vraiment agir sur ceux-ci à partir de lointains changements. Une telle méthode ne peut plus être affective. Car les méthodes affectives, y compris les heuristiques (des raisonnements intuitifs qui sont utilisés alors qu'ils sont formellement incorrects, parce qu'ils fonctionnent bien dans la pratique), ne peuvent pas nous aider sur des problèmes subtils et originaux. Ils ne sont des guides fiables que sur les petits problèmes pratiques, qui se présentent de manière régulière, ou qui du moins ne s'éloignent pas trop des cas usuels. Cette méthode est nécessairement intellectuelle, parce que l'intelligence a beaucoup plus de plasticité que nos autres facultés. Je voudrais montrer que cette méthode est philosophique, mais aussi que toute philosophie tend à être révolutionnaire.

Que fait la philosophie face à un problème? Elle cherche à en analyser les données. L'analyse consiste à séparer ce qui doit l'être, mais aussi rapprocher (identifier) ce qui doit aussi l'être.  Ces données prennent la forme de concepts, articulés les uns aux autres, selon des relations qui sont elles aussi saisies par des concepts. Ainsi, résoudre un problème de plomberie suppose souvent d'arriver à des notions de circonférence, de vitesse, de débit, de pression, de résistance des matériaux, de température, etc. C'est la clarification conceptuelle de toutes ces notions qui permet de résoudre convenablement un problème. Cette méthode est intellectuelle, puisqu'il est rarement possible d'avoir une "intuition" suffisamment puissante pour résoudre des problèmes compliqués. Et, bien que toutes ces notions aient à voir avec la plomberie et la physique, le travail sur les notions elles-mêmes est proprement philosophique. Car, avant d'établir les relations quantitatives entre elles, il faut avoir compris quelle type de relation elles entretiennent, au moins de manière informelle.
On pourrait en dire de même d'un problème politique. Lorsque l'on réfléchit à la fonction d'une institution, ou à sa légitimité (par exemple, si les prisons devraient être fermées, si les écoles maternelles sont plutôt des garderies ou des lieux où l'éducation proprement dite commence), on la remet radicalement en cause, et par conséquent, on rend possible un changement radical, ou bien son existence même. Cela oblige d'emblée à se placer d'un point de vue différent de celui qui chercher à en corriger les problèmes superficiels. Entre vouloir rendre les prisons plus humaines, et vouloir les fermer, il n'y a pas qu'une simple différence d'opinion, des réponses différentes apportées à la même question, comme on l'entend souvent. Celui qui veut améliorer les conditions des détenus considère que la nature même de la prison, la légitimité de son existence, n'est pas en question. Il se repose donc entièrement sur les conceptions préalables (ou bien sur l'absence de conceptions explicites) de ses congénères. Par contre, en voulant supprimer la prison, on est obligé de donner un argument de nature conceptuelle, montrant que la fonction de la prison n'est pas conforme à la nature de la démocratie, ou bien que la prison réelle ne parvient pas à accomplir sa véritable fonction. Constater la différence entre le réel et l'idéal conceptuel est d'un autre ordre que la réponse instinctive, ou affective, qui pousse à réagir à une situation déplaisante.

Qu'est-ce qui en résulte pour la philosophie? Que le philosophe est nécessairement révolutionnaire, car il va vouloir, autant que nécessaire (je n'ai pas dit "autant que possible", la différence est très importante : le but n'est pas de parvenir au fondement ultime, je m'explique ci-après), retourner aux notions elles-mêmes pour en vérifier la solidité. Il ne se contentera pas d'un ajustement des notions superficielles, qui laisserait tout l'édifice en l'état. Pour cette raison, le philosophe est intrinsèquement provocateur et contestataire. Son travail consiste à toujours faire un pas supplémentaire, une nouvelle distinction, qui rend indifférentes les multiples opinions que l'on avait encore sur un problème donné.
L'exemple de la prison le montre bien. Si deux politiques se disputent pour savoir s'il vaut mieux construire de nouvelles cellules ou bien d'alléger les peines, afin de diminuer la promiscuité en prison, ils verraient tous les deux le philosophe qui demanderait l'abolition des prisons comme un contestataire. De même, dans une discussion sur l'école, par exemple pour savoir s'il faut enseigner l'histoire en classe terminale scientifique, le philosophe ne se contentera pas de se demander si cela ne va pas trop charger les programmes de première (quoique cette question ait aussi de l'importance), il va plutôt se demander si cela a une importance d'enseigner les humanités à des élèves qui sont destinés à devenir des ingénieurs ou des techniciens spécialisés. A chaque fois, le travail philosophique consiste à retarder la réponse, à montrer qu'une réponse solide demande de faire un détour, de retourner en direction des fondements (là encore, aller en direction n'es pas atteindre, l'important est d'arriver à un point où chacun des intervenants de la discussion est d'accord, pas d'arriver à un fondement ultime).

On me dira qu'il existe des philosophes conservateurs. Je répondrais qu'ils sont conservateurs, tout en prenant le risque de la révolution. En effet, en remettant en cause les institution, les comportements, les traditions, ils prennent le risque d'en montrer l'injustice, le caractère illégitime. Simplement, ils sont conservateurs parce qu'ils pensent que, tout bien considéré, les choses ont leur raison d'être, et qu'il n'y a pas de bonnes raisons de changer. Autrement dit, un pur conservateur serait quelqu'un qui ne pense même pas. Un philosophe conservateur est quelqu'un qui pense, donc qui prend le risque de la révolution, mais qui pense que la révolution ne se justifie pas. Pour les véritables ennemis de la révolution, c'est déjà beaucoup, et c'est pourquoi un théoricien, même allié d'un tyran, reste un personnage dangereux, que la prudence exige de supprimer (du point de vue du tyran, bien sûr).

vendredi 14 décembre 2012

Un handicapé peut-il être heureux?

Une telle question est pleine de présupposés, qui, nous le verrons, sont loin de se révéler infondés. En effet, une personne handicapée est quelqu'un qui ne parvient pas à accomplir sans une aide extérieure des opérations que les personnes normales arrivent à réaliser « normalement ». Et même, pour certains handicaps, il devient impossible d'accomplir l'action, avec ou sans aide. Ainsi, se demander si un handicapé peut être heureux revient à se demander si l'état de dépendance, ou bien l'état d'incapacité fonctionnelle, peuvent être une entrave au bonheur. Nous verrons que se poser la question dans ces termes est très bien vu, et que celle-ci exclut par là même de fausses conceptions du bonheur.

Afin de clarifier l'enjeu de la question, on peut partir d'une classification assez schématique des handicaps. Il y a d'abord les handicaps physiques, telles que les difformités exceptionnelles, la paralysie de certains membres, l'absence de membres, des membres ou des organes qui fonctionnent de manière anormale, etc. Ces handicaps se voient le plus souvent, ou se devinent lorsqu'une personne accomplit une tâche particulière. Par exemple, une personne n'ayant plus ses jambes peut porter des prothèses; cela lui permet de marcher normalement, et sans se faire remarquer. Par contre, elle devra renoncer à la course à pied, et peut-être aussi renoncer à porter bermudas, shorts, robes ou jupes.
Viennent ensuite les handicaps mentaux, dans lesquels on inclut tous les troubles des fonctions cognitives, et qui empêchent la personne de comprendre son environnement, d'y réagir adéquatement, ou d'effectuer des tâches intellectuelles relativement simples.En très gros, la mesure du quotient intellectuel révèle le handicap mental.
Enfin viennent les handicaps psychiques, davantage liés aux troubles du comportement, et tout particulièrement des troubles dans le rapport aux autres. Une personnalité paranoïaque, un schizophrène, un autiste, etc. sont des cas de handicap psychique, puisque ces troubles n'empêchent pas d'avoir de l'intelligence et d'être physiquement en bonne santé. Cependant, dès qu'il faut interagir avec d'autres personnes, ces handicapés éprouvent d'énormes difficultés.
Je précise que cette classification, pour schématique qu'elle soit, a l'avantage d'être complète, et de couvrir tous les cas possibles. En effet, la conception platonicienne de l'homme me paraît acceptable dans ses grandes lignes, et Platon, justement, affirme dans la République (livre IV) que l'âme de l'homme est faite de trois parties, une partie tournée vers les plaisirs du corps, une tournée vers le courage et la recherche des honneurs, et une vers les choses de l'esprit. Il faut seulement corriger la caractérisation que propose Platon de la seconde partie de l'âme, car celle-ci semble beaucoup trop liée aux particularité de l'Athènes Antique. Il nous paraîtrait étrange d'attribuer à une partie de l'âme le seul désir de vaincre, notamment à la guerre. Il faut donc transformer cette partie en une partie qui se préoccupe des relations sociales en général. C'est donc une partie sentimentale, puisque le propre des rapports aux autres est d'engager des sentiments (si certains sont sceptiques à ce sujet, il leur suffit de percevoir la différence entre programmer une machine et parler à un être humain, ou bien être renversé par une bourrasque de vent et être renversé par un passant; à chaque fois, la présence humaine se traduit par l'apparition de sentiments en jeu dans la relation).
Il y a donc autant de types de handicaps que de parties en l'homme. Celui-ci se caractérise par un corps qui a des besoins et des désirs, un cœur qui a de sentiments, et un esprit qui a des pensées. Chacune de ses parties peut être lésée. Chez les personnes normales, il peut aussi y avoir des faiblesses, mais tant qu'elles n'empêchent pas complètement les fonctions, tant que la personne n'a pas besoin d'aide extérieure, on ne la dira pas handicapée.Il y a donc trois types de handicaps, et deux degrés. Le premier degré étant la simple déficience, et n'est pas un handicap stricto sensu. Le second degré est une incapacité fonctionnelle, et est un véritable handicap. Notez bien que ces degrés sont des différences qualitatives et non quantitatives, les différences quantitatives se situant seulement au premier degré du handicap.

Après ce petit détour classificatoire, on peut revenir à la question du bonheur. Le thème du handicap me semble apporter une idée forte à l'étude du bonheur. La conception psychologique du bonheur, qui le voit comme une sorte de plaisir, mais plus diffus, et plus durable, est fondamentalement erronée. Le bonheur n'a rien à voir avec une euphorie perpétuelle. Si c'était le cas, les handicapés pourraient être heureux exactement comme les autres hommes, ni plus ni moins. Et il suffirait d'ailleurs, si l'on adhérait sincèrement à cette conception, de se bourrer de pilules euphorisantes pour être heureux toute sa vie. Personne ne juge valable la vie d'un drogué, pas simplement parce que la drogue rend dépendant (une drogue sans dépendance est conceptuellement possible), mais parce qu'elle plonge celui qui en prend dans l'illusion, elle le rend euphorique alors que la situation objective ne le justifie pas. Donc, l'état d'esprit de l'homme heureux pourrait bien être assez semblable à de la joie ou du plaisir, mais ce n'est jamais la joie ou le plaisir seuls qui sont recherchés. Conclusion : l'état de joie durable est peut-être une condition nécessaire du bonheur (même de cela, je doute fortement, mais le démontrer demanderait un plus long travail), par contre, il est certain qu'il n'est pas une condition suffisante. Un état de joie provoqué artificiellement n'est pas tenu pour du bonheur. Le bonheur n'est pas (ou n'est pas seulement) un état psychologique.
Et c'est justement pour cette raison que la question du bonheur des handicapés se pose. Car s'il suffisait de les gaver de pilules pour les rendre heureux, nous le ferions, et nous cesserions de nous inquiéter pour eux. On pourrait donc être débile profond, et tétraplégique, tout en étant heureux, parce que l'on prend ses pilules tous les jours. Mais ceci ne marche pas. Il y a des réelles difficultés (en l'occurrence, des difficultés insurmontables) à être heureux lorsque l'on est un débile tétraplégique. Alors qu'il y a assez peu de difficultés pour être heureux lorsque l'on est un adulte intelligent, en bonne santé, et avec une vie sociale assez riche. Cela, l'homme ordinaire le comprend, et je ne prétends nullement le corriger. C'est d'ailleurs très important dans le rapport que peuvent avoir des parents à leur enfant handicapé. Se dire que l'on ne sait jamais à quoi il peut penser, que peut-être il est heureux, n'apporte aucun réconfort. Car nous savons bien que, quelque soit ce qui se passe dans sa tête, ses capacités de vie sont trop affaiblies pour offrir une vie satisfaisante (sans même parler d'une vie pleinement réussie).
Ce que l'homme de la rue comprend peut aussi être déduit des définitions du handicap. Le bonheur est une affaire de capacité d'agir, et d'actions effectivement réalisées, et non pas d'état psychologique. Le bonheur est dans le pouvoir et dans le faire, pas dans le ressentir. C'est pour cela que le handicap, qui est une incapacité fonctionnelle, s'oppose directement à la possibilité du bonheur. Peuvent être heureux seulement ceux qui peuvent accomplir toutes leurs fonctions de manière correcte, sans l'aide des autres. L'homme étant constitué par ses fonctions biologiques, sociales, et intellectuelles, l'homme heureux, ou pouvant l'être, est justement, comme mentionné plus haut, celui qui est en bonne santé, intelligent, et a des amis, une famille, etc. Bien entendu, on peut aider les handicapés, les soutenir dans leurs activités quotidiennes, leur permettre de faire des activités en principe réservées aux valides (comme le sport). Ces activités rendent la vie de ces personnes meilleures, cela ne fait aucun doute. Pourtant, en ne pouvant pas participer par eux-mêmes aux activités normales du monde, les handicapés restent privés de quelque chose de capital pour le bonheur.

On peut donc, à ce stade, formuler une définition relativement précise du bonheur : est heureux l'homme qui peut, et qui participe effectivement aux affaires humaines, qui a une part active dans sa culture. Est malheureux l'homme privé de sa capacité d'action, ou bien dont la seule possibilité d'intervention est médiatisée par d'autres hommes. Or, le handicap est, par définition, l'ensemble des traits humains qui empêchent ceux qui les possèdent d'agir de manière autonome. Par conséquent, handicap et malheur sont synonymes. Être handicapé, c'est être malheureux. 
Je préviens d'avance une objection possible : on pourrait imaginer un petit monde séparé du nôtre, dans lequel vivraient les handicapés, et qui leur serait parfaitement adapté. En effet, puisque notre monde ne leur convient pas, il serait tentant de recréer un autre monde qui leur convienne. Cela vaut surtout pour le handicap mental et psychique, et il existe d'ailleurs de nombreuses institutions qui ont un but voisin (non pas réintégrer, mais offrir un refuge supportable). Là encore, je dois dire ce que chacun devine : la participation à notre monde est une condition du bonheur. En se réfugiant dans un coin à l'abri du monde, on n'obtient rien qui ressemble au bonheur. Ce n'est qu'une fuite. 
Mais pourquoi attacher tant d'importance à notre monde, dont les normes sont si contraignantes qu'elles excluent les handicapés, et qui est plutôt dur, même pour les personnes normales? Pourquoi ne pourrait-on pas être heureux en dehors des normes que la société nous impose? Et pourquoi n'assouplit-on pas un peu ces normes sociales, au lieu de sans cesse les réaffirmer, dans notre comportement explicite ou implicite, ce qui revient à créer des handicapés? La raison est que les hommes sont des êtres sociaux, et que leur bonheur, on l'a vu, passe par la qualité des rapports qu'ils ont avec les autres. Donc, c'est pour eux un véritable souci de savoir qu'ils devront vivre séparément des autres, et se contenter de contacts extrêmement pauvres. Et cela marche dans les deux sens : un enfant handicapé sera malheureux, mais ses parents le seront aussi, parce que la faiblesse du lien ne leur permet pas de réaliser toutes les capacités dont ils disposent. Ils seraient heureux de voir leur enfant grandir, parler intelligemment avec lui, se constituer une famille, etc. Mais ne pouvant pas faire cela, l'enfant handicapé rend malheureux lui-même et ses proches. Le problème des handicapés (surtout les handicapés mentaux) n'a donc pas grand chose à voir avec le temps, l'argent, et l'énergie que les valides doivent passer à s'occuper d'eux. Le problème réside surtout dans ce que chacun retire d'un tel investissement : quelque chose de très pauvre. 
Et pour finir sur ce point, mes propos ayant une teneur profondément aristotélicienne (ma définition du bonheur est celle de l’Éthique à Nicomaque, livre 1), je prendrai aussi un exemple qui aurait pu plaire à Aristote, s'il n'avait pas été anachronique. Un professeur de tennis est le représentant du parent. Il tente d'enseigner à un joueur débutant (qui est le représentant de l'enfant handicapé) les rudiments du tennis, en lui envoyant la balle pour qu'il la renvoie. Mais après des milliers d'heures passées, le joueur n'est toujours pas parvenu à renvoyer une balle correctement. Les deux personnes sont malheureuses : le joueur parce qu'il n'arrive pas à jouer, l'entraîneur parce qu'il voit que ce qu'il fait ne sert à rien, et surtout, parce que lui-même est privé de la chose qui lui plaît le plus, à savoir entretenir une relation d'échange (de balle de tennis) avec quelqu'un d'autre.

En résumé, tout ceci peut paraître très sombre. Le bonheur n'est pas un état psychologique mais une capacité d'agir qui trouve des occasions de s'exprimer. Or, le handicap étant une incapacité fonctionnelle, alors le bonheur du handicapé ne peut jamais être total, il est même inversement proportionnel à la gravité du handicap. Et puisque les hommes sont des êtres sociaux, le handicap pose autant problème à celui qui le vit qu'aux hommes qui y assistent et sont privés d'une relation plus profonde.
Mais tout ceci ne vaut qu'au plan du concept. Dans la vie, personne ne réalise toutes ses possibilités, et chacun se restreint à celles qui lui plaisent le plus, celles où il réussit le mieux. Un handicapé fera de même qu'une personne normale, et sera donc à peu près aussi heureuse qu'elle. La plupart des intellectuels pourraient devenir paraplégiques sans que cela change beaucoup leur vie...
Par contre, autant les handicaps physiques paraissent surmontables, parce qu'il existe de multiples possibilités pour trouver de quoi participer au monde humain, autant les handicaps mentaux et psychiques sont plus graves, car ils privent massivement des activités humaines. Pour de tels handicapés, la possibilité du bonheur semble bien loin. 

mercredi 5 décembre 2012

La métaphysique du Grand Tout

Nombre de philosophes des sciences, Quine en tout premier lieu, ont insisté sur le fait qu'il était possible de construire différentes théories scientifiques qui soient néanmoins toutes compatibles avec l'ensemble des données empiriques disponibles. Autrement dit, deux théories peuvent être différentes mais vraies. Il y a plusieurs manière de décrire la réalité, certaines ont peut-être des avantages pragmatiques sur les autres, mais considérées seulement sous l'angle de l'adéquation empirique, elles sont équivalentes.
Quine a, par ailleurs, une conception assez positiviste du rôle des sciences, puisque celles-ci ont d'abord pour but de formuler les lois des phénomènes visibles, et non pas de proposer des explications plus profondes. Le but des sciences est de prévoir, et non d'expliquer. Cependant, cet aspect est relativement indépendant du premier, et on pourrait très bien donner aux sciences la tâche d'identifier les vraies causes, tout en jugeant qu'une pluralité d'explications est possible. Le pluralisme n'est donc pas une conséquence du positivisme, mais une idée indépendante. Cependant, ces idées sont suffisamment proches pour que je les discute ensemble, même si c'est avant tout le pluralisme qui est l'objet central de ce post. Peu importe donc le fond de la doctrine positiviste, à savoir l'idée que la science n'explique pas par des causes, mais décrive des phénomènes. Je ne garde du positivisme que sa dimension instrumentale : les théories et concepts sont des outils pour décrire, prédire, et agir sur la réalité.

Le pluralisme, que l'on pourrait aussi appeler conventionnalisme, si cette notion n'avait pas déjà un sens en philosophie des sciences (il désigne les philosophies de Duhem, Le Roy, Poincaré dans une certaine mesure), affirme que plusieurs ensembles de concepts peuvent décrire correctement la réalité. Les hommes sont donc libres de choisir conventionnellement le système de concepts qu'ils souhaitent utiliser. Ils le feront en fonction de la commodité de ces systèmes, mais pas en fonction de leur vérité, car tous passent correctement l'épreuve de la confrontation à l'expérience.
La métaphysique du Grand Tout commence ici : nous avons plusieurs modes de description de la réalité. Or, dit-on, la réalité est une. Elle ne peut pas être plusieurs choses différentes à la fois. Donc, nos modèles ne décrivent pas la réalité telle qu'elle est, ils ne sont que le produit de choix arbitraires relatifs à nos intérêts. Sinon, s'ils décrivaient la réalité, qui est une, il faudrait qu'ils disent tous la même chose. Or, ce n'est pas le cas, donc les modèles ne décrivent pas la réalité telle qu'elle est. Nous parlons de quatre forces fondamentales liant la matière, nous parlons de microbes, nous parlons d'espèces végétales, etc. Mais tout ceci n'est que manière de décrire, et pas une réalité existant en soi. Si l'homme n'était pas là pour projeter autour de lui ses concepts, il n'y aurait rien du tout.
Ici, notre métaphysicien d'apparence positiviste est presque arrivé à ses fins : puisque la réalité n'est pas comme la décrivent nos concepts, et puisque les concepts ne peuvent rien faire d'autre que déformer la réalité, alors cela implique que la réalité est une sorte de Grand Tout, indifférencié, indicible, dans lequel n'existe aucune chose, aucune différence entre chose, aucun fait, aucune relation. Ce Grand Tout est un magma muet sur lequel nous pouvons plaquer nos concepts, mais qui n'est rien par lui-même. Cette conception aboutit à une position mystique, une théorie de l'ineffable, dans laquelle la réalité est la condition de possibilité de tous les discours, sans pouvoir jamais être objet de discours. Tout ce que l'on dit sur elle est faux ou dépourvu de sens; elle est au-delà de tout discours.
C'est une prise de position profondément métaphysique, parce qu'elle propose une description de la nature de la réalité ultime. Autant la position positiviste modeste dirait simplement que la réalité peut être décrite de plusieurs manières, ce qui n'est pas une prise de position métaphysique, autant le positivisme dur va plus loin et glisse de la pluralité de systèmes conceptuel acceptables à l'incomparabilité radicale de la réalité et de ces systèmes. Et j'insiste sur le fait qu'il y a quelque chose de paradoxal dans cette métaphysique positiviste. En effet, l'idée même du positivisme était de chasser toute métaphysique, de s'en tenir au simple compte-rendu des phénomènes observables. Mais en glissant vers une forme de conventionnalisme, ce qui est un glissement tout à fait permis, le positivisme se retrouve parfois au-delà de ce qui lui est permis, et se permet alors de décrire la réalité ultime, et sa différence avec ce que nous en percevons.

Nul besoin d'expliquer davantage pourquoi la métaphysique du Grand Tout ne me satisfait pas. Il part d'une idée juste : si l'on essaie de décrire la réalité indépendamment des concepts dont nous disposons, alors nous nous retrouvons muets, incapables de dire quoi que ce soit. Une réalité non conceptualisée serait ineffable. Mais cette idée juste, qui est celle que défend Kant dans La Critique de la raison pure, lorsqu'il parle des noumènes au sens négatif, à savoir des choses abstraction faite des catégories dont nous disposons pour les penser, ne doit pas nous faire glisser vers une idée fausse, qui est celle que décrit Kant en parlant des noumènes au sens positif, à savoir de choses existant en soi, réellement, mais inaccessibles à notre connaissance (parce que nous ne disposerions pas de l’intuition intellectuelle nécessaire à leur perception, notre intuition des choses n'étant que sensible). Bref, il est quasiment trivial de constater que nous ne pourrions rien dire de la réalité, si nous n'avions plus la possibilité d'utiliser les outils qui nous servent à la décrire (les concepts). Mais il est faux d'en conclure que la réalité est radicalement différente de la manière dont on en parle.
Quelle conclusion en tirer? L'opération consistant à séparer le monde de toute conceptualisation est fallacieuse. On peut passer d'un système de concepts à l'autre, on peut ponctuellement rejeter un concept, mais jamais retirer tout concept. Cette dernière opération n'est qu'une vue de l'esprit, une opération abstraite, qui nous plonge dans l'embarras si nous essayons de lui donner une signification. Donc, la réalité ne peut jamais se présenter nue, elle est toujours habillée de concepts. Nous vivons dans un monde d'objets, de faits, de relations, qui sont bien là, et qui sont conformes à ce que nous en disons. Nous pouvons ponctuellement discuter de la pertinence de tel ou tel concept, ou de tel ou tel niveau explicatif (c'est ce que nous faisons lorsque nous nous demandons si une science peut être réduite à une autre). Par contre, le rejet global de tout concept n'a aucun sens. Il n'aboutit qu'au non-sens du Grand Tout, qui en est le corrélat.

Faisons donc le diagnostic lié à cette maladie du Grand Tout :
1) la généralisation abusive : si on peut modifier ou retirer quelques concepts de notre conception du monde, alors on peut aussi retirer tous les concepts. 
2) l'hypostase de la contradiction : puisque l'on aboutit à une contradiction si l'on essaie de parler de la réalité indépendamment de tout concept, alors c'est que la réalité existe elle-même à l'état de pure contradiction, à savoir sous cette forme du Grand Tout dont on ne peut rien dire, ou dont on peut tout dire.

samedi 17 novembre 2012

Langage et liberté

Je voudrais ici montrer que le grand projet naturaliste d'expliquer la totalité des comportements humains par les sciences naturelles, qui revient à nier la liberté humaine, ne marche pas. Et pour ce faire, je voudrais prendre l'exemple de la pratique du langage, qui me semble le cas le plus simple d'une activité qui mobilise des notions dont on ne peut rendre compte avec les sciences physiques. Ces notions là sont celle de personne, de liberté, de norme. Sans elles, il est impossible de décrire correctement les actes de parole, et les sciences ne peuvent pas les réduire à des concepts naturels.

Par sciences naturelles, j'entends l'ensemble des disciplines qui expliquent l'existence d'évènements au moyen d'autres évènements, selon un lien de causalité. Ce lien se caractérise de la façon suivante :
1) il établit une succession chronologique immédiate (la cause est immédiatement antécédente à l'effet)
2) il établit une relation strictement nécessaire (si la cause est présente, alors il est nécessaire que l'effet soit aussi présent).
3) il établit que la cause est bien le mécanisme responsable de l'apparition de l'effet (étant entendu qu'une corrélation n'est pas une causalité, et est une relation moins forte). 
4) il établit une raison suffisante de l'effet (quelles que soient les choses par ailleurs, si la cause est présente, alors l'effet est aussi présent).
La causalité permet donc à la fois une prévisibilité totale, et une explication complète des phénomènes. Si l'on connaît la cause d'un effet, alors on peut prédire avec certitude que, si on voit la cause, alors l'effet va suivre immédiatement. Dans une conception positiviste des sciences, on prétend que celle-ci se limite à prédire les phénomènes, donc à établir des lois de succession des évènements. La causalité se limiterait donc aux points 1 et 2. Mais c'est incorrect, parce que la démarche scientifique consiste aussi à donner une explication des phénomènes, donc la raison de leur existence, ce à quoi on parvient justement en accomplissant les exigences 3 et 4. Si l'on ne peut pas montrer que telle chose est bien la cause, et pas seulement un phénomène corrélatif, ou bien une simple condition nécessaire mais insuffisante de l'effet, alors l'explication scientifique n'est pas complète. 
Pour en venir au langage, l'exemple le plus simple de dispositif causal pouvant faire penser au langage est celui du piano. Un piano est capable de délivrer une large palette de notes, et la note qu'il émet est déterminée causalement par la touche qu'enfonce le pianiste. Le piano n'est donc pas une personne, il n'est pas libre, il ne parle pas. Il ne fait qu'émettre des sons en suivant une loi causale simple reliant la pression des touches à la vibration des cordes. On pourrait aussi prendre comme exemple un ordinateur qui "parlerait", en envoyant vers les haut-parleurs un signal électrique induit par les autres signaux électriques au sein du processeur et de la mémoire (le fait que nous humains ayons besoin d'un langage machine ou d'un langage de plus haut niveau pour intervenir sur ces signaux électriques ne change rien à l'affaire). Là encore, l'ordinateur ne parle pas, il émet des sons parce qu'il est causalement déterminé à le faire ainsi.

Passons maintenant aux pratiques linguistiques des êtres humains. Il est évident que les hommes ne parlent pas n'importe comment. Dans certaines circonstances, ils répondent presque invariablement de la même manière. Si l'on dit cent fois "bonjour", on est à peu près certain de recevoir en retour cent "bonjour" de la part de son interlocuteur. De même, dans une discussion, le propos présent est déterminé par le propos passé, selon un lien logique, ou parfois une association d'idées plus indéterminée. Néanmoins, on ne retrouve aucun des quatre points mentionnés au sujet de la relation de causalité. La succession chronologique immédiate n'a aucun sens pour le langage. La relation n'est pas nécessaire, il y a de nombreuses déviations qui n'ont pas de raison apparente (par exemple "salut" à la place de "bonjour"). La parole précédente n'est pas toujours responsable de la suivante : il se peut que l'on assiste à un dialogue de sourd, ou qu'un sujet s'arrête et que l'on entame un nouveau sujet. Et il n'y a pas non plus de raison suffisante. Un propos passé permet toujours une variété de réponses possible.
En conclusion, on peut dire, au moins à titre d'observation, que la causalité physique n'a plus cours dans les analyses du discours. Plus précisément, même si les dialogues étaient en réalité pilotés par une causalité physique, il faudrait la situer dans des mécanismes extérieurs au langage lui-même, extérieurs aux propos tenus. Ce serait donc dans les corps ou dans les cerveaux que l'on trouverait les raisons de tel ou tel propos tenu. Mais la causalité ne dépendrait pas du contenu symbolique du message, mais seulement de son effet physique, organique, sur l'interlocuteur. Bref, le symbolique exclut la causalité. Si la manipulation des signes était déterminée par des causes, elle perdrait sa nature même. Les sons émis par la voix cesseraient d'être des symboles, pour devenir des parties d'un phénomène global incluant les dispositions organiques, l'état du cerveau, le larynx, phénomène qui n'a en lui-même aucun sens. C'est tout à fait semblable au son émis par le piano, qui n'est pas un symbole de la vibration des cordes, mais est une partie du phénomène global, de vibration avec émission d'une onde sonore venant frapper les tympans.

Je crois qu'il faut insister très lourdement sur cette idée, tant elle choque le bon sens. Qu'est-ce qu'un signe? Ce peut être un objet, un geste, un son de la voix, une marque sur du papier, etc. Un signe est d'abord et toujours quelque chose qui appartient au monde physique (la linguistique parle de signifiant, mais je ne souhaite pas reprendre cette terminologie, à cause de la notion de signifié, qui lui est associée, et qui est trop délicate à manier). Mais en plus d'être cette chose physique, un signe porte aussi une norme (un concept). Cette norme a deux versions, une pour les noms propres, une pour les noms communs :
1) pour les noms propres : le signe "a" doit être utilisé seulement pour désigner l'individu a.
2) pour les noms communs : le signe "F" doit être utilisé seulement pour décrire un individu qui a la propriété F.
En parlant de norme, et en proposant une formulation qui contient l'expression "doit être", je souhaite m'opposer à une des conceptions magiques de la signification : la conception naturaliste. Pour celle-ci, il existe réellement des liens entre les mots et les choses. On a ainsi pu proposer une théorie causale de la référence, qui expliquait que le référent d'un terme est la chose avec laquelle on est en contact physique au moment où l'on établit la convention sur l'usage du terme. Je suis en face d'une flaque d'eau, je dis "eau" donc, ce terme désignera dorénavant tous les liquides de composition H2O. Si cette théorie est vue comme normative, si elle dit que le sens des noms doit être fixé par l'objet avec lequel on est en contact physique, je n'ai rien à objecter. Je pense en effet que la théorie causale est juste. Mais si par contre cette théorie prétend être une théorie descriptive de la référence, alors là, on tombe dans la magie pure et simple. La signification n'est pas quelque chose que l'on puisse décrire, la signification est ce qui rend possible la description, sans être elle-même un objet de description. La théorie causale n'est donc pas une description des normes de signification, elle en est une clarification de nature normative. Elle ne décrit pas des choses déjà données, elle impose une contrainte sur nos usages futurs (en les rendant plus cohérents, plus transparents).
Pourquoi prend-on les clarifications des normes pour des descriptions de choses? Parce que nous voulons, à raison, que l'utilisation des mots soit correcte ou incorrecte, et nous croyons que, pour ce faire, nous devons pouvoir calquer une image mentale de ce que nous disons, avec la perception réelle de ce qui est dit. Autrement dit, pour reprendre cette pathétique image des liens entre objets (Husserl parlait des rayons dans les Recherches logiques), vérifier la correction d'un usage est pour nous superposer une image mentale à la réalité. Si les liens se superposent parfaitement, alors la phrase est vraie. Si par contre les liens ne se superposent pas, alors la phrase est fausse. Par exemple, je dis que la neige est verte. Dans mon image mentale, les rayons en direction de la neige sont confondus avec les rayons vers les choses vertes. Par contre, dans le réel, les rayons en direction de la neige sont distincts de ceux vers les choses vertes. Donc, l'image mentale ne coïncide pas avec le réel, donc la phrase est fausse. Il faut absolument rejeter toute cette métaphore dangereuse des rayons au sein du réel. Le réel ne contient rien de tel.
Quelle conclusion tirer de ce refus? Les concepts, c'est-à-dire les règles relatives à la signification des expressions, ne sont pas des choses du monde. La totalité de l'humanité pourrait bien devenir daltonienne, le sens de "rouge" continuerait à être différent du sens de "vert". On dirait de l'humanité qu'elle est devenue incapable d'utiliser correctement ces deux mots de sens différent, mais on ne dirait pas que ces deux mots ont maintenant le même sens. Le sens des mots est irréductible à l'usage qui en est fait. Il est toujours au-delà de l'usage.
Au fond, il n'y a rien là de si surprenant. Parler, c'est pouvoir se tromper, pouvoir dire faux, pouvoir utiliser un mot à la place d'un autre. Cette possibilité de l'erreur est indissociable de la liberté dans l'usage des expressions. Seul celui qui est libre peut se tromper. Autrement dit, partout où il y a des normes de correction pour une activité, alors il y a aussi liberté. Un piano n'est pas libre, parce qu'il ne fait jamais d'erreur, et parce qu'il n'emploie jamais de norme pour "agir". Même, il n'agit pas. Il se contente d'émettre un son en fonction d'un évènement déclencheur. D'ailleurs, on peut remarquer qu'un piano peut être accordé ou pas. Mais l'accordage du piano ne signifie pas qu'il a des normes. Ce sont les auditeurs qui ont des normes quant à ce qu'ils attendent des sons du piano. Le piano, lui, fait toujours la note qui correspond exactement à la tension de la corde. Le piano est soumis à une cause physique, et c'est pourquoi le son émis n'est pas une action du piano, et que le son perçu n'est pas un symbole. Alors que dans le langage, celui qui parle doit se rapporter à une norme, y obéir en devinant ce qu'elle dicte dans la circonstance (puisque aucun constat factuel ne peut nous le dire), puis agir, c'est-à-dire énoncer une phrase. L'interlocuteur perçoit alors une phrase qui a un sens, parce qu'elle es soumise à une certaine norme. Puisque le mot "eau" doit être utilisé pour désigner H20, l'interlocuteur sait de quoi veut parler le locuteur, à la condition, bien entendu, que le locuteur ait respecté la norme. Là encore, vérifier que l'autre a bien parlé n'est pas quelque chose que l'on peut prouver physiquement. On peut certes montrer un fait (par exemple, en effectuant une hydrolyse), mais cela ne suffit pas, puisqu'il faut encore que les individus partagent la même idée de ce que veut dire la norme, et ce qui compte comme une preuve valide de ce que la norme est respectée (dans cet exemple, il faut que chacun accepte la technique de l'hydrolyse comme nous mettant vraiment en présence d'hydrogène et d'oxygène).

Pour résumer en peu de mots : Si une chose est causalement liée à une autre, le lien entre les deux n'est qu'un lien physique, et pas symbolique. L'effet n'est pas une action du sujet, mais un phénomène causal. Et ce sujet n'en est donc pas un, il n'est pas libre, il est juste un objet soumis aux mécanismes naturels. La causalité naturelle n'a pas l'idée de sujet (de personne), de liberté, d'action, et de symbole.
Si par contre une phrase est prononcée, alors elle peut être correctement utilisée, ou pas (vraie ou fausse pour une phrase descriptive). Donc elle possède des normes qui en fixent le bon usage. Or, une norme n'est jamais seulement un fait physique; il faut encore qu'un sujet reconnaisse ce fait physique comme ayant valeur de norme. Cette reconnaissance suppose la liberté. Personne ne peut être contraint à reconnaître une norme, tout simplement parce que c'est un non sens (semblable au droit du plus fort).
Donc parler, c'est choisir ses mots, c'est être libre. Donc la conception naturaliste de l'homme est réfutée.

samedi 10 novembre 2012

Le fou, le méchant, et le solitaire

Il est assez courant, et pas complètement injustifiable, de réduire la morale aux règles permettant aux hommes de vivre en commun de manière pacifiée, harmonieuse. Est bonne une règle morale qui prescrit des actions qui favorisent la concorde au sein d'une communauté, est mauvaise une règle qui fragilise cette communauté, qui pousse les hommes à se nuire entre eux. Le bien, c'est la communauté, le mal, c'est l'individu. Quand l'individu agit au service de sa communauté, il fait le bien, quand il agit pour lui-même au détriment de sa communauté, il fait le mal.
On reprochera à cette conception de la morale d'être trop partielle, et de ne pas tenir compte du rapport à soi, de tout ce que l'individu doit faire pour vivre bien, pour être heureux. En d'autres termes, on pourrait distinguer morale et éthique, et admettre la conception de la morale présentée ci-dessus, en insistant sur le fait que l'homme est aussi soumis à des exigences éthiques, celles qui lui permettent de mener une vie de qualité, en réalisant toutes ses potentialités. J'accepte cette remarque. Il ne suffit pas de respecter les quelques règles permettant la vie en commun (être sincère, ne pas agresser les autres, ne pas les voler, etc.) pour avoir une réponse complète à la question "comment vivre?". On peut même faire un pas supplémentaire, comme le fait Ricœur, dans Soi-même comme un autre. Ce pas consiste à subordonner la morale à l'éthique, en affirmant que ces règles morales permettant la vie en communauté ne tirent leur validité que d'un désir plus fondamental, celui, justement, de vivre avec les autres. Ricœur résume ceci dans la formule suivante : "la visée éthique est la visée de la vie bonne, avec et pour autrui, dans des institutions justes". Puisque chaque homme veut une vie personnelle riche, des rapports affectifs sincères, et un système politique juste, alors chacun doit se plier aux règles morales qui permettent de réaliser ce but. Mais la morale n'aurait plus aucune validité, si l'individu n'avait pas ce désir fondamental d'appartenir à une communauté.
Je voudrais montrer ici, en quelques mots, le cas de quelques individus qui, volontairement ou pas, n'ont pas cette visée éthique d'une vie partagée avec les autres, et qui pour cette raison, vivent, selon la formule de Nietzsche, par-delà bien et mal. 

J'ajouterai pour commencer une remarque de bon sens, qui pourtant n'est pas systématiquement faite dans les discussions politiques. Un ensemble est une chose, une communauté en est une autre. Un ensemble est une entité abstraite, qui réunit l'ensemble des individus qui ont une certaine propriété en commun. Cette réunion est aussi abstraite que l'ensemble qu'elle forme, il s'agit d'une pure opération intellectuelle, qui n'affecte pas réellement les choses qui sont réunies. On peut définir l'ensemble de toutes les choses rouges, l'ensemble de tous les nombres pairs, l'ensemble des présidents de la république française, etc. Une communauté est par contre une entité concrète, qui réunit matériellement ou institutionnellement des choses. La communauté a donc un effet réel sur les choses qui lui appartiennent. Un tas de pierre est une regroupement spatial de pierres. La communauté nationale est un ensemble d'individus vivant sur le même territoire, ainsi que quelques individus qui ont émigré mais ont gardé leur nationalité. Une réunion d'entreprise est une séance de discussion de tous les membres de cette entreprise en un lieu et un temps donnée, avec un thème de discussion défini à l'avance. 
Bref, il faut toujours distinguer les entités abstraites et les entités concrètes. Un ensemble est abstrait, une communauté est concrète. Et mon propos, bien entendu, va être de présenter le cas d'individus qui peuvent appartenir à des ensembles, mais pas à des communautés. Il y a un ensemble des fous, mais pas de communauté des fous; de même pour les méchants; de même pour les solitaires. 

I Le fou
Commençons donc avec les fous. En termes psychiatriques plus précis, nous parlerions de psychose, c'est-à-dire de trouble causant une perte ou une altération du "sens de la réalité et de soi" (d'après le DSM IV). La définition de la psychose implique une différence avec d'autres troubles, que l'on qualifie parfois de névroses (quoique le terme n'apparaisse plus dans le DSM IV), et qui n'altèrent pas ce rapport à la réalité. En clair, il y a une différence marquée entre celui qui se prend pour Napoléon, et celui qui se lave les mains dix fois par heure. Le premier souffre d'une psychose qui lui fait perdre le sens de la réalité, alors que le second souffre d'un trouble obsessionnel compulsif qui ne l'empêche pas du tout de comprendre le caractère inapproprié de son comportement.
Quel est donc le problème avec les fous? Cette idée d'une perte du rapport à la réalité masque le véritable enjeu. Car elle laisse penser qu'il y aurait vraiment un monde réel, le seul et unique, dans lequel vivent les gens normaux. Or, c'est plus compliqué que cela. Je veux bien penser que les mers, les forêts, les animaux sauvages appartiennent au monde réel, objectif, ne dépendant pas de nous. Mais le monde des humains n'est pas ainsi. Il est fait de blocs de pierres que l'on prend pour des villes, de gens habillés en bleu que l'on prend pour des policiers, de panneaux que l'on prend pour des "sens interdit", de bruits faits avec la bouche que l'on prend pour des voix, etc. Autrement dit, ce que l'on appelle la réalité est largement une construction humaine, qui pourrait bien être, absolument parlant, aussi délirante que les idées d'un fou.
Ainsi, la différence entre le fou et les hommes normaux n'est pas du tout relatif au contenu des représentations qu'ils ont. En termes de contenu, il est impossible de les distinguer. La différence est que les hommes normaux sont capables d'entrer dans un monde commun, d'entrer dans les représentation des autres, et d'y participer. Nos parents, nos professeurs, nos amis, nous expliquent le sens des choses, et nous les comprenons, nous interagissons avec elles, nous introduisons parfois nous-mêmes de nouvelles institutions auxquelles les autres peuvent participer. Le monde des hommes normaux n'est pas normal, il est avant tout un monde commun. Ce que l'on appelle le sens de la réalité n'est pas la capacité de saisir quelque chose qui serait là objectivement, il est la capacité de participer aux fictions des autres. Un homme est normal s'il arrive à comprendre les idées délirantes d'un autre, à y prendre part. Un homme est fou s'il n'arrive pas à participer aux idées des autres, ni à faire participer les autres aux siennes. Dans un billet précédent (Sur une expression : "partir dans son délire") j'avais déjà signalé que l'on passe pour fou tant que l'on ne parvient pas à faire accepter aux autres nos pensées. Je ne fais ici que tirer les leçons de ce post : le fou est moins quelqu'un qui délire, que quelqu'un qui n'arrive pas à faire délirer les autres avec lui, quelqu'un qui délire tout seul.
Ainsi, le fou est quelqu'un qui ne peut pas vivre en communauté, parce qu'il ne peut pas partager de monde commun. La folie n'est pas perte de contact avec la réalité, mais incapacité à partager un monde. Je n'accepte donc pas ces aphorismes sur le sage perdu au milieu d'un peuple de fous. Vivre ensemble demande de se coordonner avec les autres. Ceux qui y arrivent ne sont pas fous, peu importe ce qu'ils croient par ailleurs.

II Le méchant
Vient ensuite le cas du méchant. Ici, Platon a déjà tout dit dans le Lysis. Seuls les hommes bons peuvent avoir des amis et vivre ensemble, parce qu'ils s'aident mutuellement. Par contre, quelqu'un de mauvais est quelqu'un qui nuit aux autres, notamment pour en tirer un profit personnel. C'est pourquoi une telle personne ne peut pas avoir d'amis, et ne peut pas vivre avec d'autres hommes.
La conclusion platonicienne a quelque chose de contre-intuitif. Il nous semble que même les bandits arrivent à avoir des amis, et qu'ils peuvent aussi former des bandes. Mais justement, ils n'y arrivent que parce qu'ils cessent parfois d'être des bandits. Quand le mafieux retourne dans sa famille, il n'égorge pas sa femme parce qu'elle a trop salé la soupe, et ne vole pas dans la tirelire de son fils pour résoudre ses problèmes d'argent. Il doit donc, de temps en temps, se comporter en personne normale, voire bienveillante. De même, lorsque des bandits commettent des délits et des crimes en bandes organisés, ils sont bien obligés de respecter entre eux un code moral qu'ils se dispensent d'appliquer envers les personnes extérieures. Ici aussi, il leur faut donc devenir de hommes bons envers les membres de leur communauté, pour que celle-ci persiste.
Par conséquent, en supposant qu'un individu soit radicalement méchant, c'est-à-dire qu'il ne se permette jamais la moindre bienveillante envers quiconque, et commette une mauvaise action chaque fois qu'elle lui est utile, alors il n'aurait plus ni famille, ni bande. De nombreux films montrent comment des voleurs au sein d'une bande cherchent à éliminer les autres membres pour ne pas partager le pactole. Ces films mettent donc en scène des méchants radicaux, qui ne sont jamais bons, même envers leurs proches. A la fin, il ne peut donc rester qu'une seule personne, celle qui a éliminé les autres. Ou bien, s'ils ne se sont pas tués, ils vivent chacun dans un état de conflit, de guerre permanente. 
Les méchant non plus ne peuvent donc pas vivre en communauté, puisque leur objectif, faire tout ce qui est bon pour eux, même si c'est aux dépends des autres, est incompatible avec la vie sociale, qui demande toujours une part de sacrifice. Remarque très importante : le méchant radical, en réalité, n'est pas immoral, à la différence du méchant ordinaire qui lui l'est, parce qu'il est doux avec sa famille et ses amis, et méchant avec les autres. Le méchant ordinaire se contredit lui-même, il traite différemment des personnes alors qu'il ne peut pas justifier cette différence de traitement. En soi, un membre de la bande a les mêmes droits qu'une personne extérieure, donc il devrait être traité de même. En ne le faisant pas, le méchant ordinaire se contredit, donc est immoral. Par contre, le méchant radical, lui, est décidé à ne pas vivre en communauté. Il n'a que faire de l'idée de Ricœur selon laquelle la vie bonne serait une vie avec les autres. C'est pourquoi, n'ayant pas la même visée éthique, il n'est pas non plus soumis aux règles morales usuelles, qui servent à vivre en paix avec les autres. C'est pourquoi le méchant radical vit par-delà bien et mal. Il n'est pas immoral, mais amoral, en dehors de la morale. La morale ne le concerne pas, parce que l'objectif de la morale, la vie en paix avec les autres, ne le concerne pas non plus. (Bien entendu, cela n'empêche pas une communauté de se défendre contre de tels individus, s'il en existait, ce dont je doute. N'étant pas soumis à la morale, la lutte contre eux serait semblable à la chasse aux bêtes sauvages, plutôt qu'à la punition légale). 

III Le solitaire
Enfin, une dernière figure d'individu ne pouvant pas vivre en communauté est celle du solitaire. Le solitaire illustre au mieux la différence entre ensemble et communauté. Il existe un ensemble des solitaires, à savoir l'ensemble de tous ceux qui vivent seuls, sans dépendre de quiconque. Par contre, il ne peut pas exister de communauté des solitaires, parce que celle-ci s'abolirait elle-même, en changeant immédiatement le statut de ses membres. En effet, si les solitaires décidaient de vivre ensemble, alors ils ne seraient plus solitaires. En cela, les solitaires sont aussi une menace pour toute communauté. Celle-ci ne vit que par les liens qui se tissent entre les individus. Si ces liens se distendent, que les individus ne mettent pas des choses en commun, alors le monde s'effrite.
La solitude a beaucoup à voir avec l'individualisme, mais s'en distingue néanmoins sur un point crucial, qui explique d'ailleurs pourquoi les solitaires sont en fait des figures absolument exceptionnelles (au sens qualitatif et quantitatif). Dans nos sociétés, nous appelons solitude le fait de n'avoir pas d'époux, pas d'amis, peu ou pas de collègues de travail. L'allégorie du solitaire serait un écrivain au sein d'une grande ville dont il ne connaît personne, pas marié, sans famille, passant ses journées à lire, en attendant de rares clients dans sa petite librairie, et occupant ses nuits à écrire. En réalité, cet homme n'est pas véritablement solitaire, mais plutôt individualiste. Car il a bien des relations avec les autres, mais ces relations sont impersonnelles. Il écoute les autres par texte interposés, il reçoit quelques clients, monte dans quelques transports en commun, paie ses impôts à la collectivité ainsi que sa facture d'électricité. Autrement dit, il profite du monde commun, sans pour cela avoir besoin de nouer des relations personnelles : toute notre société est construite pour que de tels individus puissent correctement vivre. Le chauffeur de bus ne transporte pas que ses amis, la compagnie d'électricité ne fournit pas non plus que la famille de ses employés, les clients qu'il reçoit dans sa librairie ne le connaissent pas personnellement, etc. On peut bien sûr trouver que la vie de cette écrivain est un peu triste, terne, mais d'un point de vue socio-politique, cette absence d'amis ne lui posera aucun problème particulier. 
L'individu est une figure bien utile à nos sociétés. L'individu peut rester très tard à son travail, parce que personne ne l'attend à la maison. Il peut se déplacer sur simple demande, puisque rien ne l'attache particulièrement à son lieu de vie. Il est facilement manipulable, car sa situation est beaucoup plus précaire que ceux qui peuvent compter sur leur famille ou leurs amis pour les soutenir en cas de coup dur. Il ne participera pas beaucoup aux manifestations et mouvements de lutte sociale, faute, là encore, d'être poussé par ses relations personnelles (nombre d'études montrent que le niveau d'abstention aux élections dépend beaucoup du niveau de relations sociales). Le vrai solitaire, lui, est subversif. Car il ne profite pas des avantages de l'Etat et de la vie communautaire. Il vit seul dans une grotte, ou dans sa yourte, ou dans le hameau qu'il a construit lui-même. Son indépendance est absolue, là où l'individu a toujours des liens de dépendance très forts, quoiqu'ils soient impersonnels. La généralisation de la solitude aboutirait à la destruction de toute communauté, alors qu'il existe des communautés d'individus, ce que l'on appelle des sociétés (selon la célèbre distinction entre gemeinschaft et gesellschaft).


Alliance étonnante à première vue, que celle du fou, du méchant, et du solitaire. Je ne veux pas nier leurs différences. On soigne les fous, on traque les méchants, on tolère les solitaires, et cela semble justifié. Pourtant, tous partagent ce trait de ne pas pouvoir, ou de ne pas vouloir, vivre dans un monde commun. Tous sont des figures intrinsèquement dangereuses, puisqu'elles sont des menaces contre ce à quoi nous tenons (nous hommes normaux). Ceci peut, en partie, expliquer ce mélange de crainte, d'incompréhension, et d'admiration que provoque nos contacts avec eux.

mercredi 7 novembre 2012

Introduction à la pensée simple

Je me permets un jeu de mot sur le titre d'un des ouvrages d'Edgar Morin, dont l’œuvre a pour projet la défense et l'illustration de la pensée complexe, c'est-à-dire de la pensée qui tisse entre eux les multiples savoirs dont nous disposons, et qui ne se satisfait pas de leur émiettement en autant de disciplines cloisonnées. Morin, dans son livre sur la pensée complexe, comme dans les autres, essaie de montrer que tous les termes opposés (cause et effet, nature et culture, individu et société, etc.) ont des relations dialectiques, de rétroaction, que chaque élément d'un système contient en lui-même la totalité de la structure, que comprendre un texte suppose de comprendre l’œuvre entière dans laquelle il est inséré, etc. La pensée complexe s'oppose donc à tout réductionnisme, à la tentative de réduire au simple ce qui est complexe. Ainsi, comprendre un homme, ce n'est pas tenter de naturaliser la psychologie et la sociologie, et réduire l'homme à un dispositif biologique; c'est au contraire présenter les enchevêtrements de toutes les disciplines, donc de tous les aspects de l'homme. Telle propriété physique produira tel phénomène social; en retour, tel phénomène social entraînera telle modification morphologique, etc.
Mais la pensée complexe ne se réduit pas au refus du réductionnisme. Elle est aussi la tentative de penser dans son unité, dans sa globalité, la totalité des faits humains et naturels. On trouve donc en permanence chez Morin cette exigence paradoxale de prise en compte des différences, des singularités, en même temps que celle de l'universalité, du cosmopolitisme, et de la synthèse des différences. Le refus de l'émiettement des savoirs correspond à cette exigence d'une pensée qui puisse saisir d'un regard, de haut, la totalité du savoir. Chez Morin, ce sont principalement la théorie des systèmes et la théorie de l'information qui fournissent les cadres théoriques permettant l'unification des savoirs. 
Telles sont donc les deux aspects que je retiendrai de la pensée complexe : 1) refus du réductionnisme 2) exigence d'unité. Je voudrais ici défendre la pensée simple, c'est-à-dire réductionniste, et pluraliste.

Commençons par défendre le réductionnisme. C'est l'attitude qui consiste à expliquer le complexe à partir du simple, et expliquer des phénomènes variés à partir d'un phénomène unique. Ainsi, expliquer la structure d'un objet à partir de la position de chacun des éléments est une explication réductionniste, puisqu'elle permet de ne pas introduire la notion de forme, ou de structure, dans les notions primitives. Au lieu de cela, ne figurent dans les notions primitives que celle d'élément, et celle de position spatiale. La forme n'est qu'une notion dérivée à partir de ces deux notions primitives.
Un bon exemple d'explication réductionniste se trouve en physique : la notion de température d'un corps est réduite à celle d'agitation moléculaire moyenne. Ainsi, la température n'a besoin d'être considérée comme une notion émergente, irréductible, puisqu'elle peut être analysée en terme de mouvement des molécules. Un autre genre d'explication réductionniste se trouve dans les tentatives, en économie, d'expliquer des phénomènes qui relèvent à première vue de la sociologie ou de la psychologie, comme le vote, les choix matrimoniaux, les habitudes de consommation, etc. Un économiste cherchera donc à se passer de toute référence aux classes sociales, à l'état psychologique, au contexte politique, pour ramener les décisions à des calculs rationnels sur les coûts et bénéfices financiers de telle ou telle action. Si l'explication fonctionne, il y a alors réduction, puisqu'un phénomène qui devait jusque là être expliqué par une science extérieure peut maintenant être expliqué au moyen de l'économie.
Il me semble donc qu'en science, la nécessité d'être réductionniste va de soi. Ce n'est ni plus ni moins que la méthode scientifique elle-même. Si l'on ne craint pas de multiplier les entités sans nécessité, si l'on ne craint pas d'adopter plusieurs points de vue incompatibles sur le même objet, alors il faut renoncer à l'activité scientifique. Celui qui adopte un point de vue sur les choses cherche nécessairement à pousser ce point de vue le plus loin possible, à expliquer autant de phénomènes que possible. Et il cherche aussi à ce que ce point de vue puisse être caractérisé de la manière la plus simple possible, c'est-à-dire avec le moins de notions primitives possible. Bref, en science, on désire nécessairement la théorie la plus simple possible, qui explique le plus possible. Par conséquent, le réductionnisme doit toujours être poussé aussi loin qu'il est possible. Si l'on pouvait réduire toute la sociologie et la psychologie humaines aux lois de la mécanique quantique, la science aurait atteint son but (que ce projet soit impossible est un autre problème).

On peut maintenant en venir au pluralisme. A première vue, le pluralisme s'oppose frontalement au réductionnisme. Le pluralisme défend la multiplicité des points de vue, alors que le réductionnisme demande que l'on envisage tout selon le même point de vue. Il y a en effet une tension. C'est que la simplicité, objectif des sciences, a plusieurs dimensions. La première a été examinée dans le paragraphe précédent : est plus simple qu'une autre une théorie qui contient un plus petit nombre de concepts primitifs. La seconde dimension de la simplicité est relative à l'énoncé des lois et explications scientifiques. Je ne veux pas formuler de modèle général et précis de ce qu'est une explication scientifique, pour la raison qu'il me semble ne pas y en avoir. Il n'y a pas de point commun entre une équation-bilan d'un phénomène d'oxydo-réduction et un chapitre tiré d'un ouvrage sur les représentations contemporaines de la famille. Une explication est simple dans la mesure où elle laisse de côté autant de paramètres que possible, donc que les paramètres agissant sur le phénomène à expliquer sont en nombre aussi petit que possible. Si l'explication de notre représentation de la famille ne mobilise que les notions juridiques et morales relatives au mariage, à la parenté, etc. et quelques notions d'économie, l'explication est (relativement) simple. Par contre, s'il faut aussi mentionner toute l'histoire humaine, que même les considérations biologiques ont leur importance, alors l'explication devient complexe. Presque tout agit sur le moindre phénomène, donc l'explication de celui-ci devient quasiment infinie.
La pensée complexe, justement, se nourrit de ce genre d'affirmations selon lesquelles tout agit sur tout, que tout est toujours plus compliqué que cela en a l'air. Mais c'est justement ce que les sciences doivent éviter de dire. Chaque fois que l'on étudie un phénomène, on cherche absolument à détecter des invariances, donc des aspects qui peuvent être mis entre parenthèses. Ces invariance sont nommées symétries. Bas Van Fraassen, dans Lois et symétrie, a justement mis en avant ce fait que les sciences cherchent moins à formuler des lois des phénomènes, lois qui associeraient quantitativement deux grandeurs physiques ou plus (typiquement,, la loi de Newton sur le rapport entre masse, force, et accélération), qu'à découvrir des invariances, c'est-à-dire des paramètres qui n'ont pas d'effet sur les lois en question. Ainsi, la loi de Newton est invariante par translation de lieu ou de temps, par changement de la nature des objets en question, elle reste valide dans tout référentiel en mouvement uniforme, on pourrait aussi dire qu'elle est indépendante du statut social de l'observateur qui fait la mesure, etc. Autrement dit, la valeur d'une loi physique de mécanique est qu'elle ne dépend pas de beaucoup d'autres paramètres physiques, et surtout, qu'elle ne dépend pas du tout des paramètres étudiés par les autres sciences.
C'est ce point qui me semble très important, et qui nous ramène au pluralisme. Pourquoi y a-t-il plusieurs sciences? Il y a plusieurs sciences parce que chaque science s'efforce sans cesse de trouver des paramètres qui n'ont pas d'effet sur elle, et ce faisant, elle crée un espace pour de nouvelles sciences. La pensée magique peut bien croire qu'une pierre chute plus vite quand elle est lancée par un mage que par une homme ordinaire. Mais la science montre sans contestation possible que les catégories sociologiques n'ont pas d'effet sur les lois de la mécanique. Donc, en le montrant, on divise les sciences en physique et sociologie, chacune disposant d'une autonomie théorique. A l'une les mouvements des corps, à l'autre les statuts sociaux, mais il est manifeste que la première science n'a pas besoin de la seconde et que, tant que la réduction n'a pas été effectuée, la seconde n'a pas non plus besoin de la première. L'activité scientifique produit donc du pluralisme. Plus on veut simplifier les explications, plus en renvoie à l'extérieur les paramètres non pertinents. Et ces paramètres permettent à de nouvelles sciences de naître, en les prenant pour objets.
Ainsi, il faut défendre autant que possible la séparation des disciplines scientifiques. C'est le signe que les scientifiques arrivent à trouver des symétries, des invariances dans leurs explications des phénomènes, c'est-à-dire des phénomènes qui ne relèvent pas de leur domaine, et qui n'ont aucun effet sur lui. Quand Aristote établit les catégories que nous utilisons encore largement aujourd'hui, la logique, la métaphysique, la physique, la psychologie (qui s'appelle aujourd'hui biologie), l'éthique, la politique, il n'éclate pas le savoir indument. Il délimite au contraire des domaines dont il a pu comprendre que chacun a son autonomie, et n'exigera pas que l'on s'intéresse aux autres pour pouvoir avancer. Je ne conçois pas de travail plus admirable que celui-ci : établir des pluralités autonomes et irréductibles, qui soient (relativement) simples à étudier. "Tout est dans tout" implique la mort de la pensée. La pensée ne marche que si elle peut abstraire, mettre à l'écart, donc donner son autonomie à certains domaines. 

Les sciences ont donc bien deux exigences en tension. La première exige la réduction de toutes les sciences à une science tenue pour fondamentale. La seconde exige de limiter le nombre de paramètres pertinents dans l'explication, et donc de négliger tout ce qui est négligeable. La première tend vers une théorie englobante et unifiée, la seconde tend vers l'éclatement des théories. Mais ces deux exigences sont des exigences de simplicité, non de complexité. C'est parce que l'on veut des explications simples que l'on pluralise les domaines scientifiques, en rejetant dans d'autres domaines tout ce qui n'est pas pertinent. C'est parce que l'on veut un petit nombre de principes que l'on réduit cette pluralité, en ramenant la diversité des notions à un petit nombre issu si possible de la même science.
Ainsi, la pensée complexe, qui tisse les savoirs entre eux, ne me semble correspondre à aucune méthode assignable. Cela ne veut rien dire. La seule démarche consistant à unifier les sciences est la démarche réductionniste. Unifier, c'est réduire, et rien d'autre. Morin est un réductionniste déguisé. On ne peut refuser le réductionnisme que si l'on est capable de montrer que certaines sciences ne peuvent définitivement pas être réduites à d'autres, donc que la pluralité des sciences est justifiée. Ceci n'est pas hors de portée, l'argumentation philosophique montrant, me semble-t-il que le sens, ou le mental, n'est pas susceptible d'être réduit à des notions physiques. Un bruit avec sa bouche n'est pas une parole, un tas de briques n'est pas une maison.

mercredi 31 octobre 2012

Y a-t-il vraiment des actes gratuits?

On peut établir deux sortes d'actions gratuites, désintéressées. Dans la première catégorie, nous sommes anonymes, et nous savons pertinemment que cette action ne nous rapportera jamais rien. Quand nous donnons une pièce à un mendiant, il est totalement improbable que celui-ci puisse un jour nous rendre la pareille. Quand nous publions sans nom d'auteur un texte qui apporte une contribution importante à la culture, nous savons aussi que nous n'en tirerons aucune gloire de notre vivant, et peut-être pas non plus après notre mort. On peut donc ranger ces actions dans les actes gratuits, mais elles sont rares, et assez peu intéressantes, justement à cause de leur rareté.
Dans la seconde catégorie, on trouve des actions bien plus courantes, dans lesquelles la personne qui bénéficie de notre générosité nous connaît personnellement. Il arrive que nous offrions un cadeau à un ami qui fête son anniversaire, que nous passions un peu de temps à aider un collègue de travail à sa tâche, etc. Ce genre de situations est très fréquent et très varié. De telles actions ne nous rapportent rien, ou bien quelque chose que nous ne cherchons pas du tout. Celui qui offre un cadeau en recevra peut-être un à son tour, mais son intention n'était pas du tout de recevoir quelque chose en retour, et bien souvent, le cadeau est mal choisi et ne lui servira à rien. De même, en aidant un collègue de travail, nous n'en tirons aucun bénéfice si cette personne n'est pas susceptible de nous aider à son tour, et si nous ne pouvons pas faire valoir cette aide pour demander une promotion dans l'entreprise. Donc, c'est la gratuité qui ressort, au moins à première vue, de telles actions. Nous aidons quelqu'un alors que nous n'exigeons rien d'elle en retour. En même temps, les adeptes du soupçon feront remarquer que, puisque nous connaissons personnellement celui que nous aidons, alors nous gagnons une sorte de pouvoir sur lui. Cette personne se sent désormais notre obligée, elle a contracté une dette envers nous. Même si le remboursement de cette dette n'est que morale (sous forme d'un sentiment de reconnaissance, de gratitude), il y a quand même une forme d'échange, le geste n'est pas gratuit. Rendre une personne plus bienveillante à notre égard est quelque chose qui peut toujours être utile.
Telle est donc le problème que je voudrais examiner ici : il y a quantité de gestes, petits ou grands, que nous faisons pour les autres sans attendre d'eux une contrepartie; la gratuité semble donc exister; en même temps, agir gratuitement auprès des autres rapporte toujours quelque chose, que ce soit de l'amour, un sentiment de dette, la reconnaissance du mérite de notre personne. Y a-t-il de véritables actes gratuits, qui n'appellent aucun acte en retour, ou bien sommes-nous toujours dans des relations d'échange, de transaction, de sorte que l'acte le plus généreux n'est qu'une version particulière du commerce des biens, dans laquelle la gratitude et le sentiment de la dette servent à rembourser une personne pour sa générosité? 

On doit cette lecture soupçonneuse du don à Pierre Bourdieu, qui, dans Le sens pratique, explique que donner aux autres est un moyen d'acquérir du pouvoir personnel sur ceux qui acceptent ces dons. Le don est un exemple de conversion du capital économique en capital symbolique, ou en pouvoir politique. Puisque l'on dispose ou bien de temps, ou bien d'argent, on donne ce temps ou cet argent aux autres, en vue d'obtenir d'eux cette gratitude, ce sentiment de reconnaissance, qui permet ensuite de demander ce que l'on veut à ces personnes. Il ne s'agit donc pas d'un don généreux, puisque le don généreux supposerait que l'on n'attende rien en retour, mais bien d'un échange de temps ou d'argent contre du pouvoir personnel. Ce type de transaction a lieu assez couramment. Lorsqu'un riche industriel prête son bateau à un homme politique, ce qui d'ailleurs est à la limite de la corruption, il convertit sa richesse en pouvoir sur une personne, et donc, assez directement, en pouvoir politique. Lorsqu'un mari offre un magnifique bijou à sa femme, il ne le fait pas seulement pour le plaisir de celle-ci mais aussi pour solidifier voire sauver son couple, donc pour empêcher sa femme de partir. Dans ces deux cas, l'argent sert à s'assurer un pouvoir sur autrui, donc le don n'en est pas vraiment un, mais est un échange, puisque l'autre doit en retour donner ce qu'on attend de lui, à savoir du pouvoir politique, ou de l'amour.
Cette lecture cynique du don, qui pense démasquer les véritables intentions du don derrière la fausse conscience des agents (Bourdieu insiste bien sur le fait que les personnes ne sont pas forcément conscientes des ruses qu'elles emploient pour arriver à leurs fins), me paraît insatisfaisante. Je n'ai pas l'intention d'en prendre le contrepied, et de prétendre que les hommes sont altruistes, bienveillants, et capables de donner sans rien attendre en retour. La psychologie humaine n'est pas mon sujet ici. Je dirais seulement que, de La Rochefoucauld à Bourdieu, tous ceux qui ont voulu pointer la noirceur de l'homme et son égoïsme ont dû avoir recours à l'inconscient (sous différentes formes). Je ne prétend pas que cela constitue une objection, mais seulement que l'hypothèse de l'égoïsme universel ne peut être soutenu que si l'on est prêt à admettre des causes occultes. Si l'on s'en tient à ce que croient les agents de bonne foi, les actions gratuites sont possibles, et ont même lieu fréquemment.
Mon objection est plutôt la suivante : en niant l'existence du don, et en montrant que tout transfert est un échange intéressé, qui exige une contrepartie, ou bien matérielle, ou bien morale, on confond des choses qui n'ont fondamentalement rien à voir. Qu'est-ce qu'un échange? C'est un transfert mutuel de biens entre deux personnes, dans lequel chaque transfert est la contrepartie exigible de l'autre. Mais cette définition, quoique formellement correcte, néglige un aspect capital, à savoir l'existence d'un tiers, qui garantit et éventuellement punit les personnes qui ne respectent pas les termes du contrat. Ce tiers est nécessaire pour faire reconnaître la validité du contrat, et pour le faire appliquer. Autrement dit, c'est aussi bien vis-à-vis de l'autre contractant que vis-à-vis du tiers que chacun s'engage. En échangeant, chacun reconnaît en même temps que l'autre contractant est autorisé à faire appel à un tiers pour obtenir l'exécution du contrat. Alors que si ce tiers n'existait pas, l'échange ne pourrait pas avoir lieu. Ayant donné un bien à quelqu'un, celui-ci pourrait aussitôt contester avoir reçu quoi que ce soit, et donc refuser de donner de l'argent en retour. La parole de l'un serait donc opposée à celle de l'autre, sans que la situation puisse se résoudre. Personne n'échangerait, si nous n'avions pas une garantie sociale d'être payé en retour; il y aurait trop de risque de ne jamais l'être, puisque nous dépendrions entièrement de la bienveillance de l'autre contractant. Et à ceux qui envisagent que nous puissions l'attaquer pour prendre notre dû par la force, je dirais simplement ceci : puisque nous avons la puissance pour récupérer notre dû par la force, alors pourquoi ne pas avoir attaqué plus tôt? Bref, tant que le tiers n'existe pas, je conçois bien des rapports de prédation, mais certainement pas des échanges. L'échange suppose une instance extérieure qui en garantit la bonne exécution.
Or, voilà ce qui n'existe pas dans le don : une institution qui reconnaîtrait sa validité. Aucun tiers ne vérifie que notre coup de main à un ami sera converti en estime ou en gratitude. Personne ne s'assure que notre cadeau somptueux à notre époux sera récompensé par un amour éternel. La relation de don, l'acte gratuit, ne se joue qu'entre celui qui donne, et celui qui reçoit. Si celui qui reçoit fait comme si rien ne s'était passé, le donneur n'aura aucun recours, aucune institution ne pourrait faire valoir ses droits. Il est entièrement à la merci de celui à qui il a donné. Un politique cynique pourrait donc profiter du bateau de son ami milliardaire, puis juste après lancer une mesure de taxation des grandes fortunes. Une femme habile et vénale pourrait bien attendre de recevoir un beau bijou, puis juste après abandonner son mari. Dans ces deux cas, les recours sont impossibles, justement parce qu'il n'y a aucun tiers, et que tout se joue entre les deux personnes. La gratitude, l'amour, la reconnaissance sont donc des biens fondamentalement distincts de l'argent, des marchandises, et de tout ce qui peut s'échanger par contrat. Car ces choses-là ne font l'objet d'aucun contrat, ne sont pas susceptibles d'être contrôlées par des tiers. Par conséquent, le don réciproque de gratitude est bien un don, exactement au même titre que le premier acte qui explique cette gratitude. En acceptant de donner son amour ou sa gratitude, on fait un acte qui n'est pas exigé de nous, dont on pourrait très bien s'abstenir, et même, dont nous aurions intérêt à nous abstenir. Car mieux vaut être libre plutôt qu'être l'obligé d'un autre. Ainsi, bien que le don trouve souvent sa contrepartie dans la gratitude, cette contrepartie est elle-même un don, et ne peut pas être contractualisée, contrôlée par une tierce institution.

Ainsi, indépendamment de toute considération psychologique, on peut conclure qu'il existe bien évidemment des actes gratuits. Chaque fois que nous nous engageons dans des relations personnelles avec les autres, et que ces relations ne sont pas garanties par un tiers, alors nous donnons, nous agissons gratuitement. Car tout ce que nous faisons pour l'autre peut l'être en pure perte, puisque cet autre garde la possibilité de ne rien rendre. Nous sommes généreux alors que rien ne nous oblige, à la fois lorsque nous donnons du temps ou des biens, et lorsque nous accordons notre gratitude ou notre amitié en retour. Surtout, la lecture cynique achoppe sur ce dernier point. Car il n'y a définitivement rien à gagner à être reconnaissant (si ce n'est de l'amitié et de l'amour, mais justement, il n'y a rien à gagner à l'amitié et à l'amour!). Il y a donc dans les comportements humains une part irréductible de gratuité.
D'ailleurs, ceci n'exclut pas pas les explications rationnelles de la gratitude. Si personne ne la donnait, ou bien si on la concédait de manière très aléatoire, alors personne n'aurait intérêt à donner. Donc, il n'y aurait pas de don du tout. Et puisque les dons sont globalement bénéfiques (ils rapportent beaucoup à celui qui reçoit, et coûtent peu au donneur), alors tous seraient perdants. Il y a donc une rationalité à la gratitude, puisque son existence produit la meilleur configuration possible, et qu'elle est une condition nécessaire de cette configuration. Mais sa rationalité n'empêche pas son caractère gratuit et altruiste, puisque, individuellement, chacun aurait intérêt à s'exempter d'en donner, tout comme dans le célèbre dilemme du prisonnier, la meilleure stratégie collective n'est pas la meilleure stratégie individuelle.

mercredi 17 octobre 2012

Sur une expression : "partir dans son délire"

J'aimerais prendre appui sur une expression que l'on trouve le plus souvent dans la bouche de jeunes gens qui manquent de vocabulaire, mais qui, cette fois, me semble pleine d'intérêt. On dit d'une personne qu'elle part dans son délire lorsqu'elle se met à avoir des comportements absurdes, étranges, excessifs, à cause d'une situation de départ qui a provoqué ce "délire". Au commencement, le comportement de la personne est compréhensible, mais peu à peu, elle se met à faire des choses que son entourage ne comprend plus ou ne tolère plus. Untel est passionnée de jeux vidéo, et se met à raconter en long et en large toutes ses parties à son interlocuteur lassé qui voulait juste avoir une brève information. Tel autre se met à crier à tue-tête parce qu'il entend à la radio sa chanson préférée, dérangeant ses voisins, etc.
Or, cette expression ne s'applique pas qu'aux jeunes décérébrés. Je voudrais montrer qu'elle est le propre de toute activité scientifique, et plus généralement, de toute vie intérieure. L'origine de ce post est la lecture des textes de Iris Murdoch, réunis dans La souveraineté du bien. Celle-ci s'oppose à une lecture qu'elle juge caricaturale de Wittgenstein, selon laquelle la vie intérieure n'existerait pas, et que seul existerait ce qui est public, constatable par des personnes extérieures. Il y a en effet une lecture à tendance behavioriste de Wittgenstein, qui nie l'intériorité, ou bien, pour rester plus proche des idées de Wittgenstein, qui voit en elle un jeu de langage comme un autre, donc quelque chose de tout aussi public que le jeu de langage des choses du monde extérieur. Murdoch, elle, prétend que l'on peut accepter les critiques de Wittgenstein relatives à la fausse conception de l'intériorité (qui la voit comme peuplée d'entités individualisées qui circulent dans un esprit représenté comme une scène de théâtre), tout en conservant l'idée d'une vie intérieure. A mon humble avis, elle affirme ceci sans proposer d'argument convaincant. Je voudrais donc prendre le relais et proposer un argument montrant la possibilité d'une vie intérieure, dans un cadre conforme à la pensée de Wittgenstein.

L'argument est le suivant : avec Wittgenstein, j'admets qu'un discours n'a de sens que s'il est publiquement compréhensible, appropriable par autrui, donc qu'il suit des règles qui, si elles ne sont pas explicitement formulées, pourraient l'être. Ce que chacun dit dans un article scientifique doit pouvoir être mis à l'épreuve par n'importe qui des autres scientifiques disposant de l'équipement nécessaire. Si des phrases ou des formules mathématiques ne sont pas compréhensibles par potentiellement n'importe qui, elles n'ont pas de sens. De même, lorsque quelqu'un décrit ses états de conscience, ou la manière dont il voit le monde, il doit le faire en utilisant des concepts que plusieurs autres personnes maîtrisent aussi, et qui peuvent ainsi contrôler leur bon usage. Si quelqu'un se forgeait un concept qu'il est seul à maîtriser, alors il ne possèderait en réalité aucun concept. Je renvoie ici aux Recherches philosophiques : s'il suffit de croire manipuler correctement un concept pour bien le manipuler, alors n'importe quel usage est correct, ce qui revient à dire qu'aucun ne l'est, ou que ce concept n'a aucune règle d'usage. Un concept n'a de règle d'usage que s'il peut être utilisée de manière inappropriée, et ceci ne peut être attesté que par quelque chose d'extérieur à l'agent. Cette chose extérieure à l'agent est nécessairement une autre personne, qui seule pourra dire si, dans la situation donnée, l'usage est conforme.
Par contre, il doit nécessairement exister un certain délai entre l'usage d'un concept, et la confirmation par autrui. En effet, chaque fois que nous utilisons un concept, nous devons innover, au moins un peu. Le nouvel objet que nous voulons décrire n'est pas exactement le même que les précédents; la situation décrite n'est jamais la même que les précédentes, au moins parce que le temps a passé, que les personnes engagées dans la situation ne sont plus les mêmes, etc. Donc, quand nous utilisons un vieux concept pour un nouvel objet, il y a nécessairement un geste créatif, un acte d'imagination. Le plus souvent, cet acte est suffisamment facile pour que nous n'ayons pas l'impression de devenir des artistes ou des philosophes. Pourtant, cet exercice du jugement, du bon sens, est exigé à chaque fois. Nous nous en apercevons surtout lorsque les cas sont inhabituels. Il existe de l'or qui est blanc plutôt que jaune. Nul doute que cela a dû demander un peu d'effort conceptuel pour désigner cet or blanc du nom d'or, à une époque où le concept d'or incluait sa couleur. Or, après l'acte créatif de jugement, il nous faut vérifier qu'autrui adhère à notre choix, qu'il le trouve raisonnable. Seul autrui peut nous confirmer que notre usage n'est pas déviant, et que nous gardons une continuité dans l'usage du concept. Certes, nous pouvons lui communiquer le critère qui nous a guidé (se fier à des propriétés chimiques, et non pas à la couleur apparente, pour l'or), mais ces critères doivent aussi recevoir un sens en fonction de la situation à tester, ce qui nous menace d'une régression à l'infini. Il faut donc, puisque nous ne pouvons pas compter sur notre capacité instinctive à bien juger, vérifier auprès des autres que notre propos a un sens.
Ainsi, partir dans son délire, c'est proposer de nouveaux concepts, ou bien redéfinir les concepts existants, ou bien proposer de nouvelles théories, en se fiant simplement à sa capacité à raisonner juste. Dans de tels moments, les autres ne nous suivent pas immédiatement. Soit ils jugent que ce que nous disons est fou, sans le moindre sens; soit au contraire ils adhèrent à ce que nous disons, et notre discours, de privé, devient public. Le dénommé délire des jeunes correspond en fait exactement à la notion de vie intérieure. Notre vie intérieure est ce que les autres n'ont pas encore, ou bien refusent de rationaliser, de comprendre, de partager. Nous pensons quelque chose, nous sommes seuls à le penser. Nous avons alors une vie intérieure; ou bien nous avons rédigé un article encore non publié. Nous n'arrivons pas vraiment à dire si ce que nous affirmons a un sens, et s'il a une importance. Simplement, nous croyons à ce que nous pensons, nous avons confiance en nous. Mais cette croyance n'est pas une preuve, et demande donc d'être confirmée par les autres. S'ils nous comprennent, alors notre pensée cesse d'être intérieure, et devient publique, partagée, commune. 
Ainsi, Wittgenstein doit admettre l'existence d'une vie intérieure, pour la raison qu'il faut des personnes pour innover dans l'usage des concepts, et que ces innovations partent nécessairement d'initiatives individuelles. Tout part de la vie intérieure, et finit dans la vie extérieure publique. Nier la vie intérieure, ce serait nier les commencements, donc l'existence de toutes choses. Avant d'être confirmé par les autres, il faut être. 

Ainsi, au sens philosophique, le délire est un espace d'essai, un lieu dans lequel on peut imaginer des rapprochements originaux, des comparaisons audacieuses, des métaphores vives. C'est donc à la fois le lieu de la production scientifique, qui consiste avant tout à produire des paradigmes, donc des manières de voir, celui de la production artistique, et celui de la compréhension humaine en général, qui consiste à adopter le regard le plus juste et bienveillant sur les situations. Et en effet, on part dans son délire, puisque ce départ nous éloigne des autres, en espérant bien sûr que cet éloignement soit temporaire, et que les autres finissent par nous rejoindre. La vie intérieure est ce moment de tension dans lequel nous échappons des filets de sécurité rassurants, et où nous osons une avancée sans protection.

vendredi 12 octobre 2012

Que faire des ennemis de la liberté?

Quelle peut être la réponse libérale aux opposants au libéralisme? Celui-ci doit-il se défendre contre ses opposants, par la promotion active de ses valeurs? Ou bien doit-il au contraire entièrement laisser faire les individus et les communautés comme ils l'entendent. Dans des posts précédents, j'ai déjà soutenu le second terme de l'alternative. Ma réponse ne variera pas ici. Mais je voudrais reprendre la question d'un nouveau point de vue.

Les problèmes de départ sont les suivants, dans le désordre, et sans souci d'exhaustivité :
- des jeunes femmes qui se promènent dans la rue en tenue légère mais décente sont l'objet de sollicitations incessantes, qui varient de l'invitation courtoise aux propos franchement vulgaires voire injurieux.
- des personnes homosexuelles sont l'objet de railleries, ou même d'agressions de la part de ceux dont l'orientation sexuelle est plus courante.
- des populations étrangères voulant s'installer sur le territoire (les dits "gens du voyage") sont soumises à des pressions de l’administration et des riverains en vue de les faire partir.
- d'autres types de populations étrangères, présentes de manière plus durable, font l'objet de brimades et de discrimination, soit au nom de leurs coutumes, soit parce qu'ils prendraient la place des travailleurs nationaux.
- certaines personnes voulant exprimer des opinions critiques vis-à-vis des opinions d'autres groupes se retrouvent menacés par ceux-ci.
Le point commun de tous ces exemples réside dans le fait qu'à chaque fois, une liberté formelle ne peut pas être exercée, parce qu'une partie de la société s'oppose à son exercice. On perd la liberté de se déplacer où l'on veut dans la tenue que l'on veut si des hommes traitent de manière injurieuse les femmes qui passent à leur portée. On perd le droit de choisir son orientation sexuelle si les autres nous rendent la vie impossible à cause de ce choix (je n'entre pas dans le débat de savoir s'il s'agit d'un choix à proprement parler). On perd le droit de travailler si la société fait barrage à la recherche d'emploi à cause d'un patronyme ou d'une apparence physique. On perd le droit de s'exprimer si le faire expose à des menaces physiques.

Ces problèmes sont vraiment intéressants, parce que nous n'avons pas l'habitude intellectuelle de les traiter. Généralement, c'est le pouvoir central qui est trop dur, et qui refuse les droits aux individus. Les individus doivent donc se révolter pour faire reconnaître ces droits par le pouvoir. Il y a quantité d'exemples de luttes politiques pour acquérir une nouvelle liberté, que le pouvoir n'accordait pas jusque là. Aujourd'hui, c'est le combat pour le droit des homosexuels à se marier et à adopter qui est mené. Il s'agit bien d'un combat politique : la loi interdit quelque chose, et nous voudrions (ou pas) la changer. 
Mais tout différent est le combat des politiques contre la société. La situation est inversée : la société ne réclame pas des droits contre l’État; c'est au contraire l’État qui veut faire appliquer des droits contre une société qui rechigne à les reconnaître. C'est par exemple ce qui se passe avec les homosexuels, qui ont légalement le droit de l'être, mais que la société a bien de la peine à accepter. Par conséquent, soit l’État ne fait rien, et dans ce cas on l'accusera de ne défendre que des libertés formelles, sans les rendre réelles, praticables, soit l’État intervient pour rendre réelles ces libertés, mais il devra pour cela être prêt à punir certains comportements qui ne sont pas vraiment criminels. Car exprimer sa haine des homosexuels, ou prononcer un mot grossier lorsque l'on voit une fille se promener en mini-jupe sont des propos qui sont à la limite de la liberté d'expression. Le fait de considérer que de tels propos sont délictueux est une véritable décision, et pas quelque chose qui irait de soi. Ainsi, il semble que la plupart des combats aujourd'hui opposent un pouvoir politique libéral, bourgeois, cultivé, et une société populaire, conservatrice.
Je veux dire que l’État reconnaît prétendument à la société la liberté la plus complète au sujet des croyances philosophiques, religieuses, morales, etc. Et pourtant, il y a bien des conceptions morales qui sont en réalité prises en chasse par l’État. Une religion qui soutiendrait l'infériorité et la soumission des femmes serait inquiétée. Une conception morale dans laquelle le fait d'être efféminé, pour un homme, est un grave défaut, serait aussi inquiétée. A la limite, une communauté qui ferait preuve de mépris et insulterait une autre communauté serait elle aussi inquiétée, probablement poursuivie. Il y a donc des convictions délictueuses, dès lors qu'elles empêchent le plein exercice d'un droit reconnu par l’État. L’État reconnaît de multiples droits aux individus, et il leur reconnaît aussi le droit d'avoir des opinions. Pourtant, ce droit d'avoir des opinions est sans cesse contredit par les autres droits que nous avons par ailleurs. Plus les droits deviennent réels, plus la liberté d'opinion devient formelle. Plus la liberté d'opinion est réelle, plus les autres droits deviennent formels. 

Quelle conclusion tirer de tout ceci? Qu'un régime ne peut jamais être libéral au sens usuel (c'est-à-dire pas au mien, cf. mes posts sur la gauche et la droite). S'il accorde des droits, alors il sera en même temps obligé de défendre certaines valeurs contre la société, société qui pourrait faire obstacle à l'usage de ces droits. En proclamant le droit au travail, l’État se retrouve contraint de lutter contre la discrimination à l'embauche, donc contre le racisme. En proclamant le droit à la mini-jupe, l’État s'engage à lutter contre le sexisme, le machisme. Et ce faisant, l’État n'est plus du tout libéral, puisqu'il défend justement des valeurs. 
Et bien évidemment, l’État ne peut pas renoncer à accorder des droits. Comme tout le monde, j'attends de l'Etat qu'il reconnaisse mon droit à la vie et à l'intégrité physique (les autres ont le devoir de ne pas me tuer ni m'agresser), à la liberté de circulation (les autres n'ont pas le droit de m'enfermer), à la propriété (les autres n'ont pas le droit de me voler), etc.
La solution est donc la suivante : l'Etat ne peut accorder que ce que la société est prête à concéder. Autrement dit, un État peut bien être libéral si sa société l'est aussi. Par contre, il ne peut pas être libéral contre sa société. C'est une contradiction dans les termes : s'il doit imposer de nouvelles conceptions à sa société, alors un régime n'est tout simplement pas libéral mais totalitaire.  Le libéralisme véritable ne fait donc pas la chasse aux valeurs conservatrices et populaires. Si elles existent, il ne peut qu'en reconnaître la présence, et ne pas accorder de droits qui s'opposeraient à elles. On retrouve ce que je disais par ailleurs. Un Etat qui promeut des droits est au fond de tendance individualiste, il défend des valeurs substantielles. Alors qu'un Etat vraiment libéral ne fait que donner de la force aux valeurs de sa société, en lui donnant un arsenal administratif et pénal pour les faire respecter, sans chercher à les influencer. 

Si une société est ennemie de la liberté, le vrai libéralisme consiste à lui donner les moyens de l'être. Que l'on souhaite vivre dans une société qui aime la liberté est un autre problème.