samedi 31 octobre 2015

Que doit-on aux cadavres?

Il y a assez longtemps, j'avais soulevé la question du respect dû aux morts (Cadavres et objets d'art). La conclusion de l'époque était qu'il y a une morale à l'égard des choses, et pas seulement à l'égard des personnes, ce qui m'autorisait à rapprocher cadavres et œuvres d'art, comme des exemples d'objets devant être traités correctement. Pour être complet, j'aurais pu ajouter d'autres objets ayant une valeur symbolique, sans être des œuvres d'art, comme le drapeau de la nation, des pierres tombales, des symboles religieux, etc. 
Je voudrais ici reprendre cette discussion en la développant davantage, ce qui va m'amener à prendre mes distances avec ce que je soutenais à l'époque. Il me semble maintenant que j'étais un peu trop naïf en soutenant qu'il peut y avoir une morale à l'égard des choses.

Ayant eu à donner des cours à des étudiants infirmiers, j'ai été surpris de voir que leur notion de personne est assez éloignée de celle que la philosophie véhicule le plus souvent. Pour la philosophie, une personne est un être conscient, consciente d'elle-même, capable de délibérer, décider, s'imputer des actes, etc. Je ne dis pas que tous les philosophes sont d'accord avec Locke, mais que tous partagent une idée assez proche. Une personne est un agent suffisamment conscient pour agir de manière réfléchie, et suffisamment intelligente pour se représenter comment sont les choses. Cela a une conséquence, qui apparaît explicitement dans le texte de Locke (ESEH, II, 27) : La notion de personne est un sous-ensemble de la notion de vivant, qui est elle-même un sous-ensemble de la notion de chose. Donc, par définition, une personne est vivante. Pour Locke, une personne morte n'est pas une personne du tout. Je pense que tout le monde partage cette idée, au moins chez les philosophes. Il y a parfois des discussions au sujet des fœtus, pour savoir s'ils sont des personnes potentielles et pour savoir si ce genre de concept a un sens, mais aucun philosophe ne parle des cadavres comme étant des personnes, assorties d'une modalité quelconque.
Or, il ressort justement de mes discussions avec les infirmiers qu'il y a pour eux une continuité stupéfiante de la personne, avant et après la mort. Pour eux, c'est la même personne qui peut se trouver dans deux statuts, vivant ou mort. Autant pour un philosophe personne morte est une contradiction dans les termes, autant pour un infirmier, une personne peut être vivante ou morte. D'un point de vue pratique (et psychologique), cela se comprend assez bien : quand une personne alitée passe progressivement de la vie inconsciente à la mort, la transition est douce, et il semble qu'il faille traiter de la même manière la personne vivante alitée et la personne morte. Pourtant, bien qu'on puisse comprendre que la ressemblance des apparences pousse les infirmiers à ne pas marquer la différence entre vivant et mort, on est bien obligé de rappeler les évidences qui vont suivre.

Le problème direct et évident concernant le respect des morts vient du fait que toutes les théories morales reposent d'une façon ou d'une autre sur le devoir de prendre en compte les intérêts d'autrui. J'ai proposé tout récemment cette lecture en termes d'intérêts pour la morale kantienne. Je n'y reviens pas. En deux mots, une action est moralement correcte si et seulement si la maxime de l'action peut être rendue publique et les autres tenir cette maxime pour acceptable. Et si les autres trouvent cette maxime acceptable, c'est justement parce qu'elle traite leurs intérêts à égalité avec celle de l'agent. Il me semble que la lecture en termes d'intérêts s'applique assez naturellement à l'utilitarisme aussi. L'utilitarisme est une doctrine qui soutient que l'action moralement correcte est celle qui maximise la satisfaction des intérêts de tous les individus, en accordant à tous ces intérêts une égale prétention à la satisfaction (l'immoralité consistant à faire passer ses propres intérêts avant ceux des autres, ou bien à agir de sorte que des intérêts soient lésés). Habituellement, on parle aussi de l'éthique des vertus comme de la troisième théorie morale. J'aurais beaucoup plus de mal à réduire cette approche à celles des intérêts. Cependant, cette théorie est aussi bien trop abstraite pour pouvoir s'appliquer de manière intéressante au problème des morts. Car dire que la morale consiste à être vertueux est une chose, mais l'éthique des vertus ne donne pas de critère permettant d'identifier une action comme morale, ni de critère permettant de découvrir les vertus. Je vais donc la laisser de côté. 
Agir moralement est donc tenir les intérêts d'autrui pour d'égale importance aux siens. Mais cela signifie que l'on n'a aucun devoir à l'égard des morts, car les morts, évidemment, n'ont aucun intérêt. Ils ne vivent plus donc ils n'ont pas des intérêts liés à leur survie. Ils n'ont plus non plus de souci relatif à ce que l'on dit d'eux, puisqu'ils ne peuvent plus entendre ce qu'on dit. Etc. Toutes les notions morales classiques : respect du consentement d'autrui, liberté, égalité de traitement, bienveillance, etc. ne marchent plus à l'égard des morts. N'étant ni agent ni patient, mais juste de la chair humaine, il n'y a plus de considération morale qui s'applique à eux. Donc, le respect des morts ne peut pas être le respect pour les intérêts du mort. Il faut trouver autre chose.
La solution la plus évidente marche assez souvent, mais pas toujours. Elle consiste à soutenir que respecter les morts n'est pas dans l'intérêt des morts, mais dans l'intérêt de la famille des morts. En effet, massacrer ou ridiculiser un cadavre, ce serait assez directement insulter, humilier la famille du mort, et on peut évidemment admettre qu'il soit immoral d'humilier des personnes. Cependant, pour un libéral, il n'est pas non plus totalement évident qu'humilier soit moralement interdit. En effet, un libéral affirme que seule la nuisance à autrui doit être interdite, or, ce genre d'humiliation n'est pas exactement une nuisance à autrui. Massacrer un cadavre attriste sa famille, mais ne nuit pas aux intérêts de cette famille. Or, attrister des personnes est un droit, du moins pour un libéral. D'ailleurs, Ruwen Ogien, qui défend habituellement ce genre d'idées, ne s'est à ma connaissance jamais prononcé sur le sujet des cadavres, et il me semble évident que ce serait un sujet bien plus intéressant et sensible que celui des drapeaux, sur lesquels il s'est prononcé. Car dire qu'il n'y a rien d'immoral à brûler un drapeau même si cela choque les patriotes est une chose. Mais dire qu'il n'y a rien d'immoral à laminer un cadavre même si cela choque sa famille est déjà plus osé. On pourrait tenter de soutenir qu'enterrer un membre de sa famille est un droit. Néanmoins, l'enterrement n'est pas conditionné au bon état du cadavre. On peut enterrer un mort en mauvais état, ou même enterrer quelqu'un avec un cercueil vide. Et dernière chose, il arrive aussi que les cadavres n'aient pas de famille. Peut-on alors les massacrer à sa guise? Cela nous gêne à peu près autant que de massacrer un cadavre qui a une famille. C'est donc que le fait de respecter les cadavres n'est pas lié aux intérêts de la famille, puisque le bon état du corps n'est pas dans l'intérêt de la famille, et il semble qu'on est tenu de respecter les cadavres même s'ils n'ont pas de famille.
Un second argument consiste à parler des devoirs envers soi-même, plutôt qu'envers les autres. Cet argument est globalement acceptable, mais là encore, pas complètement. Il consiste à soutenir qu'on ne doit pas massacrer les morts parce que cela nous rend insensibles et cruels à l'égard des vivants et de leur souffrance. En effet, entre massacrer un mort et massacrer un vivant, il semble y avoir une frontière assez poreuse, et s'habituer à massacrer un mort rend cette frontière encore plus poreuse. Pour éviter cette pente savonneuse, on interdit donc de toucher aux morts. De cette façon, les gens ne prennent pas de mauvaise habitude et ne deviennent pas insensibles. C'est juste, mais il y a des professions qui touchent et découpent des corps, et qui pourtant ne suscitent pas la moindre réprobation morale. Prenons le cas des médecins légistes. Ils peuvent très bien découper les morts au scalpel, voire même les défigurer totalement, sans que nous trouvions que ce soit immoral. Cela provoque probablement du dégoût, mais un dégoût qui est esthétique et non moral. C'est pourquoi on voit souvent, dans les films, des personnes vomir de dégoût en voyant manipuler un cadavre, sans que cela soit associé à de la réprobation morale. Par contre, il y en aurait si le légiste joue avec le cadavre, au lieu de faire son travail avec un but précis. C'est quelque chose d'assez inexplicable. En effet, on dit parfois que la fin justifie les moyens : on fait quelque chose de mal, mais en vue de quelque chose de bien. Mais personne ne dirait que pour les légistes, la fin justifie les moyens. Ils ne font pas quelque chose de mal en vue d'un bien. C'est plutôt que ce qu'ils font n'est ni bien ni mal. Ils ne font que récolter des informations (ou autres) sur un cadavre. Il me semble qu'on n'y voit pas vraiment de problème moral, sauf si, et c'est ce qui est inexplicable, cela devient un jeu. Là encore, il me semble que l'explication par les devoirs envers soi-même n'est pas suffisante, parce qu'on ne reproche pas au médecin légiste de négliger un devoir envers soi-même. Il faut rechercher une meilleure explication. 

Je précise que je ne fais pas durer le suspens, mais que je fais part d'une certaine difficulté à trouver ce qui ne va pas dans la question du respect des morts. Je partage comme tous les membres de ma culture le sentiment que cela cloche de massacrer les morts, mais je pense avoir montré que les doctrines philosophiques ne sont pas à même d'expliquer pourquoi. On pourrait aussi se pencher sur l'anthropologie, mais on serait vite obligé d'avoir à discuter des croyances qu'on ne partage plus vraiment. Par exemple, si les morts nous surveillent encore, et peuvent nous punir en nous envoyant de mauvais sorts, on comprend qu'il faille prendre soin de leur corps et les enterrer dignement. Mais plus grand monde ne croit à la survie des âmes, et à peu près plus personne ne croit que les morts nous envoient des mauvais sorts. Il est possible que beaucoup de cultures aient adopté ce genre de croyances, et que nous ayons pris un certain pli psychologique, en traitant bien nos morts, de sorte que les croyances ont disparu aujourd'hui mais que ce pli psychologique perdure. 
D'autant plus que pas mal de clichés anthropologiques (il faudrait faire un long travail d'enquête pour savoir si ces clichés ont toujours cours, ce qui dépasse le cadre de ce post) associent l'enterrement des morts au passage à l'humanité. De sorte que ne plus manifester ce respect pour les morts revient à sortir de l'humanité pour retourner à l'animalité ou à la barbarie. On trouverait donc quelques points communs structurants toute société humaines : interdit de l'inceste, enterrement des morts. Le premier interdit permettrait à la société de se reproduire, donc de produire des vivants, alors que la seconde règle permettrait de fixer le rapports des vivants aux morts.
Je crois que cette explication est la plus satisfaisante, parce que nous avons le même type de prévention à l'égard de l'inceste qu'à l'égard du respect des morts. Nous sommes scandalisés par le massacre des cadavres de la même façon que par les relations entre pères et filles ou entre frères et sœurs. Dans les deux cas, nous sommes embarrassés de réduire cela à un dégoût seulement esthétique, mais nous ne savons pas non plus très bien comment justifier cela d'un point de vue moral. Je ne dit pas que mon argument est une preuve, mais il me semble qu'il est un bon indice que le respect des morts est seulement une longue pratique anthropologique, mais pas quelque chose qu'on puisse moralement justifier. On ne doit rien aux cadavres, on les respecte comme on respecte les règles de politesse y compris si elles ne servent à rien. 

jeudi 15 octobre 2015

Interprétation hétérodoxe de l'impératif catégorique

Je voudrais proposer ici une lecture de l'impératif catégorique kantien qui n'a certainement pas la prétention d'être une lecture acceptable pour l'historien de la philosophie. Par certains aspects, elle s'oppose même à la lettre du texte de Kant (je m'appuierai essentiellement sur les Fondements de la métaphysique des mœurs). En cela, cette lecture est hétérodoxe. Néanmoins, je voudrais la présenter quand même parce qu'elle a le mérite de rendre compréhensibles certains points de doctrines qui sont difficiles à comprendre si on les prend à la lettre, et de plus, elle me semble extrêmement simple à comprendre. Ainsi, sa valeur est de pouvoir éclaircir certaines thèses de Kant au lieu de se battre sans fin dans des querelles exégétiques. Par ailleurs, cette lecture me semble suffisamment acceptable pour être défendable en tant que conception morale à proprement parler. Il ne s'agit donc pas seulement d'une lecture d'un texte de Kant, mais de la construction d'une position en matière d'éthique normative. 

Je voudrais expliquer l'impératif catégorique kantien. Selon lui, cet impératif, qui est unique, a néanmoins trois formulations :
1) je dois agir de telle sorte que je puisse aussi vouloir que la maxime de mon action devienne une loi universelle.
2) je dois agir de telle sorte que je traite l'humanité aussi bien dans ma personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. 
3) je dois me considérer, au même titre que tout autre être raisonnable, comme volonté instituant une législation universelle (un règne des fins).
Ceci étant posé, je serai moins soucieux de la lettre du texte. Kant essaie de montrer que ces trois principes expriment de l'impératif catégorique respectivement la forme, le contenu, et la réunion des deux. Cela permet de montrer pourquoi il y a trois et seulement trois formulations, mais cette explication de Kant est loin d'être claire. Kant essaie de distinguer fins objectives et fins subjectives, et ceci aussi est loin d'être évident. Kant développe beaucoup le thème de l'autonomie de la volonté, thème aussi assez délicat. Je voudrais faire plus simple.

Pour ce faire, il me semble qu'il faut renoncer à un dualisme des volontés rationnelles et des intérêts empiriques, voire pathologiques. Contre l'usage que fait Kant du terme d'intérêt, qui le lie presque toujours à la partie de l'homme qui est déterminé par la nature, je voudrais utiliser ce terme au sens de quelque chose que l'agent reconnaît comme bon pour lui. Une personne a de multiples intérêts, qui correspondent aussi bien à ce que cette personne valorise à titre de moyen, que ce qu'elle valorise à titre de valeur intrinsèque, de fin. En un certain sens, ce choix est encore plus dualiste que Kant. Car il revient à soutenir qu'il n'y a rien de tel que des intérêts dans la nature. La nature est rempli de corps et de mouvements, mais pas d'intérêts. Un intérêt n'existe que si la raison (Kant dirait la volonté) tient quelque chose pour bon. Un intérêt est donc le résultat d'une évaluation, et n'est donc pas simplement une tendance naturelle.
Cette définition de l'intérêt par ce qu'un agent tient pour bon a une conséquence : seule une personne peut avoir des intérêts. L'ensemble des êtres vivants n'en a aucun. Un animal ou une plante n'a pas d'intérêt, faute d'avoir les capacités rationnelles lui permettant de se représenter un choix à faire, de justifier ce choix, de s'imputer des actions, etc. Il y a bien entendu des choses bonnes et mauvaises pour un animal, mais ces choses ne le sont que relativement à un point de vue choisi arbitrairement par l'homme. Nous trouvons évidemment que rester en vie n'est pas un intérêt totalement arbitraire,et donc, en un sens, il est admissible de tenir le fait de rester en vie pour un intérêt objectif de l'animal ou de la plante. Pourtant, cet intérêt-là n'a pas ce statut réflexif qu'un intérêt a chez une personne, qui est toujours capable de l'examiner et de le mettre en balance avec d'autres. Après tout, pour nous humains, il arrive parfois que notre intérêt pour notre vie soit confronté à d'autres intérêts, par exemple la justice, le bien-être de nos proches, etc. Il n'y a pas de raison qu'en droit, un animal ne puisse pas avoir un conflit semblable. Sauf que, faute de moyens intellectuels pour avoir ce genre de délibération, l'animal est condamné à n'avoir que les intérêts que nous humains voulons bien leur concéder, sur la base d'une observation (en gros : vivre pour les plantes et animaux, ne pas souffrir pour les animaux sensibles). 

Armé de ma notion d'intérêt, je souhaite maintenant expliquer le premier impératif kantien. Toute action humaine est motivé par un intérêt. Cet intérêt se retrouve dans l'intention de l'action : une action intentionnelle est une action réalisée dans le but de parvenir à satisfaire l'intérêt qui la suscite. Par exemple, mon intérêt est de rester en bonne santé. Je vais donc à la pharmacie acheter des médicaments pour me soigner. Ici l'intention de l'action d'aller à la pharmacie est le fait de se soigner. L'intention est donc reliée à l'intérêt qui est de rester en bonne santé. 
L'impératif exige d'agir de sorte que la maxime de mon action devienne une loi universelle. Il est incontestable que la maxime de mon action est l'intention de mon action. Kant ne se demande jamais ce qu'il se passerait si une action était universalisée (ce serait grotesque, car cela rendrait presque tout immoral). Il se demande ce qui se passerait si une action considérée selon une certaine intention était universalisée. Par exemple, l'action de mentir à son banquier avec l'intention de ne jamais rembourser le prêt qu'il va me consentir est-il moral? Non répond Kant, car l'universalisation de l'intention de tromper aboutirait à une situation paradoxale, dans laquelle il ne serait plus possible de tromper. En effet, si tout le monde avait l'intention de tromper, les banquiers ne prêteraient tout simplement pas, ce qui ferait disparaître toute occasion de mentir. 
Cet impératif peut être exprimé en termes d'intérêts. Ce qu'il prescrit, c'est de se demander si nous pourrions vouloir que nos intérêts soient publiquement observables, ou connus de tous. C'est ici le sens de l'universalité. En imaginant que tout le monde a les mêmes intérêts, on se représente une situation dans laquelle tout le monde connaît nos intérêts. Or, certains intérêts ne seraient jamais satisfaits s'ils étaient publics. Par exemple, obtenir de l'argent sans le rembourser est un intérêt qui ne supporte pas la publicité. Si autrui sait que j'ai cet intérêt, alors il ne me prêtera pas d'argent. De même, désirer manipuler quelqu'un par la persuasion, désirer le violenter pour avoir un rapport sexuel, désirer monter dans un bus sans avoir payer, sont tous des intérêts qui ne survivraient pas à leur publicité. Si mon interlocuteur sait que je veux le manipuler, cela ne marche plus. Si une personne sait que je veux la violer, elle va s'éloigner. Si le chauffeur de bus sait que je ne veux pas payer, il va appeler le contrôleur. Bref, l'universalisation kantienne signifie l'exigence de publicité des intérêts.
On voit d'ailleurs que la publicité des intérêts n'a un effet que parce qu'autrui a aussi ses propres intérêts. Mon interlocuteur veut croire seulement des choses qu'il a jugées lui-même ; la personne ne veut avoir des rapports sexuels que consentis ; et la compagnie de bus veut gagner de l'argent. Sans ces intérêts antagonistes, la loi morale n'aurait aucun sens. Voilà, il me semble, de quoi expliquer bien plus simplement que Kant pourquoi la morale se destinerait aux êtres raisonnables. Au lieu de chercher à tout prix pourquoi la raison aurait une valeur par elle-même, ou pourquoi une volonté bonne serait bonne, on peut simplement dire que la morale est seulement la règle qui permet de vérifier que mes intérêts n'empiètent pas sur les intérêts des autres. Et cette règle est donc très simple : supposant que mes intérêts sont accessibles à tous les autres, alors sont morales toutes les actions qui n'obligeraient pas les autres à changer de ligne de conduite pour éviter que je nuise à leurs intérêts. 

j'en viens maintenant au second énoncé de l'impératif catégorique, celui exigeant de traiter les humains comme des fins, et jamais seulement comme des moyens. Là encore, cet énoncé est profondément obscur. On comprend assez bien ce que signifie instrumentaliser autrui, mais l'idée de traiter une personne comme un but est à la limite du non-sens. Une personne n'est pas un but. Les seuls buts que nous pourrions avoir, c'est être ami avec une personne, avoir de l'argent, être de bonne humeur et en bonne santé, etc. Être ami avec quelqu'un est un but, mais ce quelqu'un n'est pas un but. Donc, il faut réexpliquer correctement cet impératif.
Là encore, c'est la notion d'intérêt qui permet d'en rendre compte. Traiter une personne comme un moyen, c'est tenir ses intérêts pour secondaires par rapports aux nôtres. C'est donc se permettre de sacrifier les intérêts des autres si cela peut bénéficier aux nôtres. Reprenons l'exemple du banquier à qui je mens pour avoir un prêt. Son intérêt est d'être remboursé. Le mien est de nuire à ses intérêts en vue de garder tout l'argent. Je hiérarchise donc ses intérêts et les miens, en tenant les siens pour inférieurs aux miens, ce qui justifie que je en lui rembourse pas l'argent qu'il m'a prêté. Instrumentaliser revient toujours à cela. Au contraire, tenir l'autre pour une fin, c'est tenir ses intérêts pour ayant même valeurs que les nôtres. Moi-même, ma propre existence et mon propre bien-être sont des fins pour moi, et c'est pourquoi mes intérêts sont absolus, et ne peuvent être sacrifiés pour quelque motif que ce soit. Or, être moral, c'est, selon Kant, estimer que la vie et le bien-être des autres est aussi une fin pour moi, donc que les intérêts des autres sont aussi absolus que les miens. Je ne peux donc pas sacrifier les intérêts des autres pour servir les intérêts de quiconque (aussi bien moi-même, que mes proches, ou la société). 
C'est probablement ici que l'on voit la différence radicale entre Kant et les approches utilitaristes. Pour Kant, un intérêt est toujours absolu, il ne peut pas être abandonné pour un motif quelconque, excepté, évidemment, si cet intérêt porte le projet de nuire à d'autres intérêts. La personne étant égale à toutes les autres, ses intérêts ne peuvent être sacrifiés au nom de ceux des autres. Voici donc mon explication de la dignité de la personne : avoir une dignité, c'est avoir des intérêts qu'on ne peut pas sacrifier au nom de la satisfaction d'autres intérêts, aussi beaux et nobles qu'ils puissent être. Seul le consentement d'une personne permettrait d'aller contre ses intérêts, justement parce que ce consentement signifie que la personne abandonne un (ou plusieurs) de ses intérêts. En acceptant, par exemple, de mourir pour sauver deux autres personnes, celui qui le fait admet que son intérêt n'est dorénavant pas de rester en vie, mais que les deux autres personnes survivent. La personne peut donc très bien adopter des intérêts altruistes, et renoncer à ses intérêts égoïstes. Mais il n'est jamais possible de sacrifier les intérêts d'une personne. Au contraire, pour l'utilitarisme, c'est la valeur en termes de bien-être qui compte, et non pas le respect des intérêts. Une société ou un individu peut donc très bien aller contre les intérêts de quelqu'un parce que cela augmenterait la somme totale de bien-être. L'utilitarisme refuse totalement l'idée de dignité des personnes : le respect des intérêts n'a aucune valeur morale particulière. C'est d'ailleurs aussi pour cette raison que l'utilitarisme est infiniment plus éloigné du libéralisme que Kant. L'utilitarisme pourrait réaliser le bonheur collectif en forçant les gens. Alors que pour Kant, il est tout simplement incompatible avec l'idée que les personnes sont des fins en soi que l'on puisse les forcer. 

Il reste maintenant à examiner la dernière formulation de l'impératif catégorique. Celle-ci énonce que nous devons nous considérer comme législateur d'un règne des fins. Cela signifie que nous sommes moraux si nous représentons nos intérêts comme entièrement compatibles avec ceux des autres, et donc que nous agissons au sein d'un monde dans lequel les actions et intérêts des autres ne sont jamais antagonistes avec les nôtres. Le règne des fins est une sorte d'utopie, une représentation d'un paradis moral. Tant que je me vois comme égoïste, je me vois nécessairement comme en conflit avec les autres, parce que je dois bien admettre que les autres seront aussi égoïstes et que nos intérêts seront inévitablement antagonistes. Alors que si je suis parfaitement moral, je souhaite que mes intérêts et mes actions puissent être totalement compatibles avec ceux des autres. Ils peuvent le devenir si ces intérêts sont parfaitement publics, et que ceux des autres le sont aussi. 
Bien sûr, cela ne signifie pas que tout dans le monde soit rose, parfait, sans douleur, sans tension. Il restera des pauvres, des amoureux éconduits, des grands malades, etc. Simplement, cela signifie que la manière dont se passent les choses est entièrement compatible avec les intérêts de chacun. Je peux bien me ruiner dans des entreprises hasardeuses, mais cela se sera passé sans que je fraude, ni que mes clients tentent de ne pas me payer. Je peux bien avoir une vie amoureuse frustrée, mais cela se sera passé sans que je me livre à des activités adultères ou autres. Je peux bien avoir perdu mes procès, mes parties de football, mais cela se sera passé selon des règles dont je reconnais la validité. Bref, la vie peut encore être affreuse dans le règne des fins, mais elle est entièrement morale, c'est-à-dire que les intérêts de tous sont absolument respectés. Il faut juste comprendre qu'un intérêt respecté n'est pas un intérêt satisfait. Quand je fais une excellente affaire en achetant à très bas prix une maison, je respecte les intérêts de l'ancien propriétaire, bien que je ne satisfasse pas ses intérêts, qui seraient de vendre cher. Dans le règne des fins, on peut encore être plumé, mais pas volé!


Je résume : l'impératif kantien exige le respect inconditionnel des intérêts des autres personnes. La formulation la plus directe se trouve dans la seconde formulation, qui énonce qu'il faut tenir les intérêts des autres pour des fins absolues, et non des choses que l'on pourrait sacrifier pour satisfaire nos propres intérêts. La première formulation, elle, ne donne pas le contenu de l'impératif mais plutôt un moyen de le mettre en oeuvre, un critère. Ce critère est la publicité des intérêts. En supposant que tout le monde connaît nos intérêts, on peut vérifier que notre action est morale. Si les autres changeaient leur comportement suite à la découverte de nos motifs, c'est que nous agissons immoralement, et que nous les instrumentalisons. Si au contraire les autres pouvaient continuer à agir comme ils le font, c'est que nous respectons leurs intérêts. Enfin, la troisième formulation est bien comme le dit Kant, une réunion de la première et de la seconde formulation : elle est la représentation d'une situation dans laquelle les intérêts de chacun sont à la fois publics, et parfaitement respectueux des intérêts de tous les autres. Elle est un idéal, non pas chargé directement de guider l'action, mais de montrer vers quoi tend l'action morale. 

mercredi 7 octobre 2015

Y a-t-il vraiment des choses qu'on ne saurait acheter?

Le livre de Michael Sandel, Ce que l'argent ne saurait acheter, est rempli d'anecdotes sur le processus de marchandisation de tous les aspects de l'existence. Il raconte très bien comment on change la signification de l'amour, de l'attente dans une file d'attente, de la lecture scolaire, de l'émission de produits polluants, du combat militaire, si on transforme ces actions en choses que l'on peut acheter ou vendre, donc en marchandises. Au lieu d'avoir une valeur intrinsèque, ou d'être des maux intrinsèques, nous en faisons des marchandises à gérer comme les autres, dont la fonction est de remplir des besoins précis ou bien de nous enrichir. 
Cependant, le livre reste décevant quand il cherche à expliquer ce qui ne va pas dans la marchandisation. Autant on peut admettre que les gens modifient leur comportement quand on créé un marché pour un bien qui jusque là était hors marché, autant on ne voit pas pourquoi la création d'un tel marché devrait être moralement condamné, ni pourquoi certains biens pourraient être tenus pour des marchandises, alors que d'autres ne le pourraient pas. Sandel dit : certains biens sont corrompus par leur marchandisation. Soit, mais pourquoi faudrait-il le regretter? Je créé un site de covoiturage qui met en relation conducteurs et passagers. Je marchandise les relations humaines, qui ne l'étaient pas avant cela. Mais il ne semble pas y avoir là quelque chose de choquant, donc il ne suffit pas de marchandiser pour faire quelque chose de mal. Et il n'est pas non plus très facile de délimiter les biens qui peuvent être corrompus et ceux qui ne le peuvent pas, ce qui laisse penser que nos jugements sont plutôt des réactions affectives ou esthétiques que des jugements fondés sur des principes pouvant faire l'objet d'une discussion et d'un accord. Il suffit de rappeler que, sur de nombreux sujets, on trouve à peu près autant de personnes qui ne voient pas de problème à la marchandisation que de personnes qui y voient un problème. Cela montre que la délimitation n'est pas facile, et n'est pas consensuelle. 
je voudrais dans cet article non pas donner le critère décisif qui manque à Sandel et qui lui permettrait de manière indiscutable de déterminer ce qui est marchandisable et ce qui ne l'est pas, ni donner l'argument ultime pour montrer ce qu'il y a d'immoral à marchandiser certaines choses. Au contraire, je voudrais montrer qu'il est très loin d'être évident que la marchandisation soit si horrible que cela. Bref, nous avons une réaction de dégoût, mais elle n'a pas de fondement solide. 


En économie, on donne généralement trois fonctions à l'argent : unité de mesure, moyen d'échange, et réserve de valeur. Je laisse la troisième de côté et vais m'appuyer sur les deux premières.
L'argent est d'abord unité de mesure. Cette unité permet d'établir la commune mesure de tous les biens pouvant s'échanger sur un marché. C'est grâce à cette unité que l'on peut comparer des biens qui autrement ne pourraient jamais l'être, comme une maison et une baguette de pain, puisqu'il est évident que, dans un marché reposant sur le troc, jamais personne n'échangera de maison contre des baguettes de pain, parce que cela ferait un tel nombre de baguettes qu'elles sécherait trop vite par rapport à notre capacité de les manger, et qu'aucun maçon ne pourra rencontrer de boulanger pouvant produire des centaines de milliers de baguettes en un temps restreint. Pourtant, grâce à l'unité de mesure, on peut dire très précisément combien de baguettes de pain vaut une maison. 
Pour que cette unité de mesure soit applicable, il faut cependant que les marchandises s'y prêtent. Il faut qu'elles soient échangeables de fait contre certaines choses, ce qui permet de les faire rentrer sur le marché, et par le jeu des multiples rapprochements, on finit par tout ramener à une mesure commune. Par exemple, une maison s'échange contre trois voitures, une voiture s'échange contre dix canapés, etc. jusqu'à arriver aux baguettes de pain. Ainsi, même si en fait personne n'a jamais échangé de maison contre des baguettes, on peut en droit les échanger. Par conséquent, si certains biens ne sont en fait jamais échangés contre d'autres biens, alors il n'est pas possible de fixer leur valeur au moyen de cette unité de mesure. Par exemple, prenons une médaille d'or aux Jeux Olympiques. Aucun sportif n'a jamais voulu l'échanger contre quoi que ce soit (je pense...). Par conséquent, il n'est pas possible de déterminer sa valeur. Ce bien est incommensurable, et pour cette raison, n'est pas une marchandise.
Or, qu'un bien soit incommensurable à tous les autres, voilà un premier argument pour refuser la marchandisation. On voit ici que ce n'est pas l'argent lui-même qui nous dérange, mais le fait qu'on ne distingue pas des biens qui sont qualitativement différents. Pour relier ceci à une querelle philosophique célèbre, on pourrait parler de Stuart Mill reprochant à Bentham de ne retenir que les quantités de plaisir, alors que Mill prétend qu'il faut aussi tenir compte des qualités de plaisir. Un plaisir de qualité supérieure, c'est justement un plaisir incommensurable à ceux de qualité inférieure. Pour Mill, la vertu, le savoir, l'amour, sont des biens que personne ne devrait échanger contre des biens de qualité inférieure, fussent-ils nombreux. Alors que pour Bentham, en effet, le bilboquet vaut bien la poésie, à quantité de plaisir égal. Bentham serait donc partisan de la commensurabilité de tous les biens. Il ne verrait aucun problème à comparer l'amitié et les jeux vidéos, la prostitution et l'amour, le savoir et l'ivrognerie. 
Il me semble que ces discussions ne peuvent pas être réglées par un appel aux intuitions. J'imagine qu'à peu près personne n'abandonnerait ses amis en échange d'un millier d'euros. Mais Bentham dirait juste que les amis valent simplement quelques millions d'euros. Soit. Mais il faut bien dire que ce genre d'estimation est assez suspecte. Elle semble faite plus ou moins au hasard, ou à la louche. Il n'est donc pas certain que le nombre énorme que nous donnons ne soit pas plutôt une manière de dire que l'amitié vaut une somme de fait illimitée. 
A défaut d'intuition très claire, je n'irai pas beaucoup plus loin. Je veux simplement dire que l'incommensurabilité ne doit quand même pas être trop vite proclamée. On peut vouloir rendre le vote, l'amour, les valeurs morales, l'humanité, etc. incommensurables à tous les biens. Mais ce serait assez malhonnête, car nous arrivons très souvent à arbitrer entre différents choix de vie, ce qui montre bien que nous sommes capables de mettre en comparaison, donc d'établir une unité de mesure commune. Il n'est pas difficile à un commerçant ouvert le dimanche de savoir s'il doit fermer un jour pour aller voter, ou si la perte économique est trop élevée pour aller voter. De même, bien des couples mettent en balance leur amour et les aspects financiers avantageux de rester sous le même toit. C'est un arbitrage entre l'amour et l'argent. On pourrait encore trouver de nombreux cas. L'incommensurabilité est donc au fond assez limitée, si toutefois elle existe. Elle n'existerait que s'il existe de véritables cas dans lesquels les gens ne seraient jamais prêts à céder, quelle que soit l'offre qui leur est faite. Je soupçonne que cela n'arrive jamais, non pas parce que les hommes sont méchants et vendraient leur mère s'il le faut, mais simplement parce que la commensurabilité généralisée n'a rien de si affreux moralement. 
En résumé, nous avons bien une unité de mesure commune de tous les biens, parce que la prise de décision l'exige. On a tendance à négliger ceci, alors que c'est essentiel : pour décider, il faut évaluer, et évaluer c'est mesurer, or mesurer implique une unité de mesure commune. Donc, pas de décision sans unité de mesure commune. Bentham a raison contre Mill. Si le savoir et la sagesse étaient vraiment incommensurables, nous serions sidérés et paralysés par eux, et nous ne pourrions même pas leur assigner une place raisonnable dans nos vies, au milieu d'autres activités moins nobles  et pourtant nécessaires comme manger ou faire du commerce. 

Le second point relatif à la marchandisation concerne celui de l'argent comme monnaie d'échange. L'argent est un moyen permettant d'obtenir des biens. Et certains de ces biens peuvent être obtenus autrement que par l'argent. Or, pour les opposants à la marchandisation, parmi les biens qu'on peut obtenir autrement, il y en a qu'on doit obtenir autrement. Par exemple, on peut se constituer une culture littéraire par notre goût pour la lecture, on peut obtenir du plaisir sexuel en étant beau, courtois, amusant ou séducteur, on peut obtenir un diplôme par un effort de travail, on peut visiter une exposition de peinture en prenant son mal en patience dans la file d'attente. Or, grâce à l'argent, on peut pousser les enfants à lire, on peut payer une prostituée, on peut s'acheter un diplôme d'une université en mal d'argent, et on peut acheter un billet coupe-fil. Sandel et bien d'autres trouvent que cela fausse le rapport à ces activités, cela en change le sens. Pour Sandel, ces biens ne sont pas des biens qu'on peut prendre isolément de la manière dont on les a obtenus. La manière de les obtenir est constitutif de la valeur de ces choses. Voici donc l'argument central des anti-marchandisation, qui, à la différence de celui que j'expose dans ma section précédente, est intrinsèquement lié à l'argent (l'argent étant le moyen d'échange typique, alors que l'existence d'une unité de mesure ne nécessite pas d'argent). C'est l'argument de la corruption. En séparant les biens eux-mêmes de la manière normale de les obtenir, on corrompt ces biens. 
Il me semble que cet argument n'a pas de précédent historique évident. On trouve souvent l'affirmation, dans les propos philosophiques populaires, que le chemin a plus de valeur que le but. Si c'était vrai, cela n'aurait en effet pas d'intérêt d'acheter ces biens dont tout l'intérêt est justement dans leur recherche, et pas dans leur obtention. Mais bien entendu, un proverbe n'est pas un argument, et il se pourrait que ce proverbe soit simplement faux. Par ailleurs, le proverbe n'a pas de dimension morale marquée, alors que l'argument sur la marchandisation est moral. Quand on reproche à la prostitution de corrompre les relations amoureuses, on ne dit certainement pas que c'est dommage d'acheter du sexe parce que les jeux de séduction qui précèdent sont ce qui est meilleur. On dit plutôt qu'il est simplement immoral ou scandaleux d'acheter ce type de choses. 
Il faut donc distinguer deux types de cas : ceux dans lesquels le but est indissociable de l'activité elle-même, et ceux dans lesquels le but est dissociable. Par exemple, le but dans un jeu est de gagner ses adversaires. Mais personnes ne voudrait gagner sans jouer, cela n'aurait même pas de sens. Quand on fait une partie de football, on joue exactement autant pour jouer que pour gagner. On ne peut pas vouloir gagner sans jouer. Par contre, il y a beaucoup d'activités dont le but est séparable. Le sexe en est une. On peut trouver les phases d'approche et de séduction palpitantes, mais on peut aussi directement passer à l'étape de la relation sexuelle. Il n'y a aucune impossibilité conceptuelle à coucher sans avoir séduit, alors qu'il y a une impossibilité à gagner sans jouer. Dans toutes les activités où le but est séparable de l'activité, le but est par définition meilleur que l'activité, sans quoi on ne se livrerait pas à elle, ou du moins on ne s'y livrerait pas avec l'intention de réaliser ce but. Quand on séduit pour coucher, c'est bien parce que coucher a plus de valeur que séduire, sinon, on ne séduirait que par pur plaisir de séduire, sans rien attendre de plus. Et si coucher a plus de valeur, alors il ne semble pas être inapproprié (morale mise à part, pour l'instant) de payer pour coucher. Séduire n'étant qu'un moyen, il est mis en équivalence avec les autres moyens. On peut alors prendre le plus efficace. Si c'est l'argent, il paraît rationnel de payer. 
Les autres exemples de Sandel peuvent être examinés de la même manière. Partout où Sandel prétend qu'on corrompt des biens, on peut montrer qu'on ne corrompt rien du tout, mais seulement qu'on tient le but pour supérieur au moyen de l'obtenir, et que, pour cette raison, nous utilisons l'argent comme un moyen parmi d'autres. Sandel pourrait soutenir que certains bien sont indissociables de leur activité, mais il serait facile de répondre que le simple fait qu'il soit possible de marchandiser ces biens montre qu'ils sont séparables de l'activité permettant de les obtenir. Il me semble qu'il ne reste qu'un seul argument disponible : certaines activités, bien que n'étant pas recherchées pour elles-mêmes, et tenues pour moins bonnes que les biens qu'elles visent, ont cependant des effets collatéraux tenus pour bons. Et ces effets ne peuvent pas être obtenus autrement. Par exemple, la séduction est une tâche pénible, alors que le sexe est plaisant, mais par les jeux de séduction, les individus tissent des liens sociaux, enrichissent leur culture, alors que la marchandisation du sexe ne permettrait pas de tels liens sociaux ni le moindre développement culturel. C'est évidemment vrai. On a écrit des millions de romans sur l'amour, mais les histoires sur les prostituées sont bien moins nombreuses et plus pauvres, stéréotypées. Il faudrait donc lutter pour défendre toutes les activités civilisatrices même si elles sont un peu désagréables, et combattre toutes les activités qui fragilisent les liens sociaux, même si elles permettent une amélioration du bien-être global. 
Malheureusement, cet argument est loin d'être convaincant. D'une part il ne marche pas toujours : le billet coupe-fil n'est pas un fossoyeur de la culture. Ensuite, on ne voit pas pourquoi le développement culturel serait un motif d'interdire aux gens de faire ce qu'ils veulent et qui ne nuit pas à autrui. Surtout, Freud a particulièrement insisté là dessus dans Malaise dans la culture, il arrive assez fréquemment que le développement culturel se fasse au prix d'un renoncement individuel aux désirs. Autant donc ne pas trop abonder dans ce sens : chaque fois que nous pensons pouvoir accorder des libertés sans menacer gravement notre culture, autant le faire. Inutile de tyranniser les autres si nous n'avons pas de raison impérieuse de le faire. Or, on peut trouver notre monde laid et vulgaire, mais difficilement prétendre qu'il serait au bord du gouffre!

J'en conclus que les arguments de Sandel contre la marchandisation ne marchent pas. Je ne vois pas d'obstacle contre l'idée que tout pourrait être acheté ou vendu. Le seul argument qui me semble marcher est relatif à aux inégalités économiques. Plus la société est marchandisée, plus les inégalités économiques sont douloureuses. S'il faut payer pour tout, ceux qui sont pauvres auront encore plus de mal à obtenir ce dont ils ont besoin. Cet argument est valide, mais ce n'est qu'un argument conséquentialiste, qui ne s'oppose pas directement à l'idée de marchandisation.