mardi 30 décembre 2014

Obligation sans contrainte

Un des passages obligés de la philosophie en classe terminale consiste à expliquer aux élèves la différence entre l'obligation et la contrainte. L'obligation relève de la prescription rationnelle, de ce qu'il faut faire, de ce qu'il est juste de faire, du droit. Alors que la contrainte relève de la force physique, de ce que l'on fait que cela soit bon ou pas, du fait et non du droit. Et j'imagine que bon nombre de collègues en profitent pour parler de Rousseau et de l'opposition entre volonté générale et volonté de tous, ou bien de l'opposition kantienne entre la loi morale et les déterminations pathologiques, ou plus généralement de l'opposition entre le droit et la morale, seul le premier étant doté d'un système pénal centralisé pour contraindre les individus.
Pourtant, n'importe quel collègue sincère doit bien admettre que la distinction, qui semble assez claire prise abstraitement, est loin d'être évidente quand on y regarde plus précisément. En effet, partout où l'on regarde, il semble que les obligations soient toujours soutenues par des contraintes. Une obligation à l'état pur semble quelque chose d'introuvable. Dès lors, la distinction est menacée si on ne peut jamais avoir d'obligation sans avoir en même temps de contrainte. Je précise pour être complet que l'existence d'une contrainte sans obligation n'a rien de mystérieux. Notre constitution physique nous contraint à rester au sol, et nous empêche de voler. Mais il n'y a pourtant aucune obligation. Cependant, dès que l'on s'intéresse au champ humain, on voit que toute obligation est associée à des contraintes. Il est faux de dire que la morale est sans contrainte : les autres nous punissent (au moins, en nous délaissant), si nous sommes malveillants avec eux. De même, bon nombre de contraintes sont précédées de la formulation d'une obligation. Le mafieux qui rackette, le policier qui arrête, l'enfant qui cherche à prendre par la force le jouet d'un autre enfant, commencent tous d'abord par formuler une obligation, et n'emploient la contrainte que si la demande n'aboutit pas.
Bref, il semble que l'obligation sans la contrainte soit introuvable, ce qui fragilise considérablement la distinction que l'on essaie de faire. Mais n'y a-t-il pas un moyen de la sauver?

Il me semble qu'on se perd dans des confusions inextricables, si on commence le travail conceptuel dans des secteurs où l'obligation et la contrainte sont trop voisines. Si on cherche à distinguer l'obligation légale, à savoir le fait d'avoir à respecter la loi de son pays, et la contrainte judiciaire, à savoir le pouvoir qu'ont les policiers et les juges d'empêcher par la force un individu de commettre un acte illégal ou de recommencer, on revient sans cesse à la conclusion que l'obligation et la contrainte sont indissociables. Pour la morale, il en est de même : il faut que la morale ait aussi des systèmes de sanction externe (les autres) ou interne (honte et culpabilité) pour être effective. Une morale sans contrainte est une chose tout à fait mystérieuse. Que serait un système de morale réduit au pur sens du devoir, devoir envers des êtres qui n'ont aucun pouvoir de nous contraindre, et envers lesquels nous n'éprouvons pas le moindre sentiment moral? Ce ne serait rien. 
Il faut donc commencer ailleurs, si on veut mieux cerner la nature de l'obligation. Car c'est évidemment l'obligation qui est mal conceptualisée. Celle-ci est conçue sur le modèle de la loi. Or, la loi, c'est une prescription verbale ET un système de contrainte. Mais puisqu'il faut penser la spécificité de l'obligation, on retire le système de contrainte, et on croit qu'on peut se contenter de la prescription verbale. Sauf que, faute d'une idée suffisamment claire de ce qu'est une prescription, on continue à concevoir celle-ci comme une contrainte, mais cette fois, une contrainte purement verbale. Une contrainte verbale est un non sens, c'est une contrainte non contraignante. Les mots ne forcent jamais personne. Il faut donc trouver autre chose pour penser l'obligation que ces idées de prescription verbale. J'ajoute qu'on pourrait tenter de remplacer "verbale" par "rationnelle". Mais en l'état, un tel changement  de vocabulaire ne produit pas de changement de sens. Une prescription de la raison non plus n'est pas contraignante, donc on ne comprend toujours pas ce que peut être une obligation.
Pour formuler de manière lapidaire le paradoxe d'une telle conception, on peut dire un mot, en cette fin d'année, sur les bonnes résolutions du nouvel an. Tout le monde sait bien qu'une résolution à laquelle on s'engage, mais qui n'est pas accompagnée d'un dispositif de sanction, n'a aucune valeur, et peut être abandonnée dès que l'envie nous vient. Chacun étant souverain sur ses résolutions, chacun peut les abandonner, ou les rétablir, à volonté. Hobbes dit la même chose du souverain, quand il affirme qu'il n'est pas soumis aux lois qu'il promeut. En effet, le souverain a un pouvoir absolu de faire et défaire la loi, sans limite. Là encore, autant dire que le souverain n'est obligé par rien, puisqu'il est capable à chaque instant d'annuler n'importe quelle loi, n'importe quelle résolution. Seule la contrainte semble capable d'assurer suffisamment de constance pour qu'il y ait un sens à parler d'obligation. Voici donc ce que l'on pourrait appeler le paradoxe de Hobbes : le souverain se donne à lui-même sa loi, mais n'est jamais soumis à cette loi, puisqu'il a le pouvoir absolu de l'abroger à tout moment. Le souverain n'étant jamais contraint, l'obligation s'évanouit.

J'en arrive au versant plus positif de mon argumentation. Pour comprendre la notion d'obligation, il faut se pencher sur le domaine théorique, d'abord, et non pas sur le domaine pratique. Qu'est-ce que l'obligation, pour la théorie? C'est de croire ce qui est vrai, au sens de ce qui est conforme aux faits, et de non contradictoire. Et cette obligation n'est pas du tout associée à une contrainte. En effet, nos dispositions psychologiques et neurologiques ne nous contraignent pas à penser vrai. Nous faisons souvent des erreurs, des faux raisonnements, des biais heuristiques, etc. De même, les autres personnes ne nous contraignent pas à penser vrai. Elles nous contraignent un peu (ça ne marche jamais parfaitement) sur certains sujets sensibles, et il y a d'autres domaines où les autres nous laissent penser à peu près ce que nous voulons. En sciences, par exemple, il est parfaitement admis que les chercheurs aient des opinions originales et opposées aux conceptions communes sur certains sujets difficiles ou controversés. De même, dans la vie ordinaire, nous admettons que l'autre ait pu être témoin d'un événement que nous ignorions, et qui nous oblige à réviser nos croyances. Cela signifie que nous ne forçons pas les autres à ne nous dire que ce qui s'accorde avec nos croyances préalables. Bref, dans le domaine de la théorie, la vérité est une obligation, et pas une contrainte.
Voici donc un premier exemple d'une obligation complètement dépourvue de contrainte. Je crois que l'on a ainsi un élément de réponse concernant la nature de l'obligation. L'obligation est une norme pour l'action et la connaissance, et la norme est seulement ce qui sert à évaluer la réussite ou l'échec de cette action ou d'une croyance. L'obligation sert à juger, et n'a donc pas une fonction causale poussant l'agent dans une direction donnée. Certes, on peut bien dire que la vérité est le but visé par celui qui cherche à savoir, mais un but n'est pas une cause au sens ordinaire, au sens où la contrainte est une cause. Pour reprendre le vieux vocabulaire aristotélicien, une contrainte est une cause efficiente. Alors qu'une obligation est une cause finale. Et une cause finale n'est pas une cause efficiente sur la raison, car la raison n'est pas un quelque chose sur quoi autre chose pourrait agir. L'esprit est soumis à une causalité psychologique. Mais la raison n'est soumise à aucune sorte de causalité. Le vrai n'agit pas sur la raison. Et mieux vaut d'ailleurs abandonner cette manière trompeuse de parler. La raison n'est pas une chose qui agirait sur, ou subirait d'autres choses. La raison est plutôt une norme de l'esprit, il est l'esprit, lorsqu'il se conforme bien aux règles qui nous faisons porter sur lui. Dit autrement, la raison est l'esprit qui ne croit que ce qui est vrai (ou plus modestement, qui croit ce qui représente la meilleure explication des faits dont il a connaissance). Ainsi, je suis d'accord avec l'idée que l'obligation est une prescription rationnelle, mais si on comprend par là que cette prescription n'a rien d'une contrainte causale, et n'est qu'un modèle d'évaluation des croyances ou de l'action. 
On est donc obligé lorsque nous mêmes, ou les autres, posent un modèle d'évaluation qui sert de critère pour la réussite de nos actions ou de nos croyances. Un critère n'a donc nul besoin de récompense ou de punition (de contraintes). Il ne sert qu'à énoncer un jugement. Et il est impossible de générer des paradoxes du type de celui de Hobbes. Ici, il est seulement question de critère d'évaluation. Et il n'y a aucun paradoxe à instaurer et supprimer un tel critère. Ce serait certes un comportement un peu étrange, mais nullement paradoxal. Alors qu'être contraint par une loi qu'on peut supprimer à chaque instant, c'est véritablement paradoxal.

Il serait, en conclusion, utile de dire un mot du lien entre deux notions qu'on ne rapproche jamais, mais qui le mériteraient. Au lieu de concevoir l'obligation sur le modèle de la loi et d'aboutir au paradoxe de Hobbes, mieux vaut prendre le modèle de l'intention. En effet, une intention est un engagement, à l'aune duquel nous pouvons évaluer la réussite ou l'échec de nos actions. Si nous avons l'intention d'aller faire un tour dans un jardin après notre journée de travail, mais que nous avons du retard et n'avons plus le temps d'aller au jardin, nous avons échoué puisque nous avions l'intention d'y aller. Inversement, si nous travaillons efficacement et nous y rendons, alors nous avons réussi. Mais l'intention, bien qu'elle serve d'engagement, n'est pas contraignante, puisque nous pouvons à chaque instant l'abandonner. Si nous n'avons plus envie de prendre l'air, nous rentrons directement chez nous sans nous promener, et il n'y a rien là de mal. La seule limite, c'est que nous ne changeons pas sans cesse d'intention, ce qui serait étrange, et très inefficace. Mais cette étrangeté n'a plus grand chose à voir avec un problème conceptuel. Alors que la conception légale de l'obligation pose un vrai problème conceptuel.

mardi 16 décembre 2014

Concepts empiriques et idéalités mathématiques

Je reprends ici les discussions du post précédent. L'enjeu était de montrer que le recours à des idéalités mathématiques est inutile, et repose sur une comparaison trompeuse avec les objets naturels. Je voudrais soutenir mon propos par une étude plus détaillée de ce qu'est un concept.

Soit une maison. 
Le concept d'une maison pourrait être : 
1) les caractéristiques structurelles, ou formelles, permettant la reconnaissance de la maison.
2) la fonction de la maison, en l'occurrence, y habiter.
3) la série des procédures permettant de construire la maison.
Bien entendu, ce concept étant empirique, et de plus, soumis à des contraintes culturelles et technologiques fluctuantes, le concept de la maison évolue et est en partie flou. Par exemple, il serait inenvisageable en Europe de construire une maison sans installer l'électricité, mais on pourrait admettre qu'une maison sans électricité en soit une. De même, la fonction d'une maison peut être détournée ou bien se rapprocher de la fonction d'autres structures (la différence entre une maison et un château n'est pas évidente : on peut habiter dans les deux de la même façon). Cependant, on a quand même trois manières bien distinctes de comprendre le concept d'un objet.
Tant que l'on est dans le domaine empirique, il existe toujours un lien, lui aussi de nature empirique, entre ces trois aspects possibles d'un concept. Étant donné une procédure de construction, il est possible de déduire la forme que prendra l'objet final. Autrement dit, la procédure donne la structure. De même, connaissant la structure, il est plus ou moins possible de comprendre la fonction. Ici, il y a évidemment plus de liberté, mais les propriétés structurelles ont quand même toujours un rapport avec la fonction. Les éléments structurels les plus essentiels d'une maison sont le toit et les murs. La raison est bien sûr que ce sont eux qui protègent du froid, du vent, etc. Je précise bien que tous ces liens sont empiriques, même le lien entre procédure de construction et structure, qui pourtant peut paraître de nature quasiment logique. Par exemple, dans une maison, il faut mettre du ciment à chaque couche de briques, de pierres, ou de parpaings. Que le ciment durcisse et permette à la maison de s'élever solidement est une vérité empirique. L'effet structurel du ciment n'est pas une vérité logique.

Mais venons-en maintenant au monde des idéalités mathématiques. Comment caractériser les concepts que l'on utilise en mathématiques? On a toujours considéré que les meilleurs entités pouvant prétendre au titre d'idéalité mathématiques sont les entiers naturels. Prenons donc le 2 (j'imagine que tout le monde voit à quel point le simple fait d'écrire "le 2", et j'ai hésité avec "le deux", défie les usages). Quel est son concept? Je reprends mes trois caractérisations ci-dessus :
1) la structure. Je peux certes reconnaître par leur structure deux pommes, deux personnes, etc. mais pas le 2, car le 2 ne se perçoit pas par les sens, ce qui m'interdit d'en voir la structure. Est-ce que je peux le voir par l'esprit? Non, car bien que ce soit une notion très facile à manipuler, il n'est pas du tout clair pour moi de savoir quand mes pensées portent sur le 2 lui-même, et pas sur autre chose comme deux choses pensées, l'opération d'ajouter deux à autre chose, un ensemble quelconque comprenant deux éléments, etc. 
2) la fonction. Je crois qu'il est presque impossible de répondre à la question de savoir à quoi sert le 2. Je pense que cette question n'a aucun sens. Le 2 est le résultat d'opérations arithmétiques, il est aussi un entier que je peux ajouter, retrancher, multiplier à d'autres entiers, etc. Mais ceci n'est pas une fonction du 2, mais seulement des opérations qui contiennent le 2 à titre de composant définissant la nature de ces opérations. 
3) les procédures. Enfin, les choses deviennent ici plus claires! Car il est très facile et compréhensible de caractériser le 2 par les procédures de construction. Il y a en beaucoup, et tout le monde les connait : 1+1 ; 4-2, 2*1, etc. Toutes ces procédures, en nombre infini bien sûr, en reviennent au même, puisqu'elles sont toutes des procédures aboutissant au même résultat.
Que peut-on déduire de ceci? Que ma conception selon laquelle les mathématiques ne parlent de rien, mais sont des règles relatives à la quantification (et à la construction de figures) ont l'évidence de leur coté. Car personne n'arrive à dire très clairement quel genre d'objets sont désignés par les termes mathématiques, et comment on peut connaître ces objets. L'intuition intellectuelle n'a jamais été très intuitive, c'est le moins qu'on puisse en dire. Par contre, quand on caractérise un terme mathématique par l'ensemble des procédures qui y mènent, on retrouve les opérations mathématiques habituelles et le mystère disparaît. Le terme sert seulement à fixer une identité aux procédures. Chaque fois que des procédures sont équivalentes, alors elles doivent produire le même terme. J'ai ici pris l'exemple des nombres entiers, mais on pourrait en dire autant des courbes représentant une fonction. La courbe permet de comprendre facilement ce que fait une fonction, si deux fonctions ont approximativement les mêmes tendances, ou pas. La fonction ne dessine donc pas de courbe dans le ciel des idées, nous avons simplement là une technique de représentation permettant de comparer des procédures de construction. 

La nature de l'erreur du platonisme mathématique est de concevoir les mathématiques comme la nature, et de s'imaginer que l'objet construit a une antériorité sur la procédure de construction. Il est vrai que, dans l'esprit de l'artisan, l'idée du lit préexiste le lit réel, et que c'est l'idée du lit qui guide le type de procédures à mettre en oeuvre. L'idée du lit, dans ma terminologie, c'est à la fois la structure et la fonction. L'artisan veut un lit en bois, suffisamment solide pour que de lourdes personnes puissent s'y coucher, et de ceci, l'artisan tire les procédures adéquates.
Mais en mathématiques, les choses se passent d'une manière très différente. Personne ne se représente des objets avant de mettre en œuvre des procédures. Et ceci, pour la simple et bonne raison qu'il n'y a rien derrière les procédures. L'objet mathématiques a une étiquette (ou une représentation graphique), et sa procédure de construction. Mais l'étiquette n'est pas une idéalité ; la représentation graphique non plus. Ces choses-ci nous servent à réfléchir, à obtenir des points de repos dans le raisonnement. Mais ces points de repos sont des pauses dans la construction, mais pas des idéalités. Quand je fais un calcul arithmétique long et laborieux, j'ai besoin de pouvoir m'arrêter un peu pour souffler et décharger ma mémoire, et je le fais grâce à un signe. Mais ce signe, ce "2", ne contient rien d'autres que toutes les étapes de construction qui ont mené jusqu'à lui. Il n'y a rien de plus, et surtout pas de nombre entier idéal.
Dans sa Lettre à Sophie du 12 juin 1700, Leibniz parlait des "pensées sourdes", qui sont "comme dans l'algèbre où on pense aux symboles à la place des choses". Leibniz a tout à fait raison : les symboles servent d'économie de pensée. Ils nous évitent de penser à des opérations qui peuvent être extrêmement longues. Mais les symboles mathématiques n'ont pas de référence.C'est leur différence avec les concepts empiriques. Et surtout, les représentations graphiques ne représentent pas des idéalités. Elles ne représentent que nos procédures de construction, mises sous une forme plus facile à lire.

samedi 13 décembre 2014

Mathématique et physique : pourquoi les idéalités mathématiques sont inutiles

Je voudrais exposer les raisons qui nous poussent à admettre un monde d'idéalités mathématiques dont parleraient les mathématiques. Cette position platoniste, pour aussi étrange qu'elle puisse paraître, n'est pas du tout une pure position de papier, et l'on trouve pas mal de philosophes et de mathématiciens à la trouver justifiée. Il y a donc un intérêt réel à montrer ce qui pousse pas mal de théoriciens vers cette position. Et je pense que la seule explication des motivations est une raison suffisante pour abandonner le platonisme. 
Montrer les soubassements du platonisme exige d'étudier deux points :
1) la ou les fonctions du langage
2) la nature des contraintes normatives portant sur le discours.

Commençons donc par la ou les fonctions du langage. Pour comprendre à quoi sert le langage, il me semble évident que personne, absolument personne, ne part de l'exemple des mathématiques, parce que cet exemple n'est pas du tout paradigmatique, canonique. En effet, je crois qu'il faut avoir l'honnêteté de dire que personne n'a d'idée spontanée de la nature du discours mathématiques. Donc, personne ne prendra le risque de parler du langage mathématique sans le comparer à un autre type de discours, car on n'arriverait jamais à un résultat probant. Il faut donc partir d'autres parties de la langue, que tout le monde jugera plus paradigmatiques. Il ne fait pas de doute que les types de discours qui nous semblent les plus faciles à expliquer sont celles qui relèvent de la physique prise au sens large, à savoir les discours parlant de la nature (dans lequel j'inclus les discours ordinaires qui parlent des murs en pierre, des petites fleurs, des nuages, etc.). 
Le discours des sciences physiques sert donc de paradigme du discours, montrant la fonction principale du langage. Cette fonction est de décrire, d'indiquer comment sont les choses du monde extérieur. Ces choses sont la nature, et la science physique décrit la nature. Bien entendu, plus personne n'a aujourd'hui la naïveté philosophique de penser que le langage ne ferait que décrire. Tout le monde a été abreuvé de philosophie du langage ordinaire, qui nous explique que le langage sert à faire des choses, à interroger, à faire peur, à saluer, etc. Néanmoins, tout le monde admet que, dans les sciences, le langage sert essentiellement à décrire. Même les instrumentalistes qui admettent que l'on puisse introduire des entités théoriques sans référence dans la nature admettent aussi que ces entités sont des dispositifs pour, ultimement, nous permettre de décrire (et prédire) les faits naturels. En d'autres termes, même si là encore mes propos sont schématiques (mais non incorrects), tout le monde admet une distinction entre langage et réalité, et l'idée que le langage doit constituer une image fidèle de la réalité. Voilà ce qu'on appelle décrire.
Or, les mathématiques étant tenues aussi pour des sciences (ceci me semble une erreur absolue, mais je ne veux pas le discuter tout de suite, je me contente de reconstituer l'argumentation platoniste), il faut aussi qu'elles décrivent quelque chose. Plusieurs réponses sont possibles. On pourrait dire qu'elles décrivent les choses naturelles. Après tout, si je mets trois pommes dans mon panier, puis deux poires, les mathématiques me disent que j'ai cinq fruits, et c'est en effet bien le cas. Mais ce genre d'idées empiristes atteint vite ses limites. Car le zéro ne correspond à rien de réel, les nombres transcendants non plus, les très grands nombres non plus, la plupart des constructions abstraites en théorie des ensembles, en algèbre, en géométrie non plus. Il faut donc trouver une autre réponse. Une autre réponse affirme que les mathématiques décrivent les lois de la pensée. Là encore, ce genre d'idées a été définitivement laminé par Husserl et Frege : les lois de la pensée relèvent de la psychologie, et pas du tout des mathématiques (ou de la logique). Reste donc une seule possibilité : il existe un monde d'idéalités pures, et les mathématiques décrivent les rapports entre ces idéalités.
Il est donc essentiel de comprendre que la théorie des idéalités mathématiques repose sur l'analogie avec la fonction descriptive des sciences de la nature, et sur le fait que les objets manipulés en mathématiques sont trop abstraits et trop exacts pour pouvoir décrire des choses naturelles. Les mathématiques sont une science, donc elles décrivent. Mais puisque c'est une science parfaite, à la différence de la physique, elle ne décrit pas la nature, mais des idéalités. 

Passons maintenant au second point. Ma formulation peut paraître assez alambiquée : contraintes normatives sur le discours. Pourquoi ne pas tout platement parler de vérité? Parce que l'enjeu est justement de comprendre si les contraintes normatives portant sur les discours mathématiques sont bien d'ordre épistémique (vérité et fausseté). La thèse du platonisme, c'est que les mathématiques décrivent des idéalités; ceci implique donc que les énoncés mathématiques peuvent être vrais ou faux, selon qu'ils décrivent correctement ou pas ces idéalités. Les mathématiques, en effet, subissent bien une forme de contrainte normative : on ne peut pas dire n'importe quoi, personne ne peut le contester. Il y a bien des discours corrects, et d'autres qui sont incorrects. Et ces contraintes font que les mathématiciens arrivent à tomber d'accord et à travailler ensemble. Les mathématiciens ne sont pas des artistes sans contrainte pouvant faire n'importe quoi à partir de n'importe quoi. Il n'est donc pas question de nier l'existence de contraintes normatives sur les discours mathématiques. Mais quels sont exactement ces contraintes?
L'idée fondamentale qui sous-tend la thèse du platonisme, c'est que la contrainte normative doit être quelque chose d'extérieur à l'homme, sans quoi, si cette contrainte venait de l'homme, ça ne serait pas du tout une contrainte, puisque nous pourrions la changer à notre guise. C'est la notion d'extériorité qui est décisive. En effet, soit les mathématiques dépendent uniquement des hommes, et alors les hommes pourraient admettre n'importe quel résultat, faire n'importe quoi. On perdrait alors complètement la dimension scientifique, et la possibilité d'une convergence entre mathématiciens. Soit les mathématiques dépendent de quelque chose d'extérieur à l'homme, et dans ce cas, les hommes ne peuvent plus dire ou faire n'importe quoi, ils sont contraints par cette chose extérieure. Et ainsi, on obtient la dimension scientifique de la discipline, et la convergences des mathématiciens sur la vérité. 
Or, parce que le modèle des mathématiques a été pris dans la physique, la notion d'extériorité est aussi prise sur le modèle de la physique. Cette extériorité devient celle du monde extérieur, la nature. La nature est là dehors, distincte de nous, et c'est pourquoi nos discours sont objectifs. Les platonistes veulent dire la même chose : les idéalités sont là dehors, et c'est pourquoi nos discours sont objectifs. Or, cette conclusion n'est pas du tout nécessaire : il y a d'autres manières de rendre compte de cette "extériorité" sans la représenter comme un monde distinct de nous-mêmes, auquel nos propos se rapporteraient. 

J'en viens donc à un propos plus personnel sur la question. Mon idée essentiel est qu'il n'y a qu'en physique que la contrainte normative sur les discours prend la forme d'un monde extérieur. Il me semble qu'on peut tout à fait donner un sens à l'idée d'une contrainte sur les discours, sans avoir de monde extérieur que l'on décrirait. Pour le dire de manière plus directe, il y a des modes de discours qui suivent des règles, sans que ces règles soient celle de la vérité ou de la fausseté. En effet, la vérité et la fausseté supposent quelque chose d'extérieur à décrire. Mais un langage peut avoir des règles sans pour autant décrire quoi que ce soit. Je veux développer brièvement cette idée. 
L'enjeu est de comprendre comment une contrainte normative peut porter sur nos discours, sans pour autant que ceux-ci soient descriptifs, ce qui revient à se demander comment des discours peuvent être corrects ou incorrects, et peuvent faire l'objet d'une procédure non contestable de justification, sans pour autant décrire quelque chose. Pour changer de paradigme, je propose de prendre la grammaire. Elle contient un grand nombre de règles de construction d'énoncés, et de transformations apportables aux énoncés, transformations qui doivent conserver la grammaticalité des énoncés. La grammaire indique comment ajouter une proposition subordonnée, comment remplacer un nom propre par une expression quantifiée, comment passer de l'actif au passif, etc. Il me semble que personne ne conteste les règles de grammaire, non pas parce qu'elles sont conventionnelles, mais plutôt parce que tout le monde constate que les transformations qu'elles permettent sont autorisées dans la langue, et nous permettent de conserver la grammaticalité, et parfois aussi le sens des énoncés. Par exemple, quand nous passons de l'actif au passif, nous constatons que la règle conserve le sens de l'énoncé. Il y a donc là une règle qui obéit à certaine contraintes normatives (en l'occurrence, ne pas modifier le sens), mais cette règle ne parle évidemment de rien. 
Du moins, j'espère que personne ne croit que la grammaire parle d'une réalité quelconque. Chomsky dit bien qu'il y a une grammaire universelle implémentée dans le cerveau humain, mais sauf à commettre le plus grossier sophisme naturaliste, on ne peut pas tenir ces règles pour une simple description des opérations du cerveau humain. Il s'agit en fait de procédures à suivre, et non pas de descriptions d'opérations que l'on ferait déjà naturellement. Bien entendu, nous avons des habitudes, mais nous avons quand même, de temps en temps, besoin de nous rapporter à la grammaire, pour construire convenablement nos phrases. Bref, la grammaire n'est ni vraie ni fausse, parce qu'elle ne décrit rien. La grammaire peut être correctement suivie, ou incorrectement suivie. C'est très différent. Elle est constituée d'un ensemble de règles, ensemble dans lequel peut se glisser de mauvaises règles, si elles en contredisent d'autres, mais il n'y a aucun sens à dire qu'une règle est vraie ou fausse. 
En résumé, les mathématiques reposent sur des règles conventionnelles, dont nous savons déduire certaines autres propositions. Mais ces propositions, déduites de règles, restent des règles. La solidité des mathématiques ne repose pas sur le fait qu'elles décrivent des choses extérieures, mais seulement du fait que nous maîtrisons de manière fiable certaines règles d'inférence, et que nous pouvons ainsi progresser de propositions en propositions. On m'objectera que défendre l'idée que les mathématiques sont conventionnelles est une thèse assez courante, et qui n'a rien de bien original. Et l'argument classique objecté à cela est que cela ne permet plus de comprendre le lien si fort entre les mathématiques et la réalité, le fait que la physique et les autres sciences naturelles puissent utiliser les mathématiques pour décrire la réalité. En d'autres mots, les mathématiques ne peuvent pas être conventionnelles, car si c'était le cas, nous aurions pu adopter n'importe quelle convention, or, les mathématiques ne sont pas n'importe quelle convention, elles collent à la réalité, et c'est pourquoi elles sont utiles aux sciences naturelles. 
Il est facile de contrer cette objection par un argument ad hominem : adopter cet position de nature instrumentaliste revient à abandonner complètement la position platoniste. Dire que les mathématiques nous permettent de construire des discours physiques vrais, c'est dire que les mathématiques sont utiles, et non pas qu'elles décrivent des idéalités. De plus, tout le monde doit aujourd'hui admettre que beaucoup de branches des mathématiques n'ont pas de lien avec la réalité naturelle, et cela ne les empêche pas d'être solides. Il faut donc trouver leur solidité ailleurs.
Sur le fond, l'enjeu est de comprendre que nous pouvons discuter des règles et des procédure, comme on le fait en grammaire ou en mathématiques, sans du tout croire que ces discours parlent d'une réalité quelconque. Nos discours sur les règles obéissent à des contraintes qu'on peut formuler explicitement : pour la grammaire : conserver la grammaticalité, produire des phrases de longueur finie, respectant nos capacités linguistiques, ne pas altérer le sens, etc. De même, en mathématiques, les contraintes aussi peuvent être formulées : ne jamais admettre de règles contradictoires, n'admettre des règles dont l'application est univoque, pouvoir utiliser les règles pour formuler des propositions empiriques, etc. Ces contraintes forment un ensemble qui n'est pas strictement délimité, mais qui, même prise de manières très informelle, suffisent amplement à faire de la grammaire et faire des mathématiques. 

En résumé, j'ai admis qu'il y a deux types de discours. Certains discours sont descriptifs, dont sont soumis à la vérité comme contrainte normative. D'autres discours sont prescriptifs, et sont soumis à la correction comme contrainte normative. La grammaire est l'énoncé de règles sur la formation des phrases de la langue, et les mathématiques sont aussi l'énoncé de règles sur la formation de phrases quantifiées, sur la construction de figures, etc. L'erreur fondamentale est de croire que toute règle est conventionnelle, au sens où toutes les règles seraient atomisées, et toutes aussi arbitraires les unes que les autres. Or, ce n'est pas ainsi que les choses fonctionnent. Les règles forment des systèmes cohérents, non pas parce qu'elles décrivent un monde des règles, mais parce que nos pratiques, elles, sont cohérentes, et qu'il est donc exclu de les codifier n'importe comment. Ce qui est vraiment conventionnel, c'est notre intention de parler, de vouloir réaliser des figures, de vouloir compter, etc. Mais aussitôt qu'on se lance dans ces activités, les règles qui les codifient sont aussi "solides" que la réalité extérieure. Mais cette solidité vient de notre propre attente vis-à-vis de ce qu'est parler, construire des figures ou compte, et non pas du fait que le monde extérieur "imposerait" ce que signifie compte ou parler.

dimanche 7 décembre 2014

Qu'appelle-t-on théorie du genre?

Je voudrais essayer ici d'exposer de manière synthétique les problèmes discutés par ce qu'il est devenu courant d'appeler la théorie du genre, étiquette souvent utilisée par les opposants à cette théorie. Alors que les partisans de cette théorie soutiennent, eux, qu'il ne s'agit pas du tout d'une théorie, mais d'un ensemble d'études portant sur le genre, sans noyau théorique commun. Il me semble qu'on peut soutenir, de manière assez consensuelle, qu'il est tout à fait vrai que les études sur le genre n'ont pas de théorie commune, et qu'elles s'opposent sur de nombreux points, mais qu'elles partagent au moins quelques conception sur ce qu'est le genre, sans quoi de telles études ne pourraient même pas exister. Une science a tout à fait le droit de partir d'une conception assez informelle de son objet. Cela n'empêche pas qu'elle doive avoir au moins une notion informelle, sinon, son propos se diluerait dans l'ensemble des autres disciplines. En bref, le genre n'est pas une notion qui serait strictement définie par une théorie acceptée de tous, l'expression "théorie du genre" est inappropriée, même si je vais la garder par pure commodité, pour désigner toutes les discussions suscitées par ce thème. Comme je l'ai annoncé, je voudrais clarifier les débats, non pas en fixant moi-même la bonne notion de genre, ce qui ne relève pas de mes compétences, mais en montrant les différentes orientations possibles que cette notion permet. Mon travail est donc un strict travail philosophique, d'analyse conceptuelle.

Commençons d'abord par expliquer la notion de sexe. Le sexe est un organe génital, c'est-à-dire l'organe permettant la reproduction de l'individu. La reproduction est une notion biologique. Et la biologie affirme que la reproduction passe par la rencontre des gamètes mâles et femelles, qui se mélangent pour former un nouvel individu. Autrement dit, la dichotomie du masculin et du féminin est établie par la biologie. Il y a deux sexes, et seulement deux, parce que les sexes sont définis par la capacité reproductive, et que cette capacité n'est actualisée que par un apport de chacun des deux sexes. Il est important de ne pas faire référence à des critères morphologiques pour définir le sexe, mais seulement à sa fonction dans la reproduction. Chez les humains, peu importe la forme du sexe, ou d'autres caractères apparents, la distinction passe entre les individus capables de produire des spermatozoïdes, et ceux capables de produire des ovules et disposant d'un utérus permettant de porter l'enfant. Tout individu n'ayant ni l'une ni l'autre de ces capacités n'a pas de sexe fonctionnel, ce qui revient à dire qu'il n'a pas de sexe du tout. En résumé, la notion de sexe est biologique, donc naturelle.
Alors que le genre, lui, est plutôt l'ensemble des traits morphologiques et des comportements qu'induisent cette différence sexuelle, ou bien qui correspondent à cette différence sexuelle. Par traits morphologiques et comportements, je veux parler d'une palette très large : forme du visage, seins, hanches, fesses, taille, poids, gestes brusques ou doux, voix grave ou aiguë, comportement pacifique ou agressif, recherche de la compétition ou recherche d'amis et d'amitiés, etc. La liste est longue de traits que l'on associe aux genres masculins ou féminins. Or, ici, opposants et partisans de la théorie du genre s'opposent : les opposants soutiennent que les différences sexuelles induisent les différences de genre. Ainsi, pour prendre un exemple radical, les garçons sont agressifs à cause de leurs testicules, et les filles sont pudiques à cause de leur vagin. Il y a donc un déterminisme causal entre sexe et genre : notre sexe biologique détermine causalement notre identité de genre. La société ne joue pas de rôle dans la construction du genre, car tout vient de la biologie.
Voici les questions que soulèvent cette conception :
1) dans quelle mesure peut-on tirer des conclusions normatives de ce discours sur la causalité biologique? En effet, si c'est la biologie qui détermine notre genre, alors la société n'a pas de pouvoir sur les genres, donc il serait inutile que la société valorise tel ou tel comportement. Ce serait peine perdu. Or, les opposants au genre, justement, ont tendance à défendre des positions normatives fortes, en affirmant qu'il faut garder une différence des sexes, que les filles doivent se conduire comme des filles, et les garçons comme des garçons. Il y a donc là un gros problème théorique : ou bien on veut soutenir des discours normatifs, mais alors il faut admettre que la société a un pouvoir sur la construction des genres, ou bien on soutient que c'est la biologie qui fixe les genres, mais alors on doit renoncer aux discours normatifs. 
2) Les traits relevant du genre sont-ils entièrement déterminés par le sexe, ou seulement partiellement? Là encore, c'est une question importante. Il se pourrait que certaines comportements ou traits physiques soient déterminés biologiquement, mais que d'autres soient construits socialement. Or, répondre à cette question demande des enquêtes empiriques. On ne voit donc pas quel sens une discussion purement abstraite entre partisans et opposants de la théorie du genre pourrait avoir. Comme je le mentionne dans le point 1, si tout était déterminé biologiquement, les opposants n'auraient plus rien à défendre. Il leur faut donc soutenir que beaucoup de choses sont déterminées par la biologie, mais pas tout, et c'est pour cela que des discours normatifs sont utiles. Alors que les partisans de la théorie du genre, eux, voudront plutôt soutenir que la plupart des traits relevant du genre sont socialement construits, voire, pourquoi pas, que tous les traits sont socialement construits.
3) Si on admet que des discours normatifs sont possibles parce que tout n'est pas déterminé biologiquement, de quel type de valeurs peut-on se réclamer si on veut s'opposer à la théorie du genre? Pourquoi vouloir qu'un individu qui a un sexe masculin ait TOUS les traits masculins relevant du genre (idem pour les femmes)? Pourquoi s'opposer à l'idée que les humains pourraient profiter de la marge de manœuvre que leur donne la nature pour faire comme ils le veulent? On entend souvent dire que la différence des sexes est importante pour notre culture. Soit, mais elle ne devrait pas être menacé, si beaucoup d'aspects du genre relèvaient de déterminismes biologiques. Elle n'est menacée que si les théoriciens du genre ont raison, et que le genre est massivement construit par la société. De plus, pourquoi cette différence des sexes serait-elle importante? La seule réponse est : on a toujours fait ainsi. Ce n'est pas un argument. Un autre argument serait de dire qu'il est plus facile pour les enfants de se construire, si les catégories sont bien nettes et bien connues. Cela revient à dire que la liberté est toujours angoissante. C'est vrai. Mais de ceci, on peut conclure qu'il ne faut pas donner de liberté trop vite (tous les parents savent bien cela, pour leurs enfants et adolescents). Mais on ne peut pas conclure qu'il ne faut pas donner de liberté tout court. Si un mâle adulte ne se sent pas déstabilisé à se déguiser en femme, et à désirer physiquement des hommes, pourquoi le lui interdire? Pour ne pas donner de modèles trop étranges aux enfants? Pourquoi pas, mais le travail de tout parent est de protéger son enfant de tous les contre-modèles, et non pas de supprimer politiquement tout ce qui ne lui plaît pas. Je n'aimerais pas que ma fille finisse femme de ménage, ce n'est pas pour autant que je souhaite abolir ce métier. Bref, l'argumentation normative des opposants est faible.

Passons maintenant à la discussion des positions des partisans de la théorie du genre. Pour eux, les traits relevant du genre ne sont pas déterminés par le sexe de l'individu, ou bien, ne le sont pas beaucoup, et la société a donc une large place pour fixer elle-même le contenu des genres masculins et féminins, et de pousser les individus dans une catégorie ou l'autre au moyen d'un système contraintes. Je vois dans cette idée les difficultés suivantes :
1) Commençons par le plus important, et qui explique pourquoi la théorie du genre n'en est pas vraiment une. En effet, elle offre une large palette de positions. A l'extrême, elle peut être continue avec les positions des opposants. En effet, un opposant soutient que beaucoup de déterminations relevant du genre sont déterminées par le sexe. Un partisan pourrait simplement dire qu'il est faux qu'il y en ait beaucoup, parce qu'il y en a petit nombre. La différence est donc seulement quantitative, et cette différence quantitative pourrait bien être quasiment nulle. A l'autre extrême, un partisan pourrait soutenir que tous les traits relevant du genre sont construits socialement, que rien n'est naturel. Sur ce point, la différence avec les positions mixtes est qualitative. Soutenir qu'il faut rejeter la notion de nature, et soutenir que tout est construction sociale, c'est une position radicalement distincte de celle qui dirait que certaines choses sont naturelles, et d'autres culturelles. Or, cette distinction entre constructivisme radical, et position mixte, n'est pas toujours claire dans les débats, alors qu'elle change tout. 
2) Évoquons le cas de la position constructiviste radical. Elle se trouve exposée par Butler, dans Trouble dans le genre. Cette position a pour conséquence assumée comme telle de supprimer la notion de sexe. Puisque tout est socialement construit, alors il n'y a rien de naturel, tout relève du genre. Le sexe est construit par une longue pratique performative, qui fait être un sexe alors qu'il n'y en avait pas à l'origine. Une telle position est-elle sérieusement tenable? Elle rend inopérante la distinction entre le naturel et le social, qui, qu'on le veuille ou non, est centrale dans la plupart de nos explications ordinaires, scientifiques, etc. Il y a des millions de tautologies qu'il convient de sauver : la société ne peut pas décider par convention qu'un individu a un sexe de femme, s'il a de toute évidence un pénis et des testicules. Elle peut faire de la chirurgie, c'est-à-dire avoir une action naturelle, mais il n'existe aucun pouvoir symbolique qui agirait sur les sexes. Il existe bien sûr des cas intermédiaires (les intersexes), mais on ne peut pas s'autoriser de l'existence de cas intermédiaires pour montrer qu'une notion est sociale et pas naturelle. Car décider ce qu'il en est des cas intermédiaires n'agit pas sur la chose elle-même, ce n'est qu'un choix conceptuel. Or, si on réintroduit quelques éléments comme naturels, on ne voit pas ce qui empêche d'admettre que beaucoup de traits morphologiques et comportements sont naturels, et non pas construits. On a pu constater que l'injection de testostérone chez les femmes augmente le désir sexuel. Il semble donc qu'on peut s'autoriser de conclure que le désir sexuel impérieux est chez les hommes un trait naturel. Or, voilà un des pires clichés que les théories du genre et les féministes aimeraient remettre en cause. En résumé, le constructivisme radical est si fragile, qu'il menace sans cesse de retomber dans une position mixte qui n'a pas un si grand intérêt philosophique et politique. 
2) Enfin, il faut étudier l'aspect normatif de ces théories. Elles se présentent comme libératrices, et font appel à la notion de liberté, pour recommander aux individus de se défaire des carcans sociaux, et construire leur personnalité comme ils l'entendent. De même, elles enjoignent la société à diminuer la force des stéréotypes liés aux genres. Mais ici aussi, le constructivisme radical se distingue de toutes les positions mixtes. En effet, si les sexes biologiques ont une influence, même minime, les genres resteront malgré tout attachés à ce sexe, et ne pourront donc être que deux, malgré les multiples variantes possibles au sein des genres masculins et féminins. Au contraire, le constructivisme radical supprimant la notion de sexe, elle autorise en soi une pluralité infinie de genres. Chaque individu pourrait donc construire tout seul de nouveaux genres. En termes normatifs, c'est assez lamentable, puisqu'on donne à l'individu une liberté, sans lui donner le moindre indice de la manière de s'y prendre pour exercer cette liberté. Car si les sexes sont abolis, à partir de quel matériau doit-il élaborer son genre? Et comment savoir si un trait ou un comportement relève vraiment des genre, et pas des multiples autres types de rôles sociaux? Une certaine froideur, est-ce lié au masculin, ou est-ce lié aux classes favorisées? Un goût pour l'abstraction, est-ce lié au masculin, ou aux mathématiciens, financiers, informaticiens? Désirer des hommes, est-ce lié au féminin, alors qu'une partie non négligeable des hommes désire aussi des hommes? Etc. En bref, au lieu de libérer les genres, le constructivisme radical les dissout dans l'ensemble des autres identités sociales. Cela signifie que cette théorie n'a aucune valeur normative, puisqu'elle supprime les conditions de possibilité de son discours libérateur. 


Je résume mon propos. Il existe trois types de positions sur la question du genre :
1) Tout est biologiquement déterminé.
2) Certains traits sont biologiquement déterminés, d'autres sont socialement construits. C'est ce que j'ai appelé la position mixte.
3) Tout est socialement construit.
J'ai montré que la position 1 est intenable, parce qu'elle interdit tous les discours normatifs, de sorte que si elle est vraie, autant arrêter de discuter de la théorie du genre, et retourner chez soi. Les homosexuels seront toujours homosexuels, les hommes auront toujours des gestes brusques et ne penseront qu'au sexe, et les femmes seront définitivement d'incurables romantiques, et passeront des heures aux toilettes pour se remaquiller. Même s'il n'est au fond pas si facile de montrer que cette conception est empiriquement fausse (à cause des différences historiques et contextuelles entre chaque culture), il me semble qu'il n'y a aucun intérêt à la prendre au sérieux.
J'ai aussi montré que la position 3 est à peu près aussi indéfendable que la position 1. Elle revient à concevoir la société comme un monde en apesanteur, sans nature, capable grâce aux pouvoirs magiques du performatif de faire advenir n'importe quoi. De plus, et c'est assez grave d'un point de vue théorique, la disparition du sexe implique aussi la disparition du genres, puisqu'on ne voit plus sur quel contenu établir les traits relevant du genre. Je ne dis pas qu'un monde sans sexe ni genre soit conceptuellement impossible. Je dis juste que c'est se priver des outils théoriques pour comprendre tous les phénomènes qui sont manifestement dépendants des catégories de sexe ou de genre (la vie domestique, la natalité, la vie amoureuse, les choix professionnels, etc.). Les féministes savent bien que la dissolution du genre féminin remet en cause les fondements de leur lutte. 
Reste la position mixte. En réalité, aussi bien les partisans que les opposants de la théorie du genre la défendent, et ne se distinguent que par la quantité respective de traits naturels ou socialement construits qu'ils admettent. Mais cela implique que l'essentiel de leurs désaccords relèvent de discussions empiriques. Peu importe donc d'en débattre sans cesse politiquement. Et inutile d'en faire un scandale (je pense à l'affaire Onfray-Sarkozy sur l'homosexualité, dont on ignore si elle est naturelle, socialement construite, ou choisie individuellement) Surtout, la discussion procède à front renversé : ce sont les naturalistes qui recommandent l'intervention de la société, et les constructivistes qui recommandent de laisser faire (la nature?).

J'en conclus que les positions libérales sont plus cohérentes, puisqu'elles soutiennent que la société a une force de contrainte énorme sur la construction des genres, et qu'il serait bon que cette force de contrainte se relâche un peu. Ceci me semble une position de bon sens, et au fond, défendable indépendamment d'une prise de position substantielle sur la théorie du genre. Alors que les positions anti-libérales souffrent vraiment d'une contradiction majeure, voulant que la société maintienne une pression forte, tout en niant le poids de la société sur la construction de l'identité de genre. Elles donnent l'impression d'admettre une position constructiviste, tout en soutenant que la société est pour cette raison en danger, justement à cause de la marge de manœuvre dont elle dispose, qui lui permettrait de se mettre elle-même en danger. 
Ma conclusion finale est que les partisans et les opposants de la théorie du genre sont d'accord sur l'essentiel de cette théorie : à savoir que beaucoup de traits sont socialement construits, et que ces traits sont suffisamment nombreux pour que leur évolution puisse profondément affecter la société. Leur seul désaccord revient à une querelle qui n'a rien à voir avec la théorie du genre : libéralisme contre conservatisme. Il trouve là un nouveau terrain de conflit. Mais ce terrain me semble plutôt stérile. Qui a déjà lu un argument vraiment intéressant, aussi bien du côté des libéraux que des conservateurs?
J'espère donc que ces quelques propos participeront à diminuer le verbiage démesuré sur ces questions. 

vendredi 5 décembre 2014

Nouvelle perspective sur le relativisme

Il y a peu, j'ai donné un argument contre le relativisme qui me semble conclusif (http://amidessages.blogspot.fr/2014/11/le-relativisme-est-indicible.html). Cependant, la discussion n'est pas encore satisfaisante, car elle attaque une forme de relativisme que l'on pourrait trouver chez les Anciens, ou les sceptiques, mais elle ne frappe pas les penseurs contemporains tels que Foucault, Feyerabend, Kuhn, Rorty, etc. Mon précédent post laissait penser qu'il s'attaquait à eux, alors que ces philosophes ne se seraient pas reconnus dans la position que je leur attribue. Je souhaite donc ici mieux exposer leur position, et en montrer la faiblesse.
Ce que je considère être leur thèse commune est la suivante : il existe différents systèmes conceptuels, différents paradigmes, différentes épistémé, et entre deux systèmes conceptuels, deux paradigmes, deux épistémé, il y a incommensurabilité. L'incommensurabilité signifie qu'il n'y a aucune traduction possible de l'un dans l'autre, aucun vocabulaire commun qui permettrait de rapprocher et de comparer la plus ou moins grande vérité de chacun. Chaque paradigme fonctionne, mais il n'est pas possible de savoir si l'un est meilleur que l'autre, car ils ne parlent tout simplement pas de la même chose. 
Mon erreur dans mon post précédent a été d'attribuer aux relativistes la thèse selon laquelle deux énoncés relativistes doivent avoir le même sens, et pourtant deux valeurs de vérité différentes. Il me semble plutôt aujourd'hui qu'ils refuseraient de dire que ces énoncés ont le même sens. Ils diraient qu'ils ont un sens différent, et qu'il n'existe pas de troisième énoncé qui permettrait d'assurer la traduction des deux premiers. C'est ainsi qu'il faut comprendre les affirmations relativistes selon laquelle nous ne vivons pas dans le même monde, affirmations  généralement proclamées sur un ton emphatique (Foucault et la mort de l'homme) ou provocateur (Feyerabend et sa comparaison de l'astrologie et de l'astronomie galiléenne). Rorty thématise aussi cela de manière provocatrice, quand il tente de revaloriser l'ethnocentrisme. Toutes ces positions se caractérisent donc par l'idée commune selon laquelle nous sommes enfermés dans une perspective. Et si nous avons la chance de sauter d'une perspective à l'autre (dans les moments de rupture, de crise), nous ne pouvons que métaphoriquement "sauter" de l'une à l'autre, sans pouvoir établir de procédure acceptable dans les deux perspectives à la fois, procédure qui permettraient de comparer ces perspectives. 

Tout d'abord il convient de remarquer que les philosophes relativistes d'aujourd'hui ont trouvé dans les sciences la plupart de leurs exemples. Ce n'est pas un hasard. Il faut faire une distinction entre deux types de discours, les discours scientifiques, et les discours en langage ordinaire. Je ne suis pas en train de recréer un critère de démarcation entre science et non-science, comme ont pu le faire Bachelard ou les positivistes logiques. Mon intention est strictement linguistique.
Tout d'abord, un langage scientifique se caractérise par le fait qu'il ne contient que des notions formellement définies. Certaines notions sont tenues pour primitives, et les autres dérivées à partir des notions primitives. Et chaque loi exprimant les rapports entre concepts a une interprétation univoque. Cela a une conséquence cruciale : un langage scientifique autorise certains énoncés, mais en considère d'autres comme dépourvus de sens; de même certains concepts sont autorisés, alors que d'autres n'ont pas de sens (en gros, c'est le domaine de la science qui nous indique l'étendue des énoncés permis : on ne parle pas de la pensée quand on parle des électrons, on n'évoque pas les électrons quand on explique les mécanismes de la sélection naturelle, etc.). Autrement dit, chaque science n'autorise qu'un nombre assez restreint d'énoncés. C'est ce qui fait sa puissance : par cet effort d'abstraction, une science parvient à des prédictions factuelles tout en ne tenant compte que d'un nombre extrêmement limité de paramètres. 
Ainsi, Kuhn a raison de dire que l'impetus a disparu et n'a plus du tout de sens dans la physique newtonienne, que le phlogistique disparaît de la chimie de Lavoisier, que la notion d'atome depuis Planck n'a plus grand chose à voir avec celle des atomistes antiques, etc. On pourrait multiplier les exemples de ces notions qui n'ont plus cours avec les changements de paradigmes. Mais peut-on vraiment en tirer un argument relativiste?
On le pourrait si, comme on l'entend parfois, nous étions piégés à l'intérieur de ces langages scientifiques. En effet, dans ce cas, nous n'aurions aucun moyen de comparer la science actuelle et les anciens paradigmes, puisqu'il n'existe plus dans le notre de place à faire pour les concepts disparus. Nous pourrions donc encore sauter d'un paradigme à l'autre, comme le fait l'historien, en se replongeant dans les vieilles conceptions scientifiques. Mais nous ne pourrions jamais établir de comparaison rigoureuse entre l'un et l'autre, faute de ces notions communes tant recherchées.
Or, nous ne vivons pas à l'intérieur d'un langage scientifique. Nous vivons à l'intérieur de notre langue vernaculaire, notre langage ordinaire. Et ce qui caractérise les langues que nous employons couramment, c'est une ouverture infinie. Nous sommes toujours libres d'y ajouter de nouvelles notions. Il n'y a absolument aucune contrainte sur ce qui est permis ou interdit. On peut introduire des synonymes (voiture, automobile, caisse, bagnole, etc. signifient la même chose), introduire des mots qui n'ont à peu près aucun sens (cool, grave, ou pas, tu vois), introduire des mots d'autres langues (blog, logos, bildung), créer des noms qui ne désignent rien (Don Quichotte, Pégase). On pourrait continuer longtemps, très longtemps, même. Je veux dire que le langage ordinaire n'est pas un jeu de langage, n'est pas une forme de vie, n'est en fait rien du tout, parce qu'on peut y mettre tout et n'importe quoi. Même les règles grammaticales, qui assurent une certaine permanence dans le temps, sont susceptibles d'être remises en cause, modifiées par des inventions sémantiques. En résumé, dans le langage ordinaire, tout peut se dire. Et qu'on ne prétende pas que les Inuits, à la différences des langues occidentales ont cinquante mots pour parler de la neige, puisqu'il suffit de les fréquenter, et d'apprendre leurs mots, pour les introduire dans la langue française. Qu'il y ait redondance avec certains de nos mots ne pose aucun problème, ni aux lexicographes, ni aux philosophes, relativistes ou pas. 
J'en arrive donc au point suivant : personne n'est enfermé dans sa langue parce que personne ne vit dans un langage formalisé. Nous vivons tous (pour des raisons trop longues à expliquer ici) dans un langage informel, qui se caractérise par le fait qu'on peut y dire n'importe quoi, parler de tout sans la moindre limite. Cela signifie aussi que les langages scientifiques sont tous rassemblés au sein de la langue ordinaire. C'est avec le même français que nous parlons des théories de Newton, d'Einstein, ou d'Aristote. Il y a donc bien comparaison, malgré Kuhn. Nous parlons en français des avantages comparés de chacune des théories. Et c'est tout platement depuis nos langues ordinaires que nous donnons platement l'avantage à la théorie d'Einstein, dont nous apprécions les avancées théoriques par rapport à celle de Newton. A vrai dire, on ne voit pas bien où est le problème à faire ce genre de choses. Le français nous permet de dire que la relativisation du temps est un progrès par rapport au temps absolu de Newton, que l'on a désormais une meilleure compréhension de la notion de masse, que certains phénomènes peuvent être mieux expliquées, comme l'avance dans l'avance de la périhélie de Mercure, etc. Kuhn lui-même le fait. Où donc est le problème?

Je diagnostique donc deux erreurs chez les relativistes :
1) confondre langage scientifique et langage ordinaire, et prétendre que notre langage ordinaire a les mêmes contraintes formelles que le langage scientifique. C'est l'erreur la plus systématique, qui est patente chez Rorty, quand il parle d'ethnocentrisme, comme si les langues et les cultures ne se mélangeaient jamais, et ne pouvaient jamais intégrer les apports des autres. Or, ce n'est pas le cas, une langue non formalisée est ouverte et peut absorber n'importe quel apport étranger. Et puisque chaque langue dispose aussi d'un minimum d'outils permettant la réflexion, alors la comparaison de toutes les théories, et de tous les discours, est toujours possible.
2) Vouloir rendre la langue ordinaire scientifique. On trouve ce projet particulièrement chez ceux qui veulent naturaliser l'épistémologie, comme Quine, mais aussi chez Kuhn. Si c'était possible, alors, en effet, il faudrait utiliser les critères internes à un paradigme pour discuter la valeur des autres paradigmes, ce qui serait impossible. En effet, comme on l'a vu, les différents paradigmes n'ont pas les mêmes notions ni les mêmes principes de justification. Il n'est donc pas possible de les comparer. Mais Quine prétend tirer des conclusions relativistes, alors qu'il se construit ce relativisme sur-mesure, en refusant qu'un langage ordinaire puisse servir à comparer les différents paradigmes (Quine parle de schème conceptuel, mais cela ne fait pas ici de différence). Les notions épistémologiques, nécessaire à la discussion sur les théories scientifiques, ne peuvent donc pas tomber dans une théorie scientifique particulière. Elles doivent appartenir à la langue ordinaire. Une méthode de justification n'est pas une considération épistémologique sur la valeur d'une méthode de justification. Autant les méthodes appartiennent à un paradigme, autant il est absolument exclu que les considérations épistémologiques soient relatives à un paradigme. L'épistémologie n'est tout simplement pas la science. Ce n'est pas la théorie d'Einstein toute seule qui nous permet de critiquer la théorie de Newton, c'est cette théorie armée de nos considérations épistémologiques, donc de notre langage ordinaire. 

Reste peut-être une dernière objection : que la langue ordinaire soit elle-même faite de petits îlots indépendants, de sorte que le relativisme pourrait se créer en son sein. Je pense qu'il est évident que ceci ne peut pas arriver, puisque nous avons toujours les moyens d'introduire de nouvelles notions et théories nous permettant de rattacher les uns aux autres ces îlots. Même si nous tentions une forme de naturalisation de l'épistémologie, nous pourrions toujours concevoir une épistémologie plus englobante pour discuter des paradigmes opposés. Il ne peut donc pas y avoir d'îlots. De manière générale, il n'y a aucun sens sérieux à imaginer des sections dans le langage ordinaire, pour la seule raison qu'il n'y a aucune règle intangible sur ce qui peut être dit ou pas. Comme je l'ai déjà dit, même les règles de grammaire pourraient évoluer. On ne le fait quasiment jamais parce que ces règles ne nous paraissent pas être contraignantes. Mais rien n'interdit de les rendre encore plus souples. 

Ainsi, la réfutation du relativisme est l'adhésion à une thèse absolutiste : le langage ordinaire peut tout dire, absolument tout dire. Nous ne sommes jamais prisonnier de notre langage.

mardi 2 décembre 2014

Covarier n'est pas signifier

Je voudrais aborder un point qui peut paraître assez technique de sémantique, mais qui est pourtant très important pour comprendre la nature des phénomènes mentaux. Je voudrais montrer, à partir de cette question précise de sémantique, pourquoi la tentative de naturaliser le mental ne marche pas. Par naturaliser, j'entends proposer une explication d'un phénomène mental en termes strictement non mentaux, donc en termes naturels pris au sens large (ceux de la description ordinaire des phénomènes naturels). Une telle réduction ne marche pas parce que les termes mentaux ne sont pas éliminables, et que, même s'ils ne sont pas l'objet d'une description, l'opération même de décrire repose sur eux.
Les théories sémantiques qui proposent de naturaliser la sémantique sont souvent portées par la théorie causale de la référence, cependant, cette théorie n'implique pas nécessairement la thèse naturaliste, et inversement, on peut être naturaliste sans défendre cette théorie causale. Ainsi, Putnam défend la théorie causale de la référence directe pour les noms propres (il adhère aux travaux de Kripke) et a lui-même élaboré la thèse pour les termes d'espèces naturels (cf. The meaning of "meaning", où l'on trouve le fameux exemple de la Terre-jumelle). Pourtant, il refuse la naturalisation de l'esprit (du moins, en ce moment, sa position ayant évolué. Voir Définitions pour un exposé de sa position actuelle). A l'inverse, la téléosémantique de Milikan n'est pas une théorie causale de la référence, bien qu'elle soit évidemment une thèse naturaliste. Elle est naturaliste parce qu'elle s'inscrit dans le cadre de la théorie biologique de l'évolution, mais elle définit les concepts par leur fonction biologique, et non pas comme un mécanisme de référence à des entités. 
Je souhaite donc discuter ces conceptions naturalistes, et montrer qu'elles souffrent d'un grave défaut. Pour des raisons que je préciserai par la suite, je préfère étudier la théorie causale plutôt que la téléosémantique de Milikan. En gros, cette dernière, en introduisant les notions de fonction et de finalité, brouille la distinction entre théorie naturaliste et non naturaliste. C'est pourquoi il serait mal venu de prendre cette théorie comme paradigme d'une sémantique naturaliste. 

Une sémantique est une théorie qui propose une interprétation des expressions d'un langage. Et cette interprétation est représentée par une fonction qui associe à chaque expression une entité appartenant à l'univers du discours. Dans une sémantique classique, les noms propres sont associés aux éléments de cet univers du discours, puis les termes généraux sont associés aux ensembles contenus dans cet univers du discours, ensembles dont la fonction caractéristique (la fonction qui détermine, pour chaque élément de ces ensembles, s'il appartient ou n'appartient pas à ces ensembles) est une fonction de vérité (une fonction qui associe à chaque élément d'un ensemble la valeur vrai, et la valeur faux à tous les éléments n'appartenant pas à l'ensemble). Je ne mentionne pas l'interprétation des opérateurs logiques, dont je ne parlerai pas du tout ici.
L'enjeu de la naturalisation de la sémantique consiste à découvrir une description naturelle de cette fonction d'interprétation. Il faut trouver des faits physiques qui correspondent très exactement au lien entre les mots et les choses, pour que l'on obtienne une sémantique naturaliste. Il est assez facile d'imaginer le type d'explications. C'est même si facile que cette découverte, pourtant empirique puisque naturaliste, a été faite a priori par des logiciens et philosophes en fauteuil. Donc, je me permet d'annoncer leur "découverte" sans faire beaucoup de mystère : nous nous trouvons en face d'une chose, nous faisons un son avec le bouche, donc le son se retrouve comme relié à cette chose. Les plus ambitieux des darwiniens diront que cette chose est soit un prédateur, soit un aliment, soit un partenaire sexuel, donc que le mot n'est pas simplement une étiquette pour la chose, mais est associé à une fonction vitale, comme se cacher, manger, ou avoir du sexe. Voilà donc, dépourvu des formules grandiloquentes, ce qu'est la théorie causale de la référence (et la téléosémantique). La chose cause sur nous la production d'un signal, dont le sens le relie à sa cause. 
Pourquoi peut-on parler d'une théorie causale, et pourquoi est-elle naturaliste? Parce que, une fois le baptême fait, à savoir le premier contact, nous devenons un indicateur fiable de la présence de la chose baptisée, exactement comme le thermomètre est un indicateur fiable de la température. Si la choseest présente, alors nous prononçons son nom. Si elle est absente, nous ne le prononçons pas. Et si nous en parlons quand même alors qu'elle est absente, notre discours tient compte de ce fait. Ainsi, grâce à notre maîtrise du mot, nous sommes dans une relation de covariance avec cette chose. Quand la chose est là, notre état mental est affecté d'une manière caractéristique et nous employons son nom, alors que quand elle n'est pas là, nous n'avons pas cet état mental, et nous ne la nommons pas. Bref, comme mon titre l'indique, pour une théorie causale, covarier, c'est signifier. L'ensemble des états mentaux et des fonctions organiques qui covarient avec la présence de la chose deviennent des signes de cette chose. De ce point de vue, la différence entre théorie causale et téléosémantique est minime. La théorie causale parle surtout de la perception sensorielle, alors que la téléosémantique parle aussi de l'aspect pratique, des fonctions physiques mises en oeuvre en réaction. Mais cela ne fait pas grande différence. Il suffit d'avoir perçu ces relations de covariance entre deux paramètres physiques pour comprendre que l'un signifie l'autre, nous dit le naturalisme.

J'espère que ma dernière phrase fait bien comprendre le problème. Il se peut bien entendu que nous découvrions que la manière dont nous établissons des relations de signification obéisse à des régularités descriptibles scientifiquement. Mais de telles régularités sont au mieux concomitantes à la relation de signification, elles ne peuvent certainement pas en expliquer l'essence. Car la nature ne dit jamais elle-même qu'une chose est le signe, et l'autre le signifié, ou l'inverse. Pourquoi ne serait-ce pas le chien qui est le signe du mot chien, et non pas l'inverse? Cela, la nature ne le dit pas, pourtant, la covariance implique une relation dans les deux sens. De plus, pourquoi cette relation de covariance seule serait pertinente, et non pas plein d'autres paramètres physiques qui sont aussi covariants? Pourquoi relier chien et "chien" et non pas la joie de voir un chien et "chien", ou juste une patte de chien et "chien", ou bien un autre objet qui, par pur hasard, se trouve positionné exactement de la même façon par rapport au locuteur quand il dit "chien"? 
La réponse est fort simple : c'est parce que l'homme prélève intentionnellement un élément du réel pour en faire le référent du mot. Il y a là un choix qui est fait, et c'est ce choix qui détermine une référence. La référence n'est jamais dictée par une relation physique entre un acte de parole, et une chose. Certes, nous nous aidons de la relation physique. Nul doute que le face-à-face avec la chose est une relation privilégiée, que nous préférons pour fixer la référence. Mais ce n'est pas la situation qui contraint la sémantique, c'est un choix. 
Les choses ne sont jamais par elles-mêmes des signes, et les relations entre choses ne sont jamais par elles-mêmes des relations de signification. On pourra ajouter autant de choses que ce soit, autant d'isomorphismes, de covariances, ou que sais-je encore, cela ne produira jamais une relation de signification. Wittgenstein avait très bien vu cela, et dit explicitement dans sa Grammaire philosophique qu'un isomorphisme n'aurait aucun sens, si nous n'avions pas aussi une méthode de projection. C'est une critique du Tractatus, qui pensait pouvoir expliquer la signification par l'identité de forme logique entre les faits et les propositions. Le tournant de Wittgenstein a eu lieu lorsqu'il a compris qu'une identité de forme n'est en soi rien du tout, tant que nous ne maîtrisons pas un langage, qui nous permet de percevoir et d'utiliser cette identité de forme. Or, les partisans du naturalisme sémantique nous proposent de revenir au Tractatus. Substituant naïvement des explications naturalistes à la théorie de la forme logique, ils ne voient pas que cette substitution ne change rien, et retombe dans les mêmes difficultés. Sans un être capable de penser, de se représenter, de signifier, etc., aucune relation entre une chose et une autre n'a le moindre sens. 
Je peux maintenant dire un mot de la téléosémantique de Milikan. Toutes les fonctions ne se valent pas, et c'est en cela que cette théorie n'est pas nécessairement naturaliste. Si l'on parle de la digestion, ou des mouvements réflexes, alors rien ne nous fait sortir du cadre naturaliste. Par contre, si l'on parle de reconnaissance des objets, de réaction au danger, etc. on introduit des notions mentales, dont l'explication naturaliste n'est plus possible. Car on peut bien parler d'état neurologique produit par l'apparition d'une chose, mais cela ne décrit pas encore la reconnaissance d'un objet. Reconnaître un objet, c'est avoir la représentation adaptée de cet objet, la bonne représentation. Une reconnaissance est soumise à erreur, et cela n'est pas analysable dans un cadre naturaliste. Le naturaliste décrit des états cérébraux, mais on ne voit pas quel explication il soulèvera pour distinguer le bon état cérébral et le mauvais. Généralement, ce sont des explications évolutionnistes : le bon état est celui qui améliore les chances de survie de l'individu. Ce serait retomber dans le sophisme naturaliste le plus plat, déjà pointé par Moore chez Spencer. Mais le naturalisme contemporain n'a au fond rien de mieux à proposer, et c'est normal. Une connaissance n'est tout simplement pas quelque chose de naturel qui s'ajouterait à une croyance. C'est une considération normative sur une pensée, qui est elle-même une considération normative sur un état psychologique. En bref, si la téléosémantique explique la signification au moyen d'autres notions mentales, je n'ai rien à objecter, même s'il paraît probable que la relation de signification précède logiquement les autres fonctions mentales (chacun sait qu'on a besoin d'exprimer des pensées avant de pouvoir y adhérer, les critiquer, etc.). Par contre, si elle explique la signification au moyen de fonctions strictement biologiques, alors l'échec est patent.

J'ai ainsi expliqué conjointement deux chose :
1) la relation sémantique
2) le nature des explications scientifiques.
Relier deux choses par une covariance (ou par une quelconque causalité), c'est avoir fait un choix parmi l'infinité des choses covariantes (ou des choses en relation causale), et leur avoir attribué une relation signifiante.  C'est ce choix qui fait aussi bien la connaissance que l'action de signifier. En ayant fait un choix, il devient possible de se tromper ou de réussir. Or, la connaissance et la parole sont des activités soumises à la réussite et à l'erreur. On peut croire des choses fausses, et on peut dire des choses qu'on ne voulait pas dire. Sans cette dimension de choix, ces possibilités n'auraient pas de sens. Deux éléments covariants ne peuvent pas se tromper. Nous, si!
En d'autres termes, la théorie causale ne peut pas naturaliser la sémantique, pour la simple et bonne raison qu'elle ne peut déjà pas se naturaliser elle-même. Donner une explication scientifique, c'est avoir attribué un sens à ce qui arrive, c'est avoir relié une chose à une autre selon un lien mental. Signifier une chose, ce n'est pas seulement être en face d'elle dans un état psychologique déterminé. C'est vouloir dire quelque chose sur elle.