lundi 24 octobre 2011

Méta-outils, méta-désirs, méta-langages

Depuis quelques temps, nous assistons à une incroyable prolifération de méta-ceci et de méta-cela. Une des premières apparition d'un terme en "méta" est la métaphysique, discipline qu'Aristote nommait philosophie première, mais qui, paradoxalement, s'est retrouvée classée après la physique, dans l'organisation des traités d'Aristote par Andronicos de Rhodes. Ici, le préfixe méta signifie donc seulement ce qui vient après.
Or, dans les usages contemporains, "méta" signifie moins "après" que "sur", ou "au-delà", au sens d'une transcendance du méta-objet sur son objet. Je voudrais montrer que cet usage révèle une mécompréhension sur ce dont on parle en parlant de ces méta-ceci ou méta-cela.
Ainsi, un méta-outil n'est pas un simple outil, l'outil étant défini comme une extension du corps visant à satisfaire de manière plus efficace un désir ou un besoin. Le méta-outil est un outil qui sert à fabriquer d'autres outils. Ainsi, il y aurait une différence entre les outils visant à satisfaire directement des besoins, et les outils visant seulement à fabriquer des outils, et non pas à satisfaire des besoins (avoir des outils n'étant pas un besoin, mais seulement un moyen de satisfaire des besoins). De même, un méta-désir est un désir non pas de quelque chose, mais un désir d'avoir un autre désir. Harry Frankfurt a introduit cette notion de volitions de niveau supérieur, pour décrire l'ensemble de ces désirs de désirs. Ainsi, l'exemple typique est celui du drogué dépendant, qui désir arrêter de désirer de la drogue, tout en désirant cette drogue, et c'est pourquoi il est malheureux. Dans un tel cas, il semble que nous ayons en effet besoin de distinguer ce que quelqu'un désire désirer (arrêter de désirer de la drogue) et ce qu'il désire au premier niveau (désir de se droguer). Enfin, les méta-langages sont des discours qui ne prennent pas en charge la réalité, mais plutôt les discours eux-mêmes, pour en dire quelque chose qui ne vaut que pour les discours. Dire qu'Aristote est l'auteur de la métaphysique appartient au langage. Dire qu'Aristote est un nom propre composé de huit lettres appartient au métalangage.
Je rapproche différents types de méta-activités, pour la raison que l'on n'a peut-être pas assez pris au sérieux les objections faites au métalangage par un certain nombre de philosophes, objections qui valent, me semble-t-il, contre toutes les méta-activités. Wittgenstein faisait la remarque moqueuse (dans les Recherches philosophiques) que l'étude de l'orthographe du mot "orthographe" n'en fait pas une méta-orthographe. L'orthographe courante étudie l'écriture correcte de tous les mots, "orthographe" inclus. Plus sérieusement, Tarsky, dont l'article sur la vérité dans les langages formalisés construit, comme son titre l'indique, un concept de vérité appartenant au métalangage dans des langages formels, prend bien soin de signaler que la langue naturelle, ordinaire, n'a pas et ne peut pas avoir de métalangage. Dans notre langue, tout peut être dit, et rien n'est en dehors d'elle. Tarsky ajoutait que cela impliquait la présence de paradoxes en son sein (comme celui du menteur, qui ment si et seulement s'il dit vrai), que l'on ne peut éliminer que dans des langues artificielles qui ne contiennent pas de notions sémantiques telles que dire vrai, dire faux, etc. Autrement dit, pour Tarsky, et pour tout le monde, il n'y a pas de métalangage au langage ordinaire, tout discours sur le langage est dans le langage, il n'y a aucune transcendance de certains propos par rapport aux autres. On peut certes construire artificiellement de tels langages hiérarchisés, mais ceci n'est qu'une construction artificielle, qui au final, appartient au langage universel, le langage naturel.

Or, il me semble que l'on peut développer une critique voisine pour refuser les méta-outils, méta-désirs, etc. Ces manières de parler sont le résultat d'une confusion entre structure hiérarchique, transcendance d'une objet sur un autre, et relation médiate, passage d'un terme à l'autre en passant par des intermédiaires. Autrement dit, on croit à tort que chaque outil d'outil, chaque désir de désir serait une sorte de montée en niveau, le passage à un niveau supérieur demandant un autre type de démarche, de réflexion. Alors que ces outils d'outils ou désirs de désirs sont des outils et des désirs comme les autres, obéissant aux mêmes principes que les autres, si ce n'est que leur chaîne d'opérations est plus longue que les outils simples, ou les désirs simples. Ainsi, un outil permet la réalisation directe d'un but fixé, alors que l'outil d'outil est seulement un moyen indirect de réaliser son but. L'animal qui trouve une pierre pour casser une noix utilise un outil pour satisfaire directement un besoin (s'emparer du contenu de la noix); alors qu'un animal qui utilise un pierre pour caler à l'horizontale une autre pierre servant d'enclume utilise un mal nommé méta-outil, parce que la première pierre ne lui permet pas directement de casser la noix, mais seulement indirectement, grâce à la possibilité d’utiliser maintenant la deuxième pierre comme enclume.
Bref, un méta-outil n'a rien de transcendant l'outil, il est seulement l'introduction d'une étape supplémentaire dans une chaîne d'opération menant à un résultat fixé. L'outil arrive sans intermédiaire au résultat, alors que le méta-outil utilise un intermédiaire, la création d'une autre outil, qui seul permettra d'atteindre un but. Que l'usage de méta-outils demande une plus grande intelligence est indéniable, parce que le rallongement de la chaîne d'opérations demande à l'animal une plus grande capacité d'abstraction et d'anticipation. Les animaux semblent déjà avoir beaucoup de mal à raisonner sur une opération à un intermédiaire (ce qui correspond à l'usage d'outils), il est donc évident que le fait de passer à deux intermédiaires est presque impossible pour la plupart (les chimpanzés y arrivent, cf. l'exemple de l'enclume). Il y a une augmentation quantitative du temps que prend la procédure, des ressources intellectuelles mises en jeu, de la variété des opérations techniques, mais aucune rupture qualitative dans la procédure elle-même. Je veux bien concéder qu'il y aurait rupture qualitative dans le passage de l'immédiat au médiat, mais nous sommes toujours déjà dans le médiat. Aucun animal ne satisfait directement sa faim. Même un désir si simple passe par des intermédiaires : se mettre en mouvement, avaler quelque chose, attendre que la digestion se fasse. Donc outils et méta-outils ne sont que l'augmentation quantitative de la longueur de la chaîne, et pas l'apparition inouïe de processus radicalement différents.
Les désirs de désirs peuvent être analysés d'une manière à peu près semblable. Ici, il n'est pas question de chaînes opérationnelles, mais de successions de désirs. La confusion vient du fait que les désirs ont deux aspects différents (attention : ces deux aspects ne sont pas deux rôles). Les désirs sont en effet la représentation de quelque chose de bon, et sont aussi la force qui nous pousse à atteindre cette bonne chose. C'est cette pluralité de sens qui permet cette apparente transcendance du méta-désir. En effet, si un désir n'était qu'une représentation, l'idée que nous puissions désirer nous représenter quelque chose comme bon paraîtrait tout simplement stupide. Se représenter comme bon le fait de se représenter quelque chose comme bon ne veut rien dire. Je ne nie pas que cette phrase ait un sens au strict point de vue linguistique. Mais cela n'en a aucun au point de vue psychologique. La seconde représentation est strictement la même que la première. Autant désirer directement la chose. Par contre, puisque les désirs sont aussi les moteurs de l'action, il est tout à fait compréhensible que l'on se représente comme bon le fait d'être animé par une force qui nous pousse dans telle ou telle direction. Mais en disant cela, on mélange en fait les deux manières de parler des désirs. Et la manière représentationnaliste paraît alors supérieure à celle qui exprime les désirs en termes de force motrice. Mais ce n'est pas le cas. Il ne s'agit que de deux manières de parler, à peu près équivalentes.
Ainsi, on peut bien vouloir dire que le drogué se représente comme bon le fait de ne plus ressentir de force le poussant à se droguer. Mais on ne dit alors rien d'autre que ceci : il y a en lui une force contraire qui le pousse à ne plus se droguer, force qui lutte contre la force dominante le poussant à se droguer. Ici, il y a bien un combat entre deux forces placées sur le même plan, et pas une opposition entre deux forces de niveau distinct. Il faut prendre garde de ne pas être trompé par la seconde manière de parler des désirs, comme représentation de quelque chose comme bon. Les désirs s'opposent tous sur le même plan, aucun n'a de niveau supérieur, même si le jargon représentationnaliste tend à nous donner l'impression d'avoir franchi un nouveau niveau. Il n'y a pas de désirs de désirs, juste des désirs avec ou contre d'autres désirs, donc des désirs sur le même plan que les désirs de base. Ainsi, avoir de multiples désirs contradictoires rallonge la chaîne de décision, puisque l'action n'est prise qu'après que le conflit entre désirs a été résolu. Une chaîne plus longue, ici aussi, passe pour la création d'une transcendance. Mais il n'y a rien de tel. Il y a juste une confrontation de désirs entre eux, sans le moindre juge transcendant.

jeudi 20 octobre 2011

Faire et savoir-faire

Un être qui agit n'a pas besoin de penser pour agir. Il lui suffit de maîtriser si bien ce qu'il doit faire qu'il peut l'accomplir sans même y réfléchir. Ce phénomène se nomme tout simplement l'expérience, l'habitude. Celui qui a l'habitude de faire quelque chose l'a fait si souvent que son esprit s'est retiré de l'acte, et que l'acte n'est exécuté que par le corps laissé à lui-même, sans surveillant ni accompagnateur. L'esprit n'a plus besoin de guider, de surveiller le bon déroulement de l'acte, le corps habitué le réalise à la perfection tout seul. En ce sens, une habitude est une sorte d'incorporation de l'esprit, puisque le corps a su absorber les exigences que lui a initialement posées l'esprit, et continuer de les suivre alors même que l'esprit ne rappelait plus ces exigences. En d'autres termes, l'esprit demandait au corps de suivre une règle, et le corps, à force de la suivre, finit par acquérir une régularité le dispensant de rappeler la règle. Règle et régularité sont donc des termes antagonistes. Suivre une règle, c'est ne pas avoir d'habitude suffisamment forte pour agir sans penser, c'est devoir penser pour réaliser une action correctement; alors que posséder une régularité, c'est suivre un comportement constant, mais dont la constance est seulement l'effet d'une habitude, et pas d'une démarche consciente visant à répéter une action qui aurait bien réussi.
Cette idée est assez familière, et a été souvent étudiée par les philosophes. Bergson, dans "La conscience et la vie", affirme qu'un être est d'autant plus conscient qu'il se livre à des actions lui demandant de l'attention, de l'originalité, de la créativité. Autant dans les actions machinales, ordinaires, la conscience s'assoupit, autant dans les actions extraordinaires, totalement nouvelles, l'esprit est aussi conscient que ce dont il est capable. Ainsi, par la répétition, Bergson affirme bien que la conscience aura tendance à disparaître, puisqu'elle devient inutile. Mais on pourrait trouver la même idée, exprimée de manière différente, dans la notion d'habitus de la sociologie de Bourdieu. Un habitus est une disposition acquise à force d'exercice et de pression sociale, qui finit par être si bien incorporée qu'elle déclenche des comportements de manière inconsciente. Chacun a l'habitus de sa position sociale, qui lui permet d'évoluer au sein de sa classe sociale ou de sa catégorie professionnelle sans même y penser, en toute aisance. Autant il faut dresser l'enfant dans sa jeunesse pour lui inculquer un habitus (ce qui signifie que l'enfant doit faire un effort réfléchi pour adopter la bonne conduite dans la bonne circonstance), autant l'adulte n'a plus besoin d'être dressé, parce que son habitus continue à lui faire exécuter les actes nécessaires à l'action. Dans des termes différents, Bourdieu ou Bergson décrivent donc ce processus par lequel des actes réfléchis, conscients, deviennent progressivement automatiques, irréfléchis, à force d'avoir été répétés.

Par contre, on a très peu étudié le mouvement inverse, celui par lequel on se défait d'une habitude, on se déprend d'une automatisme, pour ressentir enfin (ou à nouveau) tout ce qui fait la spécificité de l'action accomplie. Bref, on a beaucoup décrit la transition progressive de la règle à la régularité, mais on a très peu décrit le passage de la régularité à la règle. Commet une habitude peut-elle redevenir consciente? Comment peut-on enfin penser à ce dont on n'a plus guère besoin de penser, de façon à ressentir à nouveau la manière dont on agit, à ressentir à nouveau la règle que suit notre action? Comment donc passer du faire au savoir-faire?
Heureusement, nous ne sommes pas complètement dépourvus de moyens pour penser l'apparition de la conscience, c'est-à-dire le moment où un être gagne une réflexivité sur ses propres pratiques, jusqu'à parvenir à formuler la règle de son action. Tout d'abord, il faut bien voir que ce retour réflexif sur sa pratique demande un effort intellectuel immense. Savoir faire ce que l'on fait est infiniment plus difficile que le faire tout simplement. Prenons donc un exemple simple : un enfant est assez rapidement capable de compter de deux en deux, c'est-à-dire de ne compter que les nombres pairs, ou bien que les nombres impairs. Faire ceci est assez facile. En un certain sens, qui n'est pas celui qui je tiens à employer, on peut dire qu'il sait compter de deux en deux. Je préfère dire qu'il le fait, et qu'il le fait sans erreur à chaque fois, mais qu'il ne sait pas le faire. Car savoir le faire, c'est pouvoir formuler la règle de son action de manière explicite. Savoir faire n'est pas réaliser quelque chose de manière instinctive, mais suivre une procédure en vue de réaliser quelque chose, ou bien pouvoir indiquer la procédure que l'on suit en faisant quelque chose. C'est quelque chose de très difficile. Dans cet exemple, savoir compter de deux en deux signifierait pouvoir formuler une telle règle : Xn+1 = Xn + 2. En disant, ceci, on montre la procédure que l'on a suivie, et l'on montre ainsi que l'on sait faire ce que l'on fait. On ne se contente pas de le faire aveuglément, on le fait en sachant ce que l'on fait. Formuler clairement une telle règle n'est pas à la portée d'un enfant. Il lui faut de grandes connaissances pour exprimer ceci.
J'ai bien conscience de renouer avec un débat centenaire, celui de l'opposition du rationalisme et de l'empirisme au sujet des idées innées. Le rationalisme soutient que l'esprit a dès la naissance certaines idées, certains principes déjà incorporés, et qui permettent à l'esprit de faire des opérations qui seraient impossibles sans eux. Alors que l'empirisme soutient que ces principes sont acquis plus tard, que l'esprit à la naissance n'est rien du tout. En fait, on voit ici que la querelle est largement terminologique. Un enfant de cinq ans peut compter de deux en deux. Mais faut-il lui attribuer une connaissance innée de l'algèbre (moyen indispensable pour formuler cette opération de comptage)? On le peut, en disant que cette capacité de compter requiert une connaissance inconsciente, une pensée incorporée mais bien présente. On peut dire à l'inverse, de manière plus raisonnable me semble-t-il, que l'enfant n'a encore aucune pensée inconsciente, qu'il n'y a pas de règle inconsciente qui guide sa capacité de penser, mais qu'il le fait tout simplement, aveuglément, sans règle. Il a appris mécaniquement à compter de deux en deux, il le fait sans faillir, mais ne sait pas comment il le fait, il n'a aucun moyen de formuler la règle de son action. Bref, il me semble que l'empirisme n'a pas raison contre le rationalisme, mais qu'il parle d'une manière plus acceptable, moins sujette à incompréhension. L'enfant n'a pas en lui de règle inconsciente, il agit simplement sans règle, mécaniquement. Ce n'est que plus tard qu'il finira par découvrir la règle qu'il a suivie.

Pourquoi et comment la règle de notre action finit par devenir consciente? Parce que, probablement, notre action échoue et qu'elle demande à être corrigée. Une habitude est quelque chose d'extrêmement utile, parce que l'habitude minimise l'effort intellectuel pour effectuer des tâches routinières. Ce serait un vrai calvaire que d'avoir à penser pour respirer, marcher dans la rue, écrire, etc. On préfère se concentrer sur d'autres activités, que sur de telles tâches. Mais une habitude qui mène chaque fois à l'échec doit être ajustée, corrigée. Si l'habitude du très jeune enfant de toucher à tout l'amène à se brûler, se piquer, casser des objets précieux, il va sans doute avoir à contrôler son comportement, et trouver une règle déterminant ce qu'il peut toucher ou pas.
Ceci montre quelque chose de très important : on peut progresser sur le chemin de la réflexivité, sur le chemin qui mène du faire au savoir-faire. Le nourrisson touche sans savoir toucher. Mais après quelques expériences malheureuses, il finit par savoir toucher, de façon à éviter de se blesser, ou de casser les objets qu'il touche. Connaissant enfin la règle de son action (le fait qu'exercer une pression sur un objet affecte dans une certaine mesure la main et l'objet touché), il peut comprendre s'il peut se permettre de toucher un objet, ou s'il doit s'en abstenir. Mais pour parvenir à comprendre une règle, il faut s'appuyer sur d'autres pratiques, qui elles sont devenues des habitudes, donc des actions non réfléchies. C'est en sachant percevoir de manière instinctive l'état d'un objet (le beau vase en porcelaine de Maman brisé en mille morceaux) et l'action individuelle qui a entraîné cet état (le fait d'avoir voulu le saisir) que l'enfant arrive à se représenter clairement une règle d'action (si on touche des vases en porcelaine, alors on les casse). L'enfant devient capable de formuler une règle dès lors qu'il a compris d'une part l'idée même de relation fonctionnelle (la liaison entre une action dans un certain contexte, et les conséquences de cette action) et d'autre part qu'il est capable de se représenter explicitement un contexte, une action, etc. Ayant acquis de nouvelles habitudes (établir des relations causales entre évènements, nommer les évènements), il devient capable d'utiliser ces habitudes pour rendre conscientes d'autres pratiques, qui étaient jusque là des habitudes. Si l'on reprend l'exemple des mathématiques : l'enfant comptait d'abord de deux en deux mécaniquement; puis, ayant assimilé les principes de l'algèbre, il peut se servir de ces principes (les employer mécaniquement) afin de rendre explicite sa pratique de comptage.
Bref, comme le dit Wittgenstein dans les Recherches philosophiques, il faut bien que la pratique consistant à suivre des règles finisse quelque part. S'il fallait toujours une règle pour suivre d'autres règles, on n'en finirait pas. De même, s'il fallait toujours qu'une pratique suive une règle inconsciente, on en finirait pas non plus, parce que le suivi de la règle inconsciente aurait encore besoin d'une seconde règle inconsciente, etc. La pratique consistant à suivre des règles, ou simplement à percevoir les règles que l'on suit, a donc une fin, parce qu'à la fin, il n'y a plus que des pratiques instinctives, mécaniques, incorporées. Pour avoir conscience de ce que l'on fait, pour savoir ce que l'on fait, il faut faire quelque chose sans savoir ce que l'on fait. On peut avoir conscience de soi-même, parce que la conscience est une opération instinctive, qui n'a pas besoin d'être consciente d'elle-même. Sinon, il y aurait régression à l'infini, ce qui est absurde (on ne fait pas une infinité d'opérations à la fois), et mène inévitablement à l'idée des consciences inconscientes (puisque l'on ne fait pas consciemment cette infinité d'opérations). Mieux vaut donc dire qu'il n'y a pas de conscience inconsciente, mais qu'il y a seulement un ultime acte irréfléchi, instinctif, de conscience de ses opérations. 

Ainsi, je voudrais finir par une petite note d'optimisme, car, bien souvent, le rappel que l'homme agit sous le poids des habitudes, des conventions, des automatismes, a plutôt une connotation négative. Il semble que l'on ramène l'homme à l'animalité en insistant sur le fait qu'il accomplit la plupart de ses actes sans même y penser. Or, bien loin d'être quelque chose de mauvais, le fait de tout rendre automatique, instinctif, est en fait la condition de possibilité de toute réflexion future sur ces automatismes. C'est en faisant les choses sans y penser que l'on libère ses capacités cognitives pour réfléchir à ce que nous faisons. C'est parce que nous parlons sans suivre de règle que nous pouvons ensuite retrouver la grammaire subtile qui décrit nos performances linguistiques. S'il avait fallu commencer par apprendre une grammaire, puis l'appliquer pour parler, nul doute que nous serions de pitoyables parleurs. Mais heureusement, nous ne parlons presque jamais en suivant des règles; nous ne le faisons que dans des circonstances exceptionnelles, où nous avons besoin d'être vigilant à ce que nous allons dire. Mais cette vigilance n'est possible que sur le fond d'une capacité instinctive de faire des phrases. Celui qui réfléchit intérieurement pour savoir s'il va utiliser tel mot ou tel autre ne peut le faire que parce qu'il n'a pas à l'esprit l'ensemble des règles de grammaire décrivant la construction de la phrase entière. La structure des phrases lui vient tout seule, et la réflexion est libre de ne s'appliquer, dans cet exemple, qu'au choix du vocabulaire.
Réfléchir est donc toujours une action irréfléchie, et cette irréflexion est la condition de possibilité de son existence même. C'est parce que certaines actions sont instinctives que d'autres actions peuvent être réfléchies, devenir conscientes. Parce que nous pouvons faire des choses sans y penser, alors nous pouvons penser à ces choses, sans penser que nous y pensons, sans nous perdre dans une spirale de pensées se pensant elles-mêmes. Et puisque tout peut devenir instinctif, alors tout ce que nous faisons peut être réfléchi, ce "tout" devant être pris au sens distributif, et non collectif. 

samedi 15 octobre 2011

Un bébé dans l'amphi

Voici une petite expérience de pensée : prenons un très jeune nourrisson qui n'a pas encore appris à parler, et mettons le dans un amphi d'université, dans lequel a lieu un cours magistral proféré par un professeur qui n'accomplit aucune action, ne fait aucun geste. Tout au plus le professeur peut-il s'adresser à ses étudiants, leur poser des questions, et ceux-ci sont libres de répondre ce qu'ils veulent. Mais eux aussi n'ont pas le droit de faire des gestes. Ainsi, dans ce dispositif, le nourrisson entendra des paroles, mais seulement des paroles, aucun geste, ni action. Maintenant, demandons-nous combien de temps mettra l'enfant avant de savoir parler la langue utilisée dans l'amphithéâtre. Ma réponse à cette expérience est qu'il ne parviendra jamais à maîtriser cette langue, jamais il ne la comprendra. On pourrait laisser l'enfant dans la salle un temps infini, cela ne changerait rien à ce constat. Et cela n'a aucun rapport non plus avec le niveau de langue utilisé, ou la difficulté des propos. Le professeur pourrait utiliser un vocabulaire de deux cents mots, faire des phrases dont la syntaxe est minimale, mais le nourrisson ne pourrait toujours pas les comprendre (alors même que le nourrisson est capable d'apprendre une centaine de mots par jour!).
Pour quelle raison le nourrisson ne pourrait-il pas apprendre cette langue, même en restant un temps infini avec des personnes qui l'utilisent? Parce qu'apprendre une langue consiste à en connaître le sens, et connaître le sens d'une phrase signifie savoir quand on peut l'utiliser, et quand on ne peut pas. La signification d'une phrase est son usage (l'usage pouvant être les circonstances dans laquelle elle est vraie, si on veut décrire la réalité, mais aussi donner un ordre, saluer, conduire un raisonnement, etc.). Or, dans un contexte où le langage est justement utilisé en dehors de tout contexte (c'est la spécificité même de l'école : le seul contexte où le discours se retrouve détaché de son contexte), alors l'apprentissage de la langue n'est plus possible. Ne pouvant pas comprendre dans quel contexte une phrase peut être employée, l'enfant ne pourra jamais avoir l'idée du sens de cette phrase. L'enfant entend des phrases, des réponses, de longues tirades, etc. mais jamais il ne peut attacher ces phrases à des situations, des conditions de vérité. Pour l'enfant, la langue tourne à vide, tout peut être dit à n'importe quel moment. C'est pourquoi il ne pourra jamais apprendre une langue en restant dans cet amphi. Pour tirer profit des paroles qui s’échangent dans de tels lieux, où la parole circule indépendamment de tout contexte, il faut avoir une maîtrise préalable de la langue, donc avoir déjà associé les phrases que l'on utilise à des conditions contextuelles précises. 
Néanmoins, supposons que le nourrisson soit extrêmement attentif à tout ce qui se dit, notamment en ce qui concerne les séquences de mots et de phrases, et qu'il finisse par repérer certaines régularités dans leurs apparitions. Il remarquera par exemple que les phrases commençant par "est-ce que" entraînent une réponse de la part des étudiants, qui répondent à cette phrase toujours en commençant par "oui" ou par "non". Il remarquera peut être ensuite que certains termes sont toujours précédés par un très petit nombre de termes : il aura découvert la catégorie grammaticale des noms communs et des déterminants. S'il assiste à un cours sur Platon, il remarquera bien vite que les mots "nul n'est méchant" sont toujours suivis de "volontairement". Bref, l'enfant qui serait extrêmement attentif pourrait parvenir à découvrir les structures grammaticales de la langue, ainsi que peut-être, l'enchaînement de certaines phrases ou de certaines expressions qui reviennent souvent.

Ce dernier point est de grande importance pour comprendre ce qu'est la pensée, et il a été abondamment discuté dans le cadre des débats sur les ordinateurs. En effet, un ordinateur est dans la même situation que cet enfant très attentif, qui finirait par avoir une connaissance parfaite de la syntaxe de la langue, et de toutes les séquences normales de mots et de phrases. L'ordinateur puissant serait capable de réécrire un cours complet sur Platon juste en se servant des phrases qu'il a pu capter en assistant aux séances dans l'amphi. Pourtant, intuitivement, nous sentons bien que cet ordinateur qui produit des phrases seulement en tenant compte de considérations syntaxiques et de l'apparition statistique des mots et des phrases ne connaît pas vraiment cette langue, il n'en comprend pas le sens, il ne pense pas. Mais que lui manque-t-il donc?
La réponse est tellement simple, alors que le sujet a été tellement discuté, que je me dis que je dois faire erreur. Pourtant, comment rejeter cette réponse? La réponse est simplement que l'ordinateur ne dispose pas d'un système sensoriel lui permettant de retrouver les conditions contextuelles de l'utilisation des phrases et expressions qu'il utilise. Il dispose des conditions linguistiques (ce que nous indique la grammaire), mais pas de l'usage des phrases. Il sait que les noms communs doivent être mis après un déterminant, il sait que "nul n'est méchant" doit être suivi de "volontairement", mais il ne sait pas ce que signifient les mots qu'il utilise. Bref, il ne parle pas, il n'est qu'une machine de traitement et de production de sigles vocaux ou écrits. 
Ainsi, que faut-il pour parler? Il faut d'une part une capacité de recevoir et de produire des signes, donc un système d'entrée et de sortie de l'information, mais il faut encore au moins une deuxième entrée d'information, afin que la première entrée puisse être corrélée avec la seconde. Cette corrélation constitue justement la signification. Un mot ne prend son sens que parce que l'enfant humain est capable de corréler une certaine information sonore avec une situation visuelle, tactile, gustative ou olfactive. S'il n'avait pas au moins deux canaux d'entrée de l'information, jamais l'enfant ne pourrait comprendre le contexte d'usage des mots, jamais il ne comprendrait le sens des informations qui lui viennent par le premier canal. L'enfant touche un cube de la main, sa mère lui dit "cube", et il a ainsi appris à utiliser ce mot. Alors que cent mille ans de discussions mathématiques sur le cube ne suffiraient pas à l'enfant pour comprendre ce que signifie le mot "cube".

Ainsi, on peut distinguer de manière tranchée l'enfant virtuose, qui, enfermé dans un amphi, aurait appris à reproduire des suites de mot de manière parfaitement acceptable pour toutes les autres personnes présentes, et l'enfant ordinaire, qui a appris la langue comme nous tous. Le dernier parle vraiment, le premier ne fait que manipuler des signes sans les comprendre. Il lui manque tout simplement un deuxième canal d'information, qui lui aurait permis de mettre en relation les mots et les situations, d'établir les conditions d'usage des mots. Alors que le second, utilisant ses cinq canaux d'information, est capable de comprendre tout ce que les hommes peuvent dire.
Le problème de la parole (et de la pensée) des ordinateurs est donc résolu : un ordinateur pourra parler lorsqu'il disposera d'un dispositif de perception de la réalité, quel qu'il soit, de façon à attacher les informations qui lui sont envoyées par l'utilisateur ou le programme, avec les éléments pertinents de la réalité qu'il aura relevés grâce à ce dispositif. Un ordinateur avec une webcam, à qui on envoie l'information "Maman", chaque fois qu'une personne passe dans son champ de vision, apprendra à parler aussi bien que tous les nourrissons de l'espèce humaine.

lundi 10 octobre 2011

Un sceptique à l'école

Chaque institution produit de manière latente ses propres valeurs, induites, qu'elle le veuille ou non, par son mode de fonctionnement. L'école est une institution dont les valeurs sont le goût du travail, le souci de la vérité, la confiance dans l'argumentation, la croyance dans un progrès humain par la connaissance, le respect de la ponctualité et de la précision. Ces valeurs n'ont pas besoin d'être dites, elles sont simplement produites par le fonctionnement ordinaire de l'école. Qu'un élève soit en retard, il est puni. Qu'il bâcle un devoir pour aller s'amuser, et la mauvaise note viendra le sanctionner. Qu'au contraire il fasse une remarque juste en classe, et le professeurs devra en tenir compte dans ses propos. Ces valeurs ne sont donc rien d'autre que la manière dont on peut décrire le fonctionnement ordinaire de l'école. Bien sûr, il arrive parfois que des élèves paresseux mais rusés réussissent brillamment leurs examens, ou qu'un professeurs se tire d'une discussion délicate par une pirouette ou plus brutalement, en faisant cesser la discussion. Mais ces cas restent marginaux, et nous sentons bien qu'ils le resteront nécessairement, sans quoi cette institution qu'est l'école cesserait de l'être, et deviendrait autre chose (une prison par exemple). Un professeur qui fait taire ses élèves même quand ceux-ci font une remarque juste devient un geôlier, et cesse d'être professeur. 

Le modeste auteur de ce blog est un professeur de philosophie. Par conséquent, qu'il le veuille ou non, il adhère aux valeurs de l'école, ainsi qu'aux valeurs propres à sa discipline. Parmi celles-ci, on peut citer la croyance dans la capacité de la raison à dire le vrai, ou du moins à tenir des propos cohérents et vraisemblables. On peut également citer la méfiance vis-à-vis de ce qui n'a pas été examiné par soi-même. Enfin, on doit également mentionner le refus de l'argument d'autorité. Le philosophe s'efforce de donner ses raisons, de justifier chaque chose qu'il affirme, et de ne croire ce qu'il croit que parce qu'il a pu le justifier. Croire sur la seule foi de l'autorité des autres est une démarche clairement anti-philosophique. Bref, la philosophie a une valeur essentielle : fonder ses croyances est une bonne chose; une croyance fondée en raison est toujours meilleure qu'une croyance infondée. De ce point de vue, cette valeur proprement philosophique est aussi, dans une certaine mesure, une valeur de l'école (je dis dans une certaine mesure parce que l'égalité de la parole de l'élève et du maître, condition de possibilité de toute discussion en classe, est en forte tension avec l'autorité du maître, autorité qu'il tire de son expertise dans la discipline qu'il enseigne, et qui lui donne presque le droit de dire "c'est vrai, puisque je le dis", ce qui n'est rien d'autre que l'argument d'autorité). 

Or, le modeste auteur de ce blog est en même temps un philosophe sceptique. Et parce qu'il souhaite enseigner à ces élèves ce qui lui semble le meilleur, alors il fait lire à ses élèves Pascal, qui explique que l'ordre social ne repose sur aucun fondement, si ce n'est la force qui s'est faite coutume, jusqu'à se faire oublier et paraître juste. Au lieu de fonder un système grandiose visant à montrer à quelle condition une société serait juste, Pascal dit plus simplement que la justice ne saurait exister chez les hommes, que toutes les élaborations somptueuses des autres philosophes ne sont qu'un moyen de masquer le fait de la violence et de la domination. Faire de la philosophie, c'est chercher à fonder ce qui ne le peut pas, et ce faisant, entretenir l'illusion que l'ordre dans lequel on vit est juste. Pascal, fort rusé, dirait certes que ces philosophes sont utiles, puisqu'il faut bien que les hommes croient que leur société est juste. Mais je pense que les philosophes ne seraient guère ravis d'apprendre qu'ils accomplissent à leurs dépends une tâche d'une toute autre nature que celle qu'ils se sont fixés consciemment. Les philosophes cherchent à définir l'idée de justice, pas à jouer un rôle de pacificateur social, de casseur de révolution. 
Ce professeur sceptique fait encore lire Hume, qui explique que la totalité des sciences empiriques ne repose que sur l'habitude de voir des phénomènes conjoints, que jamais nous ne pourrons donner une raison qui prouverait le caractère nécessaire de cette conjonction entre phénomènes. Ainsi, après avoir montré avec Pascal que toute la société ne repose que sur du vide, la coutume, il montre maintenant que c'est la science elle-même qui repose aussi sur du vide, toujours la coutume. De même que nous avons l'habitude de voir des injustices, et que ces injustices finissent par apparaître normales, de même nous avons l'habitude de voir des successions d'objets, et nous finissons par croire que nous avons une connaissance de ces objets. La science et la justice sont le produit de l'habitude, et pas de la raison.
Ce même professeur fait enfin lire Wittgenstein, qui montre que le langage ne repose aucunement sur des pensées que nous aurions derrière la tête, et qui seraient le fondement du sens de nos phrases. Ce n'est pas parce que nous pensons à la Tour Eiffel que nos phrases au sujet de la  Tour Eiffel ont un sens. Il se pourrait même que nous ne pensions à rien en parlant de la Tour Eiffel. Nos propos n'ont un sens que parce que d'autres personnes attendaient de nous ces propos dans cette circonstance donnée (aussi bien les circonstances extérieures que celles qui sont internes à la phrase et au discours), qu'ils ont considéré que notre phrase avait un sens. Là encore, parler de manière sensée, ce n'est pas avoir une pensée qui en serait le fondement, c'est suivre certaines coutumes, certaines habitudes, qui ont attaché tel mot avec tel contexte. La coutume est fondement du sens de nos phrases, ce qui est encore une manière de dire que le sens de nos phrases n'a pas de fondement. Nos phrases ont un sens parce que les autres les acceptent, rien de plus.

Il ne fait aucun doute que ce philosophe sceptique tire un grand plaisir à enseigner Pascal Hume et Wittgenstein. Mais n'est-il pas, ce faisant, à la limite de la faute professionnelle? Car ces philosophes, dans leur style propre, visent tous à mettre fin à la philosophie, à montrer que les discours philosophiques sur la justice, la science ou le langage sont faux et trompeurs. Comment un professeur de philosophie peut-il enseigner à des élèves découvrant la philosophie, c'est-à-dire la science qui cherche à fonder tous ses discours, des doctrines affirmant que rien ne peut être fondé, que tout ne repose que sur du vide? J'ai déjà dit pourquoi de tels philosophes (par opposition aux professeurs) ne se contredisaient pas eux-mêmes. Ils font des discours qui enjoignent à mettre fin à certains discours; une fois que ceux-ci se seront arrêtés, alors les sceptiques pourront eux aussi s'arrêter de parler. Les sceptiques se contrediraient seulement s'ils continuaient à parler alors que tous les dogmatiques se sont tus. Par contre, un professeur de philosophie peut-il vraiment enseigner la vanité de la philosophie? Comment peut-on enseigner tout en affirmant que tous les enseignements sont infondés et ne sont au mieux qu'un dispositif visant à assurer la paix sociale? Y aurait-il un oxymore dans l'expression de professeur sceptique, de sorte qu'il faille choisir entre être professeur, et être sceptique?
Je crois que non. On peut être professeur et sceptique à la fois. Car une fois que l'on a fait tomber la raison et les systèmes, il reste encore la violence et les hommes. Que tout ne soit que convention arbitraire, que toute convention ne soit imposée que par la violence, ceci ne rend pas impossible toute action. Au contraire, les sceptiques montrent la voie qui consiste à agir en minimisant la violence. Certes, pour minimiser la violence, il faut parvenir à s'accorder avec les autres, et s'accorder avec eux consiste à s'efforcer de parvenir à un accord, et s'efforcer de faire quelque chose consiste toujours à faire violence sur quelque chose. Ainsi, les sceptiques montrent que toute action sur les autres est une violence, même l'action la plus rationnelle : le discours argumentatif. Convaincre, c'est toujours chercher à imposer par la force des raisons qui, ultimement, sont infondées. Pourtant, une fois l'accord obtenu, et d'autant plus que cet accord est large, alors la violence est diminuée. Une fois que la coutume a été intériorisée, alors chacun ne ressent plus la violence, et pense vivre dans un monde juste. L'école joue justement ce rôle; elle cherche à minimiser la violence, en imposant par la force certes, des coutumes communes. L'école donne l'illusion que nous vivons dans un monde réglé, où tout a un fondement. Elle le doit pour imposer des coutumes. Mais une fois les coutumes imposées, ile ne coûte plus rien d'avouer que rien n'a de fondement, que tout repose sur la force, puisque chacun est maintenant en mesure de comprendre que le maintien de coutumes existantes est ce qu'il y a de plus souhaitable.
De sorte que le scepticisme aboutit à la défense de la démocratie et du conservatisme. Il est conservateur parce qu'il affirme qu'il n'y a jamais de bonne raison de changer de régime, autrement dit qu'une coutume suivie est toujours meilleure que l'hésitation et la violence de ceux qui veulent refaire le monde. Et il est démocratique, parce qu'il affirme qu'il faut toujours privilégier les coutumes les plus répandues. Pour le scepticisme, toutes les coutumes ne se valent pas. Les meilleures sont les plus suivies, parce que ce sont celles qui exigent le moins de violence pour être étendues.

dimanche 9 octobre 2011

Pourquoi un concept de culture?

Je voudrais ici aborder deux sujets à la fois. Le premier sujet est une question, relative à la nature de l'activité philosophique, et de son éventuelle différence avec l'activité scientifique. Le second sujet est lui, un thème, celui des cultures animales. Ce thème servira de support pour répondre à la première question.

La philosophie se vante parfois de répondre à la question "pourquoi?", alors que les autres disciplines seraient seulement soucieuses de la question "comment?". La science physique décrirait les lois des phénomènes, alors que la philosophie dirait elle le pourquoi de ces lois, voire même le pourquoi de l'existence du monde (et refuser la question est aussi une manière d'y répondre). La technique dirait comment aller sur la Lune, alors que la philosophie dirait pourquoi (le désir de connaître, par exemple). Cette caractérisation assez positiviste n'est pas caricaturale, ce qui signifierait encore qu'elle est très grossière mais vraie, elle est tout simplement fausse. Et je voudrais montrer un seul aspect de sa fausseté, celle selon laquelle la philosophie ne se soucierait pas du comment. Et même, je voudrais montrer que parfois, le souci exclusif du comment aboutit à oublier le pourquoi, qui devrait pourtant être posé. 

Je souhaite ici aborder ce thème commun de l’éthologie et de la philosophie des animaux, celui de l'existence ou pas de cultures animales. On tient pour un présupposé évident par soi que l'homme a une culture, et on se demande ensuite si les animaux ont eux aussi une culture, et si oui lesquels. Et pour répondre à une telle question, il faut bien entendu se donner une définition de la culture, qui puisse ainsi permettre de circonscrire les espèces qui satisfont les critères énoncés, et les espèces qui ne satisfont pas ces critères. Ce travail consistant à formuler des critères nécessaires et suffisants de la culture est typiquement une question qui appartient au genre "comment?". En effet, répondre à une telle question consiste à se demander comment il faut définir le concept de culture (autrement dit, se demander comment doivent vivre les animaux étudiés pour appartenir à une culture), puis à mener une enquête empirique pour découvrir comment ils vivent réellement.Ainsi, par comparaison des observations empiriques et des définitions posées par avance, on peut déterminer si une espèce animale est culturelle ou pas.
Cette question est fort discutée, et chacun s'efforce de découvrir de nouveaux faits qui viendraient enfin faire passer les animaux du côté de la culture, ou au contraire les en chasser durablement. Et chacun s'efforce aussi de redéfinir le concept de culture de manière ou bien plus générale, de façon à y inclure les animaux, ou bien plus spécifique, de façon à n'y faire entrer que les hommes. On retrouve ici les deux attitudes possibles de celui qui se livre à la classification : ou bien étudier les objets à classer de façon à découvrir de nouvelles propriétés pertinentes, qui entraîneraient un bouleversement de la classification, ou bien modifier la définition des classes, ce qui entraînerait une révision de l'appartenance des objets aux diverses classes, alors qu'aucun nouveau fait n'a été découvert.
Cet exercice est profondément scolaire dans son plus mauvais sens, c'est-à-dire entièrement tourné vers la connaissance, et totalement oublieux des questions pratiques, et plus généralement du sens à donner à l'acquisition de telles connaissances. Autrement dit, ce petit jeu de subsomption et de séparation entre les concepts de culture et ceux d'animaux oublie de se poser la question du "pourquoi?", et s'en tient malheureusement au "comment?"
En effet, quel est le véritable enjeu derrière l'interrogation portant sur les cultures animales? Pourquoi cette question de l'existence de cultures animale nous importe-t-elle? Qu'est-ce qui, dans notre pratique, changera selon que l'on admet ou pas que les animaux ont des cultures? Voici des questions qui osent se demander "pourquoi?", elles osent se demander pourquoi nous cherchons à appliquer à tout prix ce concept de culture aux animaux, alors que nous pourrions tout simplement l'ignorer, ou en utiliser bien d'autres. Pourquoi les concepts d'intelligence, de société, de tradition, de techniques, d'art, etc. ne nous suffisent-ils pas, et pourquoi tenons-nous en plus à utiliser ce concept de culture? Après tout, il est déjà bien difficile, à la fois conceptuellement et empiriquement, de déterminer si les animaux emploient des techniques, sont intelligents, ou parlent entre eux. Pourquoi en plus, ajouter à ces problèmes un problème encore plus lourd, celui de l'existence de cultures animales?

Former un concept peut avoir deux fonctions. La première, indiquée par Locke dans le troisième livre de L'Essai sur l'entendement humain, bien que Locke parle alors des noms et non des concepts, est liée à nos limites cognitives, qui nous empêchent de tenir compte de l'individualité de chaque entité. Donc, puisque notre connaissance des choses et notre registre d'actions sur elles ne peuvent être que relativement généraux, et jamais individuels, il est normal que nous ayons des concepts généraux, qui correspondent à ces connaissances et pratiques générales. La seconde fonction est plutôt heuristique. Forger un concept vise à nous permettre d'attirer le regard vers un phénomène particulier, qui sans cela passerait inaperçu, ou serait pensé autrement. Ici, on peut penser au mode mixte, toujours chez Locke, qui consiste en un assemblage d'idées, afin de rendre concevables certains évènements qui ne le seraient pas sans lui (par exemple le parricide, mode composé de l'idée de meurtre et de père).
En bref, les concepts ont deux fonctions : ils nous permettent de simplifier le réel, en retenant seulement les aspects importants de la réalité, et en éliminant les singularités non pertinentes; et ils nous permettent de compliquer le réel, en sélectionnant des éléments à conjoindre sous un même terme.

Or, le concept de culture ne répond à aucun de ces deux objectifs, parce qu'il n'est qu'un ramassis d'aspects disparates qui, réunis ne signifient plus grand chose. Par culture, on entend généralement un ensemble de comportements collectifs relativement indépendant des circonstances écologiques, de sorte que ces comportements manifestent une sorte de liberté, de contingence, et soient transmissibles non pas génétiquement, mais par éducation ou imitation. La culture doit donc être collective (commune à une société), choisie librement, et acquise par éducation. La diversité des comportements est d'ailleurs un symptôme des cultures, plutôt qu'une condition nécessaire (après tout, si toutes les cultures ont fini par trouver la solution la plus efficace à un problème, on ne peut pas rendre cette solution innée et naturelle). Ainsi, une fois les enquêtes de terrain précises effectuées, il est dommage de les simplifier outrageusement en déclarant que telle espèce a une culture, telle autre n'en a pas, etc. En effet, nous sommes capables de connaître toutes les subtilités de comportement de chaque espèce. Que gagne-t-on alors à écraser toutes ce subtilités sous ce concept énorme de culture? Rien. Un concept vise l'économie cognitive. Quand nous pouvons nous permettre d'être dispendieux, autant l'être. Abandonnons donc la question de savoir si les animaux ont une culture, et décrivons en détail les manières de vivre des mésanges, de rats, des orangs-outangs ou des orques. Bien sûr, les rapprochements entre pratiques sont pertinents : comparer les systèmes éducatifs est intéressant, comparer les méthodes de communication est intéressant, comparer les outils utilisés est intéressant. Mais vouloir comparer les cultures ne signifie rien, de même que se demander si une espèce en a une ou pas. C'est une question empirique intéressante de se demander si les chimpanzés enseignent de manière active des techniques à leurs enfants. Mais ajouter de surcroît que répondre à cette question permettra de déterminer si oui ou non les chimpanzés ont une culture ne nous fait plus avancer du tout. Cela ne fait qu'ajouter un nouveau mot sur ce que l'on avait déjà par ailleurs.
Pour une raison semblable, jamais le concept de culture ne pourra nous servir d'instrument heuristique pour la découverte de nouveaux faits. On pourrait peut-être penser que ce concept nous permet de braquer le regard vers les aspects de nos comportements qui sont susceptibles d'être conservés et transmis de manière sociale, non génétique. Malheureusement, tous les comportements sont susceptibles d'être transmis ainsi. Certains ont soutenu que, chez l'homme, l'instinct s'était entièrement tu, et que tous nos comportements étaient maintenant ou bien libres, ou bien contraints socialement. J'ignore si cette thèse est vraie, mais le simple fait qu'elle soit possible montre que tout peut tomber sous la culture. Autrement dit, la culture ne prélève aucun aspect du réel, elle sélectionne tout, donc rien. La culture n'a donc aucune fonction heuristique.

Ainsi, à la question de savoir pourquoi se demander si les animaux ont ou pas une culture, je répondrai qu'il n'y a pas raison théorique de se la poser. Par contre, bien évidemment, il y a des raisons pratiques. Mais je ne m'étendrai pas sur ce sujet, parce que ces raisons sont connues, et prises au sérieux depuis longtemps. En effet, si les animaux ont une culture, alors nous ne pouvons plus nous permettre de les considérer comme de simples morceaux de chair à notre disposition pour notre alimentation ou pour nos expériences scientifiques. Nous devons même nous demander quels sont les devoirs qui nous incombent à leur sujet, sachant qu'il n'y aurait plus de raison sérieuse de considérer que détruire une culture humaine soit le pire des crimes, alors que détruire la culture des dauphins ou des abeilles soit totalement neutre d'un point de vue moral et légal.
Cessons donc de nous demander s'il faut manger avec une fourchette ou aimer la poésie pour avoir une culture, et demandons nous plus directement si les efforts que déploient les animaux pour grandir, apprendre, se nourrir, élever leurs petits ne rend pas tout à fait ignoble le fait de les utiliser sans état d'âme. Ici aussi, les questions morales ne volent pas dans le ciel des philosophes. Les enquêtes éthologiques sont indispensable pour ne pas répondre arbitrairement à de telles questions.