dimanche 13 novembre 2016

Liberté de croyance et neutralité

Habituellement, on considère que la supériorité d'un régime démocratique sur les régimes tyranniques est que seul le premier accorde la liberté de croyance aux individus. Cette liberté accordée aux individus exige que le régime soit ou bien tolérant, ou bien neutre, à l'égard de ces croyances.
Et pour expliquer la différence entre tolérance et neutralité, on affirme généralement que la tolérance signifie seulement le fait de supporter les autres religions : les institutions ont une religion, mais elles tolèrent l'existence d'autres religions sur leur sol, pour la raison qu'elles préfèrent la paix civile au fait de se lancer dans des guerres pour convaincre ou tuer les croyants d'autres religions, ou bien si on suit Locke (dans la Lettre sur la tolérance), pour la raison qu'on ne peut pratiquer une religion que si la foi est sincère, de sorte que forcer les gens à adhérer à une religion ne marcherait pas du tout. En effet, si on ne peut qu'adhérer par conviction à une religion, et pas par la contrainte, alors il est inutile de forcer les individus d'un pays à croire à la religion officielle. Voici pour la tolérance.
Au contraire, la neutralité est l'absence de religion des institutions d'un pays. La neutralité, qu'on trouve défendue par Spinoza (dans le Traité théologico-politique), est plus radicale que la tolérance, parce que la tolérance est le fait qu'une religion supporte les autres, alors que la neutralité est l'absence totale de référence aux religions dans le fonctionnement institutionnel. Il n'y a donc plus de religion officielle, mais des institutions qu'on peut dire laïques. Autant Locke avait besoin de préciser qu'il est impossible de forcer les autres à croire, autant la neutralité peut être justifiée sans ce type d'argument. Il suffit de partir du fait sociologique de la pluralité des croyances religieuses, et du fait qu'on peut établir la paix entre les individus (ce qui est le but d'un Etat, ou du moins un des buts les plus importants) sans empiéter sur leur religion, pour que cette solution paraisse définitive et incontestable.
Pourtant, il serait faux de présenter la neutralité comme une solution générale au problème de la pluralité des croyances. En effet, la présentation ci-dessus suggère que la neutralité est simplement meilleure que la tolérance, qu'elle serait une sorte d'achèvement de ce que la tolérance avait commencé sans finir. Selon moi, la tolérance est souvent la seule réponse possible au problème de la pluralité des croyances. Je voudrais montrer que la neutralité, loin d'être une solution à un problème général, est en fait une solution efficace à un problème très spécifique, qui se présente dans le cadre des religions, mais pas dans tous les autres.

Tout d'abord, sans trop préjuger du caractère exhaustif de ma liste, on peut tenir pour des croyances toutes les opinions portant sur :
- ce qui est vrai ou faux au sujet de faits empiriques.
- ce qui est vrai ou faux au sujet de faits métaphysiques, d'expériences mystiques, etc.
- ce qui est cohérent ou incohérent au sujets de raisonnements logiques ou mathématiques.
- ce qui est plaisant ou déplaisant en termes d'expériences esthétiques, gustatives, etc.
- ce qui est bien ou mal du point de vue de la valeur de la vie
- ce qui est juste ou injuste en termes d'actions individuelles ou d'actions collectives.
Si l'Etat devait être neutre à l'égard de toutes les croyances, alors il lui faudrait être neutre à l'égard de toutes celles de ma liste. Bien entendu, il ne l'est pas. Quand l'Etat conduit un raisonnement juridique de manière logique et décide d'accorder à tel individu la même sanction qu'un autre individu qui était dans une situation similaire, il n'est évidemment pas neutre à l'égard de la logique et de la justice. S'il était neutre, il lui faudrait dire qu'il accorde du crédit à toutes les personnes qui tirent des inférences totalement incohérentes mais prétendent y croire. Idem pour les impôts, personne n'est autorisé à avoir ses propres résultats mathématiques.
Ceci est encore assez idiot. Mais le débat devient plus sérieux quand on envisage l'école, en tant qu'institution publique. Il y a des débats récurrents et légitimes pour savoir si l'Etat doit enseigner toutes les théories scientifiques qui sont défendues dans notre société, ou bien seulement celles qui ont suffisamment de soutien dans la communauté scientifique pour qu'on puisse dire sans trop de risque qu'elles sont globalement vraies. Le débat se concentre souvent sur la biologie : faut-il enseigner seulement la théorie darwinienne de la sélection naturelle, ou bien aussi des théories telle que l'"intelligent design"? L'Etat français a décidé de renoncer à la neutralité, et a pris position en faveur de la communauté scientifique, estimant que l'école n'a pas pour but de faire le tour de toutes les opinions fussent-elles stupides, mais d'enseigner des choses qui seront utiles aux élèves, donc des choses qui sont globalement vraies, en tout cas vraies selon l'état actuel des sciences. En résumé, à l'école, il n'y a pas de neutralité à l'égard de ce qui est empiriquement vrai ou faux, puisque ce sont les théories tenues pour vraies qui occupent la quasi-totalité du temps d'apprentissage disponible (les théories fausses étant évoquées en histoire et en philosophie).
De plus, l'Etat n'est pas neutre non plus sur le plan moral : défendant des valeurs de liberté, d'égalité, l'Etat doit forcément encourager certaines pratiques, et en déconseiller voire en interdire d'autres. L'Etat interdit l'esclavage, interdit les nuisances directes à autrui, interdit tout comportement de discrimination à l'égard des minorités sociales, culturelles, sexuelles, etc. Si l'Etat était neutre sur le plan moral, il cesserait en fait totalement de faire ce qu'on attend de lui, à savoir garantir la liberté. La liberté qu'il accorde aux individus consiste surtout à les laisser choisir eux-mêmes ce qu'ils estiment bien ou mal pour leur propre vie (par exemple, savoir s'il faut se marier, avoir des enfants, des amis, un travail intéressant ou rémunérateur, etc.). L'Etat est neutre sur ce sujet là. Mais il ne l'est pas pour la justice.

L'Etat se comporte à l'école avec les élèves exactement comme le père de famille protestant se comporte à l'égard de ses enfants : il leur enseigne la vérité, et les avertit des dangers, mais il le fait d'une manière qui soit compatible, si c'est possible, avec la possibilité que ces enfants gardent une autonomie de pensée, qui leur permette ensuite d'adhérer aux sciences ou à la religion protestante avec la sincérité suffisante, et avec la foi suffisante. Je précise bien que ce n'est pas évident, car si les jeunes sont trop contraints, leur engagement ne sera pas sincère. Si le père de famille protestant passe tout son temps à dénigrer le catholicisme, il est probable que ses enfants ne deviennent pas catholiques, mais il ne s'agira pas d'un engagement sincère. De même, si l'Etat fait en sorte de masquer absolument toutes les critiques adressées à une théorie scientifique, il va sans doute pousser les élèves à y croire, mais pas avec le niveau de certitude exigée. Mais d'un autre côté, s'il n'y a pas la moindre contrainte, les enfants vont se perdre dans les doctrines les plus fausses et dangereuses, attirés pour de mauvaises raisons (commencer un discours par "on vous cache la vérité" est plus attirant que la science orthodoxe qui n'a pas ce genre de ressources).
Or, il me semble qu'il s'agit là de ce qu'on appelle la tolérance : une attitude de défense de ce qui nous paraît vrai, mais qui ne va pas jusqu'à utiliser la force pour interdire ce qui est faux, et même qui encourage ponctuellement la confrontation avec ce qui est faux, afin d'obtenir des enfants un plus grand esprit critique, ou une foi plus solide. Discuter un peu d'intelligent design en classe forme l'esprit critique, et permet aussi de voir par contraste ce que la théorie de l'évolution ne dit pas (par exemple, les théories évolutionnistes excluent toute finalité intentionnelle). Mais la discussion n'est jamais un débat à égalité. C'est une illustration de la supériorité d'une théorie sur les autres, sachant que cette illustration suppose de faire droit aux arguments des théories adverses. On leur reconnaît donc la possibilité de former des arguments, tout en estimant que ces arguments sont moins bons.
Ainsi, il me semble que la tolérance n'est pas une doctrine inférieure à la neutralité, mais qu'elle est une doctrine qui s'applique partout où l'Etat s'appuie sur des croyances nécessaires à la participation à la vie sociales, croyances qui ont été établies de telle sorte que tout le monde peut avoir la garantie qu'elles sont (en gros) vraies. Et même si certaines croyances sont fausses, ce qu'on apprend à l'école formera les élèves à devenir capables de discuter et d'améliorer ces croyances. L'école ne vise donc pas une reproduction à l'identique des croyances, mais une formation des jeunes à l'activité scientifique. Si l'Etat était neutre, il ne pourrait pas former correctement les jeunes, et leur donnerait en vrac une liste de théories sans moyen d'en faire quoi que ce soit. Au contraire, sa tolérance lui permet à la fois d'avoir le recul critique (ou pour le dire moins pompeusement : "d'avoir l'habitude de demander des preuves") nécessaire en science, et les connaissances élémentaires nécessaires à l'exercice de ce recul critique.

Que reste-t-il à la neutralité? Elle a cours chaque fois qu'une croyance est entièrement indifférente à la vie sociale. L'Etat se moque éperdument que les gens trouvent Picasso plus grand peintre que Braque. Il se moque aussi que les gens préfèrent le homard aux crevettes. Et de même pour les religions : les croyances métaphysiques en un Dieu, en plusieurs, en une force impersonnelle, en la création en six jours, etc. n'ont absolument aucune importance. Bien que les religions aient une importance sociale considérable, elles sont absolument sans intérêt pour la marche de l'Etat. Autant les conséquences morales des religions doivent être surveillées, autant le noyau des croyances métaphysiques n'a pas la moindre importance. Pour employer une métaphore wittgensteinienne, ces croyances "tournent à vide". Qu'on les ait ou pas, on peut vivre d'une manière exactement identique. Autant le monde n'est pas le même que l'on croit ou pas en l'existence des électrons, des champs magnétiques, etc. autant le monde est le même qu'on croit qu'il ait été créé en six jours par Dieu ou bien qu'il n'ait aucun commencement. Autant quelqu'un qui ne croirait pas à la valeur prédictive des statistiques serait incapable de vivre dans nos sociétés, autant quelqu'un qui croit que les extra-terrestres viendront le chercher dans quelques années peut tout à fait vivre comme quelqu'un qui ne croit en rien.
Pour le dire plus brutalement, la neutralité religieuse est possible parce que les religions sont socialement inutiles, et que l'importance qui leur est donnée repose sur une illusion totale. Les sciences, la logique et les mathématiques sont socialement utiles. Mais pas les religions. Cela ne veut pas dire que les religions seraient à bannir. Après tout, nos goûts esthétiques n'ont pas d'implication politique, pourtant, les arts font partie des plus grands plaisirs de la vie. Mais les arts sont un plaisir individuel, et n'ont pas de fonction politique (ou du moins, n'en ont pas nécessaire, et souvent, feraient mieux de ne pas en avoir). Je crois qu'on ne peut pas en dire autant des religions : elles ne donnent pas grand plaisir individuel, et se limitent souvent à réunir des gens pour passer un moment ensemble. Il existe mille autre manières de réunir les gens sans les obliger à raconter des sornettes ou à faire des gestes étranges.  

Je résume : partout où les croyances sont importantes, l'Etat tolère l'expression d'idées fausses, tout en faisant la promotion des idées vraies ; partout où les croyances sont sans importance, l'Etat pratique la neutralité.
Certains se demandent si la laïcité est hostile ou pas aux religions. La réponse est positive, mais indirectement. La laïcité, conçue comme neutralité de l'Etat, implique que l'Etat ne prenne pas de position en matière religieuse, et n'en favorise aucune. L'Etat n'est donc pas directement hostile à l'égard des religions. Mais le fait même qu'il puisse pratiquer la neutralité montre que les religions n'ont absolument aucune importance. L'Etat n'aurait pas pu être neutre à l'égard de la logique et de la statistique, mais il peut l'être à l'égard des religions.

jeudi 20 octobre 2016

Un salaud peut-il être rationnel?

Le salaud est une personne qui est suffisamment forte pour satisfaire ses désirs aux dépends des autres, et qui ne compte respecter les règles sociales permettant la concorde que si elles sont à son avantage. Chaque fois que cela lui coûte davantage que cela ne lui rapporte, alors le salaud s'en dispense.
Le salaud est ponctuellement un passager clandestin, c'est-à-dire qu'il se permet parfois de violer les lois sans se faire prendre, de façon à garder sa bonne réputation de citoyen intègre, et ne pas payer d'amende ou faire de prison. Mais il n'est pas toujours clandestin, au sens où il se permet aussi d'être publiquement malveillant et dur avec les autres, parce que les bénéfices de cette dureté sont supérieurs aux coûts en termes de réputation que cela engendre. De manière générale, je pense qu'on peut facilement trouver des individus réels, particulièrement chez les personnes admirées et célèbres, qui sont d'authentiques salauds martyrisant leurs proches, mais suffisamment brillants et charismatiques pour susciter de l'admiration de la part des autres. Il est même assez courant que nous soyons tentés de justifier cette méchanceté. On trouve chez Bernard Williams, par exemple, une justification morale de Van Gogh abandonnant sa famille pour aller peindre, le talent exceptionnel du peintre justifiant le fait d'être exécrable, lâche ou même irresponsable (si Van Gogh fait risquer à sa famille la misère voire la mort).
Le salaud est donc un égoïste, si on précise bien que le salaud s'autorise aussi d'être activement malveillant à l'égard des autres, en vue d'en tirer un bénéfice, alors qu'un égoïste pourrait simplement être indifférent aux autres, et ne se soucier que de sa vie personnelle.
Enfin, par hypothèse, j'admets que le salaud est rationnel, c'est-à-dire qu'il ne fait pas d'erreur de calcul, est toujours efficace pour satisfaire ses désirs, et ses désirs sont cohérents.

Pour être rationnel, il faut et il suffit d'agir de sorte que nos actions satisfassent le plus de désirs possibles, et satisfassent les désirs les plus forts. On peut définir l'intensité du plaisir comme étant proportionnel à l'intensité du désir, l'intensité du plaisir causant celle du désir : plus le plaisir pris à la satisfaction du désir est fort, plus le désir sera lui-même fort. Ainsi, la personne rationnelle est celle qui choisit la ligne de conduite qui maximise son niveau de plaisir. On retombe ici sur des affirmations proches de celles de Calliclès : l'homme le plus heureux est celui qui a les désirs les plus forts, car ces désirs correspondent aux plaisir les plus violents. Au contraire, de petits désirs ne rapportent que de petits plaisirs.
Le salaud est quelqu'un dont les désirs les plus intenses sont des désirs de nuire aux autres, de les humilier, de profiter d'eux, etc. Pour cette raison, un salaud rationnel est quelqu'un qui agit de sorte qu'il nuit le plus souvent possible, en faisant en sorte d'être suffisamment habile pour ne pas être mis au ban de la société, ce qui l'empêcherait de nuire à nouveau. Le salaud rationnel trouve donc les bonnes occasions : trop visible, il serait entravé, mais trop timoré, il se priverait d'une grande source de plaisir.

Traditionnellement, la philosophie s'interroge sur la possibilité de convertir à la morale un tel individu. Ainsi, Platon s'interroge en se demandant si une personne possédant l'anneau de Gygès pourrait encore vouloir être juste. Et Gauthier se demande si on peut prouver à un agent rationnel qu'il doit devenir un maximisateur moral plutôt qu'un maximisateur direct. Le problème a toujours cette forme : étant donné le système motivationnel de cet agent, peut-on trouver dans ce système un ensemble de désirs justifiant le fait d'agir moralement? Ou bien, si ces désirs ne suffisent pas à justifier l'action morale, peut-on construire des institutions telles que l'agent serait incité à agir moralement pour maximiser son plaisir?
Cela dépasserait très largement les ambitions de ce post que de prouver que toutes les tentatives de justification échouent. J'admettrai donc par hypothèse qu'il n'est pas possible de prouver à un agent rationnel qu'il est dans son intérêt d'agir moralement. Et pour faire intuitivement comprendre pourquoi, il suffit de relire Platon : si vraiment quelqu'un arrivait à ne jamais se faire prendre, il serait rationnel de s'unir à n'importe qui, d'éliminer ses ennemis par la force, ou se s'enrichir par le vol.
Je voudrais donc prendre une autre voie consistant à montrer qu'il n'est pas rationnel d'être un salaud. Cette manière est moins ambitieuse, mais elle marche.

Le point crucial de la discussion sur le salaud est la thèse selon laquelle ses désirs sont donnés une fois pour toutes. Or, il n'y a jamais de justification de cette thèse qui pourtant ne va pas de soi. La rationalité de l'agent suppose de ne pas désirer des choses contradictoires, et suppose aussi de ne pas se laisser aller aux préférences adaptatives (ajuster ses désirs à la réalité : le cas typique est le pauvre qui essaie de se convaincre que l'argent ne fait pas le bonheur et qu'il ne désire pas du tout être riche). Par contre, rien n'interdit dans l'absolu que l'agent rationnel ait des désirs qui évoluent, pour des raisons variées.
Je ferai donc l'hypothèse que les désirs peuvent varier. Il ne paraît pas raisonnable de postuler que l'on puisse volontairement changer ses désirs. Par contre, il paraît raisonnable de postuler qu'on puisse indirectement, par sa conduite, changer certains de ses désirs, dans une certaine mesure. Par exemple, une personne peut, en se forçant au départ, finir par aimer et donc désirer une boisson ou une nourriture qu'elle n'aimait pas au début. L'exemple typique est la bière : elle paraît souvent amère et désagréable au premier verre, mais les gens finissent souvent par l'aimer. Ainsi, on voit que des gens ont pu indirectement agir sur leur désir de bière en apprenant à prendre plaisir à la boire. On peut aussi très facilement agir sur son désir de travailler et d'apprendre. En faisant au départ un petit effort de se plonger dans un sujet rebutant à première vue, on découvre progressivement l'intérêt de la tâche, et on finit par désirer apprendre et poursuivre l'apprentissage.  
Bien entendu, hors de question de vouloir imposer au salaud des bonnes actions à l'égard des autres, au prétexte qu'il finira par aimer cela. Car ce serait aller contre son désir dominant de nuire aux autres, et cela reviendrait à diminuer le plaisir dont il pourrait jouir. Le salaud ne va pas changer par la contrainte! S'il n'apprécie pas du tout le fait d'aider les autres, alors il ne pourra jamais désirer cela, même par la force.
Il y a pourtant un moyen de convaincre le salaud de changer. En effet, son but est de maximiser son plaisir. Or, par ses propres choix de vie, il peut agir sur le plaisir que lui apporte telle ou telle activité. Et ce faisant, il change en même temps son système de motivation et donc ce qu'il est rationnel pour lui de faire. Mais pourquoi le salaud essaierait-il de prendre davantage de plaisir à aider les autres? Il y a une raison, qui est facile à donner. Admettons qu'il soit plus facile d'aider les autres et d'être plaisant et agréable avec eux, plutôt que d'être manipulateur et méchant. Être bon demande moins d'efforts que d'être méchant. C'est une thèse nietzschéenne, mais elle ne me paraît pas fausse. Donc, si l'agent prend autant de plaisir à aider qu'à nuire, alors il devient rationnel pour lui d'aider plutôt que de nuire, puisque le rapport coût/bénéfice est plus élevé dans le cas de l'aide que dans le cas de la nuisance.
Le salaud rationnel est dans le dilemme suivant : ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour nuire, sachant que nuire lui apporte du plaisir mais que c'est difficile, ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour changer ses sources de plaisir, sachant que par la suite, il sera beaucoup plus facile d'avoir de nouvelles sources de plaisir. Un agent rationnel, ici, a intérêt à choisir son intérêt de long terme : accepter de renoncer temporairement à des sources de plaisir (nuire aux autres) en vue de pouvoir profiter de grands plaisirs par la suite (aider les autres, une fois qu'il aura changé).
Bien entendu, tout ceci ne fonctionne que si le salaud peut finir par prendre plaisir à aider les autres. S'il est définitivement hermétique à cela, il n'est pas rationnel pour lui de tenter de changer.

Ainsi, je pense que la morale n'est pas contraire à la rationalité, tant que l'on ne tient pas les sources de plaisir pour pathologiquement déterminés et pour un donné non modifiable par l'action. S'il y a des agents qui sont définitivement sadiques et prennent plaisir à faire du mal aux autres, alors pour ces individus, la raison prescrira toujours de faire quelque chose que la morale réprouve. Par contre, si quelqu'un a toujours le pouvoir de faire en sorte de prendre plaisir à aider les autres, alors il est toujours possible de réconcilier la raison et la morale. Et même, si on admet que les sources de plaisir peuvent être indirectement choisies, alors il est de notre devoir de nous disposer à aimer notre devoir.
Bien entendu, un agent rationnel n'est pas un idiot : s'il pense que la nature humaine est telle que le plaisir pris à faire son devoir restera toujours plus faible que le désir pris à violer et à piller les autres, alors la morale restera toujours différente des prescriptions rationnelles. Par contre, si l'agent rationnel est un optimiste pensant qu'on peut prendre plus de plaisir à la vertu qu'au vice, alors il est de son devoir de nous disposer à aimer la vertu.
En tout cas, personne n'est rationnel s'il ne cherche pas à se disposer de telle sorte qu'il puisse tirer le plus grand plaisir possible des choses qui vont lui arriver, ou qu'il est capable d'obtenir. Nos désirs ne sont pas gravés dans nos gènes, et il est rationnel de faire en sorte de désirer ce qui pourrait nous donner les plus grandes sources de plaisir.
Suis-je en train de faire la défense des préférences adaptatives? Une préférence adaptative consiste à réviser ses désirs en fonction de ce que nous sommes capables d'obtenir, ce qui est en effet de l'irrationalité. Je propose ici quelque chose d'un peu différent, à savoir que l'agent rationnel doive étudier ce qui peut donner les plus grandes sources de plaisir, et se disposer à apprécier ces choses-là. Il ne s'adapte pas au réel, il cherche plutôt à "s'adapter au plaisir". S'il voit qu'un individu moral tire plus de plaisir que lui n'en tire à nuire, alors il devient rationnel pour lui de devenir moral afin de profiter à son tour du plaisir maximum.  

vendredi 7 octobre 2016

Désirer fait-il si mal?

Je voudrais aujourd'hui faire partager mon scepticisme à l'égard d'un de nos plus grands penseurs, Schopenhauer. Voici le texte, célèbre, tiré du Monde comme volonté et comme représentation :

Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or, sans repos le véritable bonheur est impossible. 

Je ne vais pas faire un commentaire de texte, et ne discuterai pas tous les aspects du texte en détail. Je voudrais plutôt me concentrer sur les principaux concepts mobilisés : la nature des besoins et des désirs, la souffrance et le plaisir.
Avant cela, voici le plan du texte, qui me servira dans la discussion.
Le texte commence par une série d'implications : un besoin implique une privation, et une privation implique une souffrance. La satisfaction du besoin consiste donc en un remplissement qui met fin à la privation, et qui par conséquent met fin à la souffrance. La satisfaction, mettant fin à la souffrance, produit du plaisir.
Deuxième dimension du texte : Schopenhauer fait un constat psychologique et pratique. D'abord, pour satisfaire un désir, il faut en frustrer des dizaines. Ensuite, la satisfaction dure peu, alors que la souffrance qui la précède est bien plus longue. Enfin, la satisfaction est toujours décevante car elle ne met pas fin au désir, qui renaît rapidement.
Troisième dimension du texte : Schopenhauer propose une sorte de sagesse impossible. Le bonheur serait la suppression de tout désir et le calme, mais c'est impossible, car quoi que nous fassions, les désirs renaissent sans cesse. La volonté est infinie et nous condamne au malheur.

Admettons que tout vouloir procède d'un besoin, ce qui, dans une langue plus familière, signifie que toute intention d'agir repose sur un désir. C'est acceptable : on n'agit que s'il y a une motivation à notre action, et c'est le désir qui donne cette motivation. On peut déjà noter que cette motivation a deux dimensions : une dimension psychologique de force qui nous pousse à agir, et une dimension logique de raison justifiant l'action.
Ensuite, il nous faudrait admettre qu'un désir est une privation. Cela va de soi. On désire ou bien ce qu'on n'a pas, ou bien ce qu'on a mais qu'on désire garder (l'avenir n'étant pas certain. Lorsqu'il l'est, désirer est impossible). Cependant, comme chaque fois qu'un propos est évident, cela demande un peu de réflexion, et Schopenhauer va trop vite. Quand on parle de privation, on ne parle pas d'un quelconque état psychologique. Être privé de quelque chose n'est pas un état psychologique. Il y a des gens qui sont dénués d'argent, d'autres dénués de scrupules, d'autres privés de relations humaines agréables, etc. Toutes ces choses sont des privations, et elles ne correspondent à aucun état psychologique particulier. En fait, être privé de quelque chose est une propriété logique, qui s'applique à un objet dans sa relation à un sujet. La privation est un type de relation, et non pas un état subjectif. Bien sûr, on peut dire que le sujet pense à l'objet qui lui manque, mais il n'y pense pas en permanence, et la privation n'est pas exactement cette pensée, car la privation est la relation objective à l'objet qui manque au suejt. De même, la pensée qu'il nous manque quelque chose n'a de signification que parce que la relation objective existe, et est représentable. On parle souvent d'intentionnalité pour désigner le fait qu'une pensée ait un objet, qu'elle porte sur quelque chose. Penser que quelque chose nous manque n'est donc pas seulement un état psychologique, à savoir une souffrance, c'est une pensée intentionnelle, une pensée dont le contenu est l'objet lui-même, et le fait que cet objet manque au sujet. Autant une souffrance psychique n'implique pas de relation à un objet externe, autant une pensée intentionnelle suppose que quelque chose soit visé.
Par conséquent, dire "une privation, c'est-à-dire une souffrance" est faux. Du moins, c'est l'affirmation d'une corrélation entre un état psychologique et une pensée intentionnelle, et cette corrélation doit être vérifiée empiriquement. Rien ne dit qu'elle soit toujours là. On ne peut pas faire passer une telle affirmation pour une certitude indiscutable. Selon moi,on peut trouver plein d'exemples qui montrent que la privation n'implique pas toujours la souffrance. Quand je désire quelque chose que je vais avoir dans très peu de temps, le désir n'est pas souffrance mais joie et excitation. Quand je désire quelque chose sans très bien savoir ce qui m'attend, le désir est curiosité et appréhension. Ramener tout cela sous la catégorie "souffrance" est psychologiquement faux. Surtout, c'est glisser d'une thèse conceptuelle sur la nature du désir (le désir est privation) à une thèse psychologique sur le vécu de la privation (la privation est souffrance). C'est illégitime. La seule thèse uniquement acceptable, c'est qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre la privation, et donc le désir, et le vécu psychologique. Il y a sans doute des milliers de façons de ressentir le désir. Et découvrir toutes ces façons demande une enquête psychologique, pas des déclarations de philosophes.
Bien sûr, s'il s'agit de dire que le désir nous pousse à l'action (dans des conditions déterminables), alors c'est vrai et il s'agit d'une vérité conceptuelle. En effet, si nous reconnaissons que nous sommes privés de quelque chose de bon, alors, dans la mesure de nos capacités, nous allons chercher à récupérer cette chose. Par contre, cela ne dit pas comment nous ressentons cette mise en mouvement. On pourrait me faire l'objection suivante : il est évident que le fait de désirer fait mal, car nous avons envie d'agir pour faire cesser le désir, il faut donc que l'état de désir soit moins agréable que l'état de repos après la satisfaction du désir. Mais c'est juste faux. D'abord, personne n'agit pour faire cesser un désir. Le cas général, c'est qu'on agit pour obtenir quelque chose de bon. Certes, parfois, nous agissons pour faire cesser une douleur ou une gêne (par exemple, la faim). Mais le plus souvent, il n'y a aucune gêne, et il y a juste désir de l'objet. En fait, la plupart de nos raisons d'agir ne relèvent pas du tout de causes psychologiques. Quand je décide d'aider les autres dans un pays pauvre, le désir d'aider n'est pas une souffrance en moi, et l'aide n'apportera pas forcément de plaisir. La raison est que je pense, rationnellement, qu'il est bon de venir en aide aux personnes en difficulté. Quand je désire apprendre à coder des jeux vidéo, le désir est de concevoir un jeu, pas de faire cesser un état psychologique. Ici, la raison d'agir est de tirer parti de mon goût et de mon talent pour programmer, il s'agit donc d'une raison sur la manière dont je dois mener ma vie, qui relève aussi de la raison. Enfin, quand je désire faire mon travail et me tirer de ce canapé où je suis assis, je ne suis pas dans une situation de souffrance qui finira au moment où je vais me mettre au travail. Au contraire, le plaisir est dans le repos sur le canapé, et je suis obligé d'accepter la souffrance parce que j'estime qu'une vie passée à travailler est meilleure qu'une vie à ne rien faire.

J'en viens au deuxième aspect du texte. Schopenhauer nous dit qu'un désir satisfait oblige à sacrifier dix autres désirs. La souffrance serait donc toujours plus forte que la satisfaction. Nous avons déjà expliqué pourquoi c'est absurde : les désirs n'impliquent pas toujours de la souffrance. En fait, ils en causent même assez rarement.
Mais on peut encore ajouter de nouveaux arguments. D'abord, un exemple. Je suis une personne assez peu curieuse, intéressée par très peu de choses. Mon seul intérêt dans la vie est la musique. Ce soir, il y a concert. Je désire donc aller au concert, et je m'y rends. Mon désir est satisfait, et aucun autre désir n'est frustré car je ne désirais rien d'autre. Deuxième exemple : je suis une personne très curieuse et intéressée par tout. Ce soir, il y a concert, mais aussi repas avec des amis, et conférence sur la philosophie. Préférant la philosophie, je décide de sacrifier le concert et les amis. Un désir est satisfait, mais les autres sont frustrés. Peut-on maintenant dire que je suis plus heureux dans le premier cas que dans le second? Ce serait totalement arbitraire de le prétendre. Vu de l'extérieur, le deuxième "moi" est plus attirant que le premier. Les multiples désirs que possèdent le second moi rendent sa vie plus riche, plus stimulante, et ne sont pas des sources de frustration, au contraire. Ils sont plutôt la promesse que ce moi sera capable de prendre plaisir à beaucoup de choses, au lieu de se limiter à des activités stéréotypées. Il n'y a donc pas de raison d'admettre qu'une personne qui désire beaucoup de choses sera plus malheureuse qu'une personne qui en désire peu.
En fait, là encore, Schopenhauer ne comprend rien aux désirs, et pense que les désirs tacites sont des désirs présents dans l'esprit qui nous envoient de la souffrance si on ne les satisfait pas. Mais c'est faux. Il y a en nous un nombre quasiment infini de désirs, auxquels nous ne pensons pas, qui ne nous tourmentent pas, et qui ne surgissent que dans des contextes précis. Les désirs sont plutôt des dispositions que des états : c'est-à-dire non pas des phénomènes psychiques actifs, mais des dispositions à penser et à agir, dans certains contextes. Une disposition non actualisée par le contexte n'est rien du tout, et certainement pas une souffrance. On voit bien ici à quel point Schopenhauer est déjà contaminé par une psychologie "allemande" qui donne à l'inconscient une réalité totalement délirante. Qu'il y ait des désirs inconscients, c'est évident. Mais un désir inconscient est juste une disposition à agir, si le contexte se présente. Ce sens d'inconscient est inoffensif, car non réaliste. Il s'agit juste de dire qu'il y a des choses qu'un sujet admettrait même s'il n'y pense pas actuellement. Un désir inconscient n'est donc rien qu'on sente à chaque instant de sa vie. Si on poussait Schopenhauer jusqu'au bout, il suffirait qu'on lui fasse avouer que le nombre de nos désirs est infini (ce qui est facile à montrer, car les désirs peuvent être construits à volonté), pour lui faire conclure que notre souffrance est infinie. Mais c'est absurde. La souffrance est un état psychologique, et son intensité ne peut pas être infinie. Par ailleurs, une souffrance non infinie mais seulement immense suffirait à rendre notre vie intenable. Or, sauf cas pathologiques ou raisons objectives et compréhensibles, personne n'a le sentiment d'être écrasé sous la souffrance.Donc, la souffrance n'est pas du tout proportionnelle au nombre de désirs, et ne dépend pas du tout de ces désirs.
Je passe à la bêtise suivante : la satisfaction dure peu. Là encore, c'est en un certain sens, évident, mais formulé d'une manière particulièrement désastreuse. Parler de satisfaction d'un désir est une description qui relève d'une sorte de logique narrative. Par logique narrative, je veux parler de toutes les notions qui nous permettent d'élaborer des récits : problème, résolution, obstacle, intention, désir, satisfaction, déception, etc. Or, cette logique narrative est relativement indifférente au temps des horloges. Chaque étape d'un récit apparaît comme immédiatement après la précédente, même si, d'un point de vue chronologique, du temps s'est passé. Ainsi, la satisfaction d'un désir est bien quelque chose d'instantané, puisque son rôle est de mettre un point final à un état durable de tension, chez une personne. La satisfaction est comme le dernier point d'un segment. Mais rien n'empêche pour autant que le plaisir pris à la satisfaction soit durable et fort. La simple notion de satisfaction ne suffit pas à dire ce qu'il en est du plaisir, s'il est fort ou faible, court ou long. Car, de même que la notion de privation, celle de satisfaction n'est pas une notion psychologique. C'est une notion qui relève d'un autre registre, celui de l'action et de la narration des actions. Schopenhauer, au contraire, confond totalement les registres, et pense pouvoir déduire de états psychologiques à partir de considérations narratives, ce qui ne marche pas du tout. Dernier argument : il suffit de constater que la satisfaction de tous les désirs a exactement la même durée : elle est instantanée. Une fois qu'on obtient ce qu'on veut, on est satisfait. Par contre, le plaisir pris est extrêmement variable selon le type d'activité ou de bien. J'ajoute que les désirs organiques, comme la faim, et qui sont des états psychologiques, prennent, eux, du temps à être satisfaits. Mais parce que la faim, à la différence d'un désir plus classique, a une dimension physique que n'ont pas la plupart des autres désirs. En conclusion, la satisfaction d'un désir est instantanée, sauf exception. Et personne ne peut dire en toute généralité si une satisfaction est un long plaisir ou un très court plaisir.

Dernière chose : les désirs qui renaissent sans cesse nous tourmentent. C'est une vision totalement psychologisante de l'action humaine. Ce n'est pas du tout parce qu'un désir a disparu que cela laisse place à un autre.
Je ne nie pas que, parfois, nous nous trompions d'objet, et que, une fois obtenu, nous désirions un autre objet, plus à même de nous satisfaire. Mais cela ne me semble pas être un cas général. Si je puis me permettre d'évoquer ma psychologie personnelle, ce serait plutôt l'inverse : en général, je ne désire rien du tout, et, étant forcé à faire quelque chose ou à acquérir des biens, je m'aperçois que ces choses n'étaient pas si mauvaises qu'elles me semblaient initialement. Ainsi, je ne me sens pas sans cesse déçu, mais au contraire presque toujours agréablement surpris. Alors que Schopenhauer nous parle d'être désirants qui s'égarent sans cesse, j'ai l'impression de ne rien désirer mais de finalement tomber au bon endroit. Bref, peu importe mon cas, l'essentiel étant que les généralités psychologisantes de Schopenhauer ne marchent pas. Mais ce n'est pas le plus grave.
Le plus grave vient du fait que ce sont les circonstances qui activent ou désactivent les désirs, et non pas leur satisfaction qui ferait apparaître d'autres désirs. Un désir est ce qui nous pousse à l'action, si les circonstances s'y prêtent. Mais les désirs eux-mêmes ne varient pas du tout, et pas souvent. On peut se le représenter comme un stock définitivement fixé, et les désirs comme se réveillant seulement si nous avons la croyance que nous pouvons les réaliser. Notre agitation permanente doit donc être vue comme la vie qui est pleine de possibilités, et non pas comme une insatisfaction permanente. Bien sûr, en satisfaisant un désir, l'état du monde change, et cela provoque d'autres désirs. Mais cela ne signifie pas que nous sommes sans cesse frustrés et insatisfaits. Cela signifie que nos désirs réagissent à une situation qui change. Qu'il y ait en permanence de l'action, cela n'implique pas que nous soyons malheureux. Schopenhauer dit que le bonheur est dans le repos. Mais pourquoi? C'est arbitraire.

En conclusion, je crois qu'on peut reprocher à Schopenhauer de constamment mélanger les registres, et de tirer des conclusions injustifiées à cause des ces glissements permanents. Une affirmation psychologique ordinaire devient une vérité logique par un tour de passe-passe. Inversement une vérité logique se transforme en une affirmation empirique qui devrait être critiquée et qui passe pourtant pour irréfutable à cause de la manière dont elle a été obtenue. Le fond du problème porte au fond sur les désirs. En posant l'implication "désir implique souffrance" et "satisfaction implique plaisir", on commet cette confusion conceptuelle qui autorise à dire tout et n'importe quoi. Si Schopenhauer avait été plus rigoureux, il aurait posé l'implication "désir implique privation" et "satisfaction implique comblement", et aurait dû expliquer qu'il ne s'agit que d'un vocabulaire logique permet de concevoir des récits.

vendredi 30 septembre 2016

Le droit à la culture

Quand on étudie les droits individuels, on peut distinguer deux types distincts :
1) le droits "liberté" : il s'agit d'une autorisation de faire quelque chose, et de la possibilité juridiquement garantie d'interdire à quiconque de nous empêcher de faire cette chose. Ainsi, ce droit est la contrepartie d'une interdiction pour autrui. Si j'ai le droit de librement circuler sur le territoire national, alors personne n'a le droit de m'empêcher de passer sur un lieu public.
2) le droit "créance" : il s'agit d'un permission d'obtenir quelque chose à notre demande, et la possibilité juridiquement garantie d'obliger l'Etat ou un autre individu de nous fournir ce que demandons. Ainsi, ce droit est la contrepartie d'une obligation pour autrui. Si j'ai le droit à un avocat en cas d'accusation, alors je peux exiger de l'Etat qu'il me trouve et paie lui-même un avocat (le fameux avocat "commis d'office").
Il y a donc une différence entre un droit qui est la contrepartie d'une interdiction, qui correspond donc à un droit de ne pas subir l'interférence d'autrui, et un droit qui est la contrepartie d'une obligation, qui correspond donc à un droit d'exiger d'autrui une certaine conduite.

Dans la mesure où il existe un système scolaire, dans presque tous les pays du monde, et que ce système est le plus souvent gratuit et obligatoire, c'est que nos sociétés estiment que la culture est non seulement un droit, mais même un devoir jusqu'à un certain âge. Prenons toutefois un jeune qui a dépassé l'âge de la scolarité obligatoire. Il a toujours le droit d'aller à l'école. Ce droit est-il une liberté, à savoir l'interdiction faite à quiconque d'empêcher ce jeune de poursuivre des études? Ou est-il une créance, à savoir le pouvoir d'obliger l'Etat à lui fournir un service d'éducation?

Avant de répondre, je voudrais expliciter les enjeux. Il y a injustice s'il y a inégalité d'accès à un bien, et que nous avons une prétention légitime à obtenir ce bien. Pour être précis, il faut que nous ayons un droit "créance" d'obtenir ce bien. En effet, l'inégalité d'accès ne suffit pas, car il y a de nombreuses inégalités d'accès à un bien, sans qu'on estime que l'on ait un droit particulier à l'obtenir. Par exemple, la beauté physique donne plus facilement accès aux relations amoureuses. Pourtant, une personne laide ne peut pas voir là de l'injustice, dans la mesure où l'accès aux relations amoureuses n'est pas quelque chose qui lui est dû. Une société peut garantir le droit "liberté" d'avoir des relations amoureuses, car elle peut vérifier que personne n'entrave une autre personne. Par contre, aucune société ne va garantir le droit "créance" à une relation amoureuse, car cela signifierait qu'une personne pourrait être obligée de jouer le rôle de partenaire de la personne exerçant son droit. Cela serait d'abord un peu ridicule, et probablement injuste.
Ainsi, la question du droit à la culture est la suivante : soit nous avons le droit d'exiger de l'Etat qu'il nous cultive, auquel cas nous pouvons exiger de l'Etat qu'il construise des écoles et des universités, et qu'il permette à tout le monde d'y aller (bourse, soutien scolaire, etc.) ; soit nous n'avons qu'une liberté de nous cultiver, auquel cas rien n'est exigible de l'Etat, et celui-ci peut construire des écoles et universités s'il en a le désir et les moyens, mais sans obligation.
Et puisque l'injustice consiste en une inégalité de droits "créances", l'école doit assurer la plus stricte égalité d'accès, dès lors qu'on considère que la culture est quelque chose qui nous est dûe. Au contraire, si on considère seulement que nous sommes libres de nous cultiver et que l'école est un luxe et pas un droit, alors l'égalité d'accès n'est pas nécessaire.
Dernière précision : par égalité d'accès, je ne veux pas du tout dire égalité des chances. L'égalité des chances est la règle disant que tous les participants doivent avoir au départ les mêmes chances de réussite et que l'institution ne doit avantager personne, tout en acceptant que certains réussissent et d'autres échouent, selon leur talent personnel. Ici, l'égalité d'accès signifie que tout le monde doit avoir la capacité effective d'accéder à toutes les dimensions de la culture, et donc que les personnes les moins talentueuses doivent recevoir de l'aide supplémentaire de pour leur permettre d'intégrer les écoles ou les universités les plus exigeantes.  

Il me semble qu'on peut lier ceci aux deux conceptions habituelles de l'école :
1) l'école est un lieu de sélection et de distribution de diplômes reconnus sur le marché du travail, et obéissant à un principe méritocratique, selon lequel les élèves doivent avoir un diplôme à la hauteur de leur mérite, de leur talent, de leur effort, etc.
2) l'école est un lieu de transmission de la culture commune d'une nation.
Or, ces deux conceptions ne sont pas fondées sur la même conception des droits. Si la culture est un droit "créance", alors la société doit faire des efforts de façon à donner à tous le même niveau culturel, et tout particulièrement accentuer ses efforts à l'égard de ceux qui ont le moins de talent, parce qu'ils comprennent moins vite. Mais alors, l'école ne peut plus être un lieu de sélection puisque sa mission est de donner le même niveau culturel à tous. Si elle continuait à jouer ce rôle sélectif, alors elle deviendrait injuste, au sens défini plus haut : elle donne un accès inégal à un bien que tous les jeunes ont pourtant le droit d'obtenir.
Pour cette raison, si on pense que l'école est un système de sélection, alors la seule conception du droit à la culture acceptable est celle du droit "liberté". Les jeunes seraient libres de profiter ou pas du système éducatif, notamment en fonction de leur capacité à en retirer des diplômes prestigieux, et tous ceux qui ne sont pas très doués ne peuvent rien exiger. L'école est publique, mais reste optionnelle, et essentiellement à destination de ceux qui sont doués, retiendront des choses, et auront de futurs bons postes. L'école peut même garder sa fonction de transmission d'une culture commune, à la condition d'admettre que les individus ne soient pas forcés de s'en imprégner, et que ceux qui le veulent mais n'y arrivent pas soient laissés de côté.
Il me semble assez facile de montrer que cette première conception de l'école et du droit à la culture n'est pas acceptable. En effet, toute chose égale par ailleurs, il serait injuste que l'Etat utilise un argent public en vue de créer un système scolaire qui serait seulement à l'avantage de quelques uns, en leur permettant d'obtenir des postes plus facilement que s'il n'y avait pas eu le système des diplômes scolaires. En effet, même si chacun n'a qu'un droit "liberté" à occuper des postes, charges et métiers prestigieux, et pas un droit "créance", le fait que l'Etat crée une institution dont le but est d'empêcher les moins talentueux d'y accéder revient à violer ce droit "liberté". Être libre consiste au moins à ne pas être entravé, or, l'Etat entrave volontairement l'accès à une certaine catégorie de la population, ce qui est injuste. Je précise quand même qu'au nom de l'efficacité, il se pourrait que cela redevienne juste (si même le sort des plus désavantagés s'améliore). Mais c'est un cas particulier, qui ne remet pas en cause la loi générale disant que l'Etat ne doit pas entraver arbitrairement l'accès à ce que les individus ont droit d'avoir.
Au contraire, la seconde conception de l'école ne souffre pas d'une telle difficulté. L'Etat peut se donner comme mission, si la société l'a décidé, de promouvoir la culture commune en se donnant les moyens de le faire équitablement, donc en donnant à chacun en fonction de ses besoins (les moins talentueux ayant de plus grands besoins).

Reste une question : l'adoption de la seconde conception de l'école est-elle compatible avec la conception des droits comme liberté? Dans ce cas, la société déciderait collectivement de financer un système scolaire, tout en acceptant que certains l'utilisent et en tirent beaucoup, et que d'autres moins doués en tirent assez peu, ou ne la fréquentent pas beaucoup. Cela peut paraître étrange qu'une décision collective revienne à accepter de financer une institution qui ne va servir qu'à certains et pas à d'autres. Pourtant, ce n'est pas impossible, dans certaines conditions.
La condition essentielle est que les inégalités de niveau culturel qui vont apparaître grâce à l'école ne puissent pas être utilisées pour obtenir des avantages dans un autre secteur de l'existence, car cela reviendrait, comme on l'a indiqué plus haut, à utiliser l'Etat pour entraver certains dans leur recherche de biens qu'ils ont le droit de chercher à obtenir. L'Etat ne devant entraver personne, l'école ne doit pas être un moyen d'entraver, or, elle le devient à partir du moment où elle est un moyen d'accéder à certains biens ou à certains services. Ainsi, tant que l'école reste un pur lieu d'apprentissage, l'école peut être inégalitaire. Dès qu'elle devient autre chose qu'un lieu d'apprentissage, à savoir qu'elle devient un moyen pour obtenir d'autres biens, alors l'inégalité n'est plus permise.
Mais il y a encore une autre condition. En effet, la culture existe indépendamment de l'école : même si l'école n'existait pas, les individus auraient déjà un peu de culture, et arriveraient, selon leur talent propre, à en acquérir. Donc, pour que l'école ne soit pas injuste, c'est-à-dire qu'elle n'entrave pas l'accès à la culture de chacun, il faut que l'école soit profitable à tous. Ainsi :
a) ou bien les inégalités culturelles se réduisent grâce à l'école, comparé à une situation où chacun n'a appris que dans sa famille et par lui-même.
b) ou bien peu importe que les inégalités culturelles s'affaiblissent, se maintiennent ou se creusent à cause de l'école, tant que le niveau culturel des moins doués est plus élevé que s'ils avaient dû apprendre dans leur famille ou par eux-mêmes.
Même si le dilemme rappelle celui de Rawls au sujet des inégalités économiques, je ne pense pas qu'il soit nécessaire de soulever le même dispositif que lui pour répondre. En effet, autant nous pourrions envisager l'idée d'appauvrir les plus riches pour établir l'égalité économique, autant il serait ahurissant de proposer que l'école abêtisse les plus brillants en vue de réaliser l'égalité culturelle.  L'existence d'une culture semble avoir une valeur intrinsèque, qu'une exigence d'égalité ne peut pas venir directement remettre en cause. Alors que le désir de richesse n'a pas une telle valeur intrinsèque. Bref, autant l'égalité passe strictement avant le désir de richesse, autant la culture et l'égalité semblent deux valeurs d'à peu près même force. Donc, au dilemme de Rawls, je réponds par b : l'école doit promouvoir la culture, quitte à accentuer les inégalités.
Cependant, tout cet argument repose sur une prémisse terriblement contrefactuelle, selon laquelle l'école ne donne aucun autre avantage que de la culture. Si cette prémisse n'est pas posée, l'école ne doit pas creuser les inégalités culturelles, sans quoi on pourrait légitimement lui reprocher d'entraver l'accès aux biens des personnes les moins douées.

En conclusion, l'école réelle risque bien d'être terriblement injuste. Un système de sélection est injuste, sauf si on peut montrer qu'il est suffisamment efficace pour améliorer aussi le sort des moins doués. Ce n'est pas invraisemblable, car un système méritocratique a l'avantage d'affecter les individus à des métiers pour lesquels on peut raisonnablement prévoir qu'ils seront compétents, et l'économie tournera d'autant mieux que tout le monde est bon pour sa tâche. Mais si ce n'est pas invraisemblable, ce n'est pas prouvé. L'école n'a donc pas la preuve qu'elle est juste.
En attendant, le mieux pour la justice serait de faire en sorte que l'école ait le moins d'effet social, donc qu'elle ne permette pas d'acquérir des avantages sur d'autres plans. Mais cet objectif est manifestement contraire à celui qui donne à l'école le but de former des travailleurs efficaces. Il y a donc une vraie difficulté pour l'école à fixer ses missions.

jeudi 8 septembre 2016

Valeur de la vérité et valeur de la science

La discipline de l’esprit scientifique ne commencerait-elle pas par le fait de ne plus s’autoriser de convictions ?…C’est vraisemblablement le cas : il reste seulement à se demander s’il ne faut pas, pour que cette discipline puisse commencer, qu’existe déjà une conviction, et une conviction si impérative et inconditionnée qu’elle sacrifie à son profit toutes les autres convictions ? On voit que la science aussi repose sur une croyance, qu’il n’y a absolument pas de science « sans présupposés ». Il ne faut pas seulement avoir déjà au préalable répondu oui à la question de savoir si la vérité est nécessaire, mais encore y avoir répondu oui à un degré tel que s’y exprime le principe, la croyance, la conviction qu’ « il n’y a rien de plus nécessaire que la vérité, et que par rapport à elle, tout le reste n’a qu’une valeur de second ordre ».—Cette volonté inconditionnée de vérité ; qu’est-elle ? Est-ce la volonté de ne pas être tromper ? Est-ce la volonté de ne pas tromper ? La volonté de vérité pourrait en effet s’interpréter aussi de cette dernière manière : à supposer que sous la généralisation « je ne veux pas tromper », on comprenne également le cas particulier « je ne veux pas me tromper ». Mais pourquoi ne pas tromper ? Mais pourquoi ne pas être trompé ? – Remarquons que les raisons propres au premier cas se situent dans un tout autre domaine que celles qui sont propres au second : on ne veut pas être trompé parce que l’on admet qu’il est nuisible, dangereux, néfaste d’être trompé, -- en ce sens, la science serait une longue prudence, une précaution, une utilité, à laquelle on pourrait toutefois objecter à bon droit : comment, la volonté de ne pas être trompé est-elle réellement moins nuisible, moins dangereuse, moins néfaste ? Que savez-vous par avance du caractère de l’existence pour pouvoir décider si le plus grand avantage se trouve du côté de l’inconditionnellement méfiant ou de l’inconditionnellement confiant ? Mais au cas où les deux choses seraient nécessaires, beaucoup de confiance et beaucoup de méfiance : où la science aurait-elle le droit d’emprunter sa croyance inconditionnée, la conviction sur laquelle elle repose, que la vérité est plus importante que toute autre chose, y compris que toute autre conviction ? Cette conviction n’aurait justement pas pu apparaître si vérité et non-vérité se montraient toutes deux constamment utiles : comme c’est le cas. Donc – la croyance à la science, qui existe incontestablement aujourd’hui, n’a pas pu trouver son origine dans un tel calcul d’utilité, mais bien plutôt en dépit du fait que l’inutilité et le danger de la « volonté de vérité », de la « vérité à tout prix », lui sont constamment démontrées.

Nietzsche, dans le Gai savoir (§344) soulève un problème qu'il pense être le premier à mettre au jour, celui de la valeur de la vérité. Après avoir constaté le fait que nous désirions la vérité de manière inconditionnelle, il s'interroge sur les raisons qui nous poussent à vouloir la vérité sinon rien, et conclut qu'il n'y a aucune raison légitime, car l'erreur ou le mensonge s'avèrent aussi utiles, et nous pourrions donc très bien désirer le mensonge ou l'erreur autant que la vérité. 
Evidemment, beaucoup de philosophes sont impressionnés par une telle question. Si on leur demande abstraitement pourquoi vouloir le vrai plutôt que le faux, il semble que nous ayons grand peine à répondre. Cela semble un choix primitif et injustifiable, et quelqu'un qui viendrait sonder nos désirs profonds inconscients et nous dire pourquoi nous voulons la vérité ne peut que susciter de l'admiration et de la curiosité.
Or, je voudrais montrer que ce genre de propos repose en fait sur quelques sophismes assez faciles à établir, et qui, une fois écartés, laissent voir que ce type de propos ne présente pas grand intérêt. 

Il y a peu, Bouveresse a publié le livre Nietzsche contre Foucault, dans lequel il accuse le philosophe français d'avoir négligé la différence tout à fait élémentaire entre la vérité et le fait de tenir pour vrai, et en conséquence d'avoir produit une série d'énoncés paradoxaux. Notamment, la fameuse "histoire de la vérité", qui paraît si merveilleuse, n'est en fait qu'une histoire des croyances, assez ordinaire. Car la vérité n'a pas d'histoire, ce qui est vrai l'étant de toute éternité. Alors que nos croyances, elles, ont bien sûr une histoire. 
On peut appliquer un traitement similaire à ce texte de Nietzsche. Nietzsche parle de la valeur de la vérité, et nous sommes embarrassés lorsque nous devons expliquer pourquoi la vérité aurait une valeur à nos yeux. Mais Nietzsche parle-t-il vraiment de cela? Rien n'est moins sûr. Car Nietzsche parle aussi de la science, qui est caractérisée comme "discipline", donc comme activité, et non pas comme ensemble d'énoncés vrais. En ce sens, il y a une différence entre parler d'une pratique, ce qu'est la science, et parler de la vérité, qui est une valeur épistémique, et non une pratique. 
Ainsi, le début du texte de Nietzsche demande pourquoi nous avons une activité de recherche scientifique, ce qui revient à se demander quelle valeur nous accordons à cette pratique. Nietzsche parle ensuite de volonté de vérité, mais rien ne permet d'emblée de dire que notre désir de faire de la science est identifiable à notre désir d'avoir la vérité. Ceci, c'est justement le point que Nietzsche doit établir, et non pas quelque chose dont il puisse partir. Ensuite, il en vient à des considérations qui semblent plutôt porter sur la pratique scientifique : s'y livre-t-on parce qu'on souhaite ne pas être trompé, parce qu'on souhaite ne pas tromper? Si on répond positivement, Nietzsche ajoute alors que ce souhait n'est pas le seul légitime, et que nous pouvons aussi avoir envie de tromper ou d'être trompé, car, dit-il, le faux est aussi utile que le vrai. 
Je laisserai de côté la confusion habile mais facile à pointer entre vérité et fausseté d'une part, et véracité et mensonge d'autre part. Que le mensonge soit parfois utile, tout le monde le sait. Mais mentir suppose de connaître la vérité, vérité qui est donc utile puisqu'elle est nécessaire pour mentir. Si Nietzsche avait dit que le faux est utile, il aurait suscité l'incompréhension. Mais après avoir confondu le faux et le mensonge, il devient facile de dire que le faux est utile. 
Pourtant, il est aussi possible d'expliquer pourquoi le faux est utile. Par exemple, nous pourrions dire que le faux permet la fiction, et que la fiction est bonne parce qu'elle nous amuse, rend notre vie plus compréhensible en donnant des exemples, qu'elle nous éduque en nous montrant des modèles, etc. Là encore, s'il fallait juste dire cela, tout le monde l'accepterait, et cela ne remettrait pas en cause la valeur de la science. Car n'importe qui acceptera l'idée que la fiction soit utile, sans pour autant que cela remette ne cause la valeur de la science. 

Si on demande pourquoi faire des sciences, une réponse solide est assez difficile, bien que plusieurs réponses soient envisageables et relativement satisfaisantes. On peut dire que la science permet la prédiction, et que la prédiction permet l'action (comme le dit Auguste Comte). Rien n'indique que Nietzsche ait les moyens de s'opposer à une telle platitude.
Ensuite, on peut dire que la science est une activité intellectuellement stimulante, et que ceux qui ont le désir de connaître y trouvent là un plaisir plus fort que dans n'importe quelle autre activité (pour reprendre le genre d'idées que défend Platon dans le livre VI de la République, quand il parle du naturel philosophe comme étant le profil de ceux qui désirent apprendre). Là encore, Nietzsche n'a rien à opposer à quelqu'un qui dirait qu'il fait des sciences parce que ses dispositions le portent à cela. 
Par conséquent, qu'on soit pragmatiste ou qu'on soit intellectualiste, on peut donner une explication pour justifier la science, et Nietzsche n'a pas d'objection contre ces deux conceptions. Il dit que le faux est utile, mais un pragmatiste ne le nie pas, car on peut bien admettre que la fiction ET la science soient utiles. De même, Nietzsche n'a jamais rien affirmé contre ceux qui voudraient affirmer arbitrairement leur nature : au contraire, c'est même le principe de la célèbre "volonté de puissance". Ainsi, qu'un individu déclare qu'il fait des science parce que sa nature le porte aux science n'est pas un problème. Sans doute, Nietzsche a des mots assez durs contre une sorte de platonisme qui dirait qu'il existe un arrière-monde plus réel qui se cache derrière les phénomènes et que la science vise justement à découvrir cet arrière-monde. Mais ce platonisme ne résume pas Platon ni l'intellectualisme, qui ici nous concerne. Platon prétend qu'il y a des types d'hommes et que certains aiment la science. Que ceux qui aiment la science fassent de la science, c'est parfaitement normal et cela constitue une raison suffisante pour en faire (toute chose égale par ailleurs : bien sûr, si faire de la science avait des effets nuisibles sur les autres, par exemple, on aurait des raisons de ne pas continuer).
Par ailleurs, Platon aurait aussi une explication (plus ou moins obscure) pour expliquer pourquoi la science est meilleure que toute autre activité. Je laisse cette explication, puisque c'est l'intellectualisme et non Platon qui m'intéresse ici. L'intellectualisme est la thèse selon laquelle la science a une valeur en soi, et Nietzsche n'a rien contre cette idée. 

Reste à examiner la question de la valeur de la vérité, question qui semble sidérante. En réalité, elle ne l'est plus, une fois qu'on a examiné la question de la valeur de la science. Nous avons admis que nous avions le droit de nous livrer à cette activité. Or, une fois dans une activité, il est nécessaire qu'il y ait des critères de réussite et d'échec. La vérité est le critère de réussite de la science, alors que le faux indique l'échec. La question de Nietzsche devient seulement "pourquoi vouloir réussir?", ce qui est parfaitement idiot, puisqu'il est évident que si nous nous livrons à une activité, alors nous voulons aussi la mener à bien. Nietzsche plonge dans la sidération parce que nous n'avons aucun moyen de justifier une tautologie, ce qui est normal. N'ayant rien à dire à la question "pourquoi réussir?", nous avons l'impression que Nietzsche nous demande quelque chose de profond et difficile, alors qu'il n'y a rien du tout à répondre. 
Bien sûr, rien ne nous oblige à faire des sciences (sauf si nous croyons vraiment aux idées de Platon), et nous pouvons très bien aussi faire des arts, écrire des fictions, rester avec nos amis, etc. Mais si nous faisons des sciences, alors la vérité s'impose à nous car c'est justement cela faire des sciences. Il n'y a donc jamais à expliquer la valeur de la vérité, puisque sa valeur vient seulement du fait qu'elle est le critère de réussite de la science. Celui qui fait des sciences veut, par nécessité, la vérité.
On pourrait expliquer ceci en distinguant normes morales et normes pratiques. Nietzsche oublie cette distinction et pour cela, créé de faux paradoxes. Une norme morale est une injonction inconditionnelle à faire quelque chose. Par exemple, "respecte la personne d'autrui" est une norme morale. On pourrait élargir (par convention) les normes morales à toutes les normes conditionnelles dont nous satisfaisons les conditions, dans des circonstances ordinaires. Par exemple, la norme conditionnelle "si tu veux vivre confortablement, fais des sciences et développe des techniques" est pour nous une norme morale, dans la mesure où nous voulons à peu près tous vivre confortablement. Par opposition, une norme pratique est seulement une norme que nous devons suivre si nous avons déjà décidé de suivre une certaine pratique. Par exemple, envoyer la balle dans le court est une norme pratique du tennis, répondre poliment est une norme de la conversation, etc. Chercher la vérité, justement, est avant tout une norme pratique. Ce genre de normes pratiques est injustifiable, puisqu'elles définissent la pratique elle-même : les modifier, c'est modifier le jeu lui-même ; les rejeter, c'est aussi rejeter le jeu. Seulement Nietzsche veut faire passer une norme pratique pour une norme morale. Or, nous avons vu qu'il n'y a rien qui nous impose de prendre la recherche scientifique pour un devoir moral. Nous pouvons préférer les arts, la conversation, ou que sais-je encore. 


En conclusion, Nietzsche est un sophiste qui fait passer une question triviale pour une question très profonde et difficile, en usant d'une confusion conceptuelle. La vérité n'a pas particulièrement de valeur, c'est plutôt que la vérité est une valeur, celle qui permet l'activité scientifique. Qui fait des sciences recherche la vérité, par définition, et il n'y a rien de plus à dire.
La véritable question difficile, celle de la valeur de la science, n'est pas sérieusement envisagée, alors même que d'autres philosophes, comme Platon, ont osé s'y confronter, avec plus ou moins de succès. Ceci dit, je préfère encore un Platon qui nous dit que faire des sciences est mieux que se jeter sur la nourriture et les femmes car les idées sont éternelles alors que les femmes sont mortelles, plutôt qu'un Nietzsche qui affirme orgueilleusement avoir découvert la vérité cachée et inavouable que notre croyance en la science serait métaphysique, alors qu'il suffit d'avoir lu trois lignes de Platon pour voir que c'est parfaitement assumé comme tel, et qu'il n'y a rien qui nous oblige à retenir les arguments métaphysiques de Platon. 

mardi 30 août 2016

Paradoxe de l'identité personnelle

Je voudrais soulever un petit paradoxe relatif à notre identité personnelle. J'en tirerai des conséquences, sans d'ailleurs prendre position sur le choix à faire pour lever ce paradoxe. 

Préalablement, je dois introduire une distinction technique nécessaire à l'argument. Nous admettrons qu'il y a des différences réelles, et des différences conceptuelles. Cette distinction correspond, au plan métaphysique, à la distinction sémantique de la référence et du sens. Deux choses sont réellement différentes s'il est impossible que ces choses soient identiques, ce qui signifie sur le plan linguistique que les deux dénominations n'ont pas la même référence. Par exemple, un tigre et un être humain sont réellement différents, car il est impossible qu'un tigre et un être humain soient la même chose. De même, Napoléon n'est pas Tamerlan, et il est impossible que les deux individus soient un seul et même individu. D'un autre côté, deux choses sont conceptuellement différentes si leur notion peut être définie différemment, même si ces deux choses sont en réalité identiques. Sur le plan sémantique, cela signifie que nous avons deux dénominations distinctes pour une même chose. Par exemple, un être humain et un bipède sans plume sont la même chose, malgré la différence conceptuelle, parce que, dans notre monde, seuls les humains sont bipèdes sans plume, et seuls les bipèdes sans plume sont humains. De même, l'homme qui a promulgué en France le Code civil et le vainqueur de la bataille d'Austerlitz peuvent être la même personne, alors même que le sens de ces deux descriptions définies est bien sûr différent. 
Il faut remarquer que, parmi les différences conceptuelles, figurent des différences relatives au degré de généralité. Ainsi, on peut être un être humain et un Français à la fois, la nationalité étant plus spécifique que l'appartenance à l'espèce humaine. Par contre, des expressions de même niveau de généralité font des différences réelles : personne ne peut être à la fois un humain et un tigre. Quant aux nationalités, il y a quelques conditions qui permettent la bi-nationalité, mais le plus souvent, le fait d'être Français exclut le fait d'être Turque ou d'être Chinois. 

J'en viens maintenant au cœur du sujet.
Admettons, comme les partisans de Merleau-Ponty pour classes de terminale, que je n'aie pas un corps, mais que je sois un corps. Dans ce cas, je suis identique à mon corps. Mon identité est d'être un corps, et celui-ci en particulier, qui m'accompagne tout le temps.
Or, il semble aller de soi qu'il y a une différence réelle entre l'âme et le corps. Le corps est une chose physique, localisé dans le temps et l'espace, publiquement observable, fait de cellules vivantes, pouvant mourir, etc. Alors que l'âme est une chose mentale, relativement indépendante du temps et de l'espace, qui est une sorte de lieu dans lequel se déroulent des pensées, et qui n'est accessible qu'à un seul individu.
Ainsi, dans la mesure où je suis identique à mon corps, et que mon âme est réellement différente de mon corps, alors je suis réellement différent de mon âme. Je ne peux pas être à la fois un âme et un corps, puisque l'âme et le corps sont réellement distincts, et qu'une même chose ne peut pas être de deux sortes réellement distinctes. Il y a ici un principe qui est mis en jeu, qu'on pourrait énoncer ainsi : "si deux choses sont réellement différentes, alors toute chose identique à l'une est réellement différente de l'autre". 
Il me semble qu'une telle conclusion est paradoxale : si on admet que je sois un corps, il faut aussi admettre que je sois une âme, car je ne peux pas être seulement un corps. Or, je ne peux pas être les deux à la fois, dans la mesure où il y a cette différence réelle entre eux. 
Les conséquences sont les suivantes :
- ou bien renoncer à la différence réelle entre âme et corps, et affirmer qu'il n'y a qu'une différence conceptuelle. Ce choix revient à rejeter l'approche dualiste cartésienne, et à lui substituer une autre approche, par exemple aristotélicienne, dans laquelle l'âme est la forme du corps, et non pas une autre chose. 
- ou bien renoncer à la thèse de Merleau-Ponty selon laquelle je suis un corps. Le problème est que, si on prend cette thèse de manière assez faible, elle semble aller de soi. Car ce corps qui m'accompagne est bien moi, et non pas quelque chose d'autre que moi. La solution évidente est de revenir à l'idée selon laquelle j'ai un corps, qui est une partie de moi, et non pas moi-même en totalité. On privilégie dans ce cas l'approche platonicienne (Descartes étant plus nuancé), dans laquelle l'âme est comme un pilote dans son navire, l'âme étant propriétaire de son corps comme le pilote est propriétaire de son navire.

La position platonicienne pose le problème suivant :
- admettons que mon identité personnelle soit d'être une âme. Le corps est seulement une propriété (au sens de possession) de l'âme. Tant que nous n'avons pas de preuve que l'âme peut exister indépendamment du corps, et il est certain que ce genre de preuve se fera attendre (!), le corps est une propriété qui ne peut pas être retirée sans que la personne entière disparaisse. La métaphore du navire ne marche donc pas : autant le pilote peut descendre du bateau et aller au port, autant l'âme ne peut pas sortir de son corps à loisir. Cela revient à dire que le corps est nécessaire à l'existence de l'individu tout entier. Or, si le corps est une propriété nécessaire de l'âme, alors cette propriété devient un élément de l'identité. Le corps et l'âme se retrouvent à égalité, tous deux sont des composants de l'identité totale de la personne. On en conclut donc l'exact inverse de la position platonicienne.

La position aristotélicienne pose le problème suivant :
- admettons que mon identité personnelle soit d'être une âme ou un corps, indifféremment, puisque ces deux notions ne sont que deux manières de caractériser la même chose. Alors, on résout de manière spectaculaire le fameux "mind-body problem" : puisque l'âme et le corps ne sont pas deux choses mais une seule chose décrite différemment, alors il n'y a pas d'interaction entre l'âme et le corps, ni parallélisme, ni correspondance, ni quoi que ce soit d'autre. Mais cette éradication du problème est beaucoup trop radicale pour convaincre : nous avons quand même l'impression que l'âme peut agir sur le corps, que le corps envoie des signaux à l'âme, que les deux évoluent selon une vie propre. Les discussions des cartésiens pour critiquer l'interactionnisme de Descartes sont des raffinements d'une position qui paraissent phénoménologiquement correcte. Mais dire qu'il n'y a même pas de sens à parler d'action du corps sur l'âme ou l'inverse, c'est très étrange.

En résumé, si on admet la différence réelle entre âme et corps, on est embarrassé pour indiquer un cas consistant où l'âme est effectivement séparée du corps. En cela, le platonisme échoue. Et si on admet seulement la différence conceptuelle entre âme et corps, on est embarrassé pour expliquer les multiples interactions entre âme et corps qui font partie des données phénoménologiques relativement solides.


mardi 26 juillet 2016

Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si pauvre ?


J'ai déniché hier, près des locaux d'une célèbre faculté de droit parisienne, un tract qui pousse loin le paradoxe. Je le copie ci-dessous in extenso, mais attention, lecteur de gauche ! Des idées et des arguments diffusés ici pourraient heurter ta généreuse sensibilité politique.


« Souvent, toi l'homme de gauche, on t'entend te plaindre de la progression des inégalités. Tu t'étrangles de rage quand tu apprends de l'ONG Oxfam, dont le message est toujours bien relayé dans les médias, que la moitié des richesses mondiales se trouve entre les mains d'un petit 1% de la population. Tu t'imagines Bill Gates possédant tout l'hémisphère nord ! Bâfrant la moitié du grand gâteau communautaire ! Tu sens bien, confusément, que cette image est trompeuse, mais l'indignation est trop forte.

Le scandale de l'inégalité, penses-tu, est d'abord imputable aux riches, qui prennent plus que leur juste part. En termes familiers : ils se gavent. Il ne saurait leur suffire d'avoir plus que les autres. Ils veulent s'élever au-dessus de leurs semblables. Tout posséder. Tu peux alors faire semblant de t'interroger, comme jadis le Poète : 
Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames ? 
Et cette brève méditation t'amène infailliblement à maudire le pouvoir de l'argent et l'attrait qu'il a pour un si grand nombre tes congénères. Tu te félicites de ne pas partager cette passion funeste et vulgaire. Sans l'amour du lucre, nous serions tous des ingénieurs soviétiques ou des bergers d'Arcadie. Il n'y aurait pas d'inégalités et le monde serait meilleur.

Ne t'a-t-il jamais traversé l'esprit qu'il se pourrait, fort logiquement, que l'inégalité provienne aussi du fait que certains s'acharnent à prendre moins que leur juste part ? Tu déplores que tant de personnes ne mangent pas à leur faim. Mais il y a aussi parmi eux des gens qui jeûnent. Il y a des gens qui renoncent à tout pour suivre un Christ ou un autre. Il y a les pieux, et il y a les modestes. Les altruistes, aussi, qui sont prêts à renoncer à leur part au profit des autres, parfois même quand ces derniers sont mieux lotis qu'eux. Il y a encore les philosophes épicuriens, qui condamnent l'illimitation du désir de richesses au motif que le bonheur est borné. Nous avons un mot grec pour désigner la passion de prendre plus que sa part : c'est la pleonexia, ce vice abominable. Mais pourquoi n'y a-t-il pas de mot pour désigner le vice symétrique, celui qui consiste à prendre moins que son dû ?

Tu écarterais bien vite cette pensée ridicule : tout ceci est quantité négligeable. Cela ne compte tout simplement pas. Cela ne saurait expliquer de telles disparités de revenu, de patrimoine, d'espérance de vie, de kilomètres parcourus sur la route des vacances. La logique exige certes de considérer que l'on puisse dévier de l'égalité en raison du choix de certains de prendre moins que leur part, mais la réalité imposerait de conclure que cette déviation est et restera dérisoire. Rien à voir avec l'indécente concentration des richesses qu'on observe à présent et qui finira par reléguer les 99% au pôle Sud.

Mais il y a une autre façon, et de bien plus grande portée, de prendre moins que sa juste part. Cela ne t'a jamais frappé, et pour cause ! C'est tout simplement de ne pas aimer assez l'argent.



Ne pas aimer l'argent, ce n'est pas forcément l'accuser rituellement de tous les maux, comme toi et les tiens le font à chaque réunion de famille. Cela peut être simplement négliger une opportunité de s'enrichir. Certes, tu as toujours veillé jalousement au respect de tes droits, et tu n'es pas de ceux qui crachent sur les diverses allocations et déductions fiscales. L'épithète "assisté" n'est pas pour toi une injure. Mais examine ta conscience, et demande-toi si, parmi toutes les possibilités qui t'ont été offertes, tu t'es engagé dans la voie, professionnelle ou autre, qui te permettait de gagner le plus d'argent. Ne te mens pas : tu sais bien que ce n'est pas le cas.

Je sens bien que ma question t'offusque, et ma suggestion te paraît vile et méprisable. Quelle aliénation que de régler sa vie pour gagner de l'argent alors que gagner de l'argent n'est qu'un moyen pour mieux régler sa vie ! Je ne le nie pas, mais restons-en au sujet. De quel droit te plains-tu de la richesse des riches, alors que tu n'as jamais essayé de l'être toi-même ? A ce point, tu te dis que je vais fort peu subtilement t'accuser d'être un jaloux. Tu as déjà la parade : ce n'est pas la richesse de telle ou telle personne qui est l'objet de ta vertueuse indignation, c'est l'écart objectif qui existe entre les riches et les pauvres. Un tel écart ne devrait pas exister : il se perpétue parce que les riches prennent plus que leur juste part. Les riches eux-mêmes pourraient en convenir, s'ils n'avaient pas perdu le sens des réalités, et il importe peu que celui qui fasse ce constat soit riche, pauvre, aime l'argent ou non.

Il se pourrait pourtant que l'écart se crée et se perpétue parce que ceux qui sont en bas négligent de saisir les opportunités de s'élever. Dans quel type de société ceux qui n'aiment pas l'argent pourraient-ils demeurer aussi riches que ceux qui l'aiment et le recherchent ? Une société fort peu libre, assurément. Nul ne nie que les différences de talent, de courage et de résolution puissent par elles seules créer des inégalités. La pauvreté des pauvres est alors subie, si l'on suppose qu'ils voulaient aussi s'enrichir. Mais s'ils ne le voulaient pas, ou s'ils ne le voulaient pas assez ? Dans une société où tous les talents seraient comparables et leur exercice récompensé de même manière, des inégalités considérables pourraient résulter du simple fait que les uns ont un désir d'être riche beaucoup plus affirmé que les autres. Que signifie l'égalité quand les uns ne veulent rien ou peu de choses, et les autres tout ? Il te faut reconnaître que l'inégalité est le seul état compatible avec cette situation.

Ainsi, si tu juges l'inégalité déplorable, la solution première n'est pas de prendre à ceux qui ont tout, ou la moitié du tout, pour donner aux gens qui ont peu mais qui n'en veulent pas plus, ou qui ne sont pas prêts à faire beaucoup d'efforts pour obtenir plus. Il est d'amener les gens de peu à vouloir une partie plus importante du tout. Mais, tu en conviendras, cela n'a strictement aucun sens ! C'est la différence des situations et non la différence des désirs que tu déplores ! Alors, dis-moi, comment peux-tu à la fois maudire le désir de richesses et les inégalités ? Quelque chose ne tourne pas rond chez toi.


Évidemment, je ne t'ai pas du tout convaincu (comment pourrais-tu l'être sans renoncement ?) et tu me prends encore pour un sophiste. Ce qui est à déplorer, dis-tu maintenant, c'est que, même si tout le monde voulait s'enrichir, nos sociétés seraient et demeureraient profondément inégalitaires. Le jeu est truqué. Il y a le cas, bien sûr, des héritiers, des rentiers. Qu'ont-ils fait pour tant de biens ? Ils se sont donné la peine de naître et de confier leur fortune à des gestionnaires de fonds. De nos jours, on s'enrichit surtout à mesure qu'on est riche ! Les pauvres pourraient bien chercher à s'enrichir, ils se trouveraient, du fait d'un aveugle fatum pikettyen (r > g !), toujours dépassés comme Achille par une tortue ninja supersonique.

Je suis parfaitement disposé à admettre tout cela. A vrai dire, c'est exactement ce que j'attendais que tu dises. Car il apparaît finalement que ce n'est pas l'inégalité elle-même que tu incrimines, mais l'impossibilité pour ceux qui veulent s'enrichir de devenir aussi riches que les autres. Il est donc de la plus haute importance pour toi de donner satisfaction aux aspirants à l'opulence, en un mot : aux avides ! Tu auras tourné casaque sans t'en apercevoir. Non seulement il s'avère ce n'est pas l'inégalité que tu déplores en réalité, mais de plus tu t'es insensiblement converti à la religion de l'argent. Tu encourages à présent les pauvres à s'enrichir, comme jadis le détesté Guizot. Comment peux-tu reprocher encore aux riches de se "gaver" ?

Tu protestes : établir que l'inégalité persistera même si tout le monde veut s'enrichir ne revient pas à approuver le désir des richesses. C'est montrer, sans passion, que le système capitaliste trahit son propre credo, à la façon d'un professeur pointant une contradiction dans le discours de l'étudiant. Nul besoin de partager ce credo pour percer à jour l'hypocrisie du système. Le désir d'enrichissement, si nous l'avions soudain et en partant de rien, ne nous mènerait peut-être pas beaucoup plus loin que notre situation initiale, et sûrement à une distance assez considérable de celle du 1%. Il est criminel d'entretenir chez les pauvres des espoirs exigeants qui seront, pour la plupart, cruellement déçus !

Mais que vas-tu en conclure ? Ce crime n'est pas celui du capitalisme, c'est celui de ses zélotes. Nous avons ainsi insensiblement changé de sujet. Nous avons délaissé l'inégalité pour dénoncer la tromperie. Ce que révèle cette indignation nouvelle, c'est que la difficulté qu'ont les pauvres à s'élever au-dessus de leur condition n'est regrettable que pour ceux qui partagent le credo capitaliste. Appelons cette situation l'inégalité subie pour la distinguer de celle qui résulte de la différence des désirs. L'inégalité subie est-elle un mal en soi ? Peut-être, mais à condition de juger que le désir de richesses est parfaitement honorable. Est-ce vraiment ce que tu penses ? Non ? Mais alors, dis-moi, pourquoi es-tu pour l'égalité ? »


    



P.S. : il n'est pas interdit de voir dans le titre de ce billet un clin d’œil paresseux au livre du philosophe politique canadien G.A. Cohen : Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche ?

jeudi 7 juillet 2016

Economie de l'amour

Le thème de l'amour est devenu relativement courant dans la philosophie contemporaine, comme on peut le voir dans cette recension du livre de De Sousa, ici : http://www.laviedesidees.fr/Eloge-du-polyamour.html. Le livre défend l'idée qu'il serait bon de sortir du modèle monogame de l'amour, qui serait trop contraignant, trop moralisant, et adopter un polyamour qui est plus général que la polygamie, mais qui inclut aussi la polygamie (diachronique et synchronique). Pour des raisons qui paraîtront évidentes à la fin de l'article, je ne parlerai que de la polygamie diachronique. Je voudrais montrer que cette défense de la polygamie, qui est un point de vue moral de réaction à la morale sociale, manque l'essentiel, à savoir que la monogamie a une justification économique plutôt que morale. Pour ce faire, je vais reprendre de manière assez libre un argument qu'on trouve dans L'extension du domaine de la lutte de Houellebecq. 
Tout d'abord, je précise que par économique, je ne fais pas référence à l'argent ou à la finance, mais plutôt à la recherche d'une maximisation de la satisfaction des intérêts individuels et collectifs. Ma thèse est que l'union monogame est celle qui permet de satisfaire au mieux les intérêts de chacun, alors que la polygamie revient à diminuer considérablement le bien-être global. Bien sûr, mon argument repose sur quelques présupposés et comparaisons de bien-être qui sont empiriques et que l'on peut contester dans l'absolu. Je supposerai qu'ils sont suffisamment consensuels pour être acceptés par tous.

Tout d'abord, posons quelques principes élémentaires :
- les individus tirent du plaisir à vivre en couple avec une autre personne. On admet pour les besoins de l'explication que toutes les personnes présentes cherchent à rencontrer quelqu'un. Cela ne signifie pas que tous les humains veulent vivre en couple, mais seulement que les personnes qui veulent rester célibataires ne seront pas mentionnées ici.  
- les individus tirent davantage de plaisir à vivre avec une personne si celle-ci a des qualités qui suscitent le désir : beauté physique, intelligence, joie de vivre, élégance, etc. Ainsi, s'ils ont le choix entre plusieurs personnes, ils choisiront toujours celle qui a les qualités leur apportant le plus de plaisir. En bref, ils choisiront toujours la personne belle plutôt que la personne laide, la personne intelligente plutôt que la personne bête, etc. Ce principe revient juste à dire que les agents sont rationnels, et donc font les choix qui maximisent leur bien-être. 
- Les personnes sont rationnelles, mais n'ont pas d'information parfaite. Ils ne peuvent donc pas savoir s'ils vont rencontrer quelqu'un qui leur convient, et quand. Les rencontres sont donc fortuites, mais les individus gardent une idée approximative des chances dont ils disposent (cette idée approximative leur permettant de faire un calcul pour déterminer la conduite à tenir). 
- les qualités personnelles désirées sont, que la raison soit dans les lois de la biologie ou dans le conditionnement sociologique, souvent les mêmes, et elles le sont à tel point que l'on peut tenir les différences de goût pour négligeables. Là encore, on pourrait critiquer cela en disant que c'est évidemment faux, et que les goûts en matière amoureuse sont d'une variété immense. Je pense qu'il y a du vrai dans cette critique, mais dans certaines limites. Pour trouver une conciliation, on peut admettre qu'il existe différents champs des relations amoureuses, que chaque individu se trouve dans un champ et ne cherche des partenaires que dans son propre champ. Les autres champs ne l'intéressent pas du tout. Ainsi, à l'intérieur d'un champ, les qualités désirées sont à peu près les mêmes, alors qu'elles sont radicalement différentes dans les autres champs. On peut tenir ces champs pour des espaces sociologiques : les urbains privilégient les gens grands, minces, élancés, cultivés, les ruraux privilégient les gens spontanés, amusants, dynamiques, au beau corps, etc. Peu importe que tout cela soit un peu stéréotypé. L'essentiel est de comprendre que chacun a des goûts amoureux qui sont relativement bien définis et qui tombent dans une catégorie facilement identifiable, qui est partagée par de très nombreux individus.
En bref, je refuse les propos de Montaigne "parce que c'était lui, parce que c'était moi". L'amour ne porte pas sur une personne en particulier, mais sur des qualités que l'on valorise chez autrui. Cela ne veut pas dire que la personne ne finit pas par devenir plus importante que les qualités, avec le temps. Mais ce qui détermine les unions (à la différence de ce qui maintient les unions dans le temps) ne peut pas être la personne, dans la mesure où celle-ci n'est pas encore connue, et les deux individus n'ont pas encore de vie commune qui donnerait de la force à leur amour. 
- la jeunesse est une qualité, qui est donc désirée par tous, et qui, évidemment, disparaît avec le temps. Cela implique que, plus une personne tarde à rencontrer quelqu'un, plus elle risque d'avoir du mal à le faire, ou bien risque d'avoir à se contenter d'une personne ayant moins de qualités. Au-delà d'une certaine différence d'âge, il est presque impossible que l'union se fasse, un jeune préférant toujours un autre jeune plutôt qu'une personne plus âgée, quelles que soient ses qualités par ailleurs.

J'en viens maintenant au déroulement des opérations :
- Imaginons que la formation des couples soit fixée de manière institutionnelle, lors du bal du dimanche. Tous les célibataires s'y retrouvent, s'y amusent, dansent avec les autres individus qui les attirent. Si deux individus s'apprécient, ils rentrent ensemble. Le bal a lieu tous les dimanches, de sorte qu'un célibataire qui resterait seul à l'issue d'un bal peut y retourner le dimanche suivant, etc. jusqu'à trouver quelqu'un.
- Le nombre de jeunes dans la ville peut être tenu pour infini, au sens où il arrive régulièrement de nouveaux jeunes dans les bals, ce qui signifie que le bal ne se vide pas au fur et à mesure que les couples se forment. On peut admettre qu'il arrive à peu près autant de jeunes que de personnes cessent d'aller au bal. Ainsi, le nombre de personnes présentes au bal est toujours à peu près constant. 
Maintenant, on pourrait tracer deux scénarios possibles, un scénario monogame, et un scénario polygame. 
1) le scénario monogame : chaque célibataire va au bal, et lorsqu'il rencontre quelqu'un qui lui convient et qui veut bien de lui, forme un couple avec elle et cesse définitivement d'aller au bal.
2) le scénario polygame : chaque célibataire va au bal, et lorsqu'il rencontre quelqu'un qui lui convient, passe une semaine délicieuse avec lui, et se sépare en fin de semaine et retourne au bal. 

La question est alors de déterminer ce qui va se passer, et ce qui en résulte en termes de bien-être individuel et collectif. 
1) dans le scénario monogame, les personnes ayant le plus de qualités sont les plus courtisées, et choisissent donc les personnes ayant aussi de grandes qualités. Une fois les premiers couples formés, restent les personnes ayant moins de qualités. Celles-ci continuent d'aller au bal, trouvent une personne qui leur convient parmi les personnes restantes, jusqu'à ce qu'il ne reste que les personnes les moins séduisantes, qui à leur tour finissent par trouver quelqu'un. Les nouvelles générations arrivant au bal ne trouvant que les personnes plus âgées les moins attirantes, elles préfèrent le plus souvent former des couples avec des personnes de leur âge.
En conséquence, chacun arrive à trouver un conjoint dont les qualités personnelles sont à peu près égales aux siennes, et, tout le monde arrive à trouver quelqu'un. Le bien-être global est maximum, puisque chacun est en couple, et que chacun a obtenu la personne ayant le plus de qualités à laquelle il pouvait prétendre. 
2) dans le scénario polygame, il se passe les événements suivants : les personnes ayant le plus de qualités sont toujours les plus courtisées, et peuvent donc toujours choisir d'autres personnes ayant aussi beaucoup de qualités. Mais les personnes les plus séduisantes ne vont pas former de couple, et revenir chaque semaine au bal. Et puisque les individus ont tous une préférence pour la diversité, ils préféreront sans exception choisir une nouvelle personne même si elle a un tout petit peu moins de qualités, que repartir avec la même personne. Pour cette raison, les personnes ayant moins de qualités ont un intérêt évident à revenir au bal chaque semaine, de façon à être choisie par les personnes ayant beaucoup de qualités. Les personnes moins séduisantes ont donc intérêt à changer de stratégie, et à ne pas chercher à former de couple, tant qu'on suppose qu'il est préférable pour une personne peu séduisante de prendre un peu de temps pour former un couple avec une personne séduisante, plutôt que de former immédiatement un couple avec une personne peu séduisante. Pour le dire plus techniquement, les coûts de la recherche sont compensés par les bénéfices de la vie de couple avec une personne attirante.
Les personnes moyennes, qui représentent la plus grosse partie des individus au bal (les individus très beaux ou très laids étant statistiquement plus rares), ont donc des chances d'être choisies par les personnes les plus attirantes, alors qu'elles n'avaient aucune chance de l'être dans un scénario monogame. Mais ces chances sont difficiles à évaluer. Car il se peut que les personnes les plus attirantes ne les choisissent pas avant longtemps, ce qui les obligerait à rester célibataires très longtemps. Par ailleurs, si une personne dans la moyenne est choisie par une personne attirante, alors il va y avoir une autre personne moyenne insatisfaite, et qui n'arrivera pas à trouver quelqu'un, ou bien devra se contenter d'une personne encore moins attirante. Le même scénario va se reproduire chaque semaine : les personnes les plus attirantes feront main basse sur les autres personnes, et les personnes moyennes n'arriveront jamais à trouver quelqu'un à leur hauteur. 
En conséquence, seules les personnes les plus attirantes arrivent à multiplier les conquêtes, mais cela se traduit par le fait que les personnes moyennes préfèrent attendre leur tour plutôt que de former un couple avec une autre personne moyenne. La plupart des personnes moyennes resteront donc seules, faute d'être choisies par les personnes attirantes, et sans cesse en concurrence contre elles. Le bien-être global est légèrement plus élevé pour les personnes attirantes, mais il condamne les personnes moyennes au célibat perpétuel. Le bien-être global est donc beaucoup plus bas que dans le scénario monogame, puisque la plupart de la population restera célibataire en espérant un jour rencontrer une personne attirante. 

Ainsi, dans un système polygame, les personnes resteront toujours célibataires, en espérant trouver quelqu'un de mieux, et il est pour elles rationnel de le faire. Au contraire, dans un système monogame, il faut former des couples sans trop tarder, parce que l'attente diminue la chance de trouver quelqu'un de très attirant. Les individus sont donc assez vite en couple, et il serait irrationnel de rester célibataire de façon à attendre mieux. Ainsi, en admettant que les individus sont plus heureux en couple que célibataires, le système polygame rend les gens moins heureux que le système monogame.
Et que se passerait-il si les individus prenaient conscience de la polygamie des personnes les plus attirantes, et donc du fait qu'il serait trompeur d'avoir l'espoir de former un couple avec une personne attirante? Les personnes moyennes comprendraient alors qu'il est rationnel pour elle de former un couple avec une autre personne moyenne, plutôt que de rester célibataire en espérant rencontrer une personne attirante. Malheureusement, on se trouve ici dans un paradoxe typique de l'action collective : si tous les individus moyens se rassemblaient et se contraignaient à ne pas succomber aux sirènes des personnes attirantes, alors les individus seraient globalement gagnants. Chacun parviendrait à trouver un conjoint parmi les autres personnes moyennes, et le bien-être global serait élevé. Par contre, s'il n'y a pas de collaboration en amont et que chacun est libre d'agir comme il veut, alors il est rationnel pour lui de tenter de séduire les personnes les plus attirantes, puisqu'il n'a aucune garantie que les personnes moins attirantes soient plus fidèles. Avec la garantie de la fidélité, la personne moyenne devient le meilleur choix. Sans cette garantie, mieux vaut viser des personnes attirantes, qui pourraient ponctuellement se révéler fidèles. Ainsi, sans garantie, aucun couple ne se forme et les personnes sont globalement perdantes. Le bien-être global est très faible. 

Je résume : la théorie économique de l'amour suppose que les individus sont diversement dotés dans le jeu de l'amour, et qu'ils sont en concurrence. Au lieu de faire un éloge abstrait de la beauté et du désir, elle ose dire crûment que certaines personnes sont belles, et que d'autres sont laides. C'est ce qui la rend choquante, vexante, mais qui permet aussi de réagir à cet état de fait, au lieu de le nier. Dans un système contraignant où chacun ne forme un couple qu'une fois, même les personnes repoussantes finissent par trouver quelqu'un. Dans un système polygame, les personnes repoussantes ont l'espoir permanent de rencontrer quelqu'un de mieux, et ne parviennent donc jamais à former un couple, cet espoir les poussant sans cesse à rompre leurs relations, et poussant aussi les personnes avec qui elles vivent à en faire autant. Bref, l'existence d'une offre permanente et de bonne qualité sur un marché pousse les individus à revenir sur ce marché, alors que le système monogamique qui procède par épuisement progressif de l'offre de bonne qualité pousse les individus à réaliser leur transaction et à quitter le marché le plus tôt possible. Ainsi, les personnes très belles sont par nature déstabilisatrices : poussant toutes les autres à rester célibataires, elles rendent malheureux presque tout le monde. C'est pourquoi les sociétés traditionnelles, dans leur sagesse, ont cherché à les neutraliser au moyen du mariage monogame. 
Ainsi, je reproche aux philosophes parlant de l'amour de lier trop vite le thème de l'amour aux questions morales de contrainte et de liberté, au lieu d'envisager les rapports amoureux comme des rapports de force dans un champ terriblement compétitif, dans lequel le pouvoir de séduction permet une domination sur les autres personnes. La lutte contre les inégalités doit donc nous inciter à voir d'un bon œil la monogamie, malgré ce qu'elle a d'évidemment contraignant, et de fréquemment hypocrite (qu'on pense à la tolérance dont bénéficient dans certains contexte et à certaines époques, les relations extra-conjugales).