dimanche 30 septembre 2012

Développement personnel VS Philosophie

Le développement personnel est une vaste nébuleuse qui inclut un ensemble de techniques visant à une meilleure connaissance de soi, une suppression de troubles mentaux ou comportementaux, et une amélioration des performances pour de nombreuses activités. Il est développé aussi bien dans des théories psychologiques élaborées (programmation neuro-linguistique, analyse transactionnelle, psychologie positive, etc.) que dans les pages "psycho" des magazines féminins, qui regorgent de tests pour mieux connaître sa personnalité ou de conseils pour mieux réussir tel ou tel aspect de son existence. Il faut encore ajouter à cela la plupart des techniques orientales de gymnastique ou de méditation. Je donne délibérément une très vaste extension à cette notion de développement personnel, parce que, malgré la diversité des styles et des objectifs, se trouve une unité très forte dans les conceptions sous-jacentes qu'elle véhicule. Je ne prétends pas ici présenter exhaustivement ces conceptions, mais en montrer seulement un aspect bien particulier, celui par lequel le développement personnel se distingue radicalement de la philosophie.
Quant à la philosophie, je désignerai ici l'ensemble des textes et des discours dont le but est moral ou sotériologique, c'est-à-dire qui ont pour ambition de dire aux hommes comment ils doivent vivre, comment obtenir le salut. Cela exclut toute la philosophie plus académique, qui appartient certes à la philosophie, mais qui ne m'intéressera pas ici. Par contre, qu'elle parle de ce que l'homme doit faire ou parle de tout autre chose, la démarche philosophique est à peu près la même : il s'agit toujours de proposer une certaine conception des choses afin d'éclairer une situation qui nous pose des difficultés; autrement dit, il s'agit de résoudre des problèmes au moyen de concepts que l'on a fabriqués ou modifiés pour l'occasion.

Les présentations étant faites, on peut commencer la confrontation. Cette confrontation est inévitable, car la philosophie et le développement personnel se placent sur le même terrain, et apportent des réponses qui peuvent être parfois très proches aux mêmes problèmes. On peut adhérer au stoïcisme antique tout comme on adhère aux grands principes bouddhistes sur l'acceptation du devenir. On peut adhérer à l'ascétisme d’Épicure tout comme on respecte à la lettre les règles d'un magazine sur la manière de rester mince et bien dans sa peau. De même, tous les propos sur l'amour qui fleurissent aujourd'hui chez les philosophes (Comte-Sponville, Ferry, Badiou), pourraient se retrouver quasiment tels quels dans Psychologie magazine.
Pourtant, une fois fait le rapprochement, qui indignera tous les philosophes (pas seulement ceux qui sont ici nommés), il convient d'indiquer les différences, qui sont essentielles. On serait tenté de mentionner la difficulté théorique des différents propos. La philosophie paraît toujours plus compliquée que les théories psychologiques sur le développement personnel ou les théories religieuses et New-Age, qui elles-mêmes paraissent plus compliquées que les magazines. Mais ceci ne marche pas très bien, et on trouvera assez facilement des théories psychologiques plus sophistiquées que les propos de certains philosophes. Cela n'empêche pas que, bien souvent, la philosophie soit plus difficile. Il y a une raison à cela, qui explique aussi la différence fondamentale entre la philosophie et le développement personnel.
La philosophie se veut un discours argumenté. Or, pour justifier des règles de vie, il faut leur trouver un fondement. Ce fondement peut être religieux. Ainsi dira-t-on que l'existence de Dieu nous demande de nous dépouiller de toutes les choses terrestres. Ce faisant, les règles de vie seront donc assorties de nombreux propos qui doivent nous pousser à adhérer à l'existence de Dieu. Un tel projet est ambitieux, et quiconque lit, par exemple, Augustin ou Thomas d'Aquin sait que cela demande quelques efforts. Un autre fondement peut être ontologique et anthropologique. Chez Platon, c'est le fait que le corps soit un fardeau et que notre être s'identifie à l'âme qui implique que nous devions consacrer notre temps à apprendre à mourir, et à ne vivre que pour les choses de l'esprit. Chez Épicure et Lucrèce, la nécessité de mener une vie sobre, sans inquiétude, seulement entouré d'amis, est déductible du matérialisme ontologique, et du rapport de l'homme au plaisir et à la douleur. La sociologie et l'histoire peuvent aussi être des fondements. Les philosophes sus-mentionnés donnent une importance considérable à l'amour parce que la structure de nos sociétés, où la famille tient une place très importante, met en valeur ce sentiment. Ainsi, quel que soit le fondement, l'essentiel est qu'il y en ait un, et que les règles de vie soient logiquement déduites à partir de quelque chose d'autre. Un philosophe n'est pas un chef de secte, il ne prétend pas imposer dogmatiquement ses règles de vie. Il les articule théoriquement à un ensemble d'autres énoncés.
Venons-en maintenant au développement personnel. Ce qui le caractérise est justement, ce qui, du point de vue philosophique, paraîtrait le comble de l'arbitraire, à savoir donner des règles de vie sans prétendre les fonder sur autre chose. Ou plus exactement, le seul fondement est d'ordre technique : une fin étant fixée (par exemple, gérer son stress, améliorer ses relations de travail, etc.), alors il convient d'adopter aussi les moyens. Le développement personnel est une technique, pour des fins qu'il ne souhaite absolument pas discuter. Jamais il ne sera question de savoir s'il ne serait pas normal d'être stressé. C'est d'ailleurs pourquoi la psychologie, appliquée au domaine du travail, est parfois vue comme conservatrice, et faisant barrage au progrès social. En effet, s'il est possible grâce à des méthodes individuelles de mieux gérer son stress, alors on ne tient plus compte du constat que le mode d'organisation de l'entreprise est responsable de la situation de stress. La psychologie se veut une technique neutre, capable de résoudre les problèmes, sans s'interroger sur la légitimité de son action, ni sur une origine autre qu'individuelle des symptômes qu'elle cherche à combattre. Une même observation doit être faite au sujet des magazines. Qu'on me permette de dire un mot des magazines féminins, et de leurs quelques répliques du côté masculin (FHM, GQ, etc.). A aucun moment ils ne font preuve de réflexivité. On y découvre les multiples techniques pour conserver son couple, séduire une personne, mieux comprendre les autres, etc. Mais à aucun moment, une interrogation ne se fait jour, sur le sens de ce genre de techniques. Que nous apporte de "draguer" toutes les belles personnes qui passent? Y a-t-il vraiment quelque chose qui se joue dans la vie de couple? Ces questions ne seront évidemment jamais soulevées; on ne donne dans ces revues que des techniques pour réussir, à supposer que l'on adhère aux buts fixés arbitrairement par le magazine lui-même (quand je dis arbitrairement, je veux dire non justifié rationnellement, puisque je me doute bien que c'est le type de lectorat qui détermine les buts en question).

Qui donc a gagné le match? En terme d'audience, le développement personnel est loin devant la philosophie, surtout si on inclut, comme je le fais, les magazines. La raison est simple. La plupart des gens ne souhaite pas remettre en cause la manière dont ils vivent, et souhaitent donc d'abord avoir des techniques pour mieux réussir ce qu'ils font. De ce point de vue, la neutralité et la simplicité théorique du développement personnel est un avantage immense. Le séducteur malheureux préfèrera largement lire dans un magazine quelques techniques de drague plutôt que se demander s'il ne ferait pas mieux de consacrer sa vie à l'amour de Dieu. Le cadre stressé préfèrera toujours participer à des journées de formation aux techniques de relaxation plutôt que se demander si une vie vouée à son travail à une quelconque valeur. Le développement personnel est une grande liste de techniques pour tous les buts possibles, chacun peut donc y faire ses courses sans avoir à prendre d'autres engagements. Quand je dis qu'il s'agit d'une liste, je veux dire que tous les éléments de la liste sont indépendants entre eux, mais aussi indépendants de grands principes théoriques. Tout le monde peut faire de la PNL, qu'il soit croyant ou athée, matérialiste ou spiritualiste, optimiste ou pessimiste, etc. Et on peut le faire pour résoudre un trouble précis, sans avoir à reconfigurer l'ensemble de son existence. 
Par opposition, la philosophie demande un engagement complet, à la fois théorique et pratique. On ne peut pas être épicurien et croire que son âme survivra après la mort. On ne peut pas l'être non plus si l'on se permet régulièrement de boire et de manger plus que de raison. De même, on ne peut pas être platonicien si l'on n'est pas prêt à dédier sa vie à l'étude et à la compréhension du monde. Les philosophies sont donc beaucoup plus radicales dans leur choix, et sont exclusives les unes des autres. Soit on est platonicien, soit on est épicurien, mais pas les deux. On ne peut pas être épicurien devant un bon repas, puis redevenir platonicien en bibliothèque. Ce que l'on est, on doit l'être tout le temps ou jamais. Je précise d'ailleurs qu'il y a des conceptions morales pluralistes, qui admettent que la vie soit composée de séquences assez différentes, voire indépendantes. Mais là encore, c'est l'adoption d'une certaine conception de la vie humaine qui permet d'en tirer des règles morales. Cette conception pluraliste s'adopte comme un tout unique. Mais ce côté radical du choix, quoique demandant plus d'effort, a en même temps l'avantage d'être justifié. Une philosophe se justifie, et n'impose jamais rien sans que l'on sache pourquoi.

L'opposition entre le développement personnel et la philosophie est donc une opposition entre une technique et une sagesse. Dans le Charmide, Socrate cherche ce qu'est la sagesse. Et il comprend que la sagesse doit être différente de toute les autres techniques; car chaque technique accomplit quelque chose, mais elle ne dit jamais si ce qu'elle fait est bien ou mal. Il est donc nécessaire qu'il y ait une discipline supérieure, qui ne soit plus une technique mais quelque chose qui soit capable de toujours distinguer le bon et le mauvais usage des techniques. Telle est donc la sagesse : la science du bien et du mal, qui seule peut donner une justification à notre usage des techniques.
Ainsi, quiconque a l'exigence de justifier la manière dont il vit devra mettre la philosophie au-dessus du développement personnel, puisque la justification des techniques est au-dessus de ces techniques.

mardi 25 septembre 2012

Le goût pour la philosophie

Il y a un an environ (dans ce post : Les choses et les concepts), je m'interrogeais déjà sur les raisons qui expliquent pourquoi certains se passionnent pour la philosophie, alors que d'autres y sont indifférents. J'avais à l'époque parlé d'ennui, je pourrais maintenant parler d'hostilité déclarée. Il y a des élèves qui ont le courage de m'avouer qu'ils en ont marre de toutes mes questions, que ces "pourquoi?" incessants sont insupportables, et que ces propos abstraits sont une perte de temps. Mais j'ai aussi vu des élèves en fin d'année, qui n'étaient plus obligés de venir (les conseils de classe étant passés) et qui pourtant venaient pour le plaisir de continuer la discussion philosophique.
A l'époque, j'avais affirmé que cette différence s'expliquait par le fait que certains élèves s'intéressaient à de multiples choses, et que, ce faisant, ils étaient mûrs pour une réflexion conceptuelle au sujet de ces choses-là. Par contre, les élèves qui ne s'intéressaient à aucune chose ne parvenaient pas à s'intéresser à la réflexion. Je ne conteste pas totalement cette analyse, mais à la lumière de nouveaux cas, je voudrais tout de même fortement la nuancer. Je voudrais essayer de montrer qu'il y a des élèves (et des humains en général), qui ont un goût pour la réflexion théorique, et que ce goût s'étend bien au-delà d'objets délimités par leurs intérêts. Et inversement, le fait d'être concerné par certains objets ne suffit pas du tout à susciter chez l'élève un désir de comprendre, de penser.

L'expérience cruciale qui me semble invalider la conception qui vient d'être rappelée est la suivante. S'il y a bien un objet qui concerne tous les élèves, c'est justement l'école. Tous les élèves y passent un bon nombre d'heures, certains y sont mêmes internes, la plupart s'y font la plus grande partie de leurs amis et de leurs amours, y apprennent des choses qui les ennuient ou les passionnent, deviennent délégués ou assistent aux conseils de vie lycéenne, etc. Donc, si ma conception était juste, alors tous les élèves devraient s'intéresser au moins un peu à une réflexion théorique sur l'école. Or, ce n'est manifestement pas le cas. La plupart se moque éperdument de ce qu'est l'école. Que les élèves y soient heureux ou pas, cela ne change rien. Les élèves heureux avancent dans le système sans y réfléchir, et les élèves heureux attendent simplement d'en sortir.
L'auteur de ce blog fut un lycéen plutôt malheureux. Mais, avant même de connaître l'existence de la philosophie, il passait un temps considérable à s'interroger sur ce que le système scolaire devrait être, pour lui permettre de s'y épanouir. J'ai donc passé un bon nombre d'heures, au lieu d'écouter mes professeurs de mathématiques ou d'histoire, à essayer de construire le système éducatif idéal. Évidemment, ce système scolaire était libéral, sans contrôle des absences, avec un choix des disciplines, pas d'évaluation, la possibilité de s'intéresser à d'autres choses que celles qui garantissent de bons débouchés professionnels, etc. Rien de bien original, certes, mais je crois que ces pensées, que j'ai depuis retrouvées sous une forme quasiment identique chez certains de mes élèves, sont riches d'enseignement, que je voudrais donc exposer. 

Bien entendu, ces élèves qui faisaient preuve d'intérêt pour le système éducatif étaient en même temps des élèves passionnés par la philosophie. Ces élèves donc, passaient exactement le même temps que les autres au sein de l'école, mais c'est leur goût naturel pour la philosophie qui les a portés à s'interroger sur un des premiers objets qui leur passe sous les yeux, à savoir l'école. Ce n'est pas l'intérêt pour une chose qui pousse à la réflexion, c'est bien le goût pour la réflexion qui pousse à se saisir du moindre objet à disposition. Tous les élèves ont intérêt à ce que leur expérience scolaire se passe le mieux possible, mais seule une infime minorité s'intéresse sérieusement à ce que devrait être l'école. Et il est facile de deviner pourquoi les élèves ordinaires n'y pensent pas : c'est trop abstrait, cela ne change rien. Pour eux, la meilleur chose à faire pour améliorer leur rapport à l'école n'est pas de repenser le système scolaire, mais simplement de s'y adapter au mieux, de tirer parti au maximum des possibilités présentes du système.
Ceci m'amène tout naturellement au second point. J'ai signalé que ma vision de l'école idéale était alors clairement libérale. Or, j'ai constaté que la plupart des élèves qui y réfléchissaient aboutissaient à des conclusions semblables. Ce n'est pas un hasard. On me rétorquera que tous les élèves voudraient une école plus libérale, qui les laisse libre, et je répondrai que c'est un cliché qui se dément très facilement. Les élèves ordinaires sont très demandeurs d'autorité, de règlement, de punitions. Ils sont satisfaits de voir les autres punis, mais paradoxalement, le sont aussi quand eux-mêmes sont punis. J'ai bon nombre de récits d'élèves qui se sont plaints, auprès de leur professeur, que celui-ci ne les punisse pas assez. Les élèves ordinaires reconnaissent eux-mêmes être victimes de l'acrasie scolaire : ils voient le bien et font le mal, ils comprennent quel est leur bien, mais ne se sentent pas assez de volonté pour l'atteindre eux-mêmes. Alors que les élèves qui réfléchissent à l'école souffrent de ce système de contrainte par punition et récompenses. Pour le dire de manière brutale : les élèves qui réfléchissent sont libres. Ayant un vrai désir de savoir, ils choisissent d'eux-mêmes d'écouter et de travailler. Et les contraintes ne font que gâcher le plaisir d'apprendre.

Je me sent donc contraint de tirer une conclusion aussi sombre que les réflexions d'Aristote au premier livre des Politiques. Il y a des hommes libres, ceux qui parviennent à penser ce qui leur arrive, et ce faisant, à comprendre par eux-mêmes que le savoir est une bonne chose, et les esclaves, ceux qui ne pensent pas à ce qui leur arrive, qui n'apprécient pas le savoir pour lui-même, et qu'il faut donc faire marcher au moyen d'un judicieux système de contrôle d'absences, de contrôles de connaissances, et d'évaluations. Le goût pour la philosophie est plus qu'un goût, ce n'est ni plus ni moins que le désir de comprendre et de connaître, qui s'identifie avec l'école toute entière, et qui donc, rend l'élève parfaitement libre. D'où la souffrance que ressentent ces élèves, qui pourraient apprendre par eux-mêmes, d'être forcés d'apprendre ce que leur imposent les professeurs.

mercredi 19 septembre 2012

L'intériorité de l'esprit

La notion d'intériorité a plusieurs sens, relativement indépendants :
1) est intérieur ce qui se trouve spatialement compris dans un périmètre donné. Ce sens correspond à celui qui caractérise l'intérieur d'une boîte, d'une figure géométrique comme un cercle, etc. En topologie, on appelle courbe de Jordan cette courbe qui, sans former de croisement, se termine au point où elle a commencé, et forme ainsi deux surfaces distinctes dans le plan, l'intérieur et l'extérieur.
2) est intérieur ce qui est privé, inaccessible à un regard externe. Ce sens permet de caractériser tout d'abord le statut d'un objet dans une boîte opaque, mais aussi la pensée d'une personne, par rapport aux autres personnes. Quand un individu pense à quelque chose, lui seul peut dire à quoi il pense, et les autres ne le peuvent pas, et doivent se contenter de signes qui peuvent suggérer, mais jamais trahir avec une certitude absolue la pensée de celui-ci.
3) est intérieur ce qui est fonctionnellement articulé avec un ensemble d'autres éléments. Un objet technique ou un être vivant est un tout formé de parties. Les parties sont intérieures, le tout forme la délimitation entre l'intérieur et l'extérieur, et l'environnement est l'extérieur. Ce sens est probablement le plus figuré, le moins évident, il est pourtant nécessaire pour comprendre n'importe quel ensemble structuré. Depuis Claude Bernard, nous parlons de milieu intérieur pour parler de la relative autonomie causale dont disposent les êtres vivants vis-à-vis de l'extérieur (par exemple, conserver le sang chaud même quand il fait froid). Mais ce milieu intérieur, bien que souvent intérieur au sens 1, parce que les êtres vivants que l'on connaît sont tous délimités par une peau formant une intériorité spatiale, pourrait très bien ne pas l'être. On pourrait bien imaginer une machine formée de plusieurs pièces articulées, formant donc une structure, et dont toutes les pièces sont réparties dans différents lieux non regroupés par un équivalent de peau. Ou bien, autre exemple, un programme informatique est aussi une structure ayant des parties articulées fonctionnellement, même si un programme n'a aucune dimension spatiale. On dira quand même qu'une ligne de code se trouve à l'intérieur du programme. On le dit seulement en ce sens 3.

Ce travail de définition étant effectué, la question est la suivante : en quel sens peut-on dire que l'esprit est intérieur? Quel est le rapport de l'homme entier à son esprit? Est-ce un rapport du tout à sa partie fonctionnelle? Ou bien l'esprit n'est-il pas une partie, mais plutôt la personne entière, considérée d'un certain point de vue? 
Quel enjeu peut-il y avoir à se poser des questions si métaphysiques? Ces enjeux ont été dévoilés dans un post précédent (Valeur et liberté) : la liberté humaine suppose l'existence d'un intérieur, en fonction duquel on puisse se déterminer à agir. Être libre est être déterminé par ce qui est interne à soi, sans subir la contrainte de l'extérieur. Quand on parle de manière relâchée, on dit que l'esprit est à l'intérieur de l'homme. Donc, être libre, c'est faire ce que notre esprit exige, sans subir l'influence d'autre chose que lui. Mais ceci reste bien vague. Car l'esprit pourrait bien n'être intérieur qu'au sens 2, auquel cas ma définition de la liberté n'aurait plus guère de sens (dire qu'être libre consiste à obéir à la partie de nous qui est cachée aux autres est incompréhensible). Et si l'esprit était une partie en nous (au sens 1 ou 3), alors peut-être que le corps le serait aussi, et donc nous serions aussi libres en suivant notre esprit qu'en suivant notre corps, ce qui semble une conclusion vraiment étrange (puisque souvent, l'esprit lutte contre des penchants corporels, et que personne ne se prétend libre lorsque son corps finit par triompher de l'esprit). D'où la question : comment conserver cette idée intuitive selon laquelle nous sommes libres lorsque l'esprit commande tout notre être, tout en donnant un statut à cette idée d'une intériorité de l'esprit?

Tout d'abord, je tiens à rejeter une conception de l'idée d'intériorité de l'esprit, celle selon lequel l'esprit serait à l'intérieur du corps au sens 1, le sens spatial. Je ne m'étendrai pas sur les raisons d'une telle prise de position. L'esprit a des conditions matérielles de réalisation qui sont entièrement contingentes. En l'homme, l'essentiel des conditions matérielles de la pensée se joue dans le cerveau, qui lui, est interne au sens spatial. Mais le cerveau n'est justement pas la pensée, d'un point de vue conceptuel parce que l'on pourrait imaginer une infinité de dispositifs physiques produisant les mêmes capacités mentales (y compris des dispositifs qui se trouveraient à l'extérieur du corps), et d'un point de vue épistémologique parce que notre connaissance de notre propre pensée et de celle des autres reste absolument indépendante de toute connaissance physiologique. Les Grecs Anciens qui croyaient que le cœur produisait la pensée savaient aussi bien se servir de leur pensée que nous, et aussi bien comprendre les autres. Ce que l'on entend par esprit est donc fondamentalement différent de ce que l'on trouve dans le cerveau. Nous comprenons notre propre pensée immédiatement, sans intermédiaire, et nous comprenons la pensée des autres par les signes vocaux et graphiques qu'ils produisent, ainsi que par leurs actes (un acte étant un comportement doué de sens).
Je passe rapidement sur le sens 2. Je l'ai dit, l'esprit est bien intérieur en ce sens, mais cela ne nous apprend rien du tout sur la liberté, et ce que signifie être déterminé par son intériorité, plutôt que par les choses extérieures.
J'arrive donc à la dernière étape. L'esprit est-il une partie fonctionnelle de l'homme, est-il intérieur au sens 3? Pour répondre correctement, il me faut introduire l'idée de corps. Le corps peut être considéré d'un point de vue physique, d'un point de vue biologique, et d'un point de vue psychologique. D'un point de vue physique, le corps est un ensemble d'atomes et de molécules chimiques. En ce sens là, l'esprit ne peut pas entrer dans des relations fonctionnelles avec le corps. Nous ne disposons d'aucun pouvoir direct de contrôle sur le déplacement des atomes, ou sur la fabrication de substances chimiques. D'un point de vue biologique, le corps est l'ensemble des fonctions permettant de maintenir la vie : respiration, réplication cellulaire, etc. Ici aussi, l'esprit n'est pas en relation directe avec ces fonctions. Elles ne sont pas en son pouvoir direct. L'esprit peut penser à certaines choses qui provoquent indirectement tel ou tel effet organique, mais cet effet organique n'est pas à sa disposition.  Enfin, vient le point de vue psychologique sur le corps. Il s'agit alors du corps en tant qu'il accomplit des actions qui ont un sens. Le corps peut regarder un objet, se déplacer, répéter une action pour mieux l'accomplir, etc. Ici, l'esprit a des relations fonctionnelles avec l'ensemble des parties qui sont mobilisées : l'esprit contrôle le visage et les yeux, les jambes, les bras, etc.
On peut donc conclure que l'esprit est en relation fonctionnelle avec le corps parce que sa manière de se tenir, les actions qu'il accomplit, ont toujours un sens de nature psychologique. L'esprit a un rapport avec tout ce qui, dans un corps humain, a un sens de nature mentale (je précise "nature mentale", parce que l'on peut aussi parler de sens en biologie). Lorsque la personne a l'intention de manger, elle va dans sa cuisine et accomplit certains gestes correspondant à la préparation du repas. Lorsque la personne est énervée, son visage manifeste des rides de crispation, etc . Et j'ajoute que l'esprit, quoiqu'il ait un contrôle direct sur le corps, n'en a pas toujours un contrôle conscient. Il arrive souvent que certains traits du visage trahissent un mensonge, ou bien du stress, alors que la personne ne voulait pas laisser apparaître ces signes.

J'ai donc été conduit à considérer trois corps. Le corps physique qui obéit aux lois de la physique et de la chimie; le corps biologique qui accomplit les fonctions vitales; le corps psychologique qui accomplit toutes les actions qui manifestent une intention ou qui ont une signification. Comment se situe l'esprit vis-à-vis de chacun de ces corps? Le corps psychologique et l'esprit forment une totalité organisée, que l'on appelle une personne. L'esprit prend des initiatives, et donne des ordres à son corps qui les exécute. En sens inverse, le corps perçoit les situations extérieures et transmet les informations à l'esprit, qui dispose alors des éléments pour prendre une décision pertinente. J'ajouterai que l'esprit stricto sensu est l'esprit conscient, alors que le corps psychologique, lui, est l'esprit inconscient. Car ce corps est largement capable de faire des choses sensées sans requérir l'intervention de l'esprit conscient. Il n'est pas passif. La prise de décision n'est pas centralisée, le corps est capable d'en prendre lui-même sans passer par l'esprit. Ainsi esprit conscient et esprit inconscient forment la personne entière, pour lui permettre d'agir.
L'esprit conscient et l'esprit inconscient sont tous les deux à l'intérieur de la personne. Est-ce à dire que nous serions aussi libres si nous agissions consciemment que si nous agissions inconsciemment? Je repousse à plus tard la résolution de ce problème.
Par contre, il y a indéniablement des contraintes quand nos autres corps parviennent à agir sur notre personne. Le corps physique et le corps biologique ont un pouvoir de contrainte, parce qu'ils sont extérieurs à ce que nous sommes, mais sont quand même en lien. Je veux dire par là que l'ensemble formé du corps psychologique et du corps physique-biologique n'est pas une personne, mais le rassemblement d'une personne et de son environnement. Car nous ne sommes pas responsables d'être en bonne santé (même si nous pouvons agir de façon à nous mettre dans des conditions qui la favorisent). Nous ne sommes pas non plus responsables des maladies et de troubles qui peuvent nous arriver et qui peuvent nous empêcher d'utiliser convenablement notre corps psychologique ou notre esprit. De même, tout ce qui relève de la faim, du besoin d'être au chaud, du désir sexuel, ne relève aucunement de nous. Nous ne pouvons avoir sur eux qu'un effet indirect, nous pouvons les manipuler pour les atténuer, mais pas les satisfaire ou les rejeter directement. Tout ceci nous tombe dessus exactement comme le mauvais temps s'abat sur nous.

L'intérieur et l'extérieur sont ainsi très strictement délimités. Notre intérieur est ce qui relève du mental, à savoir notre pensée et notre corps psychologique. Autrement dit, notre milieu intérieur est celui du sens. Nous sommes partout où les choses, les actes, les attitudes, ont un sens. Quant à l'extérieur, il commence avec notre propre corps, mais considéré en tant que phénomène physico-chimique et biologique. Ce corps là appartient à l'environnement, qui fait peser son poids sur nous, tout en étant distinct de nous.

vendredi 14 septembre 2012

Esquisse d'un programme... (suite et fin)

J'avais tracé à grandes lignes les principales oppositions politiques dans ce post : Esquisse d'un programme de droite et de gauche. Puis j'avais tenté de synthétiser ces différents aspects, sous les notions d'individualisme et de libéralisme, ici : Esquisse d'un programme ... (suite). Dans ce post, j'avais réservé ma prise de position pour un moment futur, espérant peut-être échapper à cet engagement.
Mais cette belle prudence a volé en éclats lors de mon précédent post (La juste part du silence). Bien que son thème soit différent, il croise de manière évidente la question politique, et sa lecture suffit pour comprendre vers quel bord je penche. Mais je souhaite quand même l'écrire en toutes lettres, parce que cela clarifiera un autre aspect de cette opposition de la gauche et de la droite. 

Je voudrais commencer par la conclusion, et d'ailleurs retrouver une vérité qui peut paraître banale : la gauche croit en la politique, la droite croit en la morale. Un lecteur habile me rappellera alors que j'ai associé la gauche à l'individualisme, et la droite au libéralisme. Ce lecteur conclura alors que ma classification échoue complètement, parce que celui qui n'admet que l'individu comme entité de base ne doit faire que de la psychologie et de la morale, et pas de la sociologie et de la politique; et parce que, d'autre part, celui qui est libéral n'admet pas la domination d'un système moral, mais au contraire permet à chacun de vivre comme il l'entend.
Pour parer d'emblée à cette objection d'incohérence, je répondrais la chose suivante : l'individualisme n'empêche absolument pas la sociologie, ni la politique, il la facilite même. Lorsque tous les individus seront parfaitement libérés des emprises communautaires, et auront donc un comportement semblable aux autres, alors la tâche de la politique sera infiniment simplifiée. Ce n'est pas sans raison que l'économie, lorsqu'elle rêve de prédictions précises et d'interventions réussies, adhère au principe de l'homo economicus rationnel et caculateur. De plus, réduit à un tel comportement, l'idée même de morale individuelle devient ridicule; l'homme ne fait que maximiser son intérêt, et la politique doit seulement être un jeu d'incitations et de punitions pour diriger les comportements, pas une leçon de morale. Quant au libéralisme, il n'est certainement pas incompatible avec la morale. Nous confondons trop souvent le libéralisme avec la domination des valeurs bourgeoises et protestantes. Que chacun doive devenir un petit individu calculateur et égoïste n'est pas une valeur libérale, mais bel et bien une valeur bourgeoise. Le libéralisme accorde à toutes les entités collectives le droit de diffuser leurs propres valeurs, il n'est jamais à l'origine d'une interdiction. Le libéralisme permet même aux groupes de ne pas être libéraux en leur sein. S'ils veulent empêcher la libre expression et la libre constitution de groupes internes, rien ne les en empêche. 

Cette longue remarque étant close, il est temps d'en venir au cœur du sujet, à savoir le choix politique à faire (notez d'ailleurs comment, en matière de morale et de politique, il n'est jamais possible de parler de son propre choix, car ce choix-là a toujours la prétention d'être aussi celui que tous les autres membres de sa communauté devraient faire; c'est pourquoi le libéralisme mal compris : "je fais ce que je veux, et vous, faites ce que vous voulez" est impossible).
J'ai dit précédemment que les petites structures, avec des relations personnelles, étaient préférables, à la fois pour des raisons humaines (on peut y faire l'expérience du silence...), et pour des raisons écologiques, parce que les grandes structures font inévitablement peser de grandes menaces sur l'environnement. Or, les petites structures, dans lesquelles chacun connaît les autres favorisent la morale, et rendent inutiles la politique. La politique n'a de fonction que pour réguler les grands groupes, dans lesquelles les relations personnelles sont impossibles, et où il faut donc que des individus et des institutions soient spécialement chargées d'accomplir les tâches nécessaires au bon fonctionnement de la communauté. Dans un État, quand un individu a faim, il s'adresse à Pôle Emploi. Dans une petite communauté, l'individu qui a faim obtient des voisins et des proches de quoi manger, et peut-être aussi dormir. Dans un petit groupe, la politique est inutile, parce que chacun prend lui-même en charge de défendre ses intérêts et ceux de sa communauté. L'idiot du village a pu survivre avant l'invention des services sociaux et de l'humanitaire.
Je dois donc me ranger du côté des libéraux, méfiants envers la politique, et lui préférant la morale. J'y range en même temps Dewey, à qui je dois ce parallèle tracé entre d'une part politique et relations impersonnelles, et d'autre part morale et relations personnelles. Nous sommes à droite. 

Cela fait encore un propos extraordinaire de ma part, dira mon lecteur. Que je prenne mes positions est une chose, mais que je range Dewey à droite en est une autre, qui peut paraître inacceptable. En effet, Dewey a eu un engagement socialiste très fort, et est incontestablement une figure historique de la gauche américaine.
Est-ce une réfutation de ma distinction entre droite et gauche? Non. Tout d'abord, je ne prétends pas décrire exactement ce que sont les convictions idéologiques de la gauche et de la droite réelles, mais seulement dire ce qu'elles devraient être. Mais ce n'est pas une réponse suffisante, car j'ai pris soin à ce que mes catégories correspondent à peu près à celles réellement utilisées. Sinon, j'aurais simplement renversé les étiquettes, et cela aurait évité la conséquence gênante d'avoir à ranger à droite les personnes historiquement de gauche, et vice-versa.
La raison est plutôt la suivante : c'est une chose de décrire un projet utopique; c'en est une autre de savoir comment y parvenir. C'est une chose de savoir ce que nous voulons à l'avenir, c'en est une autre de savoir ce qu'il faut faire, hic et nunc, pour y arriver. Dewey est donc quelqu'un qui a un projet de droite, et qui a pensé, à tort ou à raison, que la gauche historique était la plus à même d'y mener. 
Et tant qu'à évoquer les contradictions, il faut mentionner celle-ci. L'écologie politique est une contradiction dans les termes. Si l'on veut vraiment préserver la biodiversité et l'état de la planète, la meilleure chose à faire est d'éviter la politique, parce que la politique présuppose les grands groupes, et que ce sont eux qui font peser la plus forte pression sur la nature. Lorsqu'il y a politique, il y a centralisation, donc gaspillage et pollution. Pourtant, si l'on adhère au projet écologique, il me semble de bon sens de voter pour le parti politique des écologistes, puisque c'est ce groupe politique qui le défend le mieux (si quelqu'un pense qu'un autre parti politique le fait mieux, il remplacera "parti écologiste" par celui qui lui convient; l'argument fonctionne quand même). 
Autrement dit, autant dans le socialisme de Dewey que dans l'engagement écologiste, il y a une tension, mais qui n'est pas une contradiction. On soutient à court terme un parti politique, tout en voulant à long terme le dépérissement du politique.

jeudi 13 septembre 2012

La juste part du silence

Je voudrais rapprocher deux phénomènes à première vue très différents. D'une part, on constate aujourd'hui les effets délétères de nos technologies, responsables de pollutions massives parce qu'elles sont très puissantes; et d'autre part, on se plaint depuis quelques siècles du déluge de livres, d’œuvres et de propos, qui ne peuvent jamais être appréciés à leur juste valeur, parce qu'ils sont sans cesse recouverts par de nouvelles choses qui arrivent en permanence. Il ne s'agit pas de se plaindre de la médiocrité de la production actuelle, qui est certainement aussi bonne que celle du passé. Mais il est indéniable que donner du temps à certains travaux oblige à sacrifier de manière injuste d'autres travaux qui mériteraient aussi de l'attention, ou bien à rogner sur le temps que nous consacrons à chacun d'eux.
C'est pourquoi je propose d'appeler pollution ce phénomène immatériel de saturation de l'information, qui fait que les récepteurs (le public) deviennent incapables d'absorber de nouvelles informations, ayant atteint leurs limites d'écoute, d'attention. Et tout mon problème sera donc de délimiter, comme le titre de ce post l'indique, la juste part du silence. Comment distinguer l'information qui sera utile à celui qui la reçoit, du bruit qui envahit tout? Comment ne pas submerger les autres du bruit que nous produisons sans cesse?

Je voudrais tout d'abord insister sur la distinction capitale entre les relations personnelles et impersonnelles.
Partout où les hommes commencent à se réunir et à agir en commun, les conséquences de leurs actions finissent par déborder largement le cadre des seuls participants. C'est parce que ces conséquences peuvent être néfastes sur d'autres personnes, mais aussi sur l'environnement, que la politique est nécessaire. C'est ainsi que Dewey distingue le public et le privé, dans Le public et ses problèmes. Le privé concerne l'ensemble des actions que les hommes ont les uns sur les autres, tant que les conséquences de ces actions ne s'étendent pas au-delà des intervenants. Si une personne en agresse une autre, si elle lui transmet des connaissances, si elle lui offre un cadeau, alors l'effet de ces actions ne dépasse pas la personne qui les subit ou qui en profite. Cette personne peut donc elle-même réagir, par la violence, en tenant un discours moral, en manifestant sa gratitude, etc. Ainsi la sphère du privé recouvre aussi bien la sphère individuelle que la sphère sociale, tant que cette dernière ne concerne que des relations personnelles que l'on peut réguler par la morale. Par contre, si une action ne concerne pas seulement toi et moi, mais aussi le tiers, qui n'a pas la connaissance personnelle des auteurs d'un acte, à qui il pourrait donner des leçons de morale, alors il est nécessaire d'instaurer une entité politique qui puisse réguler de telles interventions sur autrui.
Telle est donc la distinction que trace Dewey entre le privé et le public, c'est-à-dire entre la morale et la politique. La morale ne s'applique qu'aux relations personnelles : on fait la morale à son enfant, ou à ses amis, mais pas à un inconnu. Alors que la politique s'applique en tout premier lieu aux relations impersonnelles : elle est la recherche d'un bien commun entre personnes qui ne se connaissent pas, et qui ne souhaitent pas vivre ensemble, mais seulement cohabiter pacifiquement.
Ce que pointe Dewey, c'est le fait que depuis le développement technique considérable qui a suivi la révolution industrielle, et qui s'est largement poursuivi jusqu'à notre époque, d'immenses entreprises agricoles, industrielles et commerciales se sont constituées, disposant ainsi d'un pouvoir énorme sur l'ensemble de la planète. Cette alliance de techniques pouvant agir de manière globale sur l'état du monde et d'entreprises mondialisées a aboutit à une situation où le rapport entre interactions personnelles et interactions impersonnelles a basculé en faveur des secondes de manière vertigineuse. Lorsqu'une multinationale décide de diminuer sa "masse salariale" de quelques milliers d'hommes, la décision se prend dans un siège social pouvant être situé à des milliers de kilomètres du lieu des licenciements, sans que jamais le directeur n'ait eu le moindre contact avec ses employés. C'est très différent d'une petite entreprise de dix employés, dans lequel le patron connaît ses employés, et se comporte, par exemple, de manière paternaliste. De même, lorsqu'une centrale nucléaire explose à un endroit du monde, c'est l'ensemble du globe qui en subit les retombées. C'est fort différent du panneau solaire sur le toit de la maison familiale qui tombe en panne. Nous sommes aujourd'hui en mesure de nuire bien au-delà de notre entourage, et c'est pour cette raison que nous avons besoin de systèmes politiques de régulation à l'échelle des dommages que nous pouvons infliger. Que ces systèmes apportent chaque jour la preuve de leur impuissance est une remarque importante.
Cette différence entre les relations personnelles et impersonnelles ne se limite pas aux effets de la technique ou des décisions économiques. Elle concerne aussi les communications d'informations, la circulation des oeuvres d'art, et de la culture. Nathalie Heinich, dans De la visibilité, propose ainsi une théorie de la célébrité. Une personne est d'autant plus célèbre que le rapport entre le nombre de personnes qui la connaissent et le nombre de personnes qu'elle connaît est plus grand. Celui qui connaît beaucoup de personnes, mais n'est pas connu de grand monde est une personne qui lit et se documente, mais est anonyme. Celui qui au contraire est reconnu partout dans la rue, y compris par des personnes qu'il ne connaît pas du tout, est une célébrité. Chacun est donc théoriquement en mesure de calculer sa célébrité, en faisant le quotient entre le nombre de personnes qui le connaissent, et le nombre de personnes qu'il connaît. On retrouve ainsi le rapport entre relations personnelles et impersonnelles. Une personne qui n'est pas célèbre est quelqu'un pour qui presque toutes les relations sont personnelles : chaque personne qu'elle connaît est aussi une personne qui la connaît. A l'inverse, une personne célèbre a des relations principalement impersonnelles : elle entretient des relations avec bon nombre de personnes qu'elle ne connaît pas. Ainsi, un écrivain est lu de personnes qui ne le connaissent pas personnellement, une star de cinéma est vue par toute la planète, etc.

Pour lutter contre les pollutions physiques, la solution technicienne est bien entendu de développer de nouvelles techniques, qui son censées corriger les dommages produits par les premières. Il est courant de se moquer de ce mode de pensée. Il a pourtant son équivalent dans le domaine intellectuel. Pour lutter contre la pollution, de nouvelles revues sont chargées de recenser les livres qu'il faut lire, les spectacles qu'il faut aller voir. Nous n'avions déjà plus le temps de tout lire, il faudra donc maintenant lire en plus les revues qui recensent les livres que l'on n'a pas le temps de lire! En fait, de telles démarches aboutissent toujours à une concentration excessive. Si tout le monde lit la même revue pour savoir quoi lire, tout le monde finira par lire la même chose, puisque personne n'a le temps de s'intéresser à ce que cette revue ne recommande pas. Il faut donc trouver une autre voie que celle consistant à grossir le problème plutôt que le résoudre.
De même que lutter contre la pollution matérielle consiste essentiellement à diminuer la puissance des plus grandes industries, lutter contre la pollution intellectuelle consiste à diminuer la puissance des célébrités. Tant que chaque maisonnée coupe son bois pour se chauffer l'hiver, le bois a généralement le temps de repousser. Par contre, dès lors qu'une entreprise de bois s'implante quelque part et envisage, bien évidemment, de vendre aussi  à l'export, il est inévitable que le bois finisse par être coupé plus vite qu'il ne repousse. En matière d'intelligence aussi, si chacun a la possibilité de communiquer tous ses résultats à l'ensemble d'un pays voire du monde, il est inévitable que tous ceux qui travaillaient de manière locale soient écrasés et victimes de l'effet de saturation. Pourquoi irais-je lire un écrivain de ma région alors que je n'ai pas encore fini de lire Balzac, Flaubert et Stendhal? Pourquoi perdrais-je mon temps à discuter avec le professeur de philosophie bien médiocre de ma ville, alors qu'il serait bien plus profitable de lire Platon ou Kant? 
On pourrait continuer longtemps ainsi. Chaque fois, il s'agit du même processus : la capacité de toucher un public, c'est-à-dire un ensemble de personnes qui n'a pas de relation personnelle avec l'auteur, entraîne assez rapidement un effet de saturation, qui nuit inévitablement à tous ceux qui voudraient entretenir quelques relations plus personnelles. Et justement, c'est Platon qui nous met en garde contre les relations impersonnelles en matière d'intelligence, dans le Phèdre. Entre un livre qui s'adresse à tous de la même façon, qui dit toujours la même chose, qui ne se justifie pas, ne reformule pas, et une personne vivante, même moins brillante que l'auteur de ce livre, qui peut discuter, se justifier, se reprendre, adapter son propos à la situation de son interlocuteur, la personne vivante est toujours préférable. Je crois que son propos pourrait facilement être étendu à toute la culture. Assister à la représentation d'un morceau joué par de modestes musiciens laisse des souvenirs infiniment plus forts qu'écouter ce même morceau sur un disque, interprété par un grand musicien. Partout où nous avons la possibilité de réellement prendre part à une activité, rentrer dans des relations personnelles, au lieu de n'être qu'un public impersonnel, l'expérience devient plus riche, plus forte. Nous apprenons plus, nous retenons mieux. 

Dewey concluait le Public et ses problèmes par une défense des petites communautés, et par la valorisation des relations personnelles, qui seules permettent un véritable développement de la culture. Les hommes s'améliorent par les relations de face-à-face, et non par les livres ou les écrans. Je le rejoins donc, en étiquetant sa thèse par un nom qui ne lui aurait certainement pas plu, celui d'obscurantisme. L'obscurantisme est le refus du bruit de ceux qui ne nous connaissent pas et voudraient nous imposer leurs œuvres et leur science. Celui qui a fait des découvertes importantes, qu'il en parle d'abord à ses amis, avant de vouloir les déverser sur la terre entière, en quête de célébrité! Qu'il laisse leur droit aux autres de vivre dans le silence, et de prendre part aux relations avec leur proches.

samedi 8 septembre 2012

Dieu et le contrôle des naissances

Il existe dans la plupart des religions monothéistes une opposition très forte et constante contre la totalité des instruments de contrôle des naissance, des techniques de procréation, et même des structures institutionnelles qui s'écartent du couple constitué d'un homme et d'une femme. Je voudrais soutenir que cette coalition contre tout ce qui s'oppose à la manière dite "naturelle" de faire des enfants n'est pas pas due au hasard, et qu'elle ne s'explique pas par des causes telles que le conservatisme, la peur du changement, la peur d'une sexualité libérée ou l'homophobie. Je voudrais montrer qu'il y a une raison profondément religieuse à adopter de telles positions sur ces sujets. Tolérer de telles pratiques reviendrait à saper les fondements idéologiques sur lesquels reposent ces religions.

Qu'est-ce qu'une religion monothéiste? C'est une religion dans laquelle un seul Dieu existe, qui est ou bien tout-puissant, ou bien d'une puissance immense. Ce Dieu a prévu le cours de la nature de toute éternité, et peut éventuellement intervenir par des miracles, s'il estime que les choses ne vont pas dans la direction souhaitée par lui. Je ne veux pas entrer dans les querelles philosophiques qui cherchent à savoir si le fait d'intervenir ponctuellement dans le monde serait un signe de force, Dieu étant capable d'infléchir les lois de la nature en faisant un miracle, ou si c'est un signe de faiblesse, Dieu n'ayant pas prévu un certain évènement et devant rectifier le cours des choses au fur et à mesure, par tâtonnement. Mon intention est seulement de présenter le dieu des croyants, qui sont moins pointilleux sur de telles questions. Dieu est grand et fort, peu importe ses modalités d'action.
Pour que ce Dieu ait une quelconque importance sur les vies humaines, il lui faut donc avoir régenté nos vies, savoir comment nous allons naître, comment nous allons vivre, comment nous allons mourir, et peut-être aussi ce qui va nous arriver après la mort. Autrement dit, nous avons beau prendre des initiatives, nous lancer dans des projets, tenter d'éviter les dangers, c'est au final Dieu qui choisit si nos projets aboutiront ou pas, si nous allons vivre jusqu'à cent ans et mourir dans notre lit, ou mourir à quinze ans dans d'atroces souffrances. Dieu choisit nos vies. Je ne veux pas aller jusqu'à soutenir que les hommes n'ont aucune liberté, mais soutenir quand même que cette liberté, aussi grande soit-elle, a des bornes indépassables. Si Dieu veut s'opposer à nos grandioses projets, il doit pouvoir les détruire d'un seul coup, en nous envoyant un quelconque fléau.
Pour Dieu, nous sommes donc des créatures, du bétail, des êtres à sa disposition. Et notamment, Dieu contrôle les moments de notre vie les plus fatidiques, à savoir le moment de la naissance, et celui de la mort. S'il a prévu des évènements avec grand soin, alors ces deux là en font partie.

Maintenant que l'on a brièvement décrit la nature des religions monothéistes, intéressons nous à la condition de l'homme moderne, à savoir les hommes tels qu'ils vivent depuis environ deux cents ans, et tout particulièrement les quelques décennies qui nous précédent. Les hommes ont été, du point de vue technique, extraordinairement créatifs. Ils ont été capables de produire de la lumière artificielle, des machines pouvant conserver le froid même à température ambiante, ils ont inventé des médicaments pouvant guérir ou vacciner contre un très grand nombre de maladies, se déplacer à grande vitesse ou communiquer instantanément sur de longues distances. Bref, selon le célèbre mot de Descartes dans la sixième partie du Discours de la Méthode, les hommes se sont rendus "comme maîtres et possesseurs de la nature". Nous connaissons les lois de la nature, nous savons les utiliser à notre profit, et nous n'avons plus du tout besoin d'invoquer le nom de Dieu pour faire réussir nos projets, dans la vie courante. Quand nous tombons malades, nous prenons un cachet, nous ne faisons pas une prière. Par conséquent, il est manifeste que nous sommes devenus les maîtres de nos vies, et ne dépendons plus de Dieu.
Ceci a été une première atteinte aux religions monothéistes. Descartes devait bien le pressentir, c'est d'ailleurs pour cela qu'il a écrit "comme maîtres et possesseurs" et non pas simplement "maîtres et possesseurs". Car pour lui qui était croyant, il était évident que seul Dieu est maître et possesseur de la nature, et certainement pas les hommes. Les hommes peuvent bien se comporter comme s'ils l'étaient, mais ne peuvent pas l'être réellement. Pourtant, comment ne pas voir qu'il est inévitable que les hommes, à force de vivre comme si Dieu n'était pas maître de la nature, doivent bien finir par imaginer que Dieu n'existe pas, ou bien est totalement retiré du monde, ce qui est quasiment synonyme. Car un Dieu qui ne fait rien, qui n'intervient jamais, qui ne punit jamais les méchants ni ne récompense les justes, est un Dieu trop abstrait pour emporter encore l'adhésion.

Nous tenons donc la véritable explication de l'opposition contemporaines aux techniques de procréation, de contrôle des naissances, etc. Car si Dieu a déserté le champ de la vie de tous les jours, il n'a pas encore complètement déserté ces deux moments fondamentaux que sont le moment de la naissance, et celui de la mort. Je ne dis rien sur la mort, l'analogie étant assez facile à faire. En se rendant maîtres des naissances, grâce à la domination des techniques scientifiques, des techniques institutionnelles, et à la rationalisation des comportements, nous chassons de nouveau Dieu d'une des dernières choses sur lesquelles il avait du pouvoir. 
Dieu et la technique sont des ennemis fondamentaux. Plus la technique a du pouvoir, plus l'homme prend le contrôle sur le monde, plus Dieu en est chassé. Dieu contrôlait encore les naissances, parce que l'on voulait que cette activité soit laissée aux hasards, aux rencontres, à l'amour qui est un sentiment difficile à contrôler. Or, tout ce que l'homme ne contrôle pas, Dieu le contrôle. Le mariage d'amour est contrôlé par Dieu parce que la raison technique de l'homme ne le contrôle pas. De même, la conception de l'enfant sans le moindre calcul, ni le moindre outil de contrôle est aussi quelque chose qui est dû au hasard, donc à Dieu. Dieu est dans le monde ce que les athées imputent au hasard; c'est pourquoi la mythologie du coup de foudre, de l'amour, et même du désir d'enfant conviennent très bien aux religieux. Car eux interprètent ces choses comme les marques de l'intervention divine : Dieu a fait que ces personnes se rencontrent, puis se marient, puis aient un enfant, etc. Par contre, si les hommes reprennent le contrôle de leur vie, choisissent rationnellement leur partenaire et le moment où ils vont avoir un enfant, s'ils vont même jusqu'à s'assurer de la viabilité de l'embryon (cf. le diagnostic pré-implantatoire), l'enfant n'est plus celui que Dieu a voulu, mais celui que les hommes seuls ont voulu et ont conçu. Cet enfant ne sera plus la créature de Dieu, mais le produit d'une décision humaine. Et en reprenant à Dieu le contrôle des naissances, après avoir pris le contrôle du reste de la vie (le moment de la mort étant lui aussi à notre contrôle presque total, puisque l'euthanasie est plus ou moins tolérée, et que les techniques de maintien artificiel de la vie sont très puissantes). Il ne reste plus rien à Dieu. 

Ainsi, un croyant devra nécessairement choisir entre Dieu et le contrôle des naissances. Cela peut étonner un philosophe que le préservatif et la fécondation in vitro soient des arguments plus puissants contre le monothéisme que n'importe lequel des arguments contre l'existence de Dieu. Pourtant, puisque Dieu est conçu comme le maître de la nature, chaque fois que nous humains devenons les véritables maîtres de la nature, c'est Dieu qui est chassé de la place où il régnait jusque là. Il existe bien entendu des croyants qui sont favorables au contrôle des naissances, mais il faut malheureusement dire qu'ils sont dans une posture contradictoire. En cette matière, ce sont ceux que l'on traite d'intégristes qui ont raison; à moins que chacun soit prêt à adhérer à un Dieu totalement abstrait, grand architecte des lois générales de l'univers, et laissant aux hommes toute liberté pour interférer dans le cours de l'univers. Mais il n'est pas possible de concilier un Dieu proche de nous, contrôlant ce qui se passe dans nos vies, avec notre tendance moderne à tout vouloir calculer et rationaliser et nos techniques puissantes de contrôle de la vie. C'est la religion ou la technique, mais pas les deux.
 Quant aux athées, ils ne s'opposeront pas vraiment à la rationalité technique, parce que, pour eux, réduire la part du hasard dans nos vies n'a pas une très grande importance. Tout au plus trouveront-ils qu'il n'est pas très "romantique" de choisir un donneur ou une mère porteuse sur un catalogue, ou de trier les embryons pour garder un enfant en bonne santé. Mais je tenais quand à faire le lien avec les croyants. Spinoza disait Dieu ou la nature. On pourrait ajouter Dieu ou le hasard. Les croyants opposent la technique à Dieu, les athées opposent la technique au hasard.

mardi 4 septembre 2012

Apprendre et comprendre

Comment est constitué l'esprit humain, et plus précisément sa partie intellectuelle, raisonnante? Son noyau central est le bon sens, cette capacité de voir les choses correctement. Mais ce noyau n'est pas indivisible, il doit être analysé. C'est ce que je me propose de faire ici. Je voudrais évoquer les deux dispositions mentales qui font l'esprit, et qui correspondent d'ailleurs à deux profils humains, certains ayant davantage le désir d'apprendre, les autres le désir de comprendre.

 Il y a d'abord un désir d'apprendre. C'est le désir d'échapper à la routine, de faire de nouvelles expériences, de connaître de nouvelles choses. La plupart d'entre nous sommes heureux de voyager pour découvrir de nouveaux pays, de nous lancer dans des lectures sur des sujets inconnus, d'apprendre à piloter un avion, à jardiner ou que sais-je encore. 
Apprendre signifie toujours être dans un état de manque, et aller vers quelque chose d'extérieur pour le saisir, l'incorporer. Celui qui apprend quelque chose ne connaît pas encore ce qu'il apprend, mais se l'approprie progressivement. L'apprentissage est donc le mouvement vers l'autre, la découverte de ce qui est nouveau. Celui qui apprend est constamment surpris, il voit sans cesse des choses auxquelles il ne s'attendait pas.
En classe, l'élève est le plus souvent en situation d'apprentissage, puisqu'on lui enseigne des choses qu'il ne connaît pas encore. Le cours d'histoire-géographie est le paradigme de l'apprentissage. Parler de l'avant et de l'ailleurs, c'est parler de choses que l'élève ne connaît pas, et qu'il découvre par les récits de son professeur, les photographies de son manuel, etc. Si je fais du cours d'histoire un paradigme de l'apprentissage, c'est parce que l'histoire est la discipline dans laquelle on transmet un savoir positif, constitué de faits. Ce savoir ne s'invente pas et ne se déduit pas. Pour connaître notre histoire, il n'y a pas d'autre manière que de se référer aux témoignages des autres, et à ceux qui les relaient (en l’occurrence, les professeurs).

Vient ensuite le désir de comprendre. Il se manifeste par le désir de retourner aux choses déjà vues, de ruminer les problèmes, de répéter les choses plaisantes plutôt que de faire de nouvelles expériences. Pour présenter les choses de manière un peu approximative, mais un peu plus flatteuse que je viens de le faire, on pourrait dire qu'il s'agit d'un désir d'approfondir, d'aller plus loin dans une activité, plutôt que de se disperser vers autre chose.
Comprendre signifie littéralement prendre avec, rassembler. L'étymologie est dans ce cas pertinente. Celui qui comprend n'a affaire qu'à ce qu'il connaît déjà, mais en le ressaisissant dans un nouveau contexte, sous un nouvel angle, il en vient à le considérer différemment, et mieux. Avant de comprendre quelque chose, on dispose déjà de toutes les données d'un problème. Mais ces données sont disparates, sans lien. On ne sait pas comment les regrouper pour en avoir une vision cohérente. Alors qu'après avoir compris, même si aucune nouvelle donnée n'est venue s'ajouter, mais toutes sont rangées correctement, et le problème est résolu. Il n'y a jamais de surprise dans la compréhension, puisque tout était déjà là; il n'y qu'une nouvelle lumière jetée sur une ancienne zone d'ombre.
A l'école, les moments de compréhension sont assez difficiles à situer précisément, parce qu'ils sont à la fois plutôt communs, et très dispersés. L'élève peut comprendre que les problèmes mathématiques sur les barycentres sont analogues à ceux qui se posent aux enfants sur les balançoires; il peut comprendre que les romans de Zola avaient une portée sociologique et politique; il peut comprendre que sa conception de la liberté comme capacité de faire n'importe quoi est insatisfaisante, etc. Là encore, il existe une discipline qui est paradigmatique de la compréhension, il s'agit de la philosophie. Ceci implique que la philosophie, loin de n'avoir lieu qu'en classe de philosophie, est exercée dans toutes les disciplines, à chaque fois que les élèves s'interrogent sur le sens de leur pratique. Ce faisant, ils ne découvrent aucune nouvelle pratique, n'acquièrent aucun nouveau savoir, ils ne font que comprendre le sens de ce qu'ils font. Pour cette raison, la conception de la philosophie comme discipline a priori, pure, est plutôt correcte. La philosophie, c'est-à-dire le désir de comprendre, n'apprend rien.

On peut maintenant comprendre qu'il y a une dissymétrie profonde entre apprentissage et compréhension. L'apprentissage appelle toujours la compréhension. Après avoir fait de nouvelles expériences, il faut être capable de leur donner un sens, c'est-à-dire de les classer, de les ranger dans une catégorie qui leur convient. Bien souvent, les catégories sont déjà adaptées, il n'y a donc qu'à étiqueter les nouveaux savoirs et à les ranger à leur place, sans que l'on soit pour cela contraint de réorganiser les savoirs préexistants. Nous n'avons pas l'impression de passer notre temps à faire de la philosophie (du moins les non philosophes!), pour la simple raison que donner un sens à nos expériences ne demande la plupart du temps aucun effort. Par contre, si l'expérience est nouvelle et incompréhensible, il faudra déplacer des éléments, créer de nouvelles catégories, faire de nouveaux rapprochements, afin de donner une place à cette expérience.  Si je vais dans un nouveau pays, je n'ai qu'à créer un nouvel "intercalaire" dans mon "dossier" pays, et je peux comprendre ce qu'il m'arrive. C'est très simple. Par contre, si je lis que l'espace est subjectif et non pas quelque chose qui serait objectif, extérieur à l'esprit, je suis obligé de réviser la majeure partie de mon système de pensée. Les anciennes classifications entre le dedans et le dehors s'effondrent, et il faut entièrement les réviser. La philosophie s'attaque aux problèmes de rangement les plus généraux. Mais toutes les activités humaines sont obligés de procéder à des rangements et réorganisations.
Par contre, la compréhension n'appelle nullement l'apprentissage. Une fois que tout est bien rangé, que tout a un sens, il n'est pas nécessaire d'avoir de nouvelles expériences. On peut se contenter de ce que l'on a. Éventuellement, on peut tenter de réinterpréter, de proposer des systèmes conceptuels plus efficaces, plus pertinents. Mais rien ne l'impose. La compréhension est une fin. Seule la curiosité des hommes les pousse à sortir de ce repos du sage, et à mettre tout leur bel ordonnancement en danger, puisque le fait de connaître de nouvelles choses va très certainement mettre leur compréhension des choses à l'épreuve.

L'esprit est donc semblable à une grande salle des archives avec son employé dédié au classement. Des papiers lui parviennent sans cesse. L'employé peut, au départ, ranger les papiers sans trop y prendre garde : il y a de la place, il se souvient où il a mis chacun d'entre eux. Mais au fur et à mesure que les papiers s'accumulent, certains dossiers se remplissent, et finissent par regrouper des papiers dont les sujets sont sans rapport. A l'inverse, certains papiers qui devraient être regroupés se retrouvent séparés. L'employé doit donc déclasser de nombreux papiers, ajouter de nouveaux dossiers, et ranger selon un ordre plus rationnel ces papiers. En faisant cela, il fait ce que l'on appelle comprendre. Comprendre est une opération de rangement. Lorsque tout est classé, et que l'information est facilement mobilisable parce que l'ordre de rangement est évident, alors tout est compris, le travail de l'employé est terminé.
L'analyse de l'esprit aboutit donc au dualisme des données et des classeurs. Apprendre, c'est ajouter des données; comprendre, c'est ajouter, supprimer, ou renommer des classeurs. En termes psychologiques, l'esprit est à la fois mémoire et bon sens.