mardi 24 février 2015

Pourquoi le commerce devrait-il être équitable?

Il y a des individus qui acceptent de payer plus cher certains biens afin que les producteurs de ces biens soient rémunérés correctement, et puissent vivre dans des conditions décentes. L'expression de commerce équitable est souvent employé pour désigner les transactions sur le café, le chocolat, et quelques autres bien agricoles venant de pays défavorisés. Mais dans son principe, l'idée de commerce équitable s'applique aussi aux consommateurs boycottant des produits qu'ils jugent fabriqués dans des conditions dégradantes, par exemple certains produits électroniques fabriqués en Chine dans des conditions assimilables à de l'esclavage. J'appelle donc commerce équitable la démarche qu'accomplit l'acheteur en vue de vérifier que le vendeur obtient un prix raisonnable en échange du bien, et que les conditions de travail du vendeur soient humainement acceptables.
En un sens, cette attitude de la part de l'acheteur a quelque chose d'irrationnel. En effet, le souci fondamental de l'acheteur est de se procurer les biens de la plus grande qualité possible, en payant le moins possible. On peut donc comprendre que l'acheteur se soucie des conditions de travail des producteurs, dans la mesure où ces conditions sont susceptibles d'avoir un impact sur la qualité des biens produits. Intuitivement, on se doute qu'un bien est de meilleur qualité s'il n'a pas été conçu dans l'urgence, si les salariés comprennent ce qu'ils font plutôt qu'ils ne travaillent comme des machines, etc. Mais cela ne concerne l'acheteur que dans la mesure où il existe un effet sur la qualité du produit. Si cela n'en avait pas, l'acheteur ne devrait pas se sentir concerné par les conditions de travail. De même, décider d'acheter plus cher que le prix initialement proposé, cela ressemble à de l’irrationalité pure et simple. Un agent économique cherche à maximiser son utilité, donc à employer au mieux possible son argent. Cela exclut qu'il paie un bien plus cher que ce qu'il pourrait. Il y a donc un conflit évident entre l'attitude de l'agent rationnel sur un marché, et l'attitude morale de cet agent lorsqu'il se bat pour faire monter le prix du café ou du chocolat. 
Ma question est donc la suivante : l'agent économique doit-il se soucier du sort des producteurs, ou son objectif est-il seulement d'acheter au meilleur prix? Cette approche morale de l'économie a-t-elle une pertinence, ou bien l'agent se rend-il coupable d'une confusion des registres? A moins que la morale ne nous oblige pas à nous soucier du sort des autres personnes, tant que ces personnes sont responsables de leurs actes. Après tout, si les salariés des pays du Tiers-Monde sont exploités, ce sont leurs patrons qui les exploitent, et non les consommateurs occidentaux. De même, si les prix du chocolat sont si bas, ce n'est pas uniquement la faute des Occidentaux, puisque la fixation d'un prix est toujours un compromis entre acheteurs et vendeurs. Si la qualité de leur production le permet, les paysans du Tiers-Monde peuvent tout à fait tenter de faire remonter eux-mêmes les prix de leurs marchandises. En bref, il semble que la responsabilité morale de ces situations de grande pauvreté ou d'esclavage relève des choix des producteurs, et non pas des consommateurs. 
Ainsi, il me semble que le commerce équitable soulève deux questions, qui doivent être traitées dans cet ordre : 
1) Peut-on faire intervenir des considérations morales dans le jeu des échanges économiques?
2)  La morale nous prescrit-elle de nous soucier du sort du vendeur, au-delà du respect des procédures formelles de l'échange?

Tout d'abord, pour que mon problème soit suffisamment clair et philosophique, j'exclus l'hypothèse que les acheteurs soient directement coupables d'agir sur les prix par la violence militaire, la contrainte politique, ou une situation de monopole. Il faut se placer dans le cadre d'un marché suffisamment concurrentiel pour que les vendeurs puissent trouver d'autres débouchés à leurs marchandises si jamais un ou plusieurs acheteurs faisaient défection. Si ce n'est pas le cas, alors il y a injustice au plan économique, et peut-être même au plan moral si les acheteurs en situation de force se servent de leur pouvoir et utilisent des moyens immoraux pour faire baisser les prix. Il faut encore que les vendeurs soient libres, de sorte que, s'ils ne parviennent pas à tirer un prix suffisant pour leur production, ils puissent se reconvertir et travailler dans un secteur qui leur assurerait des revenus décents.
Supposons donc que les acheteurs n'ont pas de pouvoir direct pour faire baisser les prix, et que les vendeurs ne soient pas contraints de rester dans leur activité. Cela implique que, si les prix restent bas, les vendeurs sont responsables de ce niveau de prix. Les acheteurs doivent-ils quand même se soucier de ces prix, et de proposer, contre leurs intérêts, de les remonter?
Le problème est alors le suivant : les consommateurs doivent-ils privilégier l'approche strictement économique des relations marchandes, dans lequel leur objectif est uniquement de tirer les prix vers le bas, ou bien doivent-ils avoir d'autres préoccupations, comme des soucis de bien-être humain, de qualité environnementale, etc.?
La réponse me semble la suivante : il est évident qu'il existe une sphère de l'économie, dans lesquels certains principes de rationalité ont cours. En économie, l'objectif est toujours la maximisation de son revenu et de son utilité. L'agent rationnel doit donc toujours chercher à investir dans les secteurs ayant les plus hauts rendements, doit toujours chercher à vendre le plus cher possible, à acheter le moins cher possible, et à s'accaparer les biens les plus utiles. En soi, la rationalité économique est distincte des principes moraux courants, et ponctuellement, en contradiction avec ces principes. Néanmoins, il n'y a aucune raison d'exclure la pertinence de ces principes moraux. En effet, ce qui caractérise la morale, c'est qu'elle ne constitue pas une sphère propre dans laquelle elle vaudrait, et pas dans les autres, mais c'est qu'elle vaut en toute circonstance, dans toutes les sphères de l'activité humaine. D'ailleurs, il en est de même de la politesse. Un entrepreneur, un salarié, un investisseur savent tous que faire des affaires ne les dispense pas de la politesse élémentaire. Et s'il arrive que les principes de la politesse contredisent la rationalité économique, cela montre que les deux registres ont cours. L'économie n'exclut donc pas par principe la morale ou la politesse. 
Ainsi, la morale a toujours cours dans les relations marchandes. Cela signifie, comme Kant le formule, que la morale est inconditionnelle. Elle vaut partout et toujours. Par contre, contre Kant, je ne vois pas de raison évidente que la morale devrait partout et toujours surpasser toute autre considération. C'est un problème très délicat, que Philippa Foot a discuté dans un article se demandant si les impératifs moraux surpassent tout autre impératif. Mon but n'est pas ici de résoudre cette difficulté. Je m'en tiens seulement à l'idée qu'il n'est pas possible d'exclure les considérations morales du champ de l'économie (ni d'ailleurs d'un autre champ). En d'autre terme, je ne prétends pas qu'il nous faudrait devenir de parfaits idiots sacrifiant toujours ses intérêts au nom du bien-être d'autrui. Par contre, j'affirme que personne ne peut abandonner son humanité au point où le bien-être humain n'aurait plus pour lui la moindre pertinence. Une position équilibrée me semble être que toute personne peut, dans une certaine mesure, s'enrichir aux dépends des autres; mais que personne ne peut en arriver à penser que la pauvreté des autres n'a pas la moindre importance.

Je passe maintenant à mon second problème : la morale nous demande-t-elle de nous soucier du sort de ceux avec qui nous faisons affaire, alors même que nous n'avons violé aucune règle relative aux transactions? Pour reprendre le problème de départ, la morale nous demande-t-elle de payer suffisamment un producteur de café, ou bien n'exige-t-elle de nous que nous lui laissions fixer lui-même son prix de vente, et que nous lui payions effectivement ce que nous lui devons?
La réponse est la suivante : le souci du bien-être des autres ne peut pas être négligé, même dans les affaires. Il est impossible de faire des affaires sans se préoccuper de ce que deviennent celui ou ceux avec qui nous réalisons des transactions. Qu'est-ce qui me permet de l'affirmer? C'est le fait que, lorsque quelqu'un est dans le besoin, nous avons envers lui un devoir de charité. La charité, bien qu'elle ne soit pas exigible par autrui, est quand même un devoir qui nous incombe absolument. Un mendiant ne peut pas exiger de nous que nous lui prêtions assistance, par contre, nous avons quand même à l'égard des pauvres en général, un devoir de charité. Or, la charité consiste à donner une partie de son argent (ou bien des biens, ce qui revient à donner de l'argent, ou bien encore du temps, sous forme de bénévolat, ce qui revient aussi à donner de l'argent). Cela signifie que, si nous appauvrissons un individu en réalisant des transactions trop à notre avantage, nous aurons ensuite un devoir de charité envers lui.
C'est pourquoi il revient au même de lui donner directement une somme plus importance que ce qu'il demande, lors des transactions. Le commerce équitable est donc une opération mixte, mi-économique, mi-morale, dans lequel nous faisons d'une certaine manière la charité, pour ne pas avoir à la faire plus tard, sous une autre forme. Au lieu de donner de l'argent sans contrepartie à une personne faisant l'aumône, on donne de l'argent à une personne en échange d'un service, en lui donnant suffisamment d'argent pour qu'elle n'ait pas à faire l'aumône. La quantité d'argent donnée, dans les deux situations, pourrait même être approximativement la même. Pourtant, en termes de bien-être, ces deux situations sont très différentes. Dans la première, une personne se retrouve socialement humiliée. Dans la seconde, une personne se trouve dans une situation socialement valorisée, celle d'un producteur faisant marcher son entreprise. Il convient donc, pour des raisons morales, de privilégier le commerce équitable, à la charité envers les mendiants.
De plus, les intérêts égoïstes de toutes les parties vont aussi dans ce sens. En effet, si l'acheteur permet à l'activité du producteur de prospérer, il pourra profiter des services qui lui sont vendus. Mieux vaut continuer à acheter du bon café et du bon chocolat plutôt que de dépenser de l'argent à faire l'aumône à des mendiants improductifs. Et du côté du vendeur, mieux vaut garder un travail rémunérateur que de vivre sous perfusion, perfusion qui de plus est précaire, car la charité n'est pas contractuelle. 

Ainsi, en conclusion, il me semble que l'économie n'exclut pas la morale, et que, pour cette raison, même les agents économiques doivent se soucier du bien-être des personnes avec qui ils font affaire. Cela ne signifie pas qu'ils doivent sacrifier leurs intérêts au nom du bien-être des autres, mais plutôt qu'ils doivent faire effort pour minimiser les contradictions entre les exigences de la morales et celles de l'enrichissement personnel. Or, de ce point de vue, le commerce équitable est un excellent compromis.
Bien entendu, je n'ai rien à répondre à l'amoraliste absolu prétendant que les exigences morales ne le concernent pas, et qu'il laisserait mourir une personne dans le besoin si cela lui permettait de s'enrichir davantage. Du moins, un tel individu pose un problème général pour la morale, mais pas un problème spécifique sur le lien entre morale et économie. Si l'on part d'un individu normalement moral, donc qui reconnaît son devoir d'assister les personnes dans le besoin, alors celui-ci doit nécessairement reconnaître aussi la valeur du commerce équitable, forme d'assistance préférable, autant sur le plan moral que sur le plan  économique.

vendredi 13 février 2015

La survenance revisitée

Un des sujets les plus désastreux de la philosophie de l'esprit est celui de la survenance, parfois aussi appelée émergence, selon les orientations naturaliste ou anti-naturaliste des auteurs. La doctrine de la survenance vise à expliquer, comme le formule très bien Jaegwon Kim, que l'esprit puisse exister dans un monde physique. On peut ajouter qu'il s'agit aussi d'expliquer la vie dans un monde de particules inertes, et d'expliquer l'apparition des valeurs esthétiques ou morales à partir d'éléments physiques qui ne sont ni beau ni laids, ni bons ni mauvais.
Résumée à grands traits, la thèse de la survenance est une thèse de la dépendance asymétrique des propriétés (ou faits) mentaux, moraux, biologiques, etc. par rapport à des propriétés physiques. Cela signifie que, étant donné un certain ensemble de faits physiques, il ne peut exister qu'un seul ensemble de faits mentaux, moraux, biologiques. Par contre, la réciproque n'est pas vraie, et ces faits mentaux, moraux, biologiques peuvent être réalisés (la réalisation est la relation inverse de la survenance) de multiples manières. Je pense que ceci se comprend aisément : il y a de multiples manières, pour une peinture, d'être belle. Par contre, étant donnée une peinture, si elle est belle, alors toute peinture exactement conforme à la première sera aussi belle. De même pour les valeurs morales, ou pour l'esprit. Il y a de multiples configurations cérébrales permettant de penser à ceci ou cela, par contre, une configuration cérébrale donnée ne doit correspondre qu'à une seule pensée. Voilà donc, en résumé, l'idée de survenance des propriétés de haut niveau par rapport aux propriétés de niveau plus élémentaire. 
Ce cadre intellectuel étant posé, de nombreuses questions se posent : les niveaux survenants sont-ils réductibles à aux niveaux de base? Un naturaliste répond oui : l'esprit, les valeurs, la vie sont entièrement réductibles à la matière. En termes épistémologiques, cela signifie qu'il suffit de connaître les lois physiques pour être en mesure de déduire tout ce qu'il se passe aux niveaux supérieurs. A l'inverse, les partisans de l'émergence soutiennent que des propriétés nouvelles apparaissent avec ces niveaux supérieurs, de sorte que le tout est plus que la somme des parties. On ne peut donc pas connaître ce tout simplement en observant les parties. Il y a des lois sui generis qui doivent être connues séparément. 
Autre question : les niveaux supérieurs sont-ils de purs épiphénomènes, des phénomènes de surface sans effet causal, ou bien ont-ils un pouvoir causal sur les propriétés de même niveau, voir sur les niveaux inférieurs? Ici, on comprend que les naturalistes refuseront de donner des pouvoirs causaux à l'esprit, aux valeurs, etc. Il soutiendront plutôt que l'esprit n'est qu'une illusion de la conscience, et que tout ce qui est réel et causal a lieu à un niveau physique. A l'inverse, un anti-naturaliste aura moins de mal à admettre que des propriétés mentales, esthétiques ou morales puissent causer des événements dans les niveaux physiques.
Tout ceci est assez rudimentaire, car mon propos n'est pas d'exposer les extraordinaires sophistications théoriques sur ce sujet, visant à construire des dizaines de positions mixtes entre les positions matérialistes et les positions spiritualistes. Je veux plutôt montrer que ces discussions reposent sur des idées beaucoup trop fragiles pour que se lancer dans de telles sophistications ait le moindre intérêt.

En quoi le problème de la survenance est-il insatisfaisant? Voici les principaux griefs :
1) la délimitation des différents niveaux reste ontologique intuitive et pas du tout fondée. On distingue de manière extrêmement naïve l'esprit et le corps, la nature et les valeurs, l'inerte et le vivant, sans se demander si ces distinctions sont bien fondées, et si on n'en oublie pas d'autres. Or, faute de ce travail, on est tout autant justifié de distinguer l'inerte et le vivant que, par exemple, le balai par rapport au manche et à la brosse. En effet, dans le modèle de la survenance, il suffit que des propriétés surviennent par un certain agencement de parties pour qu'il y ait survenance. Or, nul doute que, correctement assemblés, un manche et une brosse forment un balai qui a des propriétés que ne possèdent ni la brosse, ni le manche. Pourtant, va-t-on dire que le balai est une propriété survenante? Ce serait assez ridicule. Et si on le fait quand même, ceal implique qu'absolument tout est survenant, puisque toutes les choses que nous connaissons sont décomposables en d'autres choses qui n'ont pas les mêmes propriétés. En quelque sorte, le débat sur la survenance s'évapore, et ne reste qu'une discussion autour des concepts.
2) La conception de la causalité est très réductrice. Historiquement, les philosophes qui se sont confrontés à un cas typique de survenance, la vie, l'ont fait en compliquant leur conception de la causalité. Je pense à Aristote, ou à Kant. Le premier avait une théorie des causes dans laquelle la causalité efficiente d'une chose sur une autre était distinguée de la causalité formelle dans laquelle le tout agit sur les parties. Quant à Kant, il a introduit l'idée d'une force formatrice pour rendre compte de cette propriété du vivant de conserver sa forme tout au long de la vie. Claude Bernard aussi a eu besoin de distinguer les phénomènes physico-chimiques présents dans le vivant, et l'idée directrice qui dirige ces phénomènes en vue de maintenir la structure des vivants. Or, que se passe-t-il dans les discussions contemporaines? Il ne reste plus qu'une conception cartésienne de la causalité, conception terriblement pauvre. Pour Descartes, une cause est un choc d'une particule de matière contre une autre. Admettons que cela rende compte de la causalité efficiente aristotélicienne. Par contre, il est absolument exclu que cela rende compte de tout ce dont une théorie de la vie doit rendre compte. Cela n'a tout simplement aucun sens d'imaginer qu'un être vivant ait le pouvoir de causer un choc sur ses propres particules de matières. C'est tout aussi inenvisageable que la causa sui. On ne peut pas se causer soi-même, tant que la causalité est conçue comme causalité efficiente cartésienne. Dans les débats contemporains, un autre enjeu est de savoir si des propriétés morales peuvent expliquer tel ou tel fait naturel. Là encore, cela n'a aucun sens d'imaginer le bien comme pouvant choquer les organes du corps humain et ainsi le mouvoir. 
En résumé, la thèse de la survenance est parfaitement bancale pour la raison suivante : elle veut Aristote et Descartes à la fois. Elle veut une théorie du tout et des parties, dans laquelle chaque individu est identifié par une certaine structure de constituants, tout en voulant une théorie cartésienne de la causalité, dans laquelle celle-ci n'est que le choc d'un corps sur un autre. Ces deux conceptions sont incompatibles. Ou bien on admet la théorie aristotélicienne mais il faut avoir une conception bien plus riche de la causalité, ou bien on admet la conception cartésienne de la causalité, mais il faut renoncer à toute idée que quelque chose survienne à partir d'autre chose. 
A mon sens, la voie cartésienne est totalement absurde. Descartes n'a pas la moindre théorie de l'individuation des corps. Pour être plus précis historiquement, il en propose une dans ses Principes de philosophie : un corps est identifié par l'unité de mouvement. Mais cela ne marche pas du tout. Les meubles dans ma maison ne bougent pas par rapport à la maison, pourtant, ils ne sont pas ma maison. On m'objectera qu'ils pourraient bouger, mais je me demande ce que Descartes pourrait faire de ce genre de propositions modales. De toute façon, je pourrais les visser aux murs ou au sol de façon à ce qu'il ne puissent plus bouger. Ils n'en restent pas moins distincts. De plus, la cuisine ne bouge pas par rapport au salon, ce sont pourtant des pièces distinctes. Comment Descartes pourrait-il l'expliquer? Autre exemple, inverse : dans un moteur, les pistons bougent les uns par rapport aux autres, pourtant il s'agit d'un unique objet. Je n'insiste pas, tout le monde comprend le problème : l'unité de mouvement n'est ni nécessaire, ni suffisante à l'individuation d'un objet.
Aristote est infiniment plus convaincant. Pour lui, l'identité d'un objet est donné par sa forme, et la forme est très souvent identifiée à la finalité. En termes plus contemporains, on dirait donc qu'un objet est identifié par sa fonction. Il est facile de voir que cette conception de l'identité des chose passe beaucoup mieux l'épreuve du réel. Un vivant est identifié par l'unité de sa vie, une montre par sa fonction de donner l'heure, un meuble par sa fonction de rangement d'objet. Cette conception donne aussi une réponse satisfaisante aux problèmes typiques sur l'identité (cf. le bateau de Thésée dont on remplace régulièrement les planches : c'est la fonction de bateau qui fait l'unité du bateau, et non pas ses planches). A ma connaissance, la seule objection apparente à cette définition de l'identité par la fonction, c'est son caractère tautologique. Un bateau est défini par sa fonction de bateau, ce qui n'est pas dire grand chose. Je réponds qu'il est au contraire très rassurant de savoir que l'identité d'un objet n'est pas quelque chose de caché et mystérieux. Tout le monde sait bien ce qu'est un bateau. Pourquoi faudrait-il que l'explication philosophique de l'identité du bateau nous amène à des conclusions compliquées et mystérieuses?  

Dès lors que l'on adopte une conception aristotélicienne de l'individuation, on a besoin de distinguer la structure et la fonction, ce que Aristote appelait matière et forme. Par contre, il est exclu de parler de causalité efficiente de la structure sur la fonction, ou de la fonction sur la structure. Cela n'a pas de sens. La causalité efficiente ne peut jouer qu'au sein de la structure. Telle rouage de la montre déclenche tel autre rouage, qui déclenche tel autre, et ainsi de suite. Par contre, aucun rouage ne cause l'affichage de l'heure. Cela n'a aucun sens. Et inversement, l'affichage de l'heure ne cause aucun rouage. Et concernant les fonctions, quel type de causalité peut-il s'appliquer à elles? Que peut donc causer l'affichage de l'heure? Cet affichage cause des réactions humaines. Je regarde ma montre, et je m'aperçois que je suis en retard à mon rendez-vous, donc je cours. Ici, il y a donc bien un certain rapport entre l'affichage de l'heure et le fait que je me mette à courir. Faut-il parler de causalité? Je crois que cela serait incorrect. Car il n'y aucune causalité efficiente entre un affichage de montre et une course à pied. C'est plutôt que l'affichage de l'heure me donne une raison de courir. Le rapport entre l'heure et la course est un rapport rationnel, de justification. J'ai raison de courir dès lors que le viens de m'apercevoir de l'heure. Bref, au plan mental, la causalité est plutôt la rationalité, les raisons, bonnes ou mauvaises, et non pas la causalité efficiente.
Juste un mot rapide sur les quelques exceptions apparentes. Parfois, il semble que la structure a des effets sur la fonction. Un sportif qui se déchire un muscle arrête de courir. Donc il semble ici que la structure soit capable d'avoir des effets causaux sur la fonction. Pourtant, ce n'est pas une causalité efficiente. C'est plutôt quelque chose qui relève de la justification. Un muscle n'a pas d'effet causal sur une capacité de courir. Par contre, il explique que cette fonction ne soit pas réalisable. Le muscle, comme le dit Platon dans le Phédon, reste une condition de la fonction, et non pas une cause. L'absence d'une condition n'est pas une cause. Par contre, cette absence justifie l'impossibilité de courir. 
Quant aux vivants, aux humains, aux valeurs, il faut aussi les comprendre en termes fonctionnels. Un vivant est une certaine organisation de phénomènes physico-chimiques. Un humain est un vivant capable de participer à des activités mentales au sens le plus large. Même les valeurs peuvent être comprises en tant qu'unificatrices de phénomènes humains. C'est la valeur morale qui unifie les actes humains en tant qu'actes, et qui les distingue de l'ensemble du contexte, qui lui reste neutre. 

Reste une dernière question, celle qui est au fond responsable des discussions sur la survenance. Toutes les structures ne suscitent pas le même étonnement. Prenons par exemple une maison. Elle est un assemblage de briques, unifiées par une fonction : constituer un abri. Mais personne n'a envie de dire que la maison émerge à partir de propriétés physiques. Par contre, prenons un homme, qui est aussi un assemblage de chair, d'os, de sang, etc. dont l'unification est le fait de son esprit. Or, cette vie, cette esprit, nous intriguent. Pourquoi? Parce que, comme le dit très bien Aristote, ces fonctions sont actives. Être vivant, c'est pouvoir se mouvoir par soi-même. Être un humain capable de penser, c'est pouvoir fonder des projets, émettre des idées, discuter, collaborer avec d'autres personnes. Dès lors, on a vraiment envie de dire que la vie, la pensée, sont des phénomènes émergents, puisqu'ils semblent produire de nouveaux effets causaux, alors que la maison, par comparaison, ne produit pas de nouveaux effets causaux.
Je propose donc la différence suivante : il y a des fonctions actives, et des fonctions passives. Une fonction est active lorsqu'elle est capable d'elle-même de produire de nouveaux événements. Une fonction est passive lorsqu'elle dépend d'autre chose pour produire quelque chose. Un vivant est actif, une pierre est passive. Mon sentiment est que les discussions sur la survenance sont toutes issues de l'étonnement devant les fonctions actives. A l'inverse, les fonctions passives ne suscitent à peu près aucun intérêt. Pourtant, du point de vue de l'explication ontologique, les deux ne diffèrent en rien. On explique de la même façon le balai et l'humain. La conceptualisation des choses suppose de décrire une structure réalisant une certaine fonction. 
En d'autres termes, les discussions sur la survenance sont désastreuses parce qu'elles mélangent un sujet qui en effet peut susciter de l'étonnement, et un autre parfaitement trivial. Que des propriétés puissent émerger à partir d'une structure de constituants élémentaires est le fait le plus trivial au monde et n'exige pas toutes ces discussions byzantines. Par contre, j'accorde que les fonctions actives peuvent susciter davantage d'étonnement. Mais là encore, l'étonnement doit vite retomber. Après tout, à échelle chimique, il y a déjà quantité de fonctions actives : évaporation, cristallisation, explosion, etc. Que ces phénomènes chimiques ou puissent se structurer pour produire des êtres vivants est très intéressant, mais cet intérêt est scientifique, pas philosophique. Selon moi, c'est ce qui explique que le thème de la vie ne suscite plus vraiment d'intérêt philosophique, alors que celui de l'esprit continue d'en susciter. Une fois que les explications scientifiques sont passées par là, on découvre qu'il n'y avait rien de très surprenant d'un point de vue conceptuel. La biologie est suffisamment rôdée pour que éteindre le besoin philosophique. Nul doute que l'avancée des neuro-sciences finira aussi par éteindre les discussions sur l'émergence du mental. 

Après ce petit parcours, je voudrais rassembler les quelques idées défendues, et préciser celles sur lesquelles je ne me suis pas prononcé :
1) Les propriétés survenantes (ou émergentes) ne sont en rien propres au vivant, au mental, ou aux valeurs. Toute chose, à partir du moment où elle est comprise en termes de structure et de fonction, possède ces propriétés émergentes. Pour cette raison, je propose de ne retenir que la notion de fonction, et de supprimer les notions de survenance, d'émergence, etc. qui n'apportent que des confusions. Il n'y a pas de problème de la survenance. 
2) Il faut absolument abandonner l'idée que toute action d'une chose sur une autre s'explique en termes de causalité efficiente. Nous avons sans cesse besoin d'examiner les dépendances entre structure et fonction, et ces dépendances ne sont jamais des rapports de causalité au sens cartésien. Je ne me prononce pas sur la question de savoir si la dépendance entre structure et fonction est asymétrique ou pas. En d'autres termes, je ne prétends pas que, pour une structure donnée, il ne peut s'ensuivre qu'une fonction. Si je ne le fais pas ici, c'est parce que cette question me semble soulever plusieurs problèmes différents et difficiles (rapidement : celui de la réalité ou de l'idéalité des fonctions ; celui de l'atomisme ou du holisme des fonctions). 
3) Tous mes propos sont neutres sur les questions ontologiques. Contrairement aux thèses de la survenance ou de l'émergence, je n'ai pas à me prononcer sur l'existence de différents niveaux de réalité. Et ce n'est pas mon intention de le faire ici. Je prétends seulement que la distinction entre structure et fonction est indispensable. Par contre, je n'affirme pas qu'elle implique un dualisme ontologique. Je n'affirme pas non plus, a fortiori, qu'il y ait plusieurs niveaux d’emboîtement fonctionnel, donc plusieurs plans ontologiques. Je ne vois pas d'objection à l'idée que le plan des fonctions mentales soit le même que celui des fonctions vitales et des fonctions chimiques. Le découpage en divers plans répond à des exigences épistémologiques (mentionner les particules subatomiques pour expliquer pourquoi un pont ne s'effondre pas est ridicule), mais il n'y a pas de raison que ces besoins, qui sont au fond pratiques, répondent à des distinctions ontologiques.

lundi 9 février 2015

Qui de la passion ou de la raison fait tourner le monde?

Je voudrais présenter un bref paradoxe montrant que ce sont des passions irrationnelles qui mènent le monde, et que celui-ci n'est pas soumis à la rationalité instrumentale toute puissante, contrairement à ce que l'on entend trop souvent dans la presse et chez certains philosophes (Heidegger, l'arraisonnement du monde, etc.)

1) dans toute activité, quelle qu'elle soit, s'applique la règle des rendements marginaux décroissants. En termes familiers, plus on persévère dans une activité, plus les gains deviennent faibles, et demandent des efforts plus importants pour gagner encore quelque chose. Un chercheur sait bien qu'il est plus facile d'apprendre les connaissances de base d'une discipline que de découvrir de nouveaux savoirs à la pointe de cette discipline. Une entreprise sait bien qu'il est plus facile d'écouler ses premières marchandises que de les écouler quand le marché commence à être saturé. Il est aussi plus facile d'écouler ses marchandises sur un marché déjà établi que de partir à la conquête de nouveaux marchés. 
2) La rationalité implique, partout où c'est possible, de privilégier l'activité ou la stratégie qui maximiserait notre utilité. En d'autres termes, lorsque les rendements marginaux d'une activité commencent fortement à décroître, il devient rationnel d'abandonner cette activité, et de passer à une activité dans laquelle les rendements marginaux restent élevés. Un chercheur qui commence à avoir du mal à découvrir de nouvelles choses devrait plutôt se lancer dans des domaines plus faciles. Une entreprise qui commence à avoir du mal à écouler ses marchandises devrait plutôt se lancer sur un autre produit. Une entreprise a davantage intérêt à copier celles qui réussissent que de dépenser des quantités extraordinaires pour découvrir de nouveaux marchés. 
3) De fait, on trouve à peu près partout des gens qui s'obstinent dans leur voie, en dépit de la rationalité. Les chercheurs ne renoncent à peu près jamais à leur sujet d'étude, et passent des décennies de leur vie pour produire un travail qui se lit en quelques heures. Les entreprises dépensent une énergie folle pour augmenter leurs ventes, ou pire, pour concevoir de nouveaux produits alors même que les suiveurs gagneront à peu près autant d'argent, tout en réduisant les coûts en recherche et développement à zéro, et en évitant de se lancer dans des initiatives désastreuses. Bref, la marche du monde n'est pas du tout rationnelle. 

Quelles sont les explications? J'en dénombre quelques unes :
1) Le désir de gloire et de richesse. Le premier qui découvre quelque chose a une gloire immense, celui qui copie ne récolte aucun honneur, même s'il profite tout autant de la découverte. Mais il semble que nous préférons largement avoir cette gloire que d'avoir les gains que rapporte la chose découverte. De même, en économie, même si les copieurs gagnent presque autant (la plupart du temps), le désir de gagner davantage que les autres semble motiver les hommes. Ce désir est parfaitement irrationnel, car ses coûts d'opportunité sont manifestement énormes. Le léger gain sur les autres ne justifie pas les efforts gigantesques livrés. De plus, le hasard se mêle souvent aux événements, de sorte qu'il n'est même pas certain que celui qui ait le plus travaillé soit celui qui gagne le plus. 
En d'autres termes, l'entrepreneur n'est pas un homo economicus, sans quoi il n'entreprendrait rien, il imiterait benoîtement ceux qui ont réussi quelque chose. Les entrepreneurs sont des fous, des personnes irrationnelles et mégalomaniaques.
2) Le manque de curiosité et d'ouverture sur le monde, un caractère obsessionnel. Pris dans une tâche, il est probable que certains hommes vont préférer bêtement s'obstiner plutôt que de s'intéresser à autre chose, d'ouvrir un peu leur esprit, de découvrir d'autres activités qui pourraient leur plaire. Au lieu, comme la plupart d'entre nous, de se lasser lorsqu'ils passent du temps sur une activité, ils s'obstinent encore et encore, et d'autant plus qu'ils ont passé du temps sur cette chose. 
3) L'aversion à la perte. La notion est souvent utilisée par les économistes, mais va bien au-delà. Elle signifie que les hommes redoutent de matérialiser leur perte, et de passer à une autre activité. Ils préfèrent se dire qu'ils traversent une période difficile, mais que leur activité finira par être couronnée de succès. Cela ne vaut pas que pour les marchés financiers, nous en faisons tous l'expérience lorsque nous achetons un billet pour un film ou un spectacle, et que ce film ou ce spectacle ne nous plait pas. Nous n'arrivons pas à partir au milieu du film, parce que nous aurions l'impression d'avoir perdu notre argent. Du coup, nous restons assister à ce mauvais film, et nous avons perdu notre argent, et notre temps! L'aversion à la perte est donc un facteur particulièrement significatif dans les comportements bêtement obstinés. 
4) Le sens de l'intérêt général : on comprend rapidement que la rationalité instrumentale aboutit ici à une situation qui ressemble à celle du paradoxe de l'action collective : chacun a tout intérêt à ne rien faire, à laisser faire les autres, et à profiter de leurs succès. Mais si tout le monde fait cela, alors le monde s'en tire globalement moins bien, puisque personne ne va rien découvrir, personne ne va lancer d'entreprise innovante, etc.
En d'autres termes, si cette explication est la bonne, c'est l'altruisme qui motive les chercheurs, les entrepreneurs, et toutes les personnes qui cherchent à se confronter à cette dure réalité des rendements marginaux décroissants. Les gens acceptent de se livrer à des tâches de plus en plus stériles, inintéressantes, fatigantes, pour la satisfaction morale d'aider l'humanité. 

Je ne prétends pas avoir fait le tour de toutes les explications possibles. Mais on remarquera qu'aucune ne relève de la rationalité instrumentale, et même, que toutes sont manifestement en contradiction avec les principes de la rationalité. Seule la dernière explication, la moralité, est peut-être compatible avec la rationalité instrumentale, du moins, si l'on en croit Gauthier qui tente dans Morale et contrat de fonder la morale sur des agents voulant maximiser leur utilité. Mais le projet de Gauthier est probablement un échec (sa distinction entre maximisateurs moraux et maximisateurs directs en est l'aveu). Donc, faute d'explication meilleure, on doit bien conclure que le monde n'est pas régi par la raison, mais par les passions.
Ma conclusion est plutôt sombre : tout ce qui est beau et grand dans le monde est irrationnel. Celui qui est rationnel reste petit, discret, peu innovant, conservateur. 

jeudi 5 février 2015

Remarques anthropologiques sur la distinction des causes et des raisons

La discussion relative aux causes et aux raisons étant ancienne (en gros, elle a pris sa forme actuelle avec Wittgenstein) et très fournie, je ne pense pas qu'il soit utile d'entrer dans les méandres du débat, tant presque tout a déjà été dit plusieurs fois. Cependant, le débat a pris une tournure extrêmement abstraite, très métaphysique, et a eu tendance à négliger certains aspects empiriques qui permettent pourtant de faire avancer la discussion. Je me propose ici de les exposer brièvement.

Je rappelle d'abord l'enjeu de la discussion.
Lorsqu'un agent conscient doit agir, ou bien se demande ce qu'il doit croire, son choix est déterminé par les raisons qu'il se donne. La raison de croire quelque chose, c'est tout simplement que cette chose est vraie. Et la raison de faire quelque chose, c'est tout simplement que cette chose est bonne. En d'autres termes, les raisons sont les normes de la croyance et de l'action. La norme de la croyance est la vérité. La norme de l'action est le bien. J'entends par norme l'exigence portant sur les croyances et les actes. On exige d'une croyance qu'elle soit vraie, et d'une action qu'elle soit bonne. C'est pourquoi, si l'agent estime que sa croyance ou son action satisfait les normes correspondantes, alors il est justifié de croire ou d'agir, il a une raison.
Ceci implique qu'une raison s'inscrit dans des relations logiques avec d'autres pensées. On a des raisons de croire chaque fois que l'on peut montrer que la vérité de certaines croyances nous permet d'inférer que d'autres croyances sont vraies. Si ceci est vrai, alors on a une raison de croire que cela est vrai aussi. Dans le domaine théorique, avoir une raison, c'est pouvoir établir un lien d'inférence logique. Quant au domaine pratique, les raisons sont données par les désirs et les croyances. Sachant que l'on désire manger du pain, et que l'on croit que le boulanger en bas de chez soi fabrique du pain, alors on a une raison pour y aller et acheter du pain. La raison est aussi, en un certain sens, une relation logique. Je n'entre pas dans les discussions très délicates du syllogisme pratique, qui visent à montrer si ce syllogisme en est vraiment un. Peu m'importe ici. Il me suffit qu'on veuille bien admettre qu'il s'agit d'une relation mentale entre trois choses : un désir, une croyance, et une intention. Cette relation est une relation de raison, de justification. On est justifié à avoir une intention si on a les croyances et les désirs qui lui correspondent. Il est donc capital de distinguer intention et action. Car il se peut très bien que l'on soit entravé, et que l'intention ne parvienne pas à se réaliser. Ce ne serait pas être irrationnel, ce serait juste être entravé, contraint par la réalité. Par contre, si, compte tenu de désirs et de croyances données, on forme une autre intention que celle que l'on devrait, alors on est irrationnel.
Je peux maintenant parler de la causalité. La causalité est la relation entre un antécédent et un conséquent, l’antécédent produisant le conséquent en vertu d'un certain "pouvoir", d'un certain mécanisme, d'un certaine loi. Ici encore, il est hors de propos de rentrer dans des discussions sur la nature exacte de la causalité. Simplement, il faut comprendre que la causalité est le fait qu'un mécanisme physique ou psychologique explique l'apparition d'un nouveau phénomène physique ou psychologique. La causalité est une notion évidente pour les sciences naturelles, mais il faut aussi l'admettre en sciences humaines et sociales. Car dans ces sciences aussi, on parvient à découvrir des mécanismes créant des tendances observables et mesurables. 
Or, lorsqu'on essaie d'appliquer la causalité aux hommes, on se retrouve à marcher sur les plates-bandes des explications par les raisons. Les deux semblent expliquer les mêmes choses, mais les expliquent différemment. Cela, on le sait depuis le Phédon, de Platon. Socrate reste assis "à cause" de la contraction de ses muscles des jambes, mais il reste aussi assis "en raison" du fait qu'il estime qu'il est mieux pour lui de ne pas fuir. Il y a donc une concurrence entre les deux types d'explications, les naturalistes privilégiant l'explication par les causes, et ayant l'ambition de tout expliquer par des causes (le cerveau, etc.) et les anti-naturalistes, estimant que les raisons sont irréductibles aux causes, et doivent donc garder un espace autonome. Depuis Sellars (Empirisme et philosophie de l'esprit) et McDowell (L'esprit et le monde), on a pris l'habitude d'opposer l'espace des causes, espace véritablement spatial dans lequel des objets ont des interactions physiques, chimiques, biologiques, etc. et l'espace des raisons, qui est un espace logique, dans lequel les raisons sont prises dans des relations d'implication, de contradiction, etc. Le statut que l'on accorde à ces deux espaces, selon qu'on les maintienne tous deux, qu'on essaie d'assurer la primauté de l'un ou de l'autre, voire qu'on essaie de réduire l'un à l'autre, fixe les différentes positions sur la question des causes et des raisons.
Et plus spécifiquement, un des enjeux est de savoir (du moins, pour les non réductionnistes, ce qui reste la position largement majoritaire sur cette question) si les raisons peuvent quand même, tout en étant des raisons, être aussi des causes. C'est Davidson, qui, dans son article "Actions, raisons et causes" a soutenu contre la pensée wittgensteinienne dominante, qui insistait plutôt sur la distinction, que les raisons sont des causes. En effet, pour expliquer correctement une action, il faut bien que la raison ait produit l'action. Si elle était simplement une rationalisation arbitraire, ce ne serait pas une raison. Il faut que la raison soit vraiment la bonne, et la bonne, c'est celle qui a causé l'action. 
Voici l'idée que je voudrais discuter, parce qu'elle semble avoir été acceptée par beaucoup (cf. Bouveresse « Causes et raisons de la croyance », in Essais III, et Engel "L'espace des raisons est-il sans limite?", in Un siècle de philosophie). Comme je l'ai annoncé, je ne vais pas soutenir que la thèse de Davidson est fausse. Il me semble en effet qu'il a raison. Mais je voudrais montrer ce qu'il faut ajouter pour qu'en effet il ait raison, car sous cette forme, la thèse de Davidson est fausse. 

La thèse de Davidson est fausse si on la prend telle que lui l'a présentée, à savoir sous une forme philosophique, c'est-à-dire abstraite et générale. Tout d'abord, je tiens à rectifier un point : les raisons d'agir ne causent pas les actions, contrairement à ce que dit Davidson, et qui l'a entraîné lui et ses commentateurs dans des discussions infinies sur la causalité mentale, et sur la compatibilité entre ces thèses et celles sur le monisme anomal. Les raisons d'agir causent (si elles causent quelque chose) des intentions d'agir. Je le répète : l'association d'un désir et d'une croyance ne produisent pas une action, elles ne produisent une action que si une intention est formée, et que cette intention n'est pas entravée. Par conséquent, s'il faut s'interroger sur la causalité du mental, c'est sur la manière dont une intention peut causer une action. Mais ce problème est complètement différent du problème des causes et des raisons. En effet, personne ne soutient qu'une intention est une raison d'agir. Une intention est l'intention d'agir, pas la raison d'agir.
Venons en maintenant au cœur du sujet : il faut nécessairement distinguer l'implication logique et la causalité. On ne peut pas, comme le font Davidson, puis avec lui Engel et Bouveresse, faire des prémisses des causes de la conclusion. Parler d'une relation causale entre propositions est une aberration complète. Entre des propositions, le lien n'est que de justification. Or, les croyances, désirs, et intentions sont avant tout des propositions, donc, leur lien est avant tout logique, donc un lien de raison. Il n'y a pas de causalité là dedans.
Par contre, certes, une fois que ces propositions sont, de fait, psychologiquement, pensées, alors elles deviennent des événements du monde, et sont alors capables de produire d'autres pensées, selon un lien causal. Les pensées inférées le sont donc en fonction des dispositions causales psychologiques. Les pensées, dans notre tête, ne suivent pas nécessairement le vrai, elles suivent plutôt des dispositions causales, issues de nos apprentissages, nos habitudes, notre vivacité intellectuelle, etc. Cela, c'est la causalité de l'esprit.
J'en conclus donc une chose : si un rapport rationnel entre propositions correspond à un rapport psychologique entre pensées, cette correspondance ne peut rien être de plus, et certainement pas un rapport d'identité. En effet, ce n'est pas le vrai qui est responsable des inférences psychologiques, ni le bien. C'est seulement notre psychologie. Que notre pensée suit le vrai ou le bien, c'est contingent d'un point de vue naturel. C'est nécessaire au sens où c'est notre devoir de suivre le vrai et le bien, mais c'est contingent au sens modal. Ainsi, contre Davidson, ce n'est jamais en tant que raison qu'une raison est cause. Une raison ne peut être cause que dans la mesure où cette raison correspond effectivement à une pensée qui elle, a un pouvoir causal. Le parallélisme n'est pas l'interaction. Les raisons sont parallèles aux causes, mais n'interagissent pas avec elle.

Ceci étant dit, j'en viens maintenant à ce que la thèse de Davidson a de vrai, et qui correspond à mon annonce de présenter quelques réflexions anthropologiques. Les personnes qui ne sont pas allées à l'école, qui n'ont pas appris à raisonner de manière abstraite, peuvent pourtant être de remarquables calculateurs et tacticiens. Ils apprennent à développer leur intuition, leur flair, trouvent des heuristiques efficaces, utilisent la méthode des essais et erreurs, etc. Cela veut dire qu'ils ont une conduite qui, à terme est assez rationnelle, donc justifiée, bien qu'eux-mêmes soient incapables d'avoir les pensées qui justifieraient ce qu'ils font. Weber, dans Economie et société, parle ainsi des entrepreneurs : la plupart ne connaissent rien aux règles de la rationalité instrumentale, mais ils réussissent car ils ont malgré tout pris des habitudes d'action qui leur donnent les mêmes résultats que s'ils suivaient explicitement une démarche rationnelle. Tous ces individus qui ne sont pas allés à l'école ont des causes d'actions qui ne sont pas des raisons. Ils n'ont pas de raison, ou, si on veut quand même employer ce terme, ils n'ont que des mauvaises raisons, des raisons insuffisantes. 
Par contre, à quoi sert l'école? Elle sert précisément à rendre les enfants capables de se déterminer causalement en suivant des considérations rationnelles. Faire en sorte que les pensées suivent l'ordre logique des propositions, c'est le projet de toutes les disciplines, aussi bien en mathématiques, en sciences, en histoire, en philosophie. On cherche toujours à ce que nos élèves, au lieu de se laisser aller à un bouillonnement d'idées désordonné, parviennent à se canaliser, à constituer des dispositions durables à penser de manière rationnelle. L'école cherche donc à mettre en correspondance causes et raisons, elle cherche à ce que l'on développe des dispositions causales à suivre très précisément l'ordre des raisons. 
On peut donc bien dire que les raisons sont des causes, puisque c'est parce que ces raisons en sont qu'on a cherché à les implanter dans les esprits des jeunes. L'école tente de transformer des raisons en causes. Au lieu de laisser libre cours à des mécanismes causaux non rationnels, l'école lutte pour faire en sorte que des relations rationnelles leur soient substituées. Je ne prétends pas que l'école soit le seul endroit où on le fasse. Mais dans les pays occidentaux, c'est évidemment le principal endroit où l'on se rend sensible aux raisons. C'est dans sa scolarité que l'on se "programme" soi-même pour devenir capable de réagir causalement aux raisons qu'on nous donne. J'emploie ce mot de "programmer" parce qu'il est le meilleur : il contient à la fois l'idée d'une sorte de dressage implacable, et à la fois l'idée que ce dressage est symbolique, fait de notions signifiantes. En programmant un enfant, on fait en sorte que la causalité se règle sur les raisons. Pensons à quelques exercices de logique : nous voyons que le vrai nous sert de guide pour inférer et que nous faisons cela de manière tout à fait automatique. Nous nous sommes transformés en ordinateur, capables de computer sur le vrai et le faux. De même dans l'action, nous sommes tous capables d'agir en suivant des considérations morales intériorisées. 
Je rejoins donc l'idée d'une forme de seconde nature. En apprenant, on finit par transformer le logique en psychologique, on finit par transformer ce qui est de l'ordre de la justification en ce qui est de l'ordre de la causalité. Cette seconde nature relève de l'anthropologie. Il ne suffit pas de naître et de vivre pour en faire partie. D'ailleurs, je ne prétends pas en faire, comme chez McDowell, le propre de la condition humaine. Je veux plutôt montrer que, pour ceux qui sont allés à l'école, surtout pour eux, le symbolique finit par devenir du causal. Ce n'est pas dévaloriser ceux qui ne sont pas allés à l'école. Simplement, l'école a cette particularité de demander sans cesse aux élèves de faire preuve de réflexivité, de justifier. Dans la vie ordinaire, c'est plutôt inutile, et parfois même handicapant. Il n'empêche que tous ceux qui sont allés à l'école auront gardé ce pli d'être des machines symboliques. 

En résumé, non seulement il ne faut pas réduire les raisons sur les causes, ou les causes sur les raisons, mais il faut se méfier de l'idée qu'une raison puisse être une cause, car c'est une idée qui, prise métaphysiquement, est fausse, et revient à confondre la causalité et l'implication logique, ou le réel et la vérité. Une chose en cause une autre, une proposition vraie implique une autre proposition vraie. Mais le vrai ne cause rien, et les choses n'impliquent rien. Par contre, prise de manière anthropologique, cette thèse est vraie, parce que notre société, et tout spécialement l'école, nous apprennent à réagir causalement au symbolique, nous apprennent à ce que les considérations normatives sur le vrai et le bien soient ce en fonction de quoi nous agissons. Certes, il faut toujours qu'une cause accompagne ce vrai et ce bien (une phrase, ou un acte), mais on ne peut comprendre la fonction de l'école que si on comprend que sa mission est de "synchroniser" le rationnel et le causal. En ce sens là, on peut dire que les raisons sont des causes.