lundi 21 février 2011

La finalité dans les sciences

Le titre de ce post peut prêter à rire, tant il pourrait sembler démesurément orgueilleux de prétendre traiter un sujet si difficile, si discuté, dans les quelques lignes de ce post. Mais mon objectif est modeste. Il s'agira avant tout de concilier deux affirmations qui pourraient sembler paradoxales, et dont je voudrais montrer qu'elles ne le sont pas :
1) le plan du mental et le plan du physique sont entièrement distincts, chacun a son régime causal propre. On n'explique pas une crispation nerveuse par de la colère, on n'explique pas une dépression par un influx d'hormones.
2) les signes conventionnels, humains, ceux qui donnent accès à la pensée, au raisonnement et à la culture, ne sont pas fondamentalement différents des signes naturels, qui sont produits par la causalité naturelle. Il n'y a pas de différence de nature entre la paire constituée par le mot "feu" et le feu réel d'une part, et d'autre part la paire constituée par la fumée réelle et le feu réel.
Le paradoxe est donc le suivant : comment pourrait-on radicalement distinguer deux plans d'explication causale, si les signes ont une seule et même nature? Si tous les signes prennent place sur le même plan, et que la différence entre naturel et culturel est sans importance, pourquoi ne pourrait-on pas croiser les causalités naturelles et culturelles? Pour reprendre mes propres termes : si un signe est avant tout une opération de renvoi d'une chose vers une autre, pourquoi ne pourrait-on pas conjoindre dans une même explication les mouvements cérébraux produits par une substance chimique, et les mouvements d'une personne dépressive qui retourne dans son lit?

La réponse consiste d'abord à reconnaître que l'on parle bien de la même chose, mais différemment. La thèse 1 est une thèse que l'on peut dire dualiste. Mais par là, il ne faut pas entendre que l'esprit de Socrate et le corps de Socrate feraient deux choses. Il n'y a qu'une seule chose, à savoir Socrate lui-même, et corps et esprit ne sont que deux manières différentes de décrire la même chose. D'ailleurs, il me semble maintenant que la posture matérialiste est indéfendable, et qu'il vaut mieux adopter une posture plus spinoziste, tout simplement parce qu'elle est plus modeste. En effet, le matérialiste dirait que le corps de Socrate est la vraie réalité, parce que seule la matière existe, alors que l'esprit n'est qu'un épiphénomène, quelque chose qui émerge à partir de propriétés physiques fondamentales. Si je rejette cette doctrine, c'est tout simplement parce que rien ne la justifie. La doctrine spinoziste, elle, serait la doctrine par défaut : la réalité est l'objet de toute description, mais cet objet de toute description n'est pas plus conforme à une manière de décrire qu'à une autre. Toutes les descriptions sont égales, aucune n'est plus fondamentale. Une description serait plus fondamentale si on pouvait montrer qu'elle seule est capable de rendre compte de toutes choses, alors que les autres auraient ponctuellement des lacunes. Le naturalisme dit parfois que certains évènements sont purement physiques. Mais je crois que rien n'oblige à adhérer à cette idée.

Ensuite, il faut examiner la manière dont on rend compte de cette réalité. Les sciences naturelles établissent bien des liens entre les évènements, et ces liens sont de causalité, c'est-à-dire de transformation continue et régulière. Par là, j'entend qu'une loi causale décrira de la manière la plus générale possible une série d'états par lesquels une chose va passer. Cette loi causale, que l'on appelle plus souvent "équation" aujourd'hui, consiste donc à établir une situation spatiale en fonction du temps. C'est ainsi que l'on décrit la chute d'un corps, la propagation d'un champ quantique, ou bien une réaction chimique d'oxydo-réduction. Dans chaque cas, la loi physique vise à rendre compte d'un processus réglé et constant.
Autrement dit, la finalité est absente d'un tel système d'explication. Pour expliquer le début d'un mouvement, il est inutile de mentionner la fin. La succession des étapes ne se comprend qu'à partir des étapes précédentes.
Par opposition, dans la plupart des explications culturelles, ou mentales, celles des sciences humaines, on ne peut expliquer le début qu'en ayant connaissance de la fin, fin qui signifie par là même aussi bien le terme que le but. Une action ne se comprend qu'en fonction de ce qu'elle vise, et non pas à partir du processus passé qui y mène. Au contraire, le processus qui y mène est justement ce qui échappe à l'action. Lorsque Socrate boit le poison, il le fait avec l'intention de respecter la loi de son pays. Par contre, si l'on décrit cette action comme étant la diffusion progressive du poison dans le corps de Socrate à partir du moment de l'ingestion, on perd la perspective finaliste, pour ne plus expliquer le présent qu'à partir du passé.
Donc, dans une explication culturelle, la finalité est bien présente, parce qu'elle seule donne les raisons d'une action. Le passé n'est jamais une explication, sauf si les agents ont l'intention de rester cohérent. Et rester cohérent est encore se projeter dans l'avenir.

En résumé, il faut distinguer entre signification, finalité, et causalité. La signification est le fait d'être lié par des rapports de signes. En ce sens, il y a dans toute science des rapports de signification : tel évènement est le signe de tel autre évènement , dès lors qu'une loi  ou une règle quelconque annonce que tel évènement est toujours l'antécédent ou le successeur de tel autre évènement. Dans la signification des évènements naturels, le passé produit le présent, la relation de signe se fait du passé vers le présent, ou du présent vers le futur. Dans la signification des évènements culturels, le futur produit le présent, la relation de signe se fait du futur vers le présent.
Alors que la finalité et la causalité ne sont pas le fait d'être lié par des signes, mais sont le sens (la direction) de la signification. La finalité a un sens : du futur vers le présent ; la causalité a un sens inverse : du passé vers le présent. Tout est signifiant, mais certaines explications ne font appel qu'à des schémas causaux, d'autres qu'à des schémas finaux.
Pour faire des métaphores, les sciences naturelles sont une propulsion arrière, les sciences humaines sont une traction avant. Et les 4*4 sont interdits : mixer les régimes d'explication n'est que le signe d'une ignorance.

Néanmoins, l'explication proposée semble épuiser le registre des possibilités : on peut aller de l'avant vers l'arrière, ou de l'arrière vers l'avant, mais il n'y aurait, semble-t-il, pas de troisième voie possible. Or, ce n'est pas le cas, car il faut bien prendre garde au fait que dans chacune des deux manières de décrire la réalité, "avant" et "arrière" n'ont pas la même signification (cf. mon post sur le temps : L'ordre et la connexion). Il y a deux signification possibles pour l'avant et l'après, ce qui fait donc déjà quatre manières possibles de décrire. Et rien n'exclut que l'on ne puisse pas trouver de nouvelles significations pour l'avant et l'après, ouvrant ainsi la voie à de nouvelles manières de décrire, c'est-à-dire à de nouveaux attributs. Nous en connaissons deux, on sait que Spinoza considérait qu'il y en avait une infinité. Du moins peut-on dire que leur nombre est indéfini, et dépend surtout de l'imagination humaine.

mercredi 16 février 2011

Cadavres et objets d'art

Les philosophies de Descartes et Kant sont un moyen de résumer brièvement ce que nous considérons comme étant le rapport que notre culture entretient avec les choses.
Pour eux, la réalité est corps et esprit. Il y a un monde matériel qui est en lui-même dépourvu d'âme, de pensée, qui est purement naturel. Et il y a un monde spirituel, un lieu (si l'on peut se permettre cette expression métaphorique) où réside la pensée, qui n'a affaire qu'à elle-même, et qui ne se heurte jamais à des corps. Et l'homme est le point de rencontre entre matière et esprit. L'homme est l'union d'une âme et d'un corps. Il en résulte que seuls les hommes pensent et donc aussi que seuls les hommes peuvent agir moralement (ou pas!). Toutes les autres choses du monde sont des mécanismes inertes, ou bien des êtres vivants sensibles, mais aucunement des être moraux pouvant véritablement agir. 
Autrement dit, la réalité est découpée en personnes et en choses. Certes, les animaux sont des choses sensibles à la douleur, et il convient d'éviter de leur infliger des douleurs inutiles. Pourtant, il ne s'agit que d'un devoir que nous avons envers nous-mêmes, et non d'une devoir que nous avons envers eux. Il n'y a de devoirs qu'envers d'autres êtres moraux, jamais envers des choses. Ceci implique que toutes les choses de la nature sont entièrement à notre disposition, nous pouvons en faire ce que nous voulons, tant que ce que nous faisons n'a pas d'effet nuisible sur d'autres hommes. Nous pouvons nous rendre maître de la nature à notre guise, il n'y a aucun interdit moral qui viendrait limiter cette domination. 
Cette manière de penser est souvent condamnée par les partisans de l'écologie. Il s'agirait d'une manière de penser anthropocentrée, qui n'accorde de valeur qu'aux hommes, alors que beaucoup d'autres choses de la nature en ont. Les écologistes insistent notamment sur les animaux et les êtres vivants. Je ne vais pas ici étudier "la cause animale". Ce choix s'explique pour une raison importante : la question de la souffrance animale me paraît philosophiquement sans importance. Le fait que les animaux souffrent quand ils sont élevés dans des hangars, et envoyés dans des abattoirs industriels est un grave problème, mais pour une raison plus fondamentale que le seul fait qu'ils puissent souffrir. Même s'ils ne souffraient pas, le problème serait le même.

Autrement dit, ce ne sont pas les animaux, cas intermédiaires entre les choses et les personnes, qui m'intéressent. Ce sont les choses qui sont intéressantes. Je voudrais montrer que notre culture, contrairement à ce que l'on prétend parfois en citant Kant ou Descartes, n'a jamais été kantienne, et n'a jamais tenu le rapport aux choses pour moralement indifférent.
Bref, il existe un rapport éthique aux choses. Les choses ne sont pas des êtres entièrement sous la main, dont on pourrait faire n'importe quoi. Tout le baratin sur la réification des hommes est aveugle au fait que les choses ne sont pas toutes maltraitées, ni réduites au rang de pur moyen. 

Et pour justifier mon propos, je voudrais m'appuyer sur un exemple, celui du cadavre. Comment un kantien pourrait-il bien expliquer tout la déférence qui entoure le corps du mort? Pourquoi n'a-t-on pas l'autorisation morale de jouer avec, de lui infliger des dommages, de le manger, ou de lui faire subir n'importe lequel des traitements qui nous paraîtraient dégradants? Après tout, il pourrait être bien utile de manger des morts, et pourquoi pas, amusant de jouer avec. Le mort n'est pas un homme, avec sa dignité, ce n'est plus qu'une chose, qui a tout juste un prix Pourtant, ce serait scabreux de jouer avec. Utiliser à nouveau l'argument des devoirs envers soi-même serait très peu pertinent, à la fois parce que l'on voit bien que l'horreur que cela provoque est sans commune mesure avec la simple crainte que quelqu'un finisse par infliger aux vivants ce qu'il inflige aux morts; et certains actes infligés à des vivants paraissent moins graves que ces mêmes actes infligés à des morts. 
Faut-il alors voir dans ce comportement un résidu de pensée primitive, qui n'a pas encore pris le pli de la rigueur de la morale kantienne? C'est possible, mais cela montre justement que notre morale ordinaire n'est pas kantienne, et qu'une chose inerte, qui ne peut pas souffrir, qui ne vit pas, peut quand même faire l'objet de devoirs.

Nous vivons entourés de choses vis-à-vis desquelles nous ne pouvons pas agir n'importe comment. L'exemple donné est-il trop spécifique, la différence entre un cadavre humain et une personne étant extérieurement minime? Non, car on pourrait répéter la même démonstration avec les objets d'art, les reliques saintes, etc. Allez donc uriner dans une église sur une représentation du Christ : vous susciterez une colère sans proportion avec la colère de celui qui aurait à nettoyer un objet sans valeur. Ou bien allez donc uriner dans la célèbre pissotière de Duchamp. La colère suscitée ne sera pas uniquement due au fait d'avoir à nettoyer cet objet. 
Donc certes, les cadavres, les oeuvres d'art, les reliques sacrées n'ont pas de droits. Le jargon du droit est ici inadapté. Par contre, il y a des bonnes et des mauvaises manières de se comporter vis-à-vis des choses. Ou bien il faut renoncer à la distinction des choses et des personnes, ou bien il faut affirmer que les personnes ne définissent pas les frontières de la morale.
Il y a une morale envers les choses. 

samedi 12 février 2011

Qu'achète-t-on avec de l'argent?

"La richesse est un pouvoir". "La possession de la fortune procure immédiatement et directement le pouvoir d'acheter; un certain commandement sur toute la force du travail, sur tous les produits du travail qui se trouvent sur le marché. La fortune est élevée ou médiocre dans la proportion même de l'étendue de ce pouvoir ; ou de la quantité soit du travail d'autres hommes, soit - ce qui est la même chose - du produit du travail d'autres hommes qu'elle lui permet d'acheter ou de commander".
Smith, Recherche sur la nature et les causes de la richesse des nations

Ces quelques lignes cernent la nature de l'argent, sa fonction fondamentale. L'argent est un pouvoir de contrôler les hommes. Celui qui possède de l'argent peut faire travailler les hommes pour lui, donc les déposséder d'une partie de leur temps pour son propre bénéfice. L'argent est donc le moyen de la prise de contrôle du temps et du travail, du temps de travail, des hommes. Celui qui n'a pas d'argent et peu de biens finira par devoir se mettre au service d'autrui pour en acquérir, alors que celui qui a de l'argent, pourra à l'avenir mettre les autres à son service. On peut d'ailleurs noter qu'il y a deux manières de gagner de l'argent, qui ne sont, de ce point de vue, pas équivalentes. La première consiste à se mettre au service d'autrui. En travaillant pour autrui, et gagne ainsi le droit de faire travailler autrui pour soi. Mais la deuxième consiste à prêter de l'argent, méthode très différente, puisqu'elle ne consiste plus à travailler pour autrui, mais seulement à prêter à autrui une partie du travail que les autres nous doivent. Au lieu de conserver tout l'argent qui nous appartient, on transmet ce pouvoir à autrui, qui nous dédommage d'une peine ou d'un risque, par un intérêt, c'est-à-dire un pouvoir ajouté. Sans mauvais jeu de mot, l'argent est pour les pauvres  seulement le pouvoir d'achat, il devient pour les rentiers achat de pouvoir, c'est-à-dire achat de pouvoir économique, achat de pouvoir d'achat.

On a beaucoup rappelé que l'argent est une réserve de valeur, parce qu'elle permet de différer la vente, pour celui qui achète, et l'achat, pour celui qui vend, alors que dans un simple échange de marchandises (le troc), l'acheteur et le vendeur doivent tous deux donner le bien qu'ils possèdent. Avec l'argent, on peut vendre un bien à une personne, puis acheter un bien à une autre. De cette façon, l'échange est possible même lorsqu'un des deux membres de la transaction n'est pas intéressé par les biens de l'autre membres.
Mais ceci n'est pas suffisant, car si une des personnes qui échange n'a rien qui convienne à l'autre, elle pourrait tout aussi bien lui signer une reconnaissance de dette, s'engageant à lui donner à l'avenir quelque chose dont elle ait besoin. Une dette est aussi une réserve de valeur. Un créancier dispose de valeur emmagasinée chez les personnes à qui il a donné des biens, et qui ne lui ont encore rien rendu. Une dette, comme l'argent, est donc un pouvoir, celui de pouvoir faire travailler les hommes. Lorsque le créancier exige le remboursement des dettes, il oblige les débiteur à travailler pour lui. 
L'argent a donc cette différence fondamentale avec la reconnaissance de dette que cette dernière est toujours une relation personnelle. La dette est un pouvoir personnel. C'est toujours et définitivement untel qui doit quelque chose à telle autre personne. Le créancier peut, lui, revendre à autrui sa reconnaissance de dette, mais le débiteur, lui, reste indissociablement attaché à sa dette. Alors que l'argent est un pouvoir impersonnel, c'est sa grande différence. Avoir de l'argent n'est pas avoir du pouvoir sur untel ou untel, mais au contraire avoir du pouvoir sur l'ensemble des forces de travail, l'ensemble de la société. L'argent est un pouvoir impersonnel et général, là où la dette est un pouvoir personnel et particulier.
C'est pourquoi une dette ne peut jamais être ignorée du créancier et du débiteur, alors qu'on peut réussir à cacher son argent. L'argent ne disant pas lui-même quelle personne précise il va permettre de soumettre, on peut cacher ce pouvoir, jusqu'au moment de l'utiliser. Je ne pense pas seulement à celui qui cache son pactole au fond du jardin, je pense avant tout au secret bancaire. Il nous paraît une évidence que personne n'a le droit de consulter notre compte en banque. Pourtant, ce n'est pas une évidence, puisque l'argent n'est pas du tout quelque chose qui concernerait seulement son possesseur, c'est quelque chose qui concerne aussi celui qui a donné cet argent, et qui s'apprête en retour, à devoir travailler pour celui à qui il a donné cet argent. L'argent, pouvoir social, n'est secret que parce qu'il est impersonnel, parce qu'il n'est pas nécessaire de connaître et d'être connu de la personne que l'on va faire travailler pour la mettre aux ordres. 

Ainsi, l'argent est un dispositif à mettre sur le même plan que la loi, dans le gouvernement des hommes. Ce gouvernement des hommes peut être par les hommes, ou par la loi, personnel, ou impersonnel. L'argent est un pouvoir impersonnel au même titre que la loi. Il se particularise au moment de son application, mais reste général avant cela. Autant la loi ne désigne personne nommément, le pouvoir législatif n'est pas le pouvoir de députés sur des personnes précises, autant l'argent n'est pas le pouvoir des créanciers sur des débiteurs, mais le pouvoir d'un homme sur tous. Avec l'argent, chacun donne du pouvoir sur tous, ou bien reçoit du pouvoir sur tous.

jeudi 10 février 2011

La société de consommation

Une erreur a été commise dans l'analyse de la société de consommation, et cette erreur vient, me semble-t-il, que l'on a considéré l'idée de société dans "société de consommation" comme allant de soi, et ne demandant pas de définition précise. Je ne prétend pas apporter ici une définition de la société qui ait la moindre originalité, mais seulement montrer en quoi une définition très classique, mais bien délimitée, permet d'éviter une grande confusion concernant cette société de consommation.
Qu'est-ce qu'une société? Une société n'est pas un ensemble d'individus séparés. Même dans une société hyperindividualiste, les individus communiquent, se rencontrent, échangent, partagent des moments ensemble, etc. Bref, une société est un ensemble de relations, et pas un ensemble d'individus. C'est très rudimentaire, j'en conviens. Mais je n'ai guère besoin d'en dire plus.

C'est seulement une fois que l'on a rappelé cela que l'on peut décrire la société de consommation selon ce qu'elle est vraiment. Elle n'est pas une société où les individus seraient tous voués à l'accumulation progressive de biens, ni même à l'accumulation progressive de signes (selon l'analyse de Baudrillard). Il est bien possible que seule notre société ait donné pour but aux individus de consommer autant que possible, les autres sociétés valorisant ou bien une forme d'austérité, ou bien plaçant la valeur de la vie dans autre chose que l'augmentation de la consommation. Mais justement, ceci ne fait pas une société, mais un simple ensemble de projets individuels. Il n'est pas invraisemblable de supposer que beaucoup d'hommes, dans toutes les sociétés, aient désiré consommer le plus possible. Ces sociétés n'en devenaient pas des sociétés de consommation. Et il ne suffit pas de dire que ces personnes sont devenues majoritaires, changeant la nature de la société.
La nature de la société de consommation réside ailleurs que dans un simple effet de nombre. Elle est une société comme toutes les autres, à savoir un lieu où s'établissent des relations denses entre individus. Et la consommation intervient non pas comme projet individuel, mais comme mode fondamental d'instauration des relations. La consommation n'est pas le but des individus. Excusez-moi d'avance de cette sociologie sauvage, mais vous ne trouverez pas grand monde dont le but dans la vie soit de consommer. Quel est plutôt le but des hommes? Il est justement d'avoir des relations avec les autres hommes, et les meilleures relations possibles. Avoir du pouvoir, avoir des amis, etc. voici le but fondamental de la plupart des hommes. Même un écrivain ne sortant jamais de chez lui se soucie de son futur public. Même un ermite se soucie de son exemplarité auprès des hommes, ou bien cherche à plaire à Dieu.
Or, dans une société de consommation, c'est justement la consommation qui devient le mode dominant d'instauration des relations. Dans une société traditionnelle, avoir de bonnes relations signifie aller à pied sur la place publique, et vanter ses exploits guerriers, armé de ses flèches fabriquées soi-même. Dans une société de consommation, avoir des relations signifie avoir un téléphone portable avec un bon abonnement pour appeler ses amis, puis aller consommer un film dans un multiplexe en périphérie de ville, donc accessible seulement en voiture, et enfin terminer la soirée dans un bar pour se vanter du dernier téléviseur que l'on vient d'acheter, téléviseur encore plus plat que les programmes qu'il est sensé diffuser.

Bref, dans une société de consommation, la consommation médiatise, elle fait société. C'est en consommant que chacun peut établir des relations avec les autres. En ne consommant pas, on est donc menacé par l'exclusion. Celui qui voudrait retrouver d'autres hommes sur la place du village, alors que presque tous utilisent maintenant leur téléphone et internet pour se donner rendez-vous, se retrouvera seul à tous les coups.
C'est donc pour cela que la société de consommation est d'abord une société, et pas de la consommation individuelle. C'est une société qui cherche à éliminer toutes les relations individuelles directes, pour les remplacer par des relations établies par la médiation d'objets de consommation. Lorsque ce n'est plus le collègue qui transmet les actualités locales mais la presse écrite nationale; lorsque ce n'est plus la grand-mère qui transmet une recette de cuisine, mais un site internet mondial; lorsque jouer ne signifie plus courir après un ballon avec quelques amis, mais faire des parties de jeux informatiques en réseau, la société est bien devenue société de consommation.

Ainsi, le paradigme de la consommation est-il moins pour nous le pain que l'on mange, que le téléphone qui nous relie aux autres. La société de consommation est l'usage généralisé et sans cesse croissant de la technique dans l'instauration des relations humaines.

mardi 8 février 2011

La laïcité

On peut définir la laïcité comme la séparation du religieux et du politique. Ce serait juste si l'on devait en conclure qu'il ne doit pas y avoir d'Eglise officielle, alors que les autres religions seraient tenues pour inférieures, ou même combattues par différentes moyens, pacifiques ou violents. Mais ce serait faux s'il fallait en conclure que l'Etat doit s'interdire toute subvention, toute action en faveur d'une religion, à la condition qu'il n'en privilégie aucune. Bref, financer des églises, des mosquées, des temples, etc. est parfaitement conforme à la laïcité, tant que les subventions pour chacune des religions est égale (ou bien dépendant d'un critère objectif, comme le nombre de fidèles pratiquants : il serait normal que l'Etat finance plus une religion pratiquée par trente millions d'individus qu'une religion pratiquée par trente individus. Oui, une religion pratiquée par trente individus ressemble à une secte, je vais y venir).

Qu'est ce qui me permet de conclure si brutalement ceci? C'est une définition de la laïcité qui, une fois qu'elle est formulée, me parait s'imposer d'elle-même. Je ne sais pas si elle a déjà été formulée, mais elle doit beaucoup aux idées de Marcela Iacub sur la sexualité. Celle-ci défend l'idée que notre société sera vraiment libérée, en matière sexuelle, le jour où l'État ne distinguera plus entre crime sexuel et crime non sexuel. Je ne rappelle pas la manière dont elle justifie son propos, l'essentiel est seulement de dire ici que l'Etat doit protéger les individus des violences et agressions, mais n'a pas à juger de ce qui est sexuel et de ce qui ne l'est pas. L'Etat doit punir toutes les agressions de la même façon, que la victime et l'accusé aient jugé que l'acte avait une connotation sexuelle, ou pas.
De manière analogue, il faut donc dire que la laïcité n'est justement pas la séparation du religieux et du politique, mais plutôt le refus que le politique définisse lui-même ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas. Le politique n'a affaire qu'à des associations, des groupes humains ayant différentes activités, et il ne doit pas mettre le nez dans ces activités pour déterminer si elles ont une connotation religieuse ou pas. Ceci s'applique d'ailleurs très bien aux sectes : autant l'Etat doit punir comme il se doit les tentatives de manipulation et d'extorsion d'argent, autant il n'a pas à faire de cas particulier parce que cette manipulation serait l'oeuvre d'une secte, plutôt que de n'importe quel autre groupe. L'Etat doit traiter toutes les associations de la même façon, sans jamais faire de différences au nom du type d'activité de ces associations. S'il le faisait, alors il remettrait en cause le principe de laïcité.
Ceci implique, puisqu'une association sportive ou une association culturelle peuvent très bien recevoir des financements, qu'un église puisse aussi en recevoir, parce que l'État n'a pas à faire de différence entre ces associations. Sport, art, religion, etc. ces différences ne doivent être établies que par la société civile, et notamment les membres de ces associations, mais pas par l'État.
La séparation du religieux et du politique est donc en réalité la fin du droit qu'aurait l'Etat à définir ce qui est religieux et ce qui ne l'est pas. La religion devient une notion privée, fixée par les individus concernés, mais pas par un Etat.
Mettons maintenant les pieds dans le plat de l'actualité brûlante : pour l'Etat, il n'y a pas de signe religieux, ni à l'école, ni dans la rue, ni nulle part. Il n'y a que des tenues compatibles avec le bon déroulement des institutions, ou pas. Si l'on doit interdire le voile à l'école, c'est pour la même raison que l'on pourrait interdire les moufles en travaux pratiques de chimie, donc pas pour une raison religieuse.

Hobbes et la conviction

[Les gens] sont pareils aux petits enfants qui n’ont d’autre règle des bonnes et des mauvaises manières que la correction infligée par leurs parents et par leurs maîtres, à ceci près que les enfants se tiennent constamment à leur règle, ce que ne font pas les adultes parce que, devenus forts et obstinés, ils en appellent de la coutume à la raison, et de la raison à la coutume, comme cela les sert, s’éloignant de la coutume quand leur intérêt le requiert et combattant la raison aussi souvent qu’elle va contre eux. C’est pourquoi la doctrine du juste et de l’injuste est débattue en permanence, à la fois par la plume et par l’épée. Ce qui n’est pas le cas de la doctrine des lignes et des figures parce que la vérité en ce domaine n’intéresse pas les gens, attendu qu’elle ne s’oppose ni à leur ambition, ni à leur profit, ni à leur lubricité. En effet, en ce qui concerne la doctrine selon laquelle les trois angles d’un triangle sont égaux à deux angles d’un carré, si elle avait été contraire au droit de dominer de quelqu’un, ou à l’intérêt de ceux qui dominent, je ne doute pas qu’elle eût été, sinon débattue, en tout cas éliminée en brûlant tous les livres de géométrie, si cela eût été possible à celui qui y aurait eu intérêt.

Je voudrais proposer une lecture un peu anachronique de ce texte du Leviathan de Hobbes (chapitre 11), parce qu'il ouvre une piste particulièrement importante, qui n'apparaîtrait pas si on s'en tenait à la lettre (et à l'esprit aussi) de ce texte. Que dit ce texte? Il y a une science du juste, et une science des grandeurs (les mathématiques). Mais la dernière arrive à progresser de manière constante et à l'abri du tumulte des passions humaines, alors que la science du juste est connue de très peu d'hommes,  et tous se permettent pourtant de donner leurs opinions, et cherchent même à les imposer par les armes s'il le faut. Autrement dit, on prend le fusil pour "prouver" que la justice, c'est ceci ou cela, mais les non mathématiciens ne vont pas égorger les mathématiciens pour leur "prouver" que la somme des trois angles d'un triangle ne vaut pas deux droits. La science du juste s'oppose ou au contraire justifie bon nombre de passions humaines, et c'est pourquoi elle fait l'objet de discussions constantes, alors que la science des nombres et des grandeurs, ne faisant pas l'objet de grandes passions, reste à l'écart de ce jeu des passions.
Si ce texte me paraît si important, c'est parce qu'il propose une manière de dépasser la traditionnelle dichotomie entre les faits et les valeurs : les faits pourraient faire l'objet d'un accord, parce que ce sont des faits et qu'il suffit d'observer pour voir ce qu'il en est. Dans la science des grandeurs, il y a des faits, si l'on peut dire : une démonstration bien menée s'impose d'elle-même, et quiconque la suit est convaincu de sa vérité, sans discussion possible. Par contre, les valeurs n'étant pas des faits prouvables, on serait condamné à se battre pour imposer les siennes, puisqu'il n'y a aucun autre moyen de les imposer.
Or, Hobbes lui, ne distingue pas faits et valeurs, ni ontologiquement, ni épistémologiquement. Les faits n'ont pas plus d'être que les valeurs, les faits ne sont pas plus connaissables que les valeurs. Le critère de distinction que propose Hobbes est celui de l'intérêt, et de la force de croyance. Ce que l'on appelle les faits sont les croyances sans force, sans conviction, car ne touchant aucun intérêt vital. Quand un astronome nous dit qu'il y a 140 milliards d'étoiles dans la galaxie, on le laisse parler, car même si on le croit, cette croyance n'a guère de force. On pourrait croire demain le contraire, sans que cela nous gêne. Alors que les valeurs concernent les croyances fortes, chargées de conviction, liées à des intérêts puissants. Quand un juge affirme que tel meurtrier doit être acquitté, chacun va crier au scandale et s'indigner. Ainsi, la différence entre faits et valeurs n'est qu'une différence de force de conviction, et de divergences d'intérêt. Personne ne voit de raison de se battre pour les "faits", beaucoup voient de bonnes raisons de se battre pour des "valeurs".
La différence entre les faits et les valeurs, dit Hobbes, est seulement psychologique. Seule la force de conviction distingue les faits et les valeurs. Les prétendues sciences ne le sont que parce que personne n'a envie d'en venir aux mains pour prouver que la galaxie contient 140 milliards d'étoiles.

Il y a donc deux positions distinctes que l'on pourrait défendre, et qui reviennent au fond au même, et une troisième position, qui elle, doit être rejetée. La position à rejeter est celle d'une asymétrie entre faits et valeurs (asymétrie ontologique et épistémologique). Les deux positions restantes seraient donc :
1) les faits et les valeurs font toutes les deux l'objet de science. La science des valeurs, du juste, est aussi solide que les sciences naturelles.
2) ni les faits, ni les valeurs, ne font l'objet de science, et les sciences naturelles n'existent que parce qu'elles ont réussi à instaurer un accord pacifique entre les hommes. Mais l'accord de tous ne garantit pas la vérité.
Et je crois qu'il faut, comme Hobbes, privilégier la première position, car la seconde n'est qu'un scepticisme mal compris : elle se prive entièrement d'utiliser la notion de vérité, parce qu'elle a une conception trop exigeante de la vérité. Je n'en dis pas plus, il faudrait ici entrer dans des considérations, à teneur pragmatiste, sur la vérité.

mardi 1 février 2011

Un peu de science-fiction...

Supposons que nous découvrions une machine à remonter le temps... Il en résulterait un grand nombre de paradoxes, dont la plupart sont liés à l'effet de rétroaction sur le temps présent, qu'aurait la moindre modification du passé. On peut penser aux cas les plus tragiques, dans lesquelles une personne tuerait malencontreusement un de ses parents, avant que ses parents lui aient donné naissance. Ce faisant, il se tuerait en fait lui-même, et devrait disparaître. Mais il y a déjà ici un paradoxe : comment quelqu'un peut-il tuer ses parents avant sa naissance, si la mort des parents signifie que l'enfant n'existe pas, donc que l'enfant n'a pas pu tuer ses parents? Donc, s'il tue ses parents, cela signifie soit qu'il existe, donc qu'il n'a pas tué ses parents, soit qu'il n'existe pas, donc qu'il n'a pas pu tuer ses parents. Dans tous les cas, on aboutit à la conclusion que l'enfant n'a pas pu tuer ses parents avant sa naissance. Pourtant, on ne voit pas ce qui l'empêcherait, si les machines à remonter le temps sont possibles.

On peut d'ailleurs, de cette manière, envisager un cas bien plus amusant. Pourquoi ne pas devenir son propre père, sa propre mère? Pourquoi ne pas remonter le temps, et faire l'enfant que nous serons justement nous-mêmes? Il n'y a rien là d'impossible, sur le plan de la description factuelle. Rien n'empêche quelqu'un de s'unir à sa mère ou son père pour être son propre créateur. Il s'agit donc ici d'une version "science-fiction" de la causa sui, la cause de soi de Descartes et Spinoza. Comment peut-on être cause de soi? Il faut être capable de remonter le temps, et de se donner naissance soi-même. Il faut que le moi du futur donne naissance au moi du passé. Une mère qui se porte elle-même dans son ventre, voilà qui est vertigineux. Pourtant, il suffirait de remonter le temps.
De manière moins radicale, on peut imaginer une création mutuelle, grâce à un paradoxe temporel. L'homme crée une créature fantastique capable de remonter le temps, puis cette créature remonte le temps afin de donner naissance à l'homme. Un crée l'autre, et cet autre revient dans le temps pour créer l'un. Cela peut vaguement évoquer Dieu selon Feuerbach : Dieu a crée l'homme, mais l'homme lui rend la pareille en créant Dieu.
Bien sûr, le problème logique (logique?) perdure : une chose qui, pour exister, a besoin de quelque chose d'autre qui n'existe pas encore, ne peut pas déjà exister. On ne peut pas créer la chose qui nous a donné naissance.

Mais si ce paradoxe était levé, tout le mystère de la création du monde, du commencement de l'univers, se retrouverait levé. Au lieu de se demander si le monde a un commencement, ou s'il est infini, on pourra tout simplement dire que le monde s'est crée lui-même, en envoyant dans le passé de la matière susceptible de lui donner naissance. Il y aurait en quelque sorte rétroaction : le créateur est aussi le créé.
Pourquoi vous soumettre ce genre de propos farfelus? Je ne prétends pas résoudre le problème fondamental de la cosmologie, je souhaite plutôt mettre un point en exergue : ces propos sont farfelus, mais on ne sait guère pourquoi. Y a-t-il quelque chose dans le temps qui interdise de le remonter? Non, et l'idée que le temps va toujours dans la même direction ne signifie rien d'autre que les objets suivent toujours le même cours, pas plus. Le temps, lui, ne défile pas. Seuls les astres, les hommes, et les choses défilent, pas le temps. Donc il n'y a rien dans le temps qui interdirait de revenir à un moment précédent, c'est-à-dire, pour une personne, revivre à nouveau une séquence temporelle qu'il a déjà vécue.
Les paradoxes sur le temps sont donc plutôt logiques que chronologiques. Ces paradoxes sont justement ceux qui touchent à la nécessité du passé, et à l'impossibilité d'être là où l'on n'était pas. Le passé est, par définition, éternellement tel qu'il est. Revenir dans le passé étant au contraire changer le passé, cela signifierait que le passé n'est pas nécessaire. Et les autres paradoxes ne sont que des conséquences de l'idée que le passé pourrait être changé : cela aurait des effets étonnants sur le présent. L'effet ne doit pas être la cause de sa propre cause, car il ne nous est plus possible de comprendre comment l'effet a d'abord pu exister, avant de causer sa propre cause.
Mais y a-t-il vraiment un paradoxe logique? Après tout, l'idée de rétroaction est compréhensible par tous. L'idée qu'une cause produise un effet qui en retour l'entretienne n'a rien de mystérieux. Pourquoi donc ne pas étendre la rétroaction non plus seulement à la causalité concernant les choses déjà existantes, mais aussi aux choses qui n'existent pas encore?