lundi 30 mai 2016

"Le bon sens est la chose du monde la mieux partagée"

La célèbre phrase du Discours de la méthode a souvent été commentée et discutée : Descartes assume-t-il cette phrase, ou bien est-il ironique? Est-il vrai que le pouvoir de reconnaître la vérité est égale en tout homme, ou bien est-ce un constat que les hommes sont orgueilleux, se pensant tous capables de discerner la vérité? La suite du texte montre que Descartes assume vraiment ce qu'il dit, bien qu'il le dise d'une façon évidemment provocante.
Cependant, mon but n'est pas de commenter Descartes, mais plutôt d'ajouter un argument supplémentaire à son idée. On pourrait donc lire ce qui suit comme un commentaire libre du Discours, ou bien comme une extension de son propos.

Descartes dit la chose suivante :
- on peut regretter de ne pas avoir assez de mémoire, de ne pas raisonner assez vite, mais personne ne regrette de ne pas avoir assez de faculté de discerner le vrai du faux. La raison serait "tout entière en un chacun", alors que chacun est différemment pourvu en matière de mémoire ou de vivacité d'esprit.
Il me semble que c'est incontestable. Nous pourrions dire :
1) je regrette d'avoir une si mauvaise mémoire.
2) je regrette de ne pas être plus intelligent.
3) je regrette de ne pas être capable de résoudre ce problème difficile.
Par contre, il n'y aurait aucun sens à dire :
4) je regrette de ne pas être capable de discerner en général le vrai du faux.
5) je regrette de tenir cela pour vrai alors que c'est faux.
6) je regrette d'avoir une opinion sur ce sujet alors qu'il n'y a aucun indice qui soutienne cette opinion.
Ce ne sont que quelques exemples, mais ils permettent déjà d'en inférer les choses suivantes :
A) les capacités intellectuelles, de nature psychologique, sont susceptibles de degrés, et nous pouvons souhaiter avoir de meilleurs capacités intellectuelles. Certains problèmes ou exercices demandant des capacités intellectuelles élevées, nous pouvons aussi regretter ne pas être capables de les résoudre, ce qui revient à dire que nous aurions aimé avoir de meilleurs capacités. Résoudre un problème, c'est être capable de déterminer si quelque chose est vrai ou faux. Par conséquent, la capacité de discerner le vrai du faux dans telle ou telle situation (ou problème) est une capacité intellectuelle pouvant être plus ou moins puissante selon les individus.
B) le fait de tenir quelque chose pour vrai ou de tenir quelque chose pour faux, une fois que nous avons les informations suffisantes pour juger, n'est pas une faculté intellectuelle. Il n'y a rien à faire, ni activement, ni passivement. Il n'est donc pas possible de vouloir une meilleure faculté, et il n'est pas non plus possible de regretter de ne pas en avoir une meilleure. Descartes a raison de dire que personne ne veut plus de bon sens. Cependant, il faut préciser que le bon sens n'est pas la faculté de savoir ce qui est vrai ou faux, car cette faculté a des degrés, mais c'est seulement la faculté d'adhérer à ce qu'on sait être vrai. Les Méditations métaphysiques diraient que c'est la volonté qui est pleine et entière en chaque homme, car la volonté a juste à adhérer, alors que l'entendement est plus ou moins performant selon les hommes. Je suis en désaccord avec Descartes sur la manière exacte de qualifier l'acte de la volonté. Descartes en fait une opération psychologique, ce qui entretient la confusion entre acte de l'entendement et acte de la volonté. On voit mal, dans ce cas, pourquoi la liberté de la volonté serait absolue en tout homme, alors que la force de l'entendement serait très variable selon les hommes. La réponse de Descartes, plus ou moins théologique, n'est guère satisfaisante. Je propose donc l'explication suivante, non théologique : la volonté n'est pas une faculté psychologique, du moins elle est hors de son contexte ici. Par contre, il existe une pratique sociale visant à s'imputer des croyances en vue de pouvoir discuter et justifier ces croyances auprès les autres. Or, il faut bien que cette imputation soit à l'abri du doute, car l'objectif de la discussion est de discuter du contenu des croyances, et pas du fait que nous y croyions sincèrement ou pas. Ainsi, notre pratique linguistique repose sur le fait que l'imputation soit infaillible. Il nous est impossible de tenir sincèrement quelque chose pour vrai si nous savons que c'est faux. Cette opération est exclue par postulation. On peut se contredire sans s'en rendre compte, mais pas tenir pour vrai le contraire de ce qu'on sait vrai.
Pour le dire d'une manière plus traditionnelle, quoiqu'un peu lapidaire : Descartes est une fois encore victime d'une illusion grammaticale, qui lui fait prendre pour une thèse métaphysique ce qui n'est qu'une condition de possibilité de la discussion. Nous avons besoin d'admettre que personne ne se trompe pour tenir pour vrai ou faux ce qu'il se représente ainsi. Descartes en fait une thèse sur le bon sens, alors que ce n'est pas une thèse, mais seulement une règle de la discussion. Il est simplement exclu que, dans la communication, quelqu'un puisse se dérober en disant "je ne savais pas exactement ce que je tenais pour vrai". La seule erreur possible est la vraie erreur, c'est-à-dire l'affirmation du contraire de ce qui existe réellement. 

On peut ensuite étendre l'argument de Descartes de la manière suivante :
- on peut regretter de manquer d'énergie, de ne pas avoir des désirs suffisamment forts pour nous mettre en mouvement. On peut encore regretter de ne pas arriver à savoir ce qui est bien ou mal, pour nous, ou moralement parlant. Mais personne ne peut regretter de manquer de la faculté de distinguer le bien du mal, quand il se présentent à nous.
Cette affirmation est seulement le versant pratique des affirmations de Descartes, qui elles portaient sur le champ théorique. Ainsi, nous pourrions dire :
7) je regrette de n'avoir le goût pour rien.
8) je regrette de manquer d'énergie, et de rester dans mon lit au lieu de faire des choses.
9) je regrette de ne pas être capable de savoir ce qui rendrait ma vie digne d'être vécue. 
10) je pensais que c'était bon, mais en fait c'était mauvais.
11) j'ai tendance à avoir des réactions racistes ou sexistes bien que j'estime qu'elles sont injustifiables 
Par contre, il n'y aurait aucun sens à dire :
10) je regrette de trouver ceci bien alors que c'est mal.
11) je regrette de ne pas arriver à comprendre la différence entre le bien et le mal.
12) je regrette d'avoir les valeurs de mon pays parce que je pense que les valeurs n'existent pas.
Comme pour la vérité, on peut regretter de ne pas être capable de résoudre un dilemme moral, mais personne ne peut nier être capable de voir la différence entre le bien et le mal, ou bien être capable de comprendre ce que signifie "devoir faire quelque chose". On peut avoir besoin de clarifier la différence entre bien individuel, bien-être, bien moral, vie bonne, valeur instrumentale et intrinsèque, etc. Cependant, on ne peut pas ne pas connaître ce que signifie le bien en général, au moins de manière intuitive (de même qu'à défaut d'une théorie philosophique sophistiquée de la vérité, tout le monde a une idée du sens de la notion). 
De ces quelques exemples, on peut déduire :
C) les dispositions pratiques à l'action, la force des désirs, les réactions instinctives, la motivation etc. sont inégalement réparties entre individus. Certains ont plein d'énergie, arrivent à prendre des décisions et savent mener leur vie, alors que d'autres n'y arrivent pas. Certains ont été tellement bien "dressés" qu'ils ont des réactions qu'ils désapprouvent. D'autres ont des dépendances physiologiques ou psychologiques qu'ils voudraient combattre. 
D) le fait d'adhérer à quelque chose comme étant bon ou comme étant mauvais ne relève pas de la psychologie, et n'est pas susceptible de degré ou de variation individuelle. Quand on a tous les éléments pour juger que quelque chose est bon, on ne peut pas ne pas tenir cela pour bon. Comme la vérité, le bien est une notion qui n'est pas appliquée volontairement, par décision. Ici aussi, Descartes serait peut-être tenté de parler d'un acte libre de la volonté. Pourtant, il n'y a pas véritablement d'acte. Un acte suppose une mise en mouvement, dont rien ne nous dit qu'elle soit possible. Au contraire, estimer que quelque chose est bon suppose simplement que l'esprit ait considéré les éléments pertinents. Une fois qu'ils sont considérés, le jugement est automatiquement là aussi. Comme pour la vérité, l'attribution est infaillible. On peut se tromper sur la valeur des choses, mais pas se tromper sur le fait de tenir quelque chose pour bon ou mal. Comme pour la parole, nous n'accepterions pas que quelqu'un dise "je ne savais pas ce que je tenais pour bon". 

En résumé, l'adhésion à des valeurs de vérité ou à des valeurs morales n'est pas un acte qui puisse être manqué, ou qu'on puisse plus ou moins bien maîtriser. Tenir pour vrai et tenir pour bon ne sont pas des actes, car s'ils l'étaient, ils ne seraient pas infaillibles. Ces adhésions sont plutôt des états que nous nous attribuons et qui permettent ensuite la discussion et la justification. Il faut donner à certaines pensées un statut normatif pour pouvoir les discuter. Evidemment attribuer des adhésions est aussi un acte, qui donc n'est pas infaillible. Seulement, nous proclamons qu'il est infaillible, dans la mesure où nous voulons avant tout discuter de la vérité des croyances ou de la valeur morale des désirs, et que l'interprétation des agents est une question qui se pose plus rarement (et qui ne doit pas se poser trop souvent, sous peine de détruire ces discussions sur la vérité et le bien).
Ainsi, il est certain qu'un cartésien ne voit pas d'un bon œil la psychanalyse. Car la psychanalyse prétend découvrir des désirs inconscients, et des croyances inconscientes. Or, dit Descartes au tout début du Discours : "quand je tiens quelque chose pour vrai, je le sais". Et j'ai ajouté dans sa lignée "quand je tiens quelque chose pour bon, je le sais". En disant cela, j'espère avoir rendu plus précise l'opposition de Descartes et de la psychanalyse. Descartes est souvent tenu assez bêtement pour le philosophe de la transparence à soi. C'est faux. Rien ne permet de défendre l'idée que Descartes pense que tout ce qui est dans notre esprit est conscient. Descartes dit seulement que les actes de tenir pour vrai et de tenir pour bon, les actes de la volonté, donc, sont conscients. La psychanalyse nie ceci. Les objections que j'ai adressées à Descartes valent exactement contre la psychanalyse. Ces affirmations sur la conscience ou l'inconscience des actes sont fausses car ce ne sont pas des actes psychologiques. L'idée qu'on sait toujours ce qu'on tient pour vrai ou pour bon est une règle de la pratique discursive, qui implique juste qu'on ne puisse pas reprocher à quelqu'un quelque chose qu'il n'assume pas. 

lundi 16 mai 2016

Le bien n'est pas éliminable

Je voudrais discuter l'approche nihiliste en morale, approche qui est assez facile à concilier avec une approche naturaliste. L'approche nihiliste soutient qu'il n'existe rien de tel que des valeurs morales. Le bien et le mal n'existent pas, et tous nos jugements moraux sont faux. Le bien et le mal sont des projections humaines sur des choses, mais ces projections ne représentent rien de réel, aucune propriété qui appartiendrait aux choses. Ces projections reposent seulement sur nos réactions à ces choses, et ces réactions n'ont aucune généralité, et ne dépendent d'aucune caractéristique naturelle. Par conséquent, il n'y a aucune corrélation entre propriété naturelle et réaction humaine. En ce sens, les conditions minimales de la possibilité d'une représentation ne sont pas satisfaites.
Une telle approche, néanmoins, pourrait être légèrement amendée, pour être conciliée avec une approche naturaliste. Dans celle-ci, on continue à considérer que les jugements moraux ne représentent rien. Il n'y a pas non plus de correspondance entre propriétés physiques et jugements moraux. Néanmoins, les jugements moraux ont une fonction biologique, par exemple celle d'améliorer les chances de survie de l'espèce, et c'est pourquoi ces jugements tendent à se généraliser et sont relativement constants dans la population humaine. Ainsi, les jugements moraux ne sont pas totalement arbitraires, à la différence de ce que soutient le nihilisme. Néanmoins, le naturalisme continue de penser qu'il n'y a aucune justification rationnelle aux croyances. Il ne fait qu'ajouter qu'on peut construire une genèse causale satisfaisante. En résumé, les jugements moraux ne décrivent rien, mais ils nous incitent à adopter des comportements qui sont globalement adaptatifs.
Je voudrais montrer ce qu'une telle approche de la morale souffre d'une contradiction difficile à supporter. Elle nie la réalité du bien, tout en ayant quand même besoin de cette notion comme condition de possibilité de son discours. Il s'agit donc d'une contradiction non pas logique, puisqu'il n'est pas logiquement contradictoire de prétendre que le bien n'existe pas, mais d'une contradiction performative, à savoir une contradiction entre ce que l'on dit, et ce qui est présupposé pour pouvoir le dire. Celui qui dit "je n'existe pas" commet une contradiction performative, puisque, pour le dire, il faut exister. De même, je voudrais montrer que celui qui prétend que le bien n'existe pas présuppose aussi la notion de bien que son discours nie pourtant.

Imaginons un monde sans humains, sans société d'aucune sorte, ni institution, ni rien qui ne semble mental d'une façon ou d'une autre. N'existent que des matériaux inertes, des réactions chimiques, et quelques vivants élémentaires (végétaux, bactéries, etc.). Dans ce monde, n'existe aucune valeur morale. Moore se demande dans les Principia Ethica si un tel monde pourrait être tenu pour beau ou laid. Mais Moore n'arrive pas véritablement à donner une réponse argumentée. Aborder la question ainsi me semble définitivement impossible. Néanmoins, il me semble raisonnable de supposer que les valeurs morales n'y existent pas. Car puisqu'il n'existe aucune personne qui pourrait les suivre, les promouvoir ou au contraire agir contre elles, ces valeurs ne trouveraient aucun point d'application. On pourrait à la limite prétendre qu'elles existent en puissance, mais on ne pourrait jamais dire qu'elles ont cours, et que certaines choses sont moralement bonnes ou mauvaises, et que certains êtres devraient promouvoir le bien et éviter le mal. Un monde sans personne est un monde sans valeur, strictement conforme au portrait qu'une science naturelle pourrait donner. Dans le Traité de la nature humaine (livre 3), Hume prétend que le parricide n'est pas dans la nature des choses, mais dans notre jugement sur un certain acte. Et il prend l'exemple d'une jeune pousse qui détruit l'arbre qui lui a donné naissance. En un sens, il s'agit d'un parricide. Pourtant, personne n'appellerait cela parricide, car il manque évidemment des personnes capables de prendre des décisions, de mesurer la portée de leur geste, il manque encore les institutions minimales pour qu'un tel acte ait un sens (par institutions minimales, je pense à des coutumes, qui indiquent aux personnes les comportements attendus et ceux qui sont désapprouvés). Donc, je me range évidemment avec Hume pour dire qu'un arbre qui en déracine un autre ne commet pas un parricide, qu'un animal qui en dévore un autre ne commet pas un meurtre, que le coucou ne viole pas la propriété des autres oiseaux en venant pondre dans leur nid. Les notions morales exigent bien plus que cela.
Les valeurs morales commencent à avoir cours une fois que les êtres vivants deviennent suffisamment conscients pour prendre des décisions réfléchies, incluant la prise en compte de diverses valeurs, et des conséquences de leurs actes sur autrui. Il faut aussi, probablement, qu'un minimum de coopération existe entre humains. Je ne souhaite pas ici décrire précisément toutes les conditions nécessaires à l'apparition de la morale. C'est une question bien trop difficile. Néanmoins, on peut donner des conditions suffisantes : quand des agents en coopération sont conscients de leurs actions, et vivent selon des règles, coutumes, institutions, etc., alors les valeurs morales ont cours et les agents ont le devoir d'en tenir compte dans leurs délibérations.
Un nihiliste ou un naturaliste dirait cependant que la nature ne fait pas de saut. Les humains sont des animaux sociaux parmi d'autres, leur intelligence leur a permis de développer des systèmes sociaux complexes, mais qui ne se distinguent pas qualitativement de ceux des fourmis, des abeilles ou des chimpanzés. Il n'y a donc aucune raison que la morale valle pour les humains mais pas pour les fourmis. Il n'y a donc rien de tel que la morale. Mais chaque société produit des pressions sociales en vue d'orienter le comportement de ses membres. Le nihiliste admet la pression sociale, qui est juste un fait, mais n'admet pas l'existence de la morale, qui a cours de droit et non de fait. Un nihiliste a donc une théorie purement descriptive des jugements et attitudes morales, qu'il voit comme des comportements favorisant la survie du groupe. Mais il refuse catégoriquement d'admettre l'existence d'un véritable système moral, c'est-à-dire d'un ensemble de règles valables pour toute personne dans ses interactions, règles qui sont absolument inconditionnelles. Les comportements adoptés par les agents le sont parce qu'ils favorisent ceux qui les adoptent, et leur permet plus facilement de survivre et se reproduire, mais il n'y a aucune obligation de les suivre. Ne pas les suivre conduit plus souvent à l'extinction, mais aucune valeur morale transcendante ne dirait : il faut rester en vie, il faut coopérer, il faut respecter autrui.
Pour le dire dans des termes philosophiques assez classiques, un nihiliste admet l'existence de valeurs instrumentales, puisqu'il admet que certaines règles sociales sont des moyens efficaces pour rester en vie et se reproduire. Mais il refuse d'admettre l'existence de valeurs intrinsèques, donc de valeurs qui auraient cours pour tout agent quel qu'il soit. Et par conséquent, il peut aussi admettre la rationalité instrumentale, et des prises de décisions fondés sur des calculs de coûts et bénéfices, ou même fondées sur des stratégies impliquant d'autres agents. Mais il ne peut pas admettre l'idée d'un raisonnement moral, c'est-à-dire fondé sur des règles ou des valeurs indépendantes des préférences individuelles. Car il n'existe aucune règle ou aucune valeur de ce genre. C'est pourquoi naturalistes et nihilistes sont si proches. Puisque le bien en soi n'existe pas, tous ceux qui pensent qu'ils agissent pour des raisons morales se trompent tout simplement. John Mackie est célèbre pour sa théorie de l'erreur (dans son Ethics), selon laquelle tous les jugements moraux sont faux. En effet, une délibération dont la visée n'est rien ne peut être qu'un échec. Par contre, bien sûr, les raisonnements instrumentaux ou stratégiques sont acceptables, car leur visée est bien déterminée dans une perspective naturaliste. Si mon but est d'allumer un feu pour me réchauffer, on peut juger scientifiquement la valeur instrumentale des techniques que j'utilise. Par contre, si mon but est de vivre en respectant la justice et les droits de mes concitoyens, on ne peut plus juger scientifiquement la valeur morale de mes actions, car il n'y a aucun critère scientifique pour déterminer ce qu'est exactement la justice ou le respect des droits. On peut évidemment poser des critères arbitraires puis juger l'adéquation des moyens, mais la morale consiste plutôt à suivre les bons critères, et non pas à satisfaire des critères posés arbitrairement.

Mackie ne se limite pas à une théorie de l'erreur, il pense aussi pouvoir développer une éthique utilitariste qui aurait selon lui le mérite de ne pas reposer sur des valeurs morales, mais seulement sur des états de bien-être subjectifs pouvant être décrits scientifiquement, ce qui semble cohérent avec le fait d'admettre la rationalité instrumentale, l'éthique consistant à maximiser le bien-être subjectif des individus. Cependant, il serait trop facile de critiquer cet ajout (de quel fait naturel vient l'obligation de tenir le bien être d'autrui pour égal au sien, c'est-à-dire l'exigence de justice? Mackie ne pourra pas avoir de réponse à cette question, si ce n'est une réponse naturaliste qui n'est justement pas une réponse, mais seulement une description des mécanismes qui nous poussent à valoriser la justice). Et cela n'aurait pas grand intérêt.
Plus intéressante serait la critique du fait d'admettre la rationalité instrumentale. Mackie, en effet, admet la possibilité de ce type de raisonnement, tout en refusant l'existence de valeurs. En effet, pour lui, la question de déterminer les meilleurs moyens pour une fin donnée est purement scientifique. Il suffit en effet d'avoir un critère de réussite de l'opération, et des critères d'évaluation de l'efficacité du protocole, et il semble que tout cela devienne scientifique. Par exemple, pour évaluer la rationalité instrumentale des moyens permettant d'allumer un feu, il faut :
1) un test pour déterminer si le feu est effectivement allumé.
2) un test permettant d'évaluer si le protocole est le plus rapide, le plus économe en énergie et en matériaux, etc.
Or, pour Mackie, et plus généralement pour tout naturaliste, ce genre de questions est strictement scientifique. Il suffit d'un dispositif d'observation pour déterminer si le feu est allumé (les yeux, suffisent, en l'occurrence), d'un dispositif de mesure du temps et des efforts déployés (une montre, et la sensation subjective de fatigue), et enfin d'une mesure des coûts des moyens mobilisés (par exemple, le coût d'acquisition d'un silex, d'herbe sèche, etc.). Et une fois ces moyens de mesure établis, la question devient purement scientifique.

Ces arguments souffrent de ce qu'on pourrait appeler le "paralogisme du Tractatus", parce que ces arguments tombent dans la même erreur que le premier Wittgenstein a commise, et qui justifie un changement philosophique majeur. L'auteur du TLP estimait qu'une chose peut en représenter une autre si ces deux choses partagent la même forme logique. Et quelles que soient les formes de représentation employées (verbale, graphique, etc.), il est toujours possible pour un symbole de partager la même forme logique que la réalité. Or, le paralogisme de Wittgenstein consiste à négliger totalement la question de savoir comment mettre en correspondance le symbole et la réalité. Par son silence, Wittgenstein laissait penser que par magie, les phrases ou les schémas s'ajustaient d'eux-mêmes à la réalité, et faisaient par eux-mêmes référence à quelque chose. Wittgenstein adoptait une conception quasi-magique de la représentation, puisque la représentation n'était pas une opération qu'accomplissent des locuteurs dans un contexte donné, mais une opération qu'accomplissent les signes eux-mêmes, en vertu de cette fameuse forme logique. Tout se passait comme si les formes logiques avaient un pouvoir magique de se reconnaître elles-mêmes, et de se lier les unes aux autres. Les hommes, eux, se contentaient d'utiliser des liens symboliques constitués indépendamment de leurs activités.  Le second Wittgenstein a critiqué de manière récurrente cette idée, montrant que le langage ne fonctionnait que parce qu'il était inséré dans un tissu d'activité, et que l'idée de forme logique ne sert à rien. Car même si elle existait, encore faudrait-il que nous humains ayons des activités consistant à comparer et rapprocher les formes logiques. Bref, les mots ne se lient pas aux choses tous seuls. Il faut que nous puissions établir ces liens avant que les liens existent.
Or, si ce sont des activités humaines qui établissent les rapports de représentation entre symboles et réalité, alors on ne peut jamais identifier le rapport de représentation à un quelconque fait naturel. Les activités humaines sont d'abord très diversifiées, et elles sont normatives. En d'autres termes, on détermine le sens d'un mot non pas à partir de ce qu'en font les hommes, mais à partir des règles qu'ils ont établies, règles qu'ils peuvent ne pas respecter plus ou moins fréquemment. Evidemment, il faut bien qu'existe un certain rapport entre les règles et les pratiques : si une règle n'est jamais suivie dans les faits, on peut s'interroger sur le fait qu'il y avait vraiment une règle. Néanmoins, il est normal et inévitable qu'il puisse y avoir des écarts ponctuels par rapport aux règles. Donc, se fonder uniquement sur les pratiques pour déterminer le sens d'un mot reviendrait à faire erreur, et autoriser des usages incorrects. C'est la règle, et seulement elle, qui donne le bon usage.
Je reviens maintenant aux procédures de vérification de l'efficacité des techniques pour allumer un feu. Dire que ces procédures sont purement scientifiques est vrai, mais il ne faut pas oublier que cela n'exclut pas, au contraire, que ces procédures relèvent de décisions humaines mobilisant des valeurs. Pour mesurer le temps, il faut être d'accord sur ce qu'est une bonne mesure. Une bonne mesure doit employer un instrument précis, permettre un relevé numérique qui donne une valeur unique, être d'accord sur le moment de début de l'opération et sur le moment de fin (par exemple, s'arrête-t-on au moment où les braises rougissent, au moment où la fumée apparaît, au moment où des flammes apparaissent?). Tout ceci ne relève pas de problèmes qui peuvent être décidés scientifiquement. Mais cela ne relève pas non plus de l'arbitraire. Quand on décide qu'un feu suppose une flamme, ce n'est pas arbitraire, car cela dépend de l'ensemble des autres choix du langage, qui ne sont pas non plus arbitraires. De plus, la conception de ce qu'est une bonne mesure suppose aussi des choix normatifs. Pourquoi serait-il pertinent de mesurer l'allumage d'un feu à plus ou moins une seconde près, mais que, s'il fallait mesurer la vitesse de démarrage d'un sprinter, nous voudrions avoir une précision au dixième de seconde près? La réponse est qu'il nous faut pouvoir continuer à discriminer les procédures d'allumage ou les sprinters, et que cet objectif, qui n'est donc pas arbitraire mais intrinsèque à l'activité même de mesure, impose des conditions sur la précision de la mesure.
Ainsi, j'en arrive à l'idée suivante : quand nous avons une activité de description, de mesure, d'évaluation, etc. même si ces activités peuvent paraître rigoureusement scientifiques, elles impliquent des valeurs sur ce qui peut être tenu pour une bonne description, une bonne mesure, et une bonne évaluation. Et ces valeurs ne sont pas instrumentales. Ce n'est pas seulement qu'il faut avoir une mesure qui permette l'action. C'est plutôt qu'il faut avoir une mesure qui soit intrinsèquement satisfaisante, intrinsèquement bonne. Une mesure intrinsèquement bonne est une mesure qui repose sur une unité de mesure suffisamment fine pour que des différences entre objets mesurées apparaissent. Il n'y a rien là d'instrumental. Ce jugement est purement intrinsèque : il indique ce qu'est une bonne mesure, il ne dit rien de ce que nous pourrions faire des mesures effectuées. De même, une bonne description n'est pas une description qui rend possibles la vie, l'action, etc. Une bonne description est une description qui donne suffisamment d'informations, relativement au niveau expressif dont nous disposons. Bien entendu, ce niveau d'expression peut considérablement varier. En géographie, nous pouvons dire que la France est hexagonale, alors qu'un géomètre ne se contenterait pas d'une si pauvre caractérisation. Mais l'essentiel n'est pas dire qu'une description serait intrinsèquement meilleure qu'une autre. L'essentiel est de dire que, compte tenu de notre vocabulaire et de nos outils d'analyse, nous puissions faire suffisamment de différences.

Il y a donc même dans l'activité scientifique une notion de bien qui n'est pas éliminable, et c'est pourquoi cette notion vaut aussi pour la rationalité instrumentale. Cette notion de bien n'est pas morale, l'activité scientifique ne mettant pas spécialement en jeu nos rapports à autrui. Mais elle est pourtant intrinsèque aux pratiques, et non pas extrinsèque. Sans cette notion, nous ne pourrions jamais rien faire, car nous ne pourrions jamais juger si nous avons réussi à faire quelque chose, ou si nous avons échoué. Quand on décrit scientifiquement, on doit quand même savoir ce qu'est une bonne description. Sans la notion de bien, la description n'est plus une pratique, et ne peut pas être effectuée. Bien entendu, on pourrait donner des critères de ce qu'est une bonne description, un peu comme Wittgenstein était tenté de le faire avec sa notion de forme logique (qui permet l'identité de structure avec les faits). Ceci la repousse le problème, mais ne le résout. Il faut bien que, à la fin, nous puissions dire si ce que nous faisons est intrinsèquement réussi ou pas. Il faut bien que nous puissions dire si une structure est en isomorphisme avec une autre.
Et comme je l'ai déjà dit, puisque la réussite dépend de critères, et que ces critères peuvent être bien ou mal suivis, ce n'est jamais l'observation factuelle qui permet de déterminer si les critères sont satisfaits. Il faut, en plus de l'observation elle-même, des informations de nature normative sur ce qui compte comme un succès, et ce qui compte comme un échec. Même pour les cas en apparence les plus purs de représentation en isomorphisme avec la réalité, par exemple le dessin figuratif, chacun comprend que le dessin ne peut pas lui même se mettre en correspondance avec le réel, mais qu'il nous faut savoir faire certaines choses pour retrouver le référent à partir de sa représentation. Un dessin est en deux dimensions, il nous faut retrouver la perspective à partir d'une image plate. Les couleurs sont faites de pigments de peinture qui ne produisent pas le même effet que le réel et il nous faut corriger cette différence. Bref, il y a des milliers de facteurs qui font que reconnaître l'objet représenté est une pratique pouvant être bien ou mal faîte, mais que rien de factuel n'impose le résultat de l'opération. La connaissance du bien est nécessaire à la pratique.
Cependant, cela n'implique nullement que nous puissions faire n'importe quoi à partir de n'importe quoi, et que nous tomberions dans le relativisme absolu. Ce qui est relatif à chaque culture, ce sont les activités auxquelles ils se livrent, et donc en même temps le bien relatif à chacune de ces activités. Si décrire dans une tribu primitive consiste à trouver le Dieu qui est responsable de tel ou tel événement, il est évident que la vérité des descriptions ne relèvera pas des mêmes conditions que la vérité des descriptions dans un contexte scientifique. Néanmoins, l'activité étant posée, alors son bien relatif est quelque chose d'absolu. De même que n'importe quelle phrase ne peut être tenue pour vraie en contexte scientifique, n'importe quelle phrase ne peut être tenue pour vraie dans la tribu primitive. Quant à l'activité consistant à faire le tri entre les types de discours, il y a pour cette activité aussi un bien relatif. Une telle activité consiste à peser les avantages et inconvénients de ces méthodes, à développer des réflexions théoriques sur la fonction de la description (par exemple, nous transmettre des informations sur l'environnement, nous rassurer, montrer que les Anciens avaient un savoir solide, etc.). Et une fois cette analyse fait, nous pouvons prononcer un verdict, correct ou pas, sur ce qu'est une bonne description.
Le bien est donc relatif à une activité, mais absolu du point de vue de cette activité. Cela n'a rien de mystérieux : comprendre une activité, c'est comprendre comment bien la mener, et comment il ne faut pas la mener. On ne peut donc pas comprendre une activité sans savoir comment bien la faire. La notion de bien est nécessaire à celle de pratique. On pourrait d'ailleurs se demander si la notion de bien précède ou dérive de celle de règle. En effet, toute pratique suppose des règles. Mais il se pourrait que les règles soient seulement dérivées de ce qu'on tient pour un modèle d'activité réussie. Le bien serait donc notion primitive et la règle notion dérivée.

Ainsi, je conclus ainsi : en admettant que la science soit une pratique de description du monde, on est obligé de supposer qu'il existe une notion du bien qui permet de discriminer ce qu'est une bonne description et ce qu'est une mauvaise description. C'est pourquoi tout discours qui reviendrait à nier totalement l'existence des valeurs, et à réduire le monde à un ensemble d'objet pris dans des relations causales serait une contradiction performative. Ce discours détruit ses propres conditions de possibilité, en détruisant la condition qui permet à se discours d'être réussi, c'est-à-dire de dire vrai.
Bien sûr, on est encore très loin d'avoir prouvé l'existence de valeurs morales. Cela supposerait qu'il existe un bien pour l'action en général, et pas seulement pour telle ou telle action. Ce n'est pas facile. Néanmoins, on a déjà prouvé qu'il doit exister un bien relatif à chaque activité. C'est déjà énorme, et cela diminue considérablement la tentation du nihilisme moral. Car s'il existe déjà un bien pour chaque activité, pourquoi ne pas considérer qu'il existe un bien pour les activités humaines les plus importantes, comme la coopération, la vie en commun?
En tout cas, il semble que la montée en généralité soit un besoin à la fois pratique et théorique. Cette montée en général, sur le plan théorique, est la philosophie. La philosophie consiste à se demander ce qu'est une preuve, ce qu'est une description, ce qu'est une théorie. Et la montée en généralité, sur le plan pratique, est la morale. La morale consiste à se demander la finalité de toute action humaine, à se demander comment bien agir en général, à se demander comment nous devons établir les rapports aux autres. Philosophie et morale sont au fond une activité semblable : elles consistent à se demander ce qu'est le bien, pour la science ou pour l'action.

jeudi 5 mai 2016

La liberté de ne pas contracter

Mon objectif est de réfléchir au problème de la justice sociale, c'est-à-dire de la définition de la justice relative aux conditions de vie et aux inégalités économiques au sein d'une société. Il semble aller de soi qu'il est impossible de totalement "laisser faire" l'économie, parce qu'il faut au moins contrôler que chacun des agents économiques respecte les contrats signés et n'utilise pas la force ou la ruse, mais aussi pour faire en sorte que les grands principes de justice et de liberté individuelle soient respectées, et peut-être encore afin d'assurer un filet de sécurité à chacun des agents, que ce soit sous forme de sécurité sociale, de services publics de logement, de système de formation, etc.
Ainsi, les différentes théories de la justice sociale vont de la plus libérale (le libertarisme) à la plus égalitaire (le marxisme), selon qu'elles posent des principes de justice plus ou moins fort sur les conditions sociales d'existence. A l'extrême, on exige seulement que les individus respectent la parole donnée, peu importe le contenu des contrats et les conséquences auxquels ils aboutissent. A l'autre extrême, on exige l'instauration d'une égalité réelle des conditions, chacun devant recevoir exactement la même quantité de ressources que les autres.
Je voudrais donner un argument qui n'a pas pour but de prendre position sur un extrême ou entre ces deux extrêmes, mais qui vise plutôt à montrer ce que partagent toutes ces conceptions, et qui me paraît discutable. En effet, toutes ces conceptions centrent leur réponse sur la question de la justice, donc de l'égalité. Il s'agit de savoir relativement à quel critère il faut établir l'égalité. Pour les uns, l'égalité est une égalité des droits à vivre comme on l'entend et s'approprier ce que l'on veut. Pour les autres, l'égalité est l'égalité des ressources disponibles. Et une société est juste dans la mesure où elle respecte le critère en question. C'est pourquoi le libertarien estime qu'une société est juste seulement parce que l’État ou autrui ne contraint personne à faire ce qu'il ne veut pas, et que le marxiste estime qu'une société est juste si chacun a exactement les mêmes ressources que les autres. Je tire de ceci la conclusion suivante : aussi bien le libertarianisme que le marxisme sont des théories de l'égalité des individus, la liberté n'étant pour le libertarien qu'un "bien" à distribuer, et non pas le principe de la distribution (tout ceci est montré avec détails par Kimlicka dans les Théories de la justice). 
Par opposition, je voudrais donc ici proposer une défense de la liberté comme principe de justice fondamental. Dans cette conception, les libertés ne sont pas des biens à distribuer, mais la condition naturelle des personnes, que l’État doit absolument préserver, contre les tentatives permanente des agents de détruire cette liberté. Pour finir, je dirai un mot sur les règles de justice qui doivent être appliquées dans les institutions économiques et sociales.


Partons de la théorie du contrat social, telle qu'on en trouve des variantes chez Hobbes, Rousseau, ou Rawls. Cela peut sembler éloigné des questions de justice sociale, mais je vais établir un lien assez direct. Il y a évidemment de grandes différences entre ces théories contractualistes. Néanmoins, il me semble qu'on trouve les points communs suivants :
Tout d'abord, la dimension contrefactuelle du contrat est presque toujours admise. Hobbes, dans le Leviathan, admet qu'il s'agit d'une fiction qui n'a peut-être pas de réalité. Rousseau, dans le Contrat social, admet aussi ne pas faire une histoire humaine mais une reconstruction visant à dégager les conditions de légitimité du pouvoir (son texte sur Les origines de l'inégalité est cependant moins évident à analyser, de ce point de vue). Enfin, Rawls, dans sa théorie de la justice, affirme explicitement la dimension hypothétique et non historique du contrat. Dans ces trois cas, l'objet n'est évidemment pas de décrire un contrat réel, car celui-ci ne vaudrait que pour ceux qui se sont engagés réellement. Il décrit une situation dont le but est de déterminer des conditions générales de légitimité du pouvoir, de sorte que celui qui est déjà dans l'Etat pourrait aussi bien faire subir à son pays le test du contrat, qu'une personne totalement extérieure qui se demande s'il doit entrer dans un pays, ou en fonder un nouveau. La question du contrat est donc "si j'étais dans la situation de pouvoir choisir les institutions de mon pays, aurais-je institué celles qui existent réellement?". En répondant oui, le citoyen reconnaît qu'il vit dans des institutions justes. En répondant non, il affirme que son pays est injuste, et ne maintient son pouvoir que par la force.
Le second aspect, c'est de mettre en avant le contenu du contrat, et de ne pas vraiment théoriser ses formes, ou ses conditions. Je veux dire que chaque individu est censé s'entendre sur le contenu des institutions, sur une règle qui rend l'obéissance légitime. Ce contenu, cette règle, est évidemment une règle posant l'égalité fondamentale de tous les hommes. Hobbes dit : " J'autorise cette homme ou cette assemblée d'hommes, et je lui abandonne mon droit de me gouverner moi-même, à cette condition que tu lui abandonnes ton droit et tu lui autorises toutes ses actions de la même manière" (chapitre 17). Autrement dit, l'obéissance est justifiée si chacun est égal aux autres face au pouvoir. Quant à l'homme qui dirige, il n'est pas vraiment au-dessus des hommes puisqu'il est choisi par eux. On peut néanmoins trouver ce point contestable, ce que fait Rousseau, sans doute à raison. Néanmoins, cela ne signifie pas qu'un principe plus fondamental existe chez Hobbes, mais seulement que son souhait de donner au pouvoir tout pouvoir pour assurer la sécurité a tendance à mener à un égale servitude qu'à une égale liberté, puisque le souverain peut faire absolument ce qu'il veut, une fois choisi. Rousseau dit "Chacun de nous met en commun sa personne et tout sa puissance sous la suprême direction de la volonté générale ; et nous recevons en corps chaque membre comme partie indivisible du tout" (I, VI). Cela résout le problème de "s'unir à tous et pourtant n'obéir qu'à soi-même, et rester aussi libre qu'auparavant". Ici aussi, l'idée de Rousseau est que chacun doit être absolument égal aux autres, et l'est s'il abandonne tout à l'Etat, tout en étant à chaque décision d'accord avec les volontés du souverain. Chacun décide de tout, et doit être prêt à tout donner. Enfin, Rawls construit la situation de position originelle et de voile d'ignorance pour éviter l'impartialité liée au fait de connaître sa position sociale. Ainsi, personne ne sachant quelle place il occupera dans la société à venir, il est obligé de rendre égales toutes les conditions, en établissent des institutions qui accordent des libertés égales pour tous, et qui n'instrumentalisent personne au service des autres.

Mais ce que ces théories négligent, c'est la condition même du contrat. En effet, toutes ces théories supposent que l'état de nature est devenu totalement invivable (CS I, VI : "(...) les hommes parvenus à ce point où les obstacles qui nuisent à leur conservation dans l'état de nature, l'emportent par leur résistance sur les forces que chaque individu peut employer pour se maintenir dans cet état"). En disant cela, Rousseau synthétise en une phrase toute la fiction décrite par Hobbes d'un état de violence généralisée dont il faudrait se protéger. Hobbes et Rousseau mettent donc les hommes dans une condition primitive de violence, où la vie devient impossible. Cela rend le besoin d'en sortir absolument indispensable. On ne contracte pas parce qu'on le veut, mais parce qu'on est contraint. Rawls, lui, épure sa fiction, puisqu'il dit seulement que des agents rationnels et libres doivent déterminer les principes de justice de leur future société. Ils en sont contraints, sans que Rawls précise pourquoi ils le seraient.
Je veux dire que les conditions que tracent ces philosophes remettent en cause totalement les conditions de légitimité du contrat. Les contrats qui sont signés le sont par la force des choses, pour la simple raison que c'est le contrat ou la mort. Soit je me joins à d'autres, soit je suis tué par d'autres dans l'état de nature, d'autant plus que les premiers groupements d'hommes me rendent bien plus vulnérables. On trouve tout cela chez Hobbes, qui oppose notamment institution et acquisition, la seconde correspondant à la création d'une république par la force, en faisant prisonnier des individus et en les obligeant à signer. Hobbes dit même, au chapitre 20 : "dans les deux cas, ils le [c'est-à-dire passer le contrat social] font par peur, ce qui doit être remarqué par ceux qui soutiennent que toutes les conventions de cette sorte, en ce qu'elles procèdent de la peut de la mort, ou de la violence, sont nulles". Hobbes admet que le contrat social est toujours signé par peur de mourir, et que ce contrat est contraint. Pour le dire brutalement, la liberté de contracter n'existe pas. Nous sommes contraints au sens le plus physique du terme : nous avons le choix entre signer ou mourir. Evidemment, chez Rousseau et Rawls, on ne trouve rien de si tragique. Pourtant, les circonstances sont les mêmes : les contractants n'ont tout simplement pas la possibilité de refuser de s'engager. Ils doivent décider quelque chose. Et c'est pourquoi la liberté n'est pas absolue, les agents ne peuvent pas décider de rejeter la signature et retourner dans l'état de nature. Aucun de ces auteurs ne donne la possibilité à un agent de ne pas signer.
Ces auteurs ne défendent évidemment pas la tyrannie, et Hobbes pense même, abusivement me semble-t-il, qu'un contrat signé sous la menace de mort doit être suivi. Mais tous ces auteurs pensent la chose suivante : si on signe un contrat qui répond à un intérêt objectif de l'agent, à savoir vivre en sécurité, dans des institutions qui lui permettre de choisir sa vie et de développer ses talents et sa personnalité, alors on fait quelque chose de bon, et il y a une obligation morale et pratique à choisir ce qui est le meilleur pour nous. Faire ce qui est bon pour nous, même sous la contrainte, n'est donc pas une abominable destruction de la liberté. De plus, le fait que ce contrat mette chacun à égalité avec tous les autres rend encore plus supportable ce manque de liberté initiale. Au lieu de risquer d'être tué par un autre plus fort, le contrat social établit l'égalité parfaite entre membres, chacun étant dorénavant égal en droits, et pouvant faire valoir ses droits auprès du système politique et judiciaire.
En résumé, pour Hobbes, Rousseau, et Rawls, le contrat est subi, personne ne signe librement. Par contre, chacun y gagne l'égalité absolue, et c'est pourquoi le contrat est juste. Nul doute qu'il est parfaitement rationnel de signer un contrat qui nous place à égalité avec les autres, si cela nous permet d'échapper à la menace de mort permanente de l'état de nature.
Je voudrais donc, en opposition, rappeler qu'avant même de s'intéresser au contenu du contrat, il faut s'intéresser à ses conditions, c'est-à-dire l'état de liberté des contractants. La première règle de justice, avant même celle de l'égalité face au pouvoir, est celle de la liberté de contracter. Pour des agents rationnels, un contrat est juste si et seulement si il n'a pas été établi par la force, mais par choix. Tout contrat obtenu par la force est injuste, quel qu'en soit le contenu, et tout contrat librement consenti est nécessairement juste, dans la mesure toutefois où l'agent rationnel ne s'engagerait que si ses intérêts étaient correctement pris en compte (bien sûr, un contrat libre pourrait être injuste s'il était signé par des agents non rationnels, qui s'engageraient sur des principes qui ne satisfont pas ses intérêts, ou les font passer après ceux des autres). Pour être précis, il y a donc deux conditions pour la justice :
1) les agents sont libres de contracter.
2) les intérêts des agents sont également pris en compte.
Les théoriciens du contrat ont concentré leurs efforts sur 2, qui est apparu comme le lot de consolation de l'impossibilité de 1. Puisque le contrat est contrefactuel, et qu'il sert aux individus déjà dominés à se demander si cette domination est quand même juste, la condition 1 paraissait inutile. Il me semble au contraire que cette condition est absolument fondamentale dans une théorie de la justice. Pour être juste, un pouvoir doit avoir le consentement des sujets. Et ces sujets ne peuvent vraiment consentir que s'ils ont le pouvoir réel de ne pas consentir. Ainsi, la condition 2 est plutôt une conséquence logique du fait que des agents rationnels soient libres (condition 1). Un agent rationnel et libre n'acceptera une convention avec d'autres agents rationnels que si elle est bonne pour lui, ce qui revient à dire que les intérêts de chacun sont également pris en compte. Mais un agent rationnel ne va pas délibérer sur un système politique qui ne lui laisse tout simplement pas le choix. De toute façon, un tel système ne peut pas réellement faire son bien malgré lui, pour la raison simple suivante : un système est bon s'il permet à chacun de vivre comme il l'entend, dans la mesure où il ne viole pas les droits et libertés des autres, qui sont égales aux siennes. Or, ce pouvoir, étant contraignant, viole nécessairement la liberté des agents, puisqu'il ne leur permet pas de vivre indépendamment de lui. Les agents naissent et demeurent soumis à leur Etat, ce qui suffit à le rendre injuste, fut-il démocratique et traitant chacun à égalité.

Ainsi, un système politique est juste s'il est choisi par des agents rationnels dans une condition telle que le refus de signer n'impliquerait ni la mort, ni la terreur, ni aucun des malheurs de l'état de nature hobbesien. Cela a une conséquence notable. S'il faut bien signer quelque chose, les agents vont s'accorder sur l'importance de l'égalité, qui est le moyen de pousser tous les autres contractants à signer aussi. Et puisque les intérêts de chacun sont par hypothèse extrêmement variés, le système politique sera un système qui n'accorde aucune prééminence à certains types d'intérêts. Un système politique choisi sous la contrainte sera nécessairement libéral, parce que personne n'accepterait de signer un contrat qui valoriserait certains modes de vie alors que ce ne sont pas les siens. Donc, si tous ces modes de vie sont représentés (le voile d'ignorance étant une procédure pour simuler la présence de tous les intérêts et modes de vie), un tel contrat ne passerait pas.
Au contraire, si les individus ne sont obligés à rien, alors la nature des contrats passés sera profondément différente. Tout d'abord, on peut renoncer au voile d'ignorance, et accorder à chacun la connaissance de ses intérêts, de ses talents, etc. Les agents peuvent donc signer tous les contrats qui s'accordent avec leurs intérêts et talents. Si untel veut vivre dans une société religieuse, traditionnaliste, qui réprime terriblement les manières de vivre, par exemple sur le plan familial et sexuel, alors il le peut, dans la mesure où il trouve qu'un tel mode de vie lui convient. L'essentiel est cependant que les agents à qui cela ne conviendrait pas puisse aller fonder des sociétés ailleurs, reposant sur des principes différents. On voit donc que rien n'oblige les sociétés à être libérales. Elles peuvent être traditionnalistes et répressives. L'important est seulement que personne ne soit forcé d'appartenir à une société qu'il ne veut pas. Ce qu'on gagne par rapport au contrat social à la Rawls est évident : chacun peut trouver une société qui convient à ses aspirations, au lieu d'être contraint de vivre dans une société libérale qui doit faire une place à tous. L'autre gain est de permettre de pouvoir proposer une théorie du contrat qui ne soit pas contrefactuelle, et sous voile d'ignorance. Je parle ici de conditions qui devraient être réelles, et de décisions qui sont prises en connaissant ses aspirations et ses talents.
Il faut préciser la chose suivante : la conservation de la liberté, malheureusement, ne peut pas être obtenue simplement en laissant faire les agents. Car il y aura toujours quelques agents pour soumettre les autres. Si on me force à entrer dans une société religieuse alors que mon souhait est de vivre dans des communautés hippies libérées sexuellement, il y a de toute évidence une atteinte à la liberté. Il faut donc, pour garantir cette liberté, qu'un pouvoir supérieur garantisse les libertés, par la force s'il le faut. En cela, ma solution n'est pas totalement anarchiste. Mais ce pouvoir là, autant que possible, est totalement distinct de la ou des sociétés. Il n'a aucune réglementation, aucune valeur, aucun but défini. Il s'assure simplement que tous les contrats passés le soient librement. Il encadre chaque société, en vérifiant qu'à chaque instant les individus respectent les contrats passés, et gardent la liberté d'en contracter de nouveaux (dans la limite des anciens, puisque signer un contrat qui absoudrait d'un ancien revient à ne pas respecter sa parole, ce qui est une forme de violence faite à l'égard d'autrui, qui se retrouve manipulé).

Je reviens maintenant à la justice sociale. Presque toujours, il est question de se demander dans quelles mesure nous pouvons consentir aux inégalités. La solution de Rawls est de faire passer la justice avant l'efficacité, et la liberté avant les avantages socio-économiques (cf. p.302). Cela rend impossibles des systèmes aristocratiques, inégalitaires. Le désir de soumission ou les avantages de la richesse ne justifient jamais l'abandon de l'égalité et de la liberté. De même, dans la théorie du "luck egalitarianism", la justice consiste à rendre égales les opportunités d'agir, les seules inégalités de revenu acceptables étant celles qui découlent des choix d'utiliser ses opportunités pour s'enrichir plutôt que pour faire autre chose. Mais dans la mesure où ceux qui ont fait autre chose ont quand même tiré parti de leurs opportunités, on peut les tenir pour vraiment égaux aux riches.
Or, dans ma proposition, il n'importe pas du tout de rendre les opportunités égales, ou de s'assurer que les inégalités n'entraînent pas des situations de domination économique. Un système économique est acceptable à partir du moment où des individus rationnels, connaissant leurs capacités, acceptent librement de s'y engager. Il est inacceptable s'il oblige d'une façon ou d'une autre les individus à s'y impliquer malgré eux. Le motif le plus évident d'implication malgré soi, c'est le besoin de manger, la peur de mourir de faim. J'estime donc que le fait d'être obligé de participer à une institution par peur de mourir de faim est une atteinte à la liberté contractuelle, puisque celui qui fait signer use de la peur d'un individu pour obtenir quelque chose qu'en temps normal, il n'aurait pas pu obtenir. Par contre, si les individus pensent avoir des talents et beaucoup d'opportunités d'action, ils vont sans doute s'impliquer dans le système économique et en retirer des bénéfices. Il n'y a donc pas à corriger les inégalités en aidant ceux qui manquent d'opportunités. Il y a juste à leur permettre de ne pas tomber dans un système qui les broierait. Voilà pourquoi la levée du voile d'ignorance me semble importante : tout le monde n'a pas intérêt à participer au jeu économique, parce que certains naissent avec des talents bien plus nombreux ou bien plus forts que d'autres. Au lieu donc de taxer les agents économiques et de fausser le jeu pour permettre aux moins doués de participer, il convient plutôt de faire en sorte que chacun des agents reste libre de ne pas participer.
Bien sûr, puisque le problème est essentiellement celui de la faim, il paraît raisonnable de taxer les agents économiques, de façon à pouvoir payer à quiconque le voudrait une pension lui permettant de vivre sans participer au système économique. Ce n'est pas une atteinte à leur liberté. C'est au contraire une petite cotisation de nature assurantielle, permettant à chacun, le jour où il le souhaite, d'échapper au système économique. Chacun y a intérêt, dans la mesure où chacun préserve ainsi sa liberté. Il y a intérêt d'un point de vue strictement égoïste, car il faut s'assurer contre les malheurs de la vie (la perte d'emploi, la maladie invalidante, la vieillesse, la grossesse), mais il faut aussi, d'un point de vue plus politique, faire en sorte que, quel que soient les choix de vie de chacun, et nos futurs choix de vie, nous puissions rester suffisamment libres pour participer aux activités sociales que nous voulons. Sans cette cotisation, nous acceptons de nous soumettre au destin et aux autres. Or, s'il y a bien un principe qu'il faut rejeter, c'est l'idée qu'une personne pourrait librement se soumettre. Il faut tenir une telle chose pour totalement injuste. Chacun peut s'engager, mais non pas s'engager à perdre définitivement toute capacité future à s'engager à nouveau. De même, je peux demander presque tout à autrui, mais non pas de définitivement renoncer à tout.

Ainsi, il me semble que la justice sociale serait réalisée s'il existait une allocation inconditionnelle, pouvant être obtenue par n'importe qui en faisant la demande, et permettant à chacun de vivre suffisamment bien pour ne pas être contraint par nos besoins naturels et par ceux qui sont maîtres du système économique, à y participer. L'Etat devant préserver la liberté, il doit entraver la liberté de chacun à la hauteur exacte de ce qui est nécessaire pour assurer celle de tous. Le montant de cette entrave correspond exactement à ce que chacun devrait cotiser pour pouvoir verser un revenu d'existence à ce qui en font la demande. On voit ainsi que cette allocation inconditionnelle a une fonction de désamorçage des conditions de l'état de nature hobbesien. Car, pour nous, l'état de nature n'est plus vraiment une situation de guerre violente de tous contre tous. C'est le fait que les gens se retrouvent dès la naissance pieds et poings liés à un système économique affreusement compétitif qui peut les broyer s'ils n'ont pas les talents suffisants. Au lieu de vouloir à tout prix que l'Etat corrige ce système économique, qui est pourtant juste dans la mesure où il est le résultats de contrats signés librement, mieux vaut que l'Etat emploie ses ressources pour faire en sorte que tous ceux qui ne veulent pas ou ne peuvent pas s'y faire une place puissent quand même vivre et créer, pourquoi pas, d'autres types de fonctionnements sociaux ou économiques.