Ceci ne sera pas une analyse détaillée du livre de Agacinski auquel mon titre fait évidemment allusion (Femmes entre sexe et genre). Il s'agira plutôt d'une critique des positions politiques qui en sont la conclusion. Je m'explique.
Ce livre défend une thèse fort simple, ou plutôt rappelle une chose d'une banalité évidente, mais qui a été perdue de vue à cause de l'originalité des thèses sur la construction sociale du genre. Ces thèses doivent leur célébrité à Judith Butler, avec son Trouble dans le genre, mais aussi à Monique Wittig, avec son célèbre "Les lesbiennes ne sont pas des femmes".
Ce livre défend une thèse fort simple, ou plutôt rappelle une chose d'une banalité évidente, mais qui a été perdue de vue à cause de l'originalité des thèses sur la construction sociale du genre. Ces thèses doivent leur célébrité à Judith Butler, avec son Trouble dans le genre, mais aussi à Monique Wittig, avec son célèbre "Les lesbiennes ne sont pas des femmes".
Pour résumer brièvement les discussions, les partisans de la construction sociale affirment que personne ne nait homme ou femme, que la biologie ne suffit pas à déterminer notre identité sexuelle. C'est la société, par un système d'inculcation plus ou moins violent, qui finit par imposer un sexe aux individus. On trouve ainsi chez Butler l'idée d'une performativité du genre, l'idée selon laquelle il nous faut à chaque instant jouer notre rôle d'homme ou de femme, tel un acteur de théâtre, afin de rester dans les stéréotypes attendus par la société.
Je ne distingue pas sexe et genre, justement parce que les partisans de la construction sociale refusent le découpage entre sexe naturel et genre social, et affirment que le sexe aussi est une construction sociale. Il s'ensuit de ce type de propos que la binarité des sexes n'a rien d'un fait de nature, mais vient de la société. Il se pourrait que plusieurs autres sexes apparaissent, à mesure que la société devient plus tolérante, plus ouverte. On trouve aujourd'hui des revendications politiques en faveur d'un troisième sexe qui puisse être reconnu par l'administration.
Agacinski, elle, rappelle que le point central de la différence des sexes n'est pas une différence d'apparence ou de comportements sociaux, mais une différence dans la capacité d'engendrer. Il y a deux sexes, et seulement deux, parce que la reproduction sexuée vivipare suppose le mélange de gamètes mâles et femelles, autrement dit, l'apport par un mâle de spermatozoïdes, la fécondation des ovules de la femelle, puis la croissance de l'embryon au sein du ventre de la femelle. On pourrait donc bien, si on le veut, admettre une pluralité d'identités, reste que les mécanismes de la reproduction supposent la binarité. Il n'y a pas de troisième sexe, qui ne pourrait correspondre qu'à un cas de stérilité. Un sexe non fonctionnel est une apparence de sexe, mais n'est pas un sexe (ceci vaut notamment pour les transsexuels).
En résumé, Agacinski oppose le sexe comme identité (elle admet très bien que cette identité est construite par la société; les gender studies restent intéressantes de ce point de vue), et le sexe comme capacité (qui est fixée par la biologie). Les identités sont plurielles, les capacités reproductives ne vont que par deux. Les identités sont psychologiques et sociologiques, les capacités sont biologiques.
Cependant, il me semble que le livre d'Agacinski devient très insuffisant sur toutes les conséquences qu'il tire de ce rappel de bon sens. Il se contente de répéter ad nauseam qu'il faut lutter contre la marchandisation du corps de la femme, le mot "marchandisation" fonctionnant comme une incantation magique pour diaboliser tout ce à quoi il est attaché. Or, d'une part, rien ne prouve que marchandiser soit mauvais en soi. Je marchandise mes talents de philosophe auprès d'un public de jeunes et je m'en porte très bien. Et d'autre part, cet usage du mot accolé à n'importe quoi finit par produire du vertige plutôt que de la conviction. Que peuvent donc avoir en commun la marchandisation du ventre d'une mère porteuse, la marchandisation des organes génitaux d'une prostituée, la marchandisation des ovules d'une donneuse, etc? Le point commun se réduit à un transfert d'argent en échange d'un certain service. Mais alors, pourquoi ne dit-on pas que la serveuse qu'elle marchandise ses bras, que la caissière aussi, etc?
De plus, l'objectif (en soi tout à fait louable) qui est la défense des intérêts des femmes a des conséquences conceptuelles absurdes : on a l'impression que seules des femmes peuvent être marchandisées! Du coup, une prostituée femme est marchandisée, mais un prostitué homme ne l'est pas. Une femme qui donne des ovules est marchandisée, mais un homme qui donne son sperme ne l'est pas. Bref, l'argument de la marchandisation me paraît tomber dans la plus complète confusion.
Je voudrais donc reprendre la discussion, et apporter un peu de clarté à ce sujet. Mon point de départ est ce qui me paraît incontestable. Il y a une binarité des sexes, parce que les hommes mettent leur semence dans le ventre des femmes, et que les femmes portent pendant neuf mois les enfants issus de la fécondation. Un homme ne peut pas féconder un autre homme, une femme ne peut pas féconder une autre femme, et personne ne peut se féconder lui-même. La reproduction sexuée suppose deux individus de sexe différent, et c'est même ce qui la différencie de la multiplication par clonage, qui a cours chez les êtres unicellulaires.
Or, cette différence biologique a des conséquences sociales connues depuis bien longtemps. D'abord, les mâles ont volontiers tendance à chercher de multiples partenaires. Mais ce goût se paie par l'incertitude concernant la paternité biologique. Bref, les hommes voudraient à la fois la liberté de copuler, et en même temps la garantie que les enfants sont bien les leurs (je ne m'étends pas là dessus, car cela soulève des problèmes spécifiques). Quant aux femelles, la problématique est différente, puisqu'une fois fécondée, la recherche d'un partenaire sexuel perd tout intérêt. Par contre, il lui faut dorénavant faire particulièrement attention à sa santé, manger un peu plus, et obtenir une sécurité supplémentaire pour porter l'enfant et l'élever dans des conditions convenables. Car autant le mâle a neuf mois pour fuir, après la conception, autant la femelle n'a pas cette possibilité de fuir. Autrement dit, elle est obligée d'assumer la charge de l'éducation de l'enfant, alors que le mâle n'a pas cette obligation (j'écarte, un peu arbitrairement peut-être, le cas de l'infanticide, parce que celui-ci demande quand même des capacités psychologiques largement au-dessus du commun des humains).
Pour résumer, la situation des hommes est globalement plus enviable que celle des femmes, parce qu'ils ne subissent jamais de situation de dépendance. Se reproduire ne les empêche jamais d'être libre et autonomes. Alors qu'une femme devient dépendante quand son ventre l'empêche de travailler, et quand elle doit passer une très grande partie de son temps à s'occuper d'un enfant. C'est ce simple fait qui doit nous obliger à concevoir des politiques favorables aux femmes : parce qu'elles subissent une dépendance que ne subissent pas les hommes, il faut qu'un ensemble de mesures politiques permettent aux femmes de retrouver leur autonomie, si elles le veulent.
L'enjeu du féminisme est ici : faire en sorte que la perte de liberté des femmes, due au fonctionnement de leur appareil reproductif, soit compensée par la société. On vient de le rappeler, les femmes sont, d'un point de vue biologique, plus dépendantes que les hommes. Mais la société peut faire en sorte que les femmes retrouvent de la liberté. La pilule permet aux femmes d'avoir librement des rapports sexuels sans risquer la dépendance liée à la grossesse. Un congé payé permet de finir sa grossesse sans se retrouver sans argent. Une crèche permet continuer à exercer son activité professionnelle. Et on peut trouver encore d'autres exemples. Tous ces exemples doivent être analysés selon le même point de vue : comme la compensation sociale d'une inégalité naturelle. Les femmes sont naturellement plus dépendantes, donc la société fait un effort supplémentaire pour les rendre aussi autonomes que les hommes. D'ailleurs, nul besoin d'un principe de justice pour légitimer cette compensation d'une inégalité, il suffit de faire appel au simple intérêt de la société, qui a besoin de se perpétuer. Si on veut aller plus loin, et en même temps rejoindre des principes très classiques, on dira qu'une société est juste si elle accorde des libertés égales pour tous. Pour que les femmes soient aussi libres que les hommes, il faut leur accorder des services et des prestations liés à la nature de leur biologie. Une société qui refuserait de faire ces efforts maintiendrait les femmes dans une situation d'infériorité.
Autant une société n'a pas à compenser les handicaps qui sont les conséquences de choix individuels, autant la reproduction est différente, car elle est nécessaire (du moins, il y a nécessité conditionnelle). Elle fait l'objet d'un choix, mais d'un choix obligée si la société veut exister. Donc, cela signifie que le fait d'enfanter doit être assisté exactement comme on pourrait le faire pour un handicap purement accidentel, ou causé par un acte illégal.
En résumé : la capacité d'enfanter a un coût en termes de libertés. Or la société n'existe que si les femmes enfantent. Il est donc juste que la société garantisse aux femmes autant de libertés que si elles n'enfantaient pas, c'est-à-dire vivaient comme les hommes.
Autant une société n'a pas à compenser les handicaps qui sont les conséquences de choix individuels, autant la reproduction est différente, car elle est nécessaire (du moins, il y a nécessité conditionnelle). Elle fait l'objet d'un choix, mais d'un choix obligée si la société veut exister. Donc, cela signifie que le fait d'enfanter doit être assisté exactement comme on pourrait le faire pour un handicap purement accidentel, ou causé par un acte illégal.
En résumé : la capacité d'enfanter a un coût en termes de libertés. Or la société n'existe que si les femmes enfantent. Il est donc juste que la société garantisse aux femmes autant de libertés que si elles n'enfantaient pas, c'est-à-dire vivaient comme les hommes.
Ainsi, toutes les discussions sur l'identité sexuelle, sur la reconnaissance des orientations sexuelles minoritaires, sur la manière dont il faut élever les enfants, etc. n'ont à peu près aucun rapport avec le féminisme, et avec la dépendance liée à la capacité d'enfanter. Il s'agit, si on veut, d'une pure question d'égalité, mais certainement pas de liberté. Les homosexuels ne sont pas moins libres que les hétérosexuels. Ils sont seulement mis en situation d'infériorité sociale, de discrimination. De même, que l'infirmière (femme) soit moins bien payée que le médecin (homme) est une question d'égalité et pas de liberté. Je n'insiste pas, tout ceci est bien connu, et de nombreuses féministes se sont demandées pourquoi la moitié d'entre elles passaient leur temps à défendre les homosexuels plutôt que les femmes.
Et que deviennent tous les arguments sur la marchandisation? Ils s'effondrent aussi. Car marchandiser son corps signifie avoir besoin d'argent, mais n'est pas un signe de dépendance, ni n'entretient cette dépendance (du moins, cette dépendance est celle de la condition de tous ceux qui doivent travailler pour vivre, cf. L'argent est-il un instrument de domination?). Ce n'est pas du tout parce que les femmes doivent porter des enfants qu'elles sont obligées de se prostituer, ni de servir de mères porteuses. C'est seulement parce qu'elles doivent gagner leur vie comme chacun qu'elles utilisent leurs capacités biologiques pour y arriver. Mais il n'y a rien d'immoral à cela. Cela ne créé pas de dépendance. Se prostituer ne rend pas plus dépendant que travailler dans un supermarché. Il en est de même des mères porteuses : si elles sont correctement rémunérées, on ne peut plus parler de dépendance.
Le féminisme est donc la doctrine politique qui cherche à défendre non pas l'égalité des identités sexuelles, mais la liberté d'utilisation de ses capacités de reproduction. Certes, égalité et liberté se croisent, car être moins libre, c'est être inférieur, donc inégal. Mais c'est bien un manque de liberté qu'il s'agit de compenser : c'est en donnant de la liberté qu'on retrouvera, en conséquence, de l'égalité. La victoire du féminisme signifie que les femmes peuvent enfanter si elles le veulent, et seulement si elles le veulent.