jeudi 12 juin 2014

Femmes entre capacité et identité

Ceci ne sera pas une analyse détaillée du livre de Agacinski auquel mon titre fait évidemment allusion (Femmes entre sexe et genre). Il s'agira plutôt d'une critique des positions politiques qui en sont la conclusion. Je m'explique.
Ce livre défend une thèse fort simple, ou plutôt rappelle une chose d'une banalité évidente, mais qui a été perdue de vue à cause de l'originalité des thèses sur la construction sociale du genre. Ces thèses doivent leur célébrité à Judith Butler, avec son Trouble dans le genre, mais aussi à Monique Wittig, avec son célèbre "Les lesbiennes ne sont pas des femmes".
Pour résumer brièvement les discussions, les partisans de la construction sociale affirment que personne ne nait homme ou femme, que la biologie ne suffit pas à déterminer notre identité sexuelle. C'est la société, par un système d'inculcation plus ou moins violent, qui finit par imposer un sexe aux individus. On trouve ainsi chez Butler l'idée d'une performativité du genre, l'idée selon laquelle il nous faut à chaque instant jouer notre rôle d'homme ou de femme, tel un acteur de théâtre, afin de rester dans les stéréotypes attendus par la société.
Je ne distingue pas sexe et genre, justement parce que les partisans de la construction sociale refusent le découpage entre sexe naturel et genre social, et affirment que le sexe aussi est une construction sociale. Il s'ensuit de ce type de propos que la binarité des sexes n'a rien d'un fait de nature, mais vient de la société. Il se pourrait que plusieurs autres sexes apparaissent, à mesure que la société devient plus tolérante, plus ouverte. On trouve aujourd'hui des revendications politiques en faveur d'un troisième sexe qui puisse être reconnu par l'administration. 
Agacinski, elle, rappelle que le point central de la différence des sexes n'est pas une différence d'apparence ou de comportements sociaux, mais une différence dans la capacité d'engendrer. Il y a deux sexes, et seulement deux, parce que la reproduction sexuée vivipare suppose le mélange de gamètes mâles et femelles, autrement dit, l'apport par un mâle de spermatozoïdes, la fécondation des ovules de la femelle, puis la croissance de l'embryon au sein du ventre de la femelle. On pourrait donc bien, si on le veut, admettre une pluralité d'identités, reste que les mécanismes de la reproduction supposent la binarité. Il n'y a pas de troisième sexe, qui ne pourrait correspondre qu'à un cas de stérilité. Un sexe non fonctionnel est une apparence de sexe, mais n'est pas un sexe (ceci vaut notamment pour les transsexuels). 
En résumé, Agacinski oppose le sexe comme identité (elle admet très bien que cette identité est construite par la société; les gender studies restent intéressantes de ce point de vue), et le sexe comme capacité (qui est fixée par la biologie). Les identités sont plurielles, les capacités reproductives ne vont que par deux. Les identités sont psychologiques et sociologiques, les capacités sont biologiques.

Cependant, il me semble que le livre d'Agacinski devient très insuffisant sur toutes les conséquences qu'il tire de ce rappel de bon sens. Il se contente de répéter ad nauseam qu'il faut lutter contre la marchandisation du corps de la femme, le mot "marchandisation" fonctionnant comme une incantation magique pour diaboliser tout ce à quoi il est attaché. Or, d'une part, rien ne prouve que marchandiser soit mauvais en soi. Je marchandise mes talents de philosophe auprès d'un public de jeunes et je m'en porte très bien. Et d'autre part, cet usage du mot accolé à n'importe quoi finit par produire du vertige plutôt que de la conviction. Que peuvent donc avoir en commun la marchandisation du ventre d'une mère porteuse, la marchandisation des organes génitaux d'une prostituée, la marchandisation des ovules d'une donneuse, etc? Le point commun se réduit à un transfert d'argent en échange d'un certain service. Mais alors, pourquoi ne dit-on pas que la serveuse qu'elle marchandise ses bras, que la caissière aussi, etc? 
De plus, l'objectif (en soi tout à fait louable) qui est la défense des intérêts des femmes a des conséquences conceptuelles absurdes : on a l'impression que seules des femmes peuvent être marchandisées! Du coup, une prostituée femme est marchandisée, mais un prostitué homme ne l'est pas. Une femme qui donne des ovules est marchandisée, mais un homme qui donne son sperme ne l'est pas. Bref, l'argument de la marchandisation me paraît tomber dans la plus complète confusion.



Je voudrais donc reprendre la discussion, et apporter un peu de clarté à ce sujet. Mon point de départ est ce qui me paraît incontestable. Il y a une binarité des sexes, parce que les hommes mettent leur semence dans le ventre des femmes, et que les femmes portent pendant neuf mois les enfants issus de la fécondation. Un homme ne peut pas féconder un autre homme, une femme ne peut pas féconder une autre femme, et personne ne peut se féconder lui-même. La reproduction sexuée suppose deux individus de sexe différent, et c'est même ce qui la différencie de la multiplication par clonage, qui a cours chez les êtres unicellulaires. 
Or, cette différence biologique a des conséquences sociales connues depuis bien longtemps. D'abord, les mâles ont volontiers tendance à chercher de multiples partenaires. Mais ce goût se paie par l'incertitude concernant la paternité biologique. Bref, les hommes voudraient à la fois la liberté de copuler, et en même temps la garantie que les enfants sont bien les leurs (je ne m'étends pas là dessus, car cela soulève des problèmes spécifiques). Quant aux femelles, la problématique est différente, puisqu'une fois fécondée, la recherche d'un partenaire sexuel perd tout intérêt. Par contre, il lui faut dorénavant faire particulièrement attention à sa santé, manger un peu plus, et obtenir une sécurité supplémentaire pour porter l'enfant et l'élever dans des conditions convenables. Car autant le mâle a neuf mois pour fuir, après la conception, autant la femelle n'a pas cette possibilité de fuir. Autrement dit, elle est obligée d'assumer la charge de l'éducation de l'enfant, alors que le mâle n'a pas cette obligation (j'écarte, un peu arbitrairement peut-être, le cas de l'infanticide, parce que celui-ci demande quand même des capacités psychologiques largement au-dessus du commun des humains).
Pour résumer, la situation des hommes est globalement plus enviable que celle des femmes, parce qu'ils ne subissent jamais de situation de dépendance. Se reproduire ne les empêche jamais d'être libre et autonomes. Alors qu'une femme devient dépendante quand son ventre l'empêche de travailler, et quand elle doit passer une très grande partie de son temps à s'occuper d'un enfant. C'est ce simple fait qui doit nous obliger à concevoir des politiques favorables aux femmes : parce qu'elles subissent une dépendance que ne subissent pas les hommes, il faut qu'un ensemble de mesures politiques permettent aux femmes de retrouver leur autonomie, si elles le veulent.
L'enjeu du féminisme est ici : faire en sorte que la perte de liberté des femmes, due au fonctionnement de leur appareil reproductif, soit compensée par la société. On vient de le rappeler, les femmes sont, d'un point de vue biologique, plus dépendantes que les hommes. Mais la société peut faire en sorte que les femmes retrouvent de la liberté. La pilule permet aux femmes d'avoir librement des rapports sexuels sans risquer la dépendance liée à la grossesse. Un congé payé permet de finir sa grossesse sans se retrouver sans argent. Une crèche permet continuer à exercer son activité professionnelle. Et on peut trouver encore d'autres exemples. Tous ces exemples doivent être analysés selon le même point de vue : comme la compensation sociale d'une inégalité naturelle. Les femmes sont naturellement plus dépendantes, donc la société fait un effort supplémentaire pour les rendre aussi autonomes que les hommes. D'ailleurs, nul besoin d'un principe de justice pour légitimer cette compensation d'une inégalité, il suffit de faire appel au simple intérêt de la société, qui a besoin de se perpétuer. Si on veut aller plus loin, et en même temps rejoindre des principes très classiques, on dira qu'une société est juste si elle accorde des libertés égales pour tous. Pour que les femmes soient aussi libres que les hommes, il faut leur accorder des services et des prestations liés à la nature de leur biologie. Une société qui refuserait de faire ces efforts maintiendrait les femmes dans une situation d'infériorité.
Autant une société n'a pas à compenser les handicaps qui sont les conséquences de choix individuels, autant la reproduction est différente, car elle est nécessaire (du moins, il y a nécessité conditionnelle). Elle fait l'objet d'un choix, mais d'un choix obligée si la société veut exister. Donc, cela signifie que le fait d'enfanter doit être assisté exactement comme on pourrait le faire pour un handicap purement accidentel, ou causé par un acte illégal.
En résumé : la capacité d'enfanter a un coût en termes de libertés. Or la société n'existe que si les femmes enfantent. Il est donc juste que la société garantisse aux femmes autant de libertés que si elles n'enfantaient pas, c'est-à-dire vivaient comme les hommes. 

Ainsi, toutes les discussions sur l'identité sexuelle, sur la reconnaissance des orientations sexuelles minoritaires, sur la manière dont il faut élever les enfants, etc. n'ont à peu près aucun rapport avec le féminisme, et avec la dépendance liée à la capacité d'enfanter. Il s'agit, si on veut, d'une pure question d'égalité, mais certainement pas de liberté. Les homosexuels ne sont pas moins libres que les hétérosexuels. Ils sont seulement mis en situation d'infériorité sociale, de discrimination. De même, que l'infirmière (femme) soit moins bien payée que le médecin (homme) est une question d'égalité et pas de liberté. Je n'insiste pas, tout ceci est bien connu, et de nombreuses féministes se sont demandées pourquoi la moitié d'entre elles passaient leur temps à défendre les homosexuels plutôt que les femmes.
Et que deviennent tous les arguments sur la marchandisation? Ils s'effondrent aussi. Car marchandiser son corps signifie avoir besoin d'argent, mais n'est pas un signe de dépendance, ni n'entretient cette dépendance (du moins, cette dépendance est celle de la condition de tous ceux qui doivent travailler pour vivre, cf. L'argent est-il un instrument de domination?). Ce n'est pas du tout parce que les femmes doivent porter des enfants qu'elles sont obligées de se prostituer, ni de servir de mères porteuses. C'est seulement parce qu'elles doivent gagner leur vie comme chacun qu'elles utilisent leurs capacités biologiques pour y arriver. Mais il n'y a rien d'immoral à cela. Cela ne créé pas de dépendance. Se prostituer ne rend pas plus dépendant que travailler dans un supermarché. Il en est de même des mères porteuses : si elles sont correctement rémunérées, on ne peut plus parler de dépendance.



Le féminisme est donc la doctrine politique qui cherche à défendre non pas l'égalité des identités sexuelles, mais la liberté d'utilisation de ses capacités de reproduction. Certes, égalité et liberté se croisent, car être moins libre, c'est être inférieur, donc inégal. Mais c'est bien un manque de liberté qu'il s'agit de compenser : c'est en donnant de la liberté qu'on retrouvera, en conséquence, de l'égalité. La victoire du féminisme signifie que les femmes peuvent enfanter si elles le veulent, et seulement si elles le veulent. 

jeudi 5 juin 2014

Michéa, ou le pouvoir des livres

Il y a peu, le philosophe Jean-Claude Michéa a vu ses travaux autour du libéralisme (L'empire du moindre mal, La double pensée, Les mystères de la gauche, etc.) attaqués par de nombreuses voix venues de la gauche, alors même que ces voix paraissent au fond assez proches, politiquement parlant. En quelques mots (je ne compte pas rentrer dans le débat de fond, et vais justement m'expliquer pourquoi je ne le fais pas), ces opposants reprochent à Michéa un trop grand flou autour des concepts centraux de sa critique. Son analyse du libéralisme resterait bien trop simplificatrice (le libéralisme se réduirait au laisser-faire, sur le plan économique et politique) et sa solution visant à le combattre resterait purement incantatoire (la fameuse common decency, notion empruntée à Orwell, ne signifierait à peu près rien de précis, si ce n'est un ensemble de valeurs partagées par un peuple mythifié, et que mépriserait profondément la caste des intellectuels et des dirigeants). Pour avoir un aperçu des discussions que je résume ici à très grands traits, on peut se reporter à la critique cinglante de Frédéric Lordon : http://www.revuedeslivres.fr/impasse-michea-par-frederic-lordon/; puis on pourra jeter un œil à la défense de Michéa par lui-même : http://blogs.mediapart.fr/edition/les-invites-de-mediapart/article/020813/en-reponse-corcuff.

Voici ce que je retiens de ces échanges : Lordon cherche des notions précises, des définitions, des descriptions rigoureuses du libéralisme ou des propositions précises pour la lutte contre lui. Et dans l'ensemble des livres de Michéa, il ne trouve rien de tel. Selon lui, il ne reste qu'un vague appel à la réaction, au retour dans de petites communautés villageoises soudées par des valeurs morales fortes. Lordon n'adhère pas à ce discours qu'il accuse de séduire la droite davantage que la gauche, et esquisse rapidement à la fin de son texte ses propres solutions au problème actuel du libéralisme : le seul vrai pouvoir dominateur est celui de l'argent, et il suffirait de contrôler les marchés financiers et taxer la richesse de manière drastique pour mettre fin à cette domination de l'argent sur nos vies. 
Quant à Michéa, il répond qu'il se démarque des autres critiques du capitalisme en ce que lui seul développerait une critique morale du capitalisme. Et il est vrai que la critique de Lordon n'est pas morale mais économique. Lordon veut confisquer l'argent, alors que Michéa veut changer les mentalités. L'un considère que taxer les riches suffira, l'autre qu'il faut avant tout restaurer le sens de la communauté et rétablir la devenue fameuse devise empruntée à Mauss : donner, recevoir, rendre. On peut également ajouter que Michéa s'aventure du côté de la psychologie, en mettant le goût pathologique pour le pouvoir et la domination au principe même de ce qui cloche au sein de nos sociétés. Il me semble donc très remarquable que Michéa ne se défend pas de ses accusations en rendant ses arguments précis, en définissant des concepts, en formulant des propositions de réforme, ni même d'ailleurs, en tentant de contrer les propositions de ses adversaires. Il continue de répéter que la common decency suffira pour combattre le capitalisme. Il assume donc le fait de rester dans le vague.

Comment départager les deux? Il me semble tout d'abord que la critique de Lordon tombe juste. Michéa n'articule aucune idée précise sur les objets qu'il critique, ni sur les solutions qu'il propose. De ses livres, il se dégage un certain esprit (on pourrait presque dire un parfum), mais pas véritablement d'argument ou de proposition qui puisse être analysée, et discutée point par point. C'est encore plus évident dans la réponse de Michéa : il cite lui-même des passages de ses livres pour réfuter les objections qu'on lui fait, mais les citations restent aussi vagues et nébuleuses que les critiques qui lui sont adressées. Mais comment faire autrement? On ne peut pas attaquer des idées vagues par des propos précis. Bref, en termes strictement intellectuels (ou universitaires), les propos de Michéa n'ont guère d'intérêt.
Mais l'affaire est loin d'être réglée pour autant. Elle concerne la fonction des intellectuels, ce que j'ai appelé les pouvoir des livres. Pour simplifier, je ne distingue pas les livres, les articles, les discours. Un livre est simplement un texte posé sur un support, et proposé au public. J'appelle intellectuel toute personne dont l'influence publique consiste essentiellement à produire des livres, plus ou moins lus. Il y a des intellectuels grand public, et des intellectuels plus spécialisées, mais ils se distinguent seulement par le nombre de livres vendus, ce qui est marginal. Ce qui est plus important, c'est le fait qu'en tant qu'intellectuels, qu'ils n'ont aucun autre pouvoir : pas de relation sociale influente, pas d'argent, pas de charge politique. Leur effet sur la marche du monde se limite donc à modifier les pensées de leurs lecteurs, par l'intermédiaire de livres.
Or, un soupçon de psychologie morale devrait nous faire distinguer les croyances et les désirs, l'épistémologique et l'affectif. Il y a des discours qui s'adressent à la pensée, qui transmettent des croyances. Ce sont essentiellement les discours des intellectuels dits universitaires, ou qui peuvent leur être assimilés. Lordon appartient à cette catégorie. Après avoir lu son discours, on en sort avec de nouvelles croyances au sujet de la valeur des arguments de Michéa, et au sujet des possibilités pratiques de lutte contre le capitalisme. Mais il y a aussi d'autres discours, qui viennent d'intellectuels non universitaires, parce qu'ils ne transmettent aucune idée précise. On pourrait les appeler des moralistes. Ils n'apprennent rien qu'on ne sache déjà. Mais ils tentent de soulever une force d'action en nous, ils cherchent à jouer sur nos passions. Il me semble que les textes de Michéa sont de cet ordre. Ils n'apprennent rien, ils exhortent. En les lisant, on se sent plein du désir de lutter.
Je conçois tout à fait que certains livres puissent mélanger les deux aspects. Mais l'erreur est d'utiliser l'un pour condamner l'autre. La raison ne peut rien face au cœur, et le cœur n'a rien pour convaincre la raison. Lordon s'adressant à Michéa ressemble à la raison essayant de convaincre le cœur d'abandonner son engagement sous prétexte qu'il est irrationnel. Ce genre de tentative ne peut que tomber à plat. Inversement, Michéa répondant à ses critiques ressemble au cœur voulant convaincre la raison simplement en lui montrant la sincérité de son engagement. On assiste donc, au final, à un dialogue de sourds. Et je suis même prêt à parier que ce dialogue de sourds peut se jouer au sein même d'un individu, où peuvent cohabiter la connaissance des faiblesses argumentatives de Michéa, et le désir sincère qui porte ce dernier. Lordon reconnaît ceci au début de son article : il dit qu'il partage les convictions de Michéa, mais le fait avec d'autres arguments. Mais ce propos montre qu'il ne comprend pas ce qui se joue vraiment.

Lordon pense que la lutte contre le capitalisme est un combat intellectuel. Il pense que c'est parce que le grand public n'a pas encore les idées essentielles d'un programme visant à lutter contre lui que le capitalisme existe encore et n'est pas combattu. Lordon croit donc au pouvoir des livres. Lorsque les bonnes croyances circuleront sur la place publique, les choses finiront par changer. C'est d'ailleurs très conforme à son spinozisme, c'est-à-dire son intellectualisme. En ayant des idées adéquates, l'homme augmente sa puissance d'agir. La science, c'est la puissance d'agir. En termes pascaliens, et pour formuler une idée radicalement anti-pascalienne, la raison, c'est la force du cœur.
Mais cette foi dans le pouvoir des livres et des intellectuels universitaires me semble terriblement difficile à soutenir. Je sais bien que c'est une croyance quasiment transcendantale (condition de possibilité de la profession d'intellectuel : pourquoi écrire des livres, s'ils n'ont aucun effet). Mais il faut pourtant faire preuve de méfiance à son sujet. Tout le monde sait bien ce qu'il faut faire contre le capitalisme. Le combat, intellectuellement parlant, est extrêmement simple. Si personne n'agit, ce n'est donc pas faute de connaissance, faute d'être rationnellement persuadé des bons moyens de s'y prendre, ou faute d'être persuadé de la légitimité du combat. Tout le monde ou presque est contre le capitalisme, contre ses abus, et tout le monde sait que cela passe par le contrôle des très grandes fortunes et des marchés financiers. Sauf que la croyance vraie et justifiée ne suffit jamais à produire une action, ou un mouvement politique. Nous avons bien que, même si nous avions l'argument imparable contre le capitalisme, cela ne changerait pas grand chose à la situation actuelle. Les individus, au fond, ne sont pas si malheureux, pour eux-mêmes. Leur situation n'est pas parfaite, mais ça passe. Et ceux qui sont en grande difficulté ne se plaignent pas très fort. Bref, c'est le cœur qui est absent. Le cœur est l'envie (y compris l'envie de l'envieux), le désir de changer les choses. Par conséquent, des milliers de livres sur le capitalisme, qui contiennent des millions d'idées s'écrivent, et rien ne se passe.
Reste donc le second pouvoir des intellectuels : écrire en s'adressant au cœur. Se faire moralistes. Mais les moralistes restent des intellectuels, parce qu'ils pensent sincèrement que la seule lecture suffit à mobiliser le cœur. Leur croyance dans le pouvoir des livres est donc, en un sens, encore plus grand que la croyance venant des intellectuels plus universitaires. Il me semble, là aussi, qu'il y a une très grande illusion à croire qu'on devient anti-capitaliste parce qu'on a lu Michéa. Même si Michéa voudrait soulever les passions, il ne produit qu'une illusion de passion, exactement comme un beau film nous arrache des larmes de tristesse ou de joie. Nous en sommes profondément touchés, mais, dès que le film prend fin, nous redevenons nous-mêmes. Il en est de même avec Michéa. Nous sommes tout émus de nous sentir le cœur sur la main, si excellent moralement, si proches de cette fameuse common decency. Mais dès que nous refermons le livre, l'effet s'en va et nous redevenons de bêtes et méchants capitalistes.
Je résume : Lordon pense qu'on gagne le combat avec la raison, Michéa pense qu'on le gagne avec le cœur. Lordon se trompe complètement. Notre raison est déjà pleine d'idées de toutes sortes, et nous n'agissons pas. Il faut donc que le cœur nous pousse à agir. C'est lui qui doit être changé. Mais Michéa se trompe en s'imaginant que la lecture de deux ou trois livres suffira pour convertir le cœur à la lutte anti-capitaliste. Lordon est un intellectualiste qui pense que la raison peut mettre en mouvement le coeur. Michéa est un moraliste, qui pense que l'exhortation littéraire à la vertu suffira à rendre les hommes vertueux.

Que faut-il conclure de tout cela? Que le pouvoir des livres est limité. Il ne permet pas d'agir sur le monde. Et les intellectuels devraient se mettre en tête que leur pouvoir est souvent bien faible. Ils n'ont de pouvoir que si le cœur a un désir, et qu'il ne lui manque que la connaissance de la manière de le satisfaire. Si les hommes étaient plein d'ardeur anti-capitaliste, les textes de Lordon seraient utiles. Mais la situation actuelle se caractérise plutôt par le manque d'ardeur. Cette ardeur ne se gagne pas en lisant. Elle se gagne en vivant, en souffrant soi-même, en voyant les autres souffrir. C'est au fond la seule chose qu'il faut tirer d'Orwell et de sa common decency. Orwell est exemplaire parce que son parcours biographique est celui de quelqu'un qui a vécu avec le peuple anglais, et qui en a tiré de l'ardeur pour la lutte. Mais Orwell ne convaincra jamais ni un intellectuel sourcilleux, ni un individu ordinaire qui n'aurait pas fait lui-même l'expérience de l'injustice profonde du capitalisme. Orwell nous apprend qu'il faut vivre, et non lire. Michéa oublie cela.




mardi 3 juin 2014

Divertissement et distraction

Pourquoi éprouve-t-on le besoin de jouer, de se détendre, de partir en voyage? Je voudrais ici examiner deux approches différentes de notre rapport au jeu, à l'amusement, au temps libre. Parce qu'il me semble que, contrairement à ce qu'il paraît, nos activités de loisir ont deux fonctions très différentes, et qui risquent de passer inaperçu si on ne les distingue pas.

Le divertissement, au sens que Pascal développe dans les Pensées, est le premier type de rapport au jeu et au temps libre. On attend du divertissement qu'il nous fasse jouer des rôles ou nous mette dans des situations qui ne nous sont pas familières, afin de faire diversion, de nous faire oublier notre condition. En effet, pour Pascal, la condition humaine est misérable, nous sommes sans cesse pris dans la contradiction entre notre aspiration pour le divin (pour la charité) et notre condition de mortels qui nous pousse vers la concupiscence. Sans forcément adhérer à une telle anthropologie, et la religion à laquelle elle est liée, on peut quand même adhérer à l'idée d'une noirceur toujours présente dans nos vies. Nous n'avons pas un travail exaltant, nous souffrons de la solitude et du manque d'amour, nous sommes physiquement malades, nos proches meurent, notre situation économique est précaire, etc. En bref, même sans reprendre la misère proprement métaphysique de Pascal, il reste suffisamment de misère physique et morale pour que les hommes soient poussés sans cesse vers le divertissement.
Or, pour que le divertissement fonctionne, qu'il fasse bien diversion, alors il doit être total, ou du moins aussi total que possible. Car s'il laisse des brèches, des moments de flottement, de baisse d'intensité, alors nos pensées quotidiennes reviennent, et avec elles la pensée de notre condition miséreuse. Le divertissement parfait est celui dans lequel nous jouons un rôle, parce qu'alors, nous abandonnons entièrement notre identité réelle, nous l'oublions. Le divertissement parfait est analogue au théâtre, ou au cinéma, ou à l'opéra, dans lesquels nous nous identifions aux personnages, et laissons de côté toute notre vie. Il serait peut-être plus efficace encore d'être acteur plutôt que spectateur, mais je ne tiens pas à explorer ici la différence. Il faut et il suffit que notre rôle social normal soit oublié et que nous adoptions l'identité d'un personnage pour que le divertissement fonctionne. J'ajouterai que la plupart des jeux nous poussent aussi à nous identifier tellement à notre rôle que le monde extérieur s'efface. Dans une partie de cartes, chacun finit par s'absorber entièrement dans la partie, et à perdre le contact avec la réalité extérieure. Dans un match de football, chacun s'identifie à son rôle sur le terrain et oublie sont rôle dans la vie.
Autrement dit, le divertissement repose sur un jeu avec les rôles et les identités, que l'on dépose ou que l'on emprunte, afin de laisser de côté ses soucis existentiels. Le film Total Recall pousse très loin cette idée, en imaginant un monde futuriste où les individus se voient proposés une expérience de réalité virtuelle avec modification de la mémoire, de façon à vivre une aventure passionnante (en l'occurrence, celle d'un agent secret) en ayant perdu tout souvenir de son identité réelle. C'est le divertissement poussé à son extrême limite.

L'autre type de loisir, c'est la distraction. Par distraction, il faut entendre le fait d'être distrait. Et cette notion signifie non pas du tout un oubli total de ce que l'on est, mais un état où l'on papillonne d'une activité à l'autre. On n'oublie rien, mais l'attention se fait plus flottante, de façon à pouvoir faire plusieurs choses à la fois. Ceci implique que ces activités ne soient pas trop exigeantes en terme d'attention, sinon, elles nous feraient oublier les autres, et nous retomberions dans la catégorie du divertissement. Ainsi, autant le divertissement va en intensité, autant la distraction va en extension.
La distraction rend compte tout spécialement de nos comportements face aux nouvelles technologies, mais pas seulement. Il est courant de regarder une série télévisée, tout en discutant par messagerie instantanée avec un ami. Ou bien nous mangeons tout en écoutant la radio. Ou bien nous faisons du sport tout en bavardant avec des copains. De multiples configurations sont possibles. Mais l'essentiel est de ne jamais s'abîmer dans une activité au point de ne plus pouvoir en faire d'autres. Si la série télévisée est passionnante, nous ne voudrons plus que nos amis nous coupent en nous envoyant des messages, donc, nous serons tentés d'arrêter l'une ou l'autre des activités pour nous y consacrer à temps plein. De même, si nous courons si vite qu'il ne nous est plus possible de parler en même temps, nous passons de la distraction avec attention flottante au vrai divertissement. 
La distraction ne permet pas de quitter sa propre vie. Celle-ci reste toujours en arrière-plan. Nous nous fragmentons et nous livrons à plusieurs activités, mais ces va-et-vient empêchent par définition de véritablement abandonner notre identité présente, pour nous plonger dans une autre. Celui qui regarde un film tout en chattant et en faisant du tricot reste bien lui-même, dans toutes ces activités. Il ne s'identifie pas aux personnages du film, car on ne peut pas s'identifier si on est sans cesse tiré à l'extérieur du film. Il ne s'oublie pas dans la conversation, puisqu'il regarde en même temps un film et tricote. De même, le tricot ne le mobilise jamais assez pour s'oublier. 
Qu'apporte donc la distraction? Elle apporte du relâchement, de la décontraction, alors que beaucoup de nos activités demandent au contraire un effort intensif, violent. Lorsqu'un travail est fatiguant, c'est parce qu'il est au fond trop divertissant, trop mobilisateur de notre énergie. Le loisir ne doit donc pas être encore un moment d'effort intensif. Le loisir doit être plutôt distraction, attention flottante, légèreté. 


Je me permets maintenant de faire un pas en direction de la psychologie, pour remarquer que la dépression et le burn-out, deux troubles psychologiques à la mode, ne sont pas deux troubles parmi d'autres, mais qu'ils forment une paire de notions contraires. La dépression (Pascal a tout du grand dépressif) est le sentiment de ralentissement du temps, le sentiment que rien n'a d'importance, et pour cette raison la baisse généralisée du désir. Dans la dépression, le monde nous apparaît lointain, indifférent, fade. C'est donc le divertissement qui est l'arme contre la dépression, car le divertissement nous plonge dans des rôles que nous chargeons d'une valeur affective. Nous nous sentons enfin impliqués dans quelque chose. Et ce faisant, nous cessons de penser à nous-mêmes et à l'indifférence complète du monde. Du point de vue du dépressif, tous les divertissement se valent, tous n'ont aucune valeur si ce n'est nous faire oublier de penser à nous-mêmes et à notre ennui. Car justement, c'est bien le divertissement qui, en nous impliquant dans le monde, nous tire de cet état d'impassibilité complète. 
Inversement, le burn-out est le trouble des personnes qui investissent leur activité (généralement une activité professionnelle) à tel point qu'ils finissent pas s'effondrer de fatigue physique et psychique. Ces personnes adhèrent à leur rôle jusqu'à négliger tous les autres, et à ne jamais se laisser cinq minutes de pause, de détente. Beaucoup de sociologues ont pointé le fait que le capitalisme a changé ces dernières années, parce qu'il tente d'obtenir des salariés un engagement affectif total (c'est le Nouvel esprit du capitalisme qui a ouvert le bal). Il ne faut pas exagérer le constat : la plupart des salariés sont lucides sur ce type de communication d'entreprise, même parmi les cadres les plus investis; et beaucoup ne peuvent tout simplement pas, du fait de leur précarité, entendre ce type de discours mobilisateur (un employé en CDD de six mois se fiche éperdument de la "culture d'entreprise"). Mais il est vrai que, malgré tout, un nombre conséquent de personnes en vient à travailler tellement (en heures de travail comme en intensité du travail), qu'elles finissent par craquer. Alors que chez tous les individus sains, ce sont justement les périodes de distraction qui permettent de se relâcher, de souffler après une journée éprouvante.
En bref, et présenté de manière métaphorique, la dépression est une baisse dramatique de pression, qui peut être compensée par le divertissement qui est le moyen d'augmenter la pression; le burn-out est une hausse dramatique de la pression, qui peut être compensée par la distraction qui est le moyen de faire baisser la pression.