samedi 27 février 2016

Un consentement peut-il ne pas être libre?

Toutes les professions qui ont affaire à des clients ou à des patients qui doivent prendre des décisions importantes doivent tenir compte du consentement libre et éclairé de ces clients ou de ces patients. Le Code de la santé publique, qui a cours pour les professionnels de la santé, médecins et infirmiers, affirme, dans l'article L1111-4 : 
Le médecin a l'obligation de respecter la volonté de la personne après l'avoir informée des conséquences de ses choix et de leur gravité. Si, par sa volonté de refuser ou d'interrompre tout traitement, la personne met sa vie en danger, elle doit réitérer sa décision dans un délai raisonnable. Elle peut faire appel à un autre membre du corps médical. (...)
Aucun acte médical ni aucun traitement ne peut être pratiqué sans le consentement libre et éclairé de la personne et ce consentement peut être retiré à tout moment.
Le texte utilise la notion de consentement, mais lui ajoute les qualificatifs de "libre" et "éclairé", ce qui n'est pas sans poser problème. L'objectif de ce post est de discuter la notion de liberté appliquée au consentement. Je laisserai de côté la notion de consentement éclairé, parce qu'elle est moins problématique. Dans une situation de soin, les techniques médicales étant souvent complexes, le patient ne peut pas savoir ce qui est bon ou mauvais pour lui. Il lui faut donc des informations venant de professionnels compétents. S'il n'a pas eu cette information, il risque de faire des choix qui lui sont nuisibles. Donc, je supposerai toujours dans la discussion que le patient est correctement informé, qu'il dispose de toutes les informations nécessaires à sa prise de décision, et qu'il a des facultés intellectuelles normales. Reste donc à discuter la notion de consentement libre.

Il faut d'abord soulever un premier problème : on appelle consentement le fait de donner librement son accord à quelque chose. Dans la notion même de consentement, il y a déjà l'idée de liberté. Inutile donc d'ajouter "libre" à "consentement", et l'expression "consentement libre" semble un pléonasme, alors qu'un consentement non libre n'est pas un consentement du tout.
Ainsi, toute chose qui remet en cause la liberté d'agir remet en même temps en cause la capacité de consentir à quelque chose. C'est par exemple le cas lorsqu'une autre personne exerce une forme de chantage ou de menace. Si on me met un pistolet sur la tempe en me demandant de signer, je vais évidemment signer n'importe quoi. Pourtant, on ne pourra pas exiger de moi que je respecte le contrat signé, parce que de telles conditions de signature annulent l'acte lui-même. Cette discussion est développée par Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque (livre III), qui affirme que, si on menace de tuer notre famille si on n'obéit pas, et qu'on exécute l'ordre, l'ordre est consenti. Certes, il s'agit bien d'une action volontaire, puisque celui qui exécute un ordre pour sauver sa famille fait bien un choix, en fonction des contraintes qui portent sur lui. Cependant, l'acte n'est pas consenti au sens normal du terme, dans la mesure où la personne n'aurait jamais accepté cela si quelqu'un d'autre n'avait pas menacé sa famille. Les contraintes sont telles que la personne ne peut pas être tenue pour libre, et c'est pourquoi son consentement est nul.
Les choses pourraient en rester là. En cas de contrainte évidente sur quelqu'un, son consentement est nul. Et dans tous les cas où il n'y a pas de contrainte particulière, son consentement est valide. Ainsi, on pourrait utiliser la notion de consentement sans même avoir besoin de le qualifier de libre.

Pourtant, les choses ne se sont pas arrêtées là. A tort ou à raison, c'est ce qu'il convient de savoir. Car un certain nombre d'individus, avec des intentions assez variées, veulent élargir le spectre des contraintes sur le consentement. Ils ne veulent pas se limiter à la menace physique ou au chantage. Ils veulent aussi inclure des contraintes économiques, psychologiques, sociales, etc.
Prenons un exemple, qui va directement au cœur du problème. Je suis en bonne santé mais pauvre, et je ne trouve pas de travail. J'ai beaucoup de mal à finir les mois. On me propose alors de vendre un de mes reins, pour un prix très confortable, qui me permettrait de bien vivre pendant plusieurs années. Je vais donc très certainement accepter. Je me rends dans un hôpital, et signe un accord dans lequel j'accepte la vente d'un rein contre de l'argent. Fin de l'exemple. Pour un libéral, il y a ici un consentement normal. Pour un individu moins libéral, appelons le paternaliste, le consentement ici n'est pas libre. Pour des raisons évidentes, le paternaliste ne peut pas dire que ce n'est pas un consentement. Les raisons sont que je n'ai pas été menacé par quelqu'un, je n'ai pas subi de pression, j'étais parfaitement sobre quand j'ai signé le contrat, j'en comprends les clauses et en mesure les risques et l'intérêt, etc. Toutes les conditions sont réunies pour que le consentement soit parfaitement valide. Donc, la stratégie de repli est de dire qu'il s'agit bien d'un consentement, mais qui n'est pas libre, parce qu'il est accompli sous la menace de la faim, du manque d'argent, etc.
Prenons un second exemple, lui aussi central. Je suis très âgé, dans une santé déclinante, et je viens de perdre ma femme. J'ai du mal à m'en remettre, je suis particulièrement triste et déprimé. Suite à un accident sérieux, je suis cloué au lit, et j'ai besoin d'une perfusion pour m'alimenter. Ne voyant plus de sens à ma vie, vie qui en plus risque de se réduire à de longs moments de douleur physique, je demande aux médecins d'arrêter la perfusion et de me laisser mourir. Bien que les médecins en aient le droit dans l'absolu, ceux-ci m'estiment dépressif, la dépression ayant été causée par la mort de ma femme. Ils refusent donc d'accéder à ma demande, et me prescrivent au contraire des anti-dépresseurs. Fin de l'exemple. Ici aussi, le paternalisme consiste à tenir un consentement valide pour non libre, car venant d'une personne qui n'est pas dans son état normal. La dépression est assimilée à une maladie, qui fausse la conscience d'une personne, et la rend incapable de savoir ce qu'elle veut vraiment. Le consentement ne redeviendra libre qu'une fois la dépression guérie par des médicaments ou par une thérapie.
Ce que fait le paternalisme, c'est d'utiliser le flou de la frontière entre contrainte et liberté, pour faire passer de plus en plus de situations dans les cas de contrainte. Mais puisque, comme dans les paradoxes sorites, les décalages progressifs finissent par mener à des résultats inacceptables, alors il faut réaliser une petite opération rhétorique, qui ici consiste à construire la notion de consentement libre ou non libre, de façon à continuer à pouvoir dire, comme les libéraux, et comme le bon sens, qu'il y a bien consentement, tout en disant que ce consentement n'est pas valide, et pouvoir ainsi faire passer des opinions paternalistes.

Il me semble donc que les paternalistes soulèvent une bonne question, même s'ils le font de manière maladroite. Il n'y a décidément aucun moyen de sauver la notion de consentement libre. Par contre, il est tout à fait justifié de discuter des limites entre contrainte et liberté, donc entre non consentement et consentement. En effet, il est parfaitement acceptable de se demander si on consent vraiment à accepter un travail quand on meurt de faim, à porter un enfant pour autrui quand on ne trouve pas de travail, ou à demander la mort quand on est dépressif. Il ne suffit pas que la personne ait l'air de signer en connaissance de cause pour que le consentement soit valide.
Mais quel critère pourrait-on proposer? Je n'en vois qu'un seul : l'expérience de pensée sur des situations contrefactuelles. Je suis très pauvre et j'accepte de vendre un rein. La question qu'on doit me poser, pour vérifier mon consentement, est de savoir si j'accepterais encore de le vendre si j'étais plus riche. Si la réponse est non, alors mon consentement n'est pas réel. Si la réponse est oui, mon consentement est réel. Une précision importante : on peut faire dépendre l'argent gagné en vendant mon rein de mon niveau de richesse. Si je suis déjà riche, la somme reçue doit être énorme. Ainsi, j'ai toujours intérêt à vendre mon rein, et l'expérience de pensée est pertinente. Car alors, on peut vraiment dire si la marchandisation de son propre corps est une horreur qu'il faut interdire au plus vite, ou bien une activité à laquelle on pourrait se livrer si elle était suffisamment rémunérée. Je laisse chacun répondre.
Ce critère souffre de deux problèmes importants :
1) ce critère de l'expérience de pensée supprime une contrainte pour savoir ce que j'aurais fait (vendre ou pas ce rein). Mais ça ne va pas, car l'ensemble de nos décisions est toujours prise sous contrainte. Donc, évidemment, si on retire par hypothèse une contrainte, mon comportement sera modifié. On ne peut pas tenir l'absence de contrainte pour une condition du consentement, sans quoi absolument aucun consentement ne sera réel. Il faut admettre que beaucoup de contraintes soient compatibles avec le consentement. L'argent et le manque d'argent sont-ils compatibles? Je ne peux pas le dire, car cela relève d'une discussion d'éthique normative, et ne peut pas être réglé en réfléchissant abstraitement à la notion de contrainte ou de convention. Je serais fortement tenté de répondre que le manque d'argent est une contrainte qui annule le consentement. Cela ne signifie d'ailleurs pas que je suis contre la marchandisation du corps. Cela peut simplement signifier que je suis pour l'existence d'aides sociales ou d'un revenu de base qui permette aux gens de ne pas prendre de décisions sous la contrainte de la faim. Donc, on ne peut pas attendre de ce critère qu'il résolve tout. S'il est satisfait, alors la personne est libre, par contre, il peut ne pas être satisfait et pourtant la personne est aussi libre.
2) ce critère est embarrassant quand il doit être utilisé par les personnes ayant des états mentaux inhabituels. En effet, ces états mentaux vont manifestement biaiser les résultats. Un dépressif voudra certainement mourir, alors que le même individu, après avoir pris quelques antidépresseurs ou quelques euphorisants, voudra certainement vivre. Mais où réside la contrainte? Est-ce la dépression, ou est-ce le psychotrope? Qui est le plus lucide? Le dépressif qui voit les choses froidement, ou l'homme normal qui est trop occupé et actif pour prendre conscience de la nullité du monde? Là encore, on est obligé de s'engager dans des questions morales redoutables pour répondre. Tant qu'on n'a pas une réponse, on ne peut pas dire qui peut consentir, et qui ne le peut pas.

Je résume. Tant que l'on prend des contraintes simples et évidentes (pistolet sur la temps, etc.), il n'est pas utile de rentrer dans des discussions morales, et c'est pourquoi tout le monde arrive sans problème à dire qu'un individu ne consent par réellement s'il subit ces contraintes-ci. Par contre, dès que l'on envisage des formes de contraintes plus complexes, moins évidentes (la pauvreté, la dépression), il faut entrer dans des considérations morales pour savoir si nous devons ou pas les tenir comme niant le consentement.
C'est pourquoi les libéraux reprochent aux paternalistes de moraliser, et de faire dépendre le consentement de jugements moraux sur qui est libre ou ne l'est pas. Mais on ne peut pas le reprocher aux paternalistes, car la question se pose bel et bien. Face aux cas difficiles, on ne peut pas ne pas se prononcer. On peut bien sûr se prononcer à la manière des libéraux, en affirmant que les pauvres et les dépressifs sont consentants à tout ce qu'ils signent. Mais il s'agit alors d'un choix moral, et pas d'une position de neutralité. D'ailleurs, aucune position n'est neutre. Simplement, il y a des choix moraux qui sont si faciles qu'ils ne seront jamais discutés. Par exemple, personne ne dira jamais qu'un individu avec un pistolet sur la tempe est parfaitement libre. Pourtant, c'est bien un choix d'ordre moral, un choix du même type que celui que l'on doit faire quand on réfléchit aux pauvres.

Suis-je libéral, ou paternaliste? J'ai dit qu'il me semblait qu'un pauvre n'est pas libre de consentir, car il acceptera n'importe quelle offre si cela peut lui éviter de mourir de faim. C'est un choix plutôt paternaliste, même si c'est un paternalisme minimal. Car dans le fond, le libéralisme a raison sur le point suivant : s'il n'existe pas d'accord évident sur qui est contraint et qui est libre, le mieux est que le doute profite à la liberté. Donc, le consentement des individus doit être respecté chaque fois qu'il n'est pas évident de savoir si ces individus sont contraints ou pas. Par contre, en cas d'accord universel sur la contrainte, il est normal de retirer aux individus la capacité de consentir, et ce, afin de les protéger. J'imagine qu'il y a accord universel sur le faim qu'un pauvre qui meurt de faim subit une contrainte qui remet en cause son consentement. 

lundi 15 février 2016

Possibilité du doute et nécessité de l'inférence

Aristote, dans les Premiers Analytiques, définit ainsi la déduction dans le cadre du syllogisme : "Le syllogisme est un discours dans lequel, certaines choses étant posées, quelque chose d'autre que ces données en découle nécessairement par le seul fait de ces données". Ce faisant, Aristote lie conceptuellement déduction et nécessité : une déduction est un type d'inférence tel qu'il est nécessaire que la conclusion s'ensuive des prémisses. Nous pouvons ici sortir du cadre étroit du syllogisme, et tenir cette définition pour valable pour n'importe quel type de déduction. Une déduction, à la différence d'autres types de raisonnement, est rendue nécessaire par les prémisses. Alors que les autres inférences peuvent être satisfaisantes, vraies, raisonnables, mais pas nécessaires. 
Et si une inférence est nécessaire étant données les prémisses, alors il devient impossible de douter de sa vérité. La certitude, l'évidence, correspond à cette impossibilité du doute. Tant qu'un doute est possible, nous pouvons bien avoir de la conviction, mais pas la certitude que ce qu'on dit est vrai. Quand le doute devient impossible, donc quand la conclusion est nécessaire, la certitude prend la place de la conviction. 
Je voudrais discuter ce petit compte-rendu, parce qu'il s'appuie sur des notions modales qui sont loin d'être évidentes, et qui pourtant ont un rôle crucial. En effet, c'est bien la nécessité de l'inférence qui distingue une déduction de n'importe quel autre raisonnement. Et l'impossibilité du doute est la conséquence nécessaire de cette nécessité de l'inférence. Mais de quoi parle-t-on exactement?

Commençons par quelques distinctions élémentaires. La nécessité peut signifier sept choses : 
1) l'obligation : quelque chose est nécessaire s'il doit être fait, sous peine de faire erreur ou de faire une faute. Cette nécessité est d'ordre normatif. Elle n'existe que relativement à une règle ou une norme qui prescrit une conduite, et n'autorise pas de dérogation.
2) l'utilité, le vital : quelque chose est nécessaire s'il est, relativement à nos besoins et nos intérêts, indispensable ou utile pour satisfaire ces besoins et intérêts. Par exemple, pour nous humains, manger et boire sont nécessaires ; et si nous avons pour but d'écrire un post sur un blog, un ordinateur avec une connexion internet est nécessaire.
3) la nécessité physique : quelque chose est nécessaire s'il arrive ou arrivera quoi qu'il arrive par ailleurs, compte tenu des lois physiques, chimiques, biologiques, psychologiques ou sociologiques. Par exemple, la décomposition cellulaire est nécessaire chez tous les êtres vivants, une charge électrique est nécessaire pour tout électron, le fait de ne pas rouiller est nécessaire pour l'or, etc. 
4) la nécessité métaphysique : quelque chose est nécessaire au sens métaphysique s'il arrive ou arrivera quoi qu'il arrive, dans tout monde possible envisageable, y compris des mondes possibles dans lesquels toutes les lois physiques, chimiques, etc. sont différentes. Par exemple, il est nécessaire qu'une surface d'un objet n'ait qu'une couleur à la fois, qu'un objet d'une certaine sorte soit de cette sorte et pas en même temps d'une autre sorte, que le passé ne se réécrive pas en permanence, etc. Il est loin d'être évident de donner une liste précise de vérités métaphysiquement nécessaires. Mais sur le principe, la notion est relativement claire : est métaphysiquement nécessaire tout ce qui resterait vrai quel que soit les paramètres physiques du monde. 
5) la nécessité conceptuelle : quelque chose est nécessaire conceptuellement s'il arrive ou arrivera non pas en raison d'événements empiriques, mais en raison de la définition des termes, de sorte que, si les choses étaient différentes, elles seraient qualifiées différemment. Par exemple, un célibataire est quelqu'un qui n'est pas marié (et qui vit seul, si j'admets l'usage courant du mot, qui s'oppose au mariage et au concubinage). Il ne s'agit pas ici d'une vérité métaphysique, mais seulement d'une vérité relative à nos conventions linguistiques. On peut encore savoir a priori que les émeraudes sont vertes, non pas grâce à nos connaissances empiriques (qui peuvent quand même donner les causes de cette couleur : la présence de certaines métaux), mais grâce à des conventions : si un cristal est d'une autre couleur, il recevra un autre nom. 
6) la nécessité logique : il s'agit bien d'un autre sens de la nécessité, mais il est évidemment beaucoup trop lié à la notion de déduction pour qu'une définition puisse être donnée sans résoudre arbitrairement le problème que je pose ici. C'est donc cette nécessité que je propose d'explorer, bien que mon objet dans ce post ne soit pas d'en donner une définition complète, mais seulement d'en explorer un aspect. Cette notion est très voisine de la nécessité métaphysique, mais on pourrait cependant les distinguer au moyen de la notion d'accessibilité, formulée par Kripke. Ainsi, la nécessité métaphysique relève de tous les mondes accessibles depuis notre monde, alors que la notion de nécessité logique relève de tous les mondes possibles, même ceux qui ne sont pas accessibles. Cependant, cette notion d'accessibilité, bien qu'elle soit intéressante d'un point de vue technique, n'a pas de justification philosophique évidente. Je l'admets sans la discuter, car elle n'a pas de conséquence sur mon propos. 
7) l'impossibilité de concevoir autre chose : quelque chose est concevable si nous pouvons nous le représenter, alors même que cette chose peut être contradictoire. La notion de "concevabilité" est donc encore plus souple, moins contraignante, que celle de vérité logique. Là encore, cette notion de concevabilité a soulevé des discussions abondantes, et forcément un peu arbitraires, puisqu'il s'agit de se demander si on peut se représenter des choses contradictoires. Naturellement, on peut imaginer à peu près n'importe quoi, y compris des choses contradictoires. Seulement, se représenter est plus exigeant qu'imaginer, et la question est donc de savoir s'il existe un intermédiaire entre la simple imagination, et la pensée cohérente. La notion de concevabilité est censée être une notion épistémique, et pas une notion psychologique. Je reviendrai là dessus, car la concevabilité me semble une notion dont on ne peut pas faire l'économie.

Il s'ensuit que le possible a aussi sept sens :
1) la permission. Je précise qu'il s'agit bien de ce qui est permis, et non pas de ce qui est optionnel, qui correspond au contingent et pas au possible. En effet, ce qui est permis peut aussi être obligatoire, de même que le possible peut aussi être nécessaire. Alors que ce qui est optionnel ne peut pas être obligatoire, de même que le contingent ne peut pas en même temps être nécessaire. 
2) la capacité : est possible ce qui est, relativement à nous humains, à notre portée, ce que nous sommes capables de faire. Par exemple, nous sommes capables de sauter des obstacles jusqu'à deux mètres environ, pour les meilleurs d'entre nous, mais nous ne pouvons pas sauter d'obstacles de cinq mètres, nos capacités physiques étant trop faibles. De même, nous sommes capables psychologiquement de faire quelques calculs mentaux, mais pas de battre de vitesse les calculatrices. 
3) la possibilité physique : il s'agit de tout ce que les lois physiques, chimiques, biologiques, psychologiques et sociologiques n'empêchent pas. Par exemple, un atome peut perdre un ou plusieurs électrons, un vivant peut développer un cancer, un humain peut avoir bonne ou mauvaise humeur.
4) la possibilité métaphysique : quelque chose est métaphysiquement possible s'il existe des mondes possibles dans lesquels cette chose a lieu, y compris si cette chose est impossible physiquement, donc ne peut pas avoir lieu dans notre monde. Par exemple, dans notre monde, il est impossible de dépasser la vitesse de la lumière, pourtant, on peut envisager dans d'autres mondes que cette vitesse soit franchissable, parce que les lois physiques seraient différentes. 
5) la possibilité conceptuelle : quelque chose est conceptuellement possible si le concept de cette chose ni n'interdit, ni ne prescrit à cette chose d'avoir telle ou telle propriété. Par exemple, il est conceptuellement possible pour un célibataire d'être un homme ou une femme, d'être jeune ou vieux. De même, il est conceptuellement possible pour une émeraude d'avoir n'importe quelle forme et n'importe quel poids (dans la limite, peut-être, de la visibilité humaine). 
6) la possibilité logique : cf. ci-dessus. Est possible au sens logique ce qui n'est pas contradictoire, ce qui d'ailleurs inclut ce qui est nécessaire. Les vérités empiriques sont donc contingentes au sens logique, plutôt que possibles. 
7) La concevabilité : cf. ci-dessus. 

Après ce détour, j'en viens à la question centrale : de quelle type de nécessité parle-t-on, quand on dit que la conclusion suit nécessairement des prémisses, et par image, que le doute devient impossible? 
Tout d'abord, s'agit-il d'une obligation d'inférer, et d'une interdiction de douter? Pourquoi pas, mais pas au sens habituel de ces mots, car il n'existe aucune obligation morale de ne croire que ce qui est vrai, ni aucune obligation légale. Aucune règle évidente n'interdit l'erreur, ce qui serait d'ailleurs étrange, car l'erreur n'étant pas volontaire, il est absurde de l'interdire. 
Serait-ce plutôt qu'il est utile et même vital parfois de croire ce qui est vrai, et de tirer les bonnes inférences? Pourquoi pas, mais cela semble tout de même manquer de généralité. Car il y a bien certaines inférences utiles et même vitales (si je vois un bâtiment en feu, j'en infère que le feu risque de prendre dans tout l'immeuble, et donc que je ne dois pas rentrer chez moi, même si mon appartement n'est pas en feu). Mais souvent, cela n'a pas de conséquence pratique. Quand j'écris sur mon blog, j'essaie d'éviter les faux raisonnements, mais il n'y aura pas de conséquence pratique manifeste si j'en commets quelques uns. 
Serait-ce qu'il est empiriquement impossible que la conclusion ne s'ensuive pas des prémisses? Tout d'abord, cette phrase est à peine intelligible. Les conclusions et les prémisses ne sont pas des choses, mais des contenus de pensée, et elles ne sont donc pas attachées par des liens physiques. Il y a certes des liens psychologiques, mais il n'est pas question de ces liens. Car il est psychologiquement possible de se tromper et de douter de ce qui est pourtant logiquement valide. Inversement, il est possible d'être certain de quelque chose de logiquement faux. Le lien nécessaire et l'impossibilité du doute ne sont donc pas psychologiques, mais plutôt logique. Il reste quand même à expliquer ce que signifie lien logique nécessaire. "Logique", ici, est le nom du problème, et pas la solution de ce problème. 
La nécessité métaphysique est éliminée du même coup. En effet, s'il est psychologiquement possible de croire faux ce qui est nécessairement vrai, alors il est aussi métaphysiquement possible de croire faux ce qui est nécessairement vrai. Les mêmes arguments excluant la modalité physique excluent aussi la modalité métaphysique. Certes, on serait tenté de dire qu'une vérité logique est vraie dans tous les mondes possibles. C'est même une trivialité de le dire, puisque c'est généralement ainsi qu'on définit la vérité logique (du moins depuis Carnap, et la logique modale, ). Sauf que je ne parle pas des vérités logiques mais des liens entre prémisses et conclusion, et de l'inférence des premières proposition à la conclusion. Or, ce lien n'est pas quelque chose qui est dans les mondes, et l'inférence n'a certainement pas lieu dans tous les mondes, à cause des erreurs possibles. Il faut chercher ailleurs. 
Vient la nécessité conceptuelle. C'est une piste envisageable, mais qui ne peut être vraiment explorée qu'en ayant préalablement une notion assez précise de ce qu'est un concept. Or, un concept ne peut pas être un simple résumé des propriétés que nous découvrons dans certaines sortes de choses, justement parce qu'il faut d'abord avoir fixé arbitrairement certaines propriétés pour identifier cette sorte de chose. Le concept donne des conditions nécessaires et suffisantes, ou au moins donne un paradigme qui permet de délimiter une sorte de choses. Ces conditions sont nécessairement arbitraires, même si elles sont guidées par des considérations empiriques, parce qu'avant la fixation de ces conditions, il n'existe aucune contrainte, aucune justification possible. Ces contraintes sont donc de nature normative. Elles disent : quoi que soit une chose par ailleurs, si elle a telle ou telle propriété (ou si elle ressemble par tel ou tel aspect à telle ou telle autre chose), alors cette chose doit être qualifiée de telle façon. Le concept, étant relatif à l'expression, et non relativement aux choses, est une contrainte portant sur l'expression, et cette contrainte est normative. Le concept est une norme d'expression. Pour indiquer qu'un concept est relatif à l'expression et non aux chose, il suffit de relever que n'importe quel concept peut être attribué à n'importe quel chose. Les enfants transforment les cartons en maisons, nous transformons le papier en monnaie, les tâches de couleur en peinture abstraite, etc. Il n'y a pas de limite à la conceptualisation, ce qui montre que la conceptualisation est relative à des pratiques de catégorisation, et non pas du tout à des pratiques de description. Evidemment, la description est aussi une pratique, mais qui est dépendante d'une catégorisation déjà effectuée (même si, en retour, la description peut nous entraîner à revoir notre catégorisation, dans l'absolu, celle-ci reste indépendante de celle-là. Un exemple célèbre est l'or considéré longtemps comme métal jaune. De fait, on trouve de l'or blanc. Mais on aurait bien pu garder le lien conceptuel entre or et métal jaune, bien que cela nous aurait entraîné à certains choix déplorables, comme tenir pour distincts des métaux à la composition chimique identique). 
J'en conclut ceci : la modalité conceptuelle (5), est en réalité un cas particulier des modalités déontiques (1). Il y a des règles morales, des règles légales, et des règles relatives à l'usage correct des expressions de la langue. Et de même que certaines choses sont moralement interdites, d'autres légalement interdites, il existe aussi certaine choses qui sont conceptuellement interdites. Par exemple, il est interdit d'appeler "émeraude" un cristal qui n'est pas vert. Il est interdit d'appeler "célibataire" une personne qui vit en couple. Cette interdiction, évidemment, n'est assortie d'aucune sanction, si ce n'est être frappé d'incompétence linguistique, ou bien d'être tenu pour quelqu'un qui est en train de changer le sens des mots à sa guise, ce qui fragilise bien sûr la communication. Et dans l'absolu, n'importe qui peut décider de changer les règles s'il en a envie, ou s'il trouve que cela serait bon. En effet, ces règles sont conventionnelles : elles peuvent bien être changées à notre guise, bien que leur principal intérêt soit d'être partagées. Une convention non partagée est inutile. 

Il faut maintenant examiner la notion de déduction. Il y a justement un concept de déduction, celui que donne Aristote : la déduction est une inférence entre proposition telle que, étant donné certaines prémisses, il soit exclu de pouvoir rejeter la conclusion. Cette exclusion est normative : s'il peut arriver que certaines personnes rejettent quand même la conclusion, alors elles font erreur, elles doivent corriger leur jugement. Je ne souhaite pas rentrer dans la discussion de ce qui fait qu'une conclusion devient nécessaire. Ce serait une autre question, et difficile de surcroît. Je ne parle ici de ce qu'est la nécessité du lien entre prémisses et conclusion, et de l'impossibilité du doute. La nécessité est donc ici le devoir d'inférer, sous peine de commettre une erreur. Et l'impossibilité est une interdiction de douter, sous peine là encore, de ne pas admettre ce qu'il fallait admettre. 
Le concept de la nécessité conceptuelle comprend donc les valeurs de vérité. Dire quelque chose au sujet d'une chose qui contredirait le concept de cette chose revient à dire faux. Et inversement, dire quelque chose au sujet d'une chose qui est seulement l'explicitation du concept de cette chose revient à dire vrai. Dans les deux cas, cette fausseté ou cette vérité peut être connue a priori, et sans le moindre doute permis, puisque chacun est tenu, par hypothèse, pour compétent au niveau linguistique. 
Ainsi, on peut conclure notre question : il y a nécessité conceptuelle pour une déduction, à ce que la conclusion soit vraie si les prémisses le sont aussi, ou que la conclusion soit acceptée, si les prémisses sont aussi acceptées. Il s'agit de l'énoncé d'une règle relative à la pratique des inférences. Ne pas suivre cette règle, c'est faire erreur. Suivre cette règle, c'est agir correctement. Et la plupart du temps, on suit cette règle avec l'intention de conserver la vérité au long du raisonnement. Cela permet de faire un lien avec l'utilité pratique (2). En général, quand nous croyons quelque chose de vrai et que nous en déduisons d'autres choses vraies, cela nous est utile. C'est pourquoi nous avons tout intérêt à conserver cette convention liée à la déduction. Mais cela ne représente qu'un avantage extérieur à cette pratique. En soi, la déduction n'est qu'une méthode réglée de passage d'une proposition à l'autre qui interdise tout doute, toute contestation. 
Et je le répète une dernière fois : cette conception normative de la nécessité de l'inférence ne signifie pas du tout que les inférences soient conventionnnelles. C'est la pratique de l'inférence qui est conventionnelle, mais rien n'est dit du contenu de ces inférences. Tout ceci est parfaitement compatible avec le réalisme le plus extrême pour qui toutes nos inférences sont justifiées par les choses elles-mêmes, par des réalités mathématiques platoniciennes, etc. Je dis seulement que, en rentrant dans une activité de déduction, on a le devoir de tenir les conclusions bien effectuées pour absolument hors de doute, et donc le devoir d'admettre toutes les conséquences qu'on peut tirer des prémisses. Celui qui ne ferait pas cela n'a pas de problème avec le contenu affirmé, mais avec la pratique elle-même. Si quelqu'un pouvait accepter un raisonnement (accepter un raisonnement entier, pas juste la conclusion), tout en le tenant pour douteux, c'est qu'il n'a pas encore compris ce qu'est une déduction.

En guise d'ouverture, je voudrais revenir sur la question de la concevabilité. Il me semble très périlleux d'admettre qu'on puisse concevoir certaines choses impossibles au niveau logique. Par contre, on peut concevoir certaines choses métaphysiquement impossibles, puisque ces choses peuvent être logiquement possibles. Et surtout, la nécessité conceptuelle marche de pair avec la concevabilité, puisque, pour fixer, modifier, critiquer des concepts, il faut bien envisager des choses que ces concepts interdisent. Par exemple, après Kant, il a bien fallu faire une révision conceptuelle de la notion d'or, car lui pensait qu'il était dans la notion d'or d'être un métal jaune. Donc, au moment où on commence à concevoir que l'or ne soit pas toujours jaune, on conçoit quelque chose qui est impossible conceptuellement. L'or étant un métal jaune, il est absurde conceptuellement de se dire que l'or n'est pas toujours jaune. Néanmoins, ce travail de conception permet de réviser les concepts. Il est donc indispensable. Il y a bien des moments où nous acceptons des contradictions, pas des contradictions logiques, mais des contradictions conceptuelles, justement en vue de modifier nos concepts. La "concevabilité" mérite donc d'être appelée "'conceptualisation". Elle est un moment où nous nous libérons des conventions linguistiques pour les modifier. Il serait peut-être plus pertinent de dire qu'il ne s'agit pas d'un nouveau niveau de modalité, mais plutôt d'un moment où les modalités sont annulées pour être refondées. Il y a seulement six sens pour les modalités. 

jeudi 4 février 2016

Apostille au Contrat social de Rousseau

Je me propose ici de reprendre un argument donné par Rousseau dans le Contrat social, livre II chapitre 3, qui est indiqué sous une forme littéraire, et pour cette raison reste assez polémique. Je voudrais lui donner une forme plus explicite, et en dégager les conditions de validité. Mon intention est de montrer que la critique des corps intermédiaires est tout à fait sensée, et que l'égalité entre citoyens ne peut être réalisée dans une démocratie que s'il n'existe aucun corps intermédiaire. En cela, je pense que Rousseau a raison. Mais il faut le montrer avec plus de détails qu'il ne le fait. 
Dans le chapitre en question, Rousseau essaie d'expliquer les mécanismes de constitution de la volonté générale, qui, dit Rousseau, n'est pas la volonté de tous. Il affirme que la volonté générale s'obtient par élimination de toutes les petites différences entre volontés, le reste étant la volonté générale. Le texte étant très court et très lacunaire, et ayant fait en vain l'objet pendant des décennies d'un travail d’exégèse infructueux, je ne vais pas me lancer dans une nouvelle explication de ce que Rousseau a bien voulu dire. Et ce n'est pas mon objet. Mon objet porte seulement sur la manière dont il faut prendre en compte des corps intermédiaires, qu'ils soient syndicats, partis, grands électeurs, etc. Une démocratie peut-elle en tolérer, ou bien ceci revient-il inévitablement à fausser le résultat des suffrages, et donc à déformer la volonté du peuple? Voici le propos de Rousseau : 

Si, quand le peuple suffisamment informé délibère, les citoyens n’avaient aucune communication entre eux, du grand nombre de petites différences résulterait toujours la volonté générale, et la délibération serait toujours bonne. Mais quand il se fait des brigues, des associations partielles aux dépends de la grande, la volonté de chacune de ces associations devient générale par rapport à ses membres, et particulière par rapport à l’État ; on peut dire alors qu’il n’y a plus autant de votants que d’hommes, mais seulement autant que d’associations. Les différences deviennent moins nombreuses et donnent un résultat moins général. Enfin quand une de ces associations est si grande qu’elle l’emporte sur toutes les autres, vous n’avez plus pour résultat une somme de petites différences, mais une différence unique ; alors il n’y a plus de volonté générale, et l’avis qui l’emporte n’est qu’un avis particulier.

Tout d'abord, je précise immédiatement que je n'adhère pas au fanatisme de Rousseau pour qui la moindre communication entre individus est déjà susceptible d'altérer la formation de la volonté générale. Je supposerai, sans le démontrer, que la communication ne change rien à l'opinion des gens, ou bien au contraire que les gens arrivent à une opinion plus précise de leurs intérêts en discutant avec les autres. Donc, je ne vais discuter ici que la question des associations, regroupements, etc.


Commençons maintenant l'exposé : 
- nous sommes dans un système démocratique, dans laquelle chaque individu majeur peut voter. Sa voix compte pour une. Tous les individus forment le peuple. 
- Les individus peuvent voter ou bien pour des représentants, ou bien pour des programmes politiques. La différence n'a pas d'importance.
- Il existe au moins deux niveaux hiérarchiques, ce qui revient à dire qu'il y a au moins un corps intermédiaire. Donc, le peuple ne vote pas directement pour le chef suprême, ou pour la politique qui sera exécutée. Il vote pour de grands électeurs, qui eux, voteront pour le chef suprême ou appliqueront une politique.
- les corps intermédiaires sont strictement tenus de voter ou d'appliquer ce que le peuple a décidé. Il s'agit donc d'un système de mandat impératif.
- les élections fonctionnent au suffrage à la majorité absolue dans le cas où il n'y a que deux candidats ou deux programmes, ou bien à la majorité relative dans le cas où il y a plus de deux candidats ou programmes.

Procédons maintenant au vote. Admettons qu'il n'y ait que deux programmes, un programme socialiste et un programme libéral. Le peuple est, pris dans sa globalité, à 60% pour le socialisme, et à 40% pour le libéralisme. Si le peuple votait directement pour son programme préféré, le socialisme l'emporterait facilement. Pourtant, il pourrait se passer ceci, s'il y a des corps intermédiaires : 
-admettons qu'il y ait 100 grands électeurs à élire. Pour gagner l'élection, le camp libéral doit donc faire élire 51 de ses grands électeurs.
- admettons que le peuple soit constitué de 1 000 000 d'individus. Chaque circonscription contient donc 10 000 individus. 
- pour faire élire 51 grands électeurs libéraux, il faut avoir, dans chaque circonscription, 5001 électeurs votant pour les libéraux.
- l'élection peut donc être gagnée par les libéraux avec exactement 255051 électeurs, c'est-à-dire 5001 électeurs multipliés par 51 circonscriptions. On peut donc gagner une élection avec environ un quart des voix. Réciproquement, on peut perdre une élection en ayant pourtant presque trois quart des voix. 
Le résultat me semble assez impressionnant. Il suffit d'introduire un échelon intermédiaire pour que le besoin en voix, pour gagner une élection, soit approximativement moitié moindre que ce qu'il faudrait s'il n'y avait pas d'échelon intermédiaire. Au lieu de la moitié des voix sans échelon intermédiaire, on passe à un quart avec un échelon intermédiaire. Et à chaque échelon qu'on ajoute, on divise encore par deux (environ) la réserve de voix nécessaire pour gagner l'élection. C'est évidemment une violation flagrante du principe d'égalité des voix, puisque le principe "un homme une voix" se retrouve pris dans une élection intermédiaire, et ne fonctionne plus pour le résultat final. Chaque citoyen compte comme un pour le vote des grands électeurs, mais ne compte plus pour un dans le résultat final. Ce n'est pas forcément inacceptable, mais il faut alors admettre l'idée que le chef suprême n'est plus un représentant du peuple, mais un représentant des grands électeurs. J'imagine qu'aucun régime politique démocratique n'admettrait explicitement l'idée que le pouvoir représente les corps intermédiaires et pas les citoyens. C'est pourquoi ce système de corps intermédiaire viole notre conception habituelle de la démocratie. Evidemment, rien n'impose de supprimer les grands électeurs au lieu de modifier notre conception habituelle de la démocratie. En tout cas, je dis simplement que les deux ne sont pas compatibles.

Je résume l'argument : tout système politique qui repose sur le vote à la majorité + l'élection de corps intermédiaire remet immédiatement en cause le principe démocratique selon lequel chaque homme compte pour une voix, et que le peuple choisit sa politique. Voter pour des corps intermédiaires revient à déplacer le principe démocratique du peuple vers ces corps intermédiaires, qui eux seuls, sont vraiment soumis à ce principe. Rousseau est donc tout à fait justifié de dire que les corps intermédiaires doivent être supprimés. S'il existe des intermédiaires, la volonté n'est pas celle du peuple, mais celle des représentants, qui peuvent ne représenter qu'une très petite minorité du peuple (et d'autant plus petite que la couche de représentants est importante). Un démocrate comme Rousseau pourrait donc accepter les corps intermédiaires s'ils ne votaient pas, ou bien les votes à la majorité s'il n'y a pas de corps intermédiaire, mais le mélange des deux aboutit à renoncer à ce qui fait le socle de la démocratie, l'idée que chacun compte pour un dans les décisions politique.
Suis-je pour autant rousseauiste? Ce n'est pas le lieu d'argumenter en détail. Et d'autres l'ont déjà fait, par exemple Bernard Manin qui insiste sur le fait que nos régimes représentatifs ne sont pas des démocraties, mais que cela ne les rend pas plus mauvais. On peut tout à fait trouver que des systèmes électifs, qui sont en réalité oligarchiques, sont préférables à des systèmes démocratiques. Le peuple garde un rôle politique important, de critique, discussion, surveillance du pouvoir, même s'il ne l'exerce pas directement.