jeudi 29 septembre 2011

L'homme est bon par nature

Dans l'éternel discussion pour déterminer si l'homme est bon par nature, le débat s'articule en deux grandes tendances. La première défend une position hobbesienne, selon laquelle l'homme ne se soucie d'abord que de son propre intérêt, et ne suit sa raison (qui lui dit pourtant que les lois morales doivent être suivies) que s'il est contraint par les circonstances ou par une puissance qui le tient en respect, comme l’État, ou bien si cela ne lui coûte rien, voire lui rapporte. Dans cette tradition de pensée, la morale est donc vue comme un phénomène contre-nature, quelque chose auquel l'homme n'accède qu'en s'arrachant de sa première condition égoïste. Cette doctrine mettant l'égoïsme à l'origine de nos conduites repose sur une anthropologie assez individualiste : chacun recherche le plaisir et cherche à éviter la douleur (ce qui est trivial), et chacun ne peut ressentir que son propre plaisir et sa propre douleur (ce qui n'est pas trivial, et même faux, on va le montrer). Bref, recevoir un coup d'épée fait mal, donner un coup d'épée ne fait pas mal, et débarrasse même d'un adversaire gênant, ce qui est plaisant.
La seconde position est très bien représentée chez Rousseau (mais on pourrait tout à fait la faire remonter à Hume, ou même Smith), selon laquelle l'homme est bon par nature, non pas parce qu'il serait dès la naissance capable de distinguer le bien du mal, ce que le Discours sur l'origine et les fondements de l'inégalité parmi les hommes prend bien garde de ne pas dire, mais plutôt parce que les hommes sont dès la naissance capables de ressentir de la pitié pour autrui. Il y a une empathie immédiate pour les êtres en souffrance, qui nous porte à les aider ou, du moins à ne pas leur nuire, autant qu'il est possible (sans dommage pour nous). Ainsi, la conception que Rousseau se fait de la bonté de l'homme ne signifie pas qu'il agirait spontanément en suivant des lois morales, ou en faisant le bien autour de lui; sa bonté réside plutôt en ce qu'il est spontanément capable de se mettre à la place d'autrui, et d'en ressentir la situation, les sentiments. L'homme est naturellement altruiste, au sens où il est naturellement capable de ressentir la douleur ou le plaisir des autres. Dès lors, il ne peut plus se comporter de manière totalement égoïste, puisque son propre état de plaisir et de peine dépend aussi de la peine et du plaisir qu'il ressent par empathie. Le bonheur d'autrui est une partie de son propre bonheur.

Les deux positions étaient, semble-t-il, condamnées à des débats éternels, pour savoir qui des deux avaient raison. D'un point de vue descriptif assez superficiel, la thèse altruiste avait un avantage indéniable, car les exemples de gestes généreux et gratuits ne manquent pas. Hume insistait notamment (par exemple, dans Le Traité de la nature humaine, III, II, 2) sur le fait indéniable que les parents sacrifient beaucoup de leur temps et de leur énergie à nourrir et aider leurs enfants, et certainement pas en ayant en tête l'idée que ces enfants pourraient un jour les dédommager de ces soins apportés dans leur jeunesse. Personne ne tient de livre de compte pour déterminer ce que nos enfants nous doivent! Ainsi, même si cet amour de la famille est, selon Hume, aussi borné que l'égoïsme strict, et qu'il faut un dispositif bien particulier pour étendre la sympathie à l'ensemble d'une communauté de citoyens, il y a en l'homme un amour et une empathie pour d'autres êtres que lui-même, à savoir ses proches. La famille est une unité très forte, soudée par des liens d'empathie, unité bien plus forte que l'individu seul. N'importe quel individu normal dans une famille serait près à se sacrifier pour porter secours aux siens.
A l'inverse, la thèse hobbesienne avait le défaut d'être très abstraite, et de devoir recourir à des stratégies ad hoc pour défendre sa position. Elle devait dire que, malgré ces comportements apparemment altruistes, en réalité, il y a bien un calcul de ce qui est bon pour nous, donc un calcul purement égoïste, même s'il n'est pas apparent. Il y aurait donc une sorte de calcul très rapide, quasiment inconscient, qui nous porte à aider notre famille, parce que le résultat du calcul nous montre que nous en tirerons à l'avenir un avantage. Hélas, les calculs que l'on ne voit pas n'existent pas, et il est probable que ce calcul, s'il était fait, serait faux. Autre solution, il serait aussi possible de dire que les individus sont simplement irrationnels, et suivent des conduites contraires à leurs intérêts, en connaissance de cause. Hélas, encore une fois, dire ceci consiste à insulter les hommes, mais confirme quand même la théorie que l'on voulait combattre, celle selon laquelle les hommes ne sont pas égoïstes. 

Entrons maintenant davantage dans le vif du sujet, après ces trop longs rappels historiques. L'enjeu est d'établir si l'enfant a dès le plus jeune âge la capacité de ressentir les sentiments d'autrui, s'il est doué d'empathie. Les multiples travaux d'éthologie, autant humaine qu'animale, tendent aujourd'hui à le montrer. Mais elles le montrent d'une manière presque plus conceptuelle qu'empirique. Car comment l'enfant parvient-il à apprendre, dans toutes les sociétés qui disposent d'une culture minimale (hommes, grands singes, grands animaux marins, oiseaux)? Ils apprennent par l'observation de leurs congénères, et par l'imitation de leurs gestes. Il n'y a pas, chez la plupart des animaux, de transmission de pratiques par un enseignement conscient et utilisant des signes. Au lieu de cela, les parents montrent l'exemple (les hommes aussi transmettent ainsi l'immense majorité de ce qu'ils enseignent à leurs enfants). Donc, suivre l'exemple, imiter, est une capacité innée chez les enfants des espèces disposant d'une culture. Si les enfants n'imitaient pas, la culture ne se transmettrait pas. Or, il est maintenant indéniable que des traits culturels arrivent à se transmettre dans certaines communautés animales.
Mais puisque l'imitation suppose la capacité de reconnaître l'autre comme étant assez semblable à soi-même, du moins suffisamment semblable pour être imité, alors l'imitation ne vient jamais seule, elle vient toujours avec une tendance à l'empathie. L'empathie, le fait de se mettre à la place d'autrui, de ressentir ce qu'il ressent, est une condition de possibilité de l'imitation, donc de l'apprentissage. On a bien constaté que les singes élevés parmi les singes ne parviennent presque pas à imiter les hommes qui leur montrent certains gestes ou techniques, parce qu'ils ne s'identifient pas aux hommes. Par contre, un singe élevé parmi les hommes dès son jeune âge, et qui a donc appris à s'identifier à eux, arrive très bien à les imiter. L'imitation n'est donc possible que par une empathie préalable avec la personne imitée. Et s'il y a empathie, il y a aussi prise en compte des sentiments d'autrui, et donc aussi tous les comportements que cette empathie produit, à savoir les tendances à aider ses proches, à leur faire éviter la souffrance. 
Ainsi, il y a là un raisonnement quasiment logique en faveur de la bonté humaine (et de la bonté des animaux de culture) : la culture requiert l'imitation; or l'imitation requiert l'empathie; donc tous les animaux de culture sont naturellement capables d'empathie. Et puisque l'empathie produit des comportements bienveillants à l'égard des autres, alors les comportements bienveillants à l'égard des autres sont naturels. Si les hommes ne ressentaient pas les sentiments des autres, s'ils ne sentaient pas que les autres sont comme eux, alors ils n'auraient pas idée de les imiter, et la culture s'effondrerait bien vite. Mais puisque les hommes s'identifient immédiatement aux autres, ils deviennent capables dans le même temps d'apprendre et d'être moral.

Ainsi, les capacités cognitives et morales sont presque indiscernables, puisque c'est par la même opération d'empathie que l'on devient un être capable d'apprendre et un être moral. En s'identifiant aux autres, on comprend en même temps qu'il faut éviter de les faire souffrir, et que l'on peut les imiter pour effectuer des choses que nous ne savons pas encore faire. Il n'y a aucun moyen de dissocier ces deux facultés. Imiter quelqu'un est toujours le reconnaître comme un semblable, et le reconnaître comme un semblable est toujours reconnaître qu'il souffre et prend plaisir de la même façon que nous. Comme le dit si bien Rousseau, il faut les plus grands efforts de la raison pour arriver à dissocier ces deux aspects, et parvenir à se convaincre que nous n'avons rien à craindre, pendant que notre voisin se fait égorger sous notre fenêtre.

dimanche 25 septembre 2011

La pensée néo-libérale

Beaucoup de travaux ont été consacrés à l'étude de cette conception de la politique et de l'économie qu'est le néo-libéralisme. Mon objectif ne sera pas ici de discuter la validité des thèses qui ont été émises, mais plutôt de présenter sous un nouvel angle ce sur quoi toutes les analyses se rejoignent.
Le néo-libéralisme est, de manière très générale, l'application de méthodes bien particulières à la gestion de l'Etat. On a souvent affirmé qu'il s'agissait des méthodes de gouvernement des entreprises. C'est à moitié exact, dans la mesure où ces méthodes ne sont pas non plus propres aux entreprises. Ce sont des méthodes originales, qui ont été pensées en toute autonomie, et qui, certes, ont commencé par s'appliquer aux entreprises, mais qui auraient aussi bien pu s'appliquer à n'importe quel autre type d'organisation. Et je voudrais même montrer que ces méthodes pourraient en fait s'appliquer à n'importe quelle chose, que ce soit un objet seul, une personne, ou bien un groupe quelconque. 

Ces méthodes consistent d'abord en une évaluation (un benchmarking) permanente de l'efficacité du fonctionnement d'une organisation. Il faut ensuite, pour que cette évaluation produise son effet, que les groupes évalués soient en situation de concurrence, et que l'évaluation des groupes soit suffisamment publique pour avoir des effets sur les rapports hiérarchiques entre ces groupes. Bref, le néo-libéralisme utilise l'évaluation comme instrument de mise en concurrence des organisations. Qu'une entreprise soit mal classée dans sa catégorie, et la voilà affaiblie par rapport à ses concurrents; elle sera donc obligée de réagir pour redresser la barre, et grimper dans le classement produit par l'évaluation.
Ainsi, le benchmarking se présente à première vue comme une évaluation de l'efficacité de l'entreprise ou de l'organisation en question. Par exemple, on cherchera à évaluer la vitesse de fabrication du sandwich dans un fast-food, puis le temps nécessaire au serveur pour prendre la commande, puis pour apporter les aliments, etc. Ou bien, en évaluant une école, on mesurera le taux d'élèves sortant sans diplome, la différence de compétence entre l'entrée des élèves et leur sortie, ou que sais-je encore. Avec ces mesures effectuées, on peut donc trouver les points de faiblesse d'une chaîne d'opérations, et les corriger. Et, plus une organisation est bien classée dans le palmarès final, plus elle est efficace pour accomplir la tâche à laquelle elle se consacre. 

Présenter les choses ainsi, c'est minimiser considéralement l'importance du benchmarking. Parler de mesure de l'efficacité, donc se placer sur le terrain des moyens, c'est masquer le fait que l'évaluation est tout sauf neutre concernant les fins. L'évaluation doit être conçue avant d'être appliquée. Et concevoir une évaluation consiste à identifier des critères pertinents de mesure d'une organisation. La pertinence de ces critères, justement, dépend entièrement de ce que nous nous représentons comme la fonction d'une organisation. Si l'on considère l'école comme un lieu de délivrance de diplômes visant à assister les entreprises dans le choix de leur personnel , l'évaluation du taux d'élèves sortant sans diplôme est tout  à fait pertinente. Par contre, si le but de l'école est de donner à tous une culture commune et des compétences élémentaires au raisonnement, au calcul et à l'écriture, alors ce critère est sans intérêt, et il faut plutôt faire passer des tests de compétence aux élèves, pour voir ce qu'ils ont appris dans leur scolarité.
Autrement dit, la fabrication des évaluations est tout sauf neutre. Choisir des critères d'évaluation c'est définir ce pour quoi est faite une organisation, et dire que cettte organisation devrait se consacrer à la tâche pour laquelle on l'évalue. C'est bien connu : il suffit de mettre en place un compteur quelconque, et on est alors tenté de faire augmenter la valeur de ce compteur, quitte à négliger d'autres activités importantes, mais qui ne sont pas évaluées. Donc l'évaluation a une tendance à faire se concentrer les efforts d'une organisation vers les activités évaluées. Mais puisque ces activités sont justement celles qui sont censées correspondre aux fins de l'organisation, le benchmarking tend à faire se conformer une institution à ce qu'elle devrait être (ou à l'image que se font d'elle ceux qui fabriquent les évaluations). 

Qu'en conclut-on? Que l'évaluation est la forme contemporaine de la définition des concepts. Un concept est une norme pour la subsomption des objets du monde : le concept dit ce qu'une chose doit être, pour être d'une certaine sorte. Or, une évaluation ne fait rien d'autre, si ce n'est qu'elle utilise des normes qui sont quantitatives et pas seulement qualitatives. Le benchmarking dit que l'école, c'est l'institution qui fait sortir tous les élèves avec un diplôme, quel qu'il soit. Elle tolère encore de parler d'école pour les écoles qui attribuent un diplôme à 80% d'une classe d'âge. Mais plus le taux est bas, moins on peut parler d'école, moins l'école évaluée est conforme au concept d'école. Or, ce concept d'école est évidemment discutable. Ceci n'est qu'un exemple, mais il a valeur de modèle. Derrière chaque discussion relative à la pertinence des critères d'évaluation, il y a en fait une discussion sur la fonction d'une organisation, donc sur son concept.
Ainsi, ce sont aujourd'hui les évaluateurs marqués par la pensée néo-libérale qui sont les principaux artisans de la création des concepts. Ce sont eux qui nous expliquent ce qu'est l'école, ce qu'est un hopital, ce qu'est un Etat, ce qu'est une vie individuelle réussie (pensons à tous les indicateurs quantifiés du bonheur), etc. Mais ce travail est masqué, parce qu'il apparaît comme la simple mesure de critères sur lesquels tout le monde serait d'accord, de simples critères d'efficacité. Or, nous ne sommes pas d'accord, nous demandons à discuter les critères qui sont choisis. Penser la réalité est la tâche de tous les hommes, pas celle d'une petite clique de spécialistes qui utilisent l'apparence du bon sens pour faire passer des choix très arbitraires.

Le néo-libéralisme use de l'évaluation, non pas pour mesurer l'efficacité d'une chose à faire ce qu'elle doit faire, mais pour définir ce qu'une chose doit faire pour être ce qu'elle est. L'évaluation est une conceptualisation. Et bien sûr, cette conceptualisation est toujours normative. Car une école qui n'est pas vraiment une école, selon nos spécialistes, n'a rien d'autre à faire que devenir enfin une véritable école, qui se conforme à son concept, c'est-à-dire celle qui  maximise tous les compteurs construit par ces spécialistes. 

jeudi 22 septembre 2011

Qu'est-ce que l'intelligence?

Il y a une conception de l'animal comme machine, dont on a souvent estimé qu'elle visait à dévaloriser les animaux, à les réduire à l'état de choses, à la disposition des hommes pour la nourriture ou l'expérimentation. C'est certainement vrai, et je soutiens tout à fait ceux qui voient dans cette conception une justification pour des pratiques inacceptables. Ceci dit, une hypothèse philosophique ne peut pas être rejetée seulement au nom d'une partie de ses conséquences pratiques. Que la thèse de l'animal-machine serve à justifier l'élevage industriel est une chose, que la thèse de l'animal machine soit fausse de fond en comble en est une autre. Nous nous attacherons ici au second point, tenant le premier point (la contestation de l'élevage industriel) pour acquis (même s'il y a un gouffre entre la contestation universelle d'une pratique, et son abolition effective, et c'est pourquoi l’activité politique reste indispensable).

Pour montrer que les animaux ne sont pas des machines, il nous faut essayer de comprendre ce qui fait l'intelligence, essayer de fixer la limite entre les êtres intelligents, et les êtres qui ne le sont pas. Et d'ores et déjà, puisque j'ai annoncé mon intention de critiquer la thèse de l'animal-machine, on peut conclure que je ferai passer la limite de l'intelligence entre la plus puissante des machines, et le plus stupide des êtres vivants. Je ne pense pas que la différence soit due à celle entre le silicium et le carbone, mais plutôt à la rigidité fonctionnelle des ordinateurs, dont la seule capacité est d'exécuter un programme, alors que les animaux eux, ne sont pas aussi bien réglés. Mais c'est justement dans cet apparent dérèglement que réside l'intelligence.
Pourquoi dit-on d'un être qu'il est intelligent? Il l'est dans la mesure où il est capable individuellement d'adapter son action à la tâche à accomplir, à la difficulté qui se présente à lui. Un animal qui doit chasser pour se nourrir, et ne peut compter que sur sa discrétion et l'effet de surprise, est obligé de prendre en compte le lieu où se trouve sa proie, l'environnement et les moyens qui lui sont donnés pour s'approcher discrètement, et se cacher de sa proie. Un animal intelligent va ramper, se cacher derrière un arbuste ou une butte, attendre que sa proie soit retournée, ou bien soit en train de faire quelque chose, ce qui nuit à sa vigilance. En bref, l'animal intelligent tient compte d'une multitude de facteurs, afin de mener à bien son opération. Et surtout, plus il est intelligent, plus il est capable de tenir compte d'un grand nombre de facteurs, qui peuvent, à première vue, paraître extérieurs au problème à résoudre. Un animal stupide se concentrerait sur sa proie, sans tenir compte des autres animaux qui pourraient l'avertir du danger, ou bien sans tenir compte d'un terrain qui n'est pas favorable, etc. Ainsi, tenir compte de peu de paramètres, ceux qui sont les plus essentiels, est un signe de faible intelligence; tenir compte d'une multiplicité de paramètres, y compris ceux qui sont à première vue les moins pertinents pour le problème, est un signe de grande intelligence. Autrement dit, l'intelligence est la prise en compte des externalités. Résoudre un problème en ne suivant que les données internes au problème est une tâche purement mécanique. Devoir ajouter des données supplémentaires au problème pour le résoudre (ou le résoudre plus efficacement) est une tâche qui exige de l'intelligence.
C'est pourquoi il ne suffit pas d'être un système de traitement des données pour être véritablement intelligent. Quelqu'un qui ne fait que calculer très rapidement les données qui lui ont été fournies pour résoudre un problème n'est pas intelligent, il fait une tâche entièrement mécanisable. C'est de cette manière que l'on peut gagner une partie d'échecs, ce qui montre que gagner une partie d'échecs n'est pas nécessairement un signe d'intelligence. Je précise bien "nécessairement", car la manière dont les hommes jouent aux échecs met largement en œuvre leur intelligence. En effet, aux échecs aussi, la distinction entre données internes au problème, et données extérieures, données de l'environnement, est pertinente pour les hommes (et justement pas pour les machines). Lorsqu'un cavalier menace la reine d'un joueur, ce joueur doit déplacer sa reine pour la faire échapper au cavalier. Ici, je viens de résumer les données internes au problème. Ne pas être intelligent, c'est simplement trouver un déplacement de la reine qui lui permette d'échapper au cavalier. En ayant un peu d'intelligence, on tiendra compte des externalités, en se demandant si la reine n'est pas menacée par une pièce sur la nouvelle case où nous voulons la déplacer. Et en ayant beaucoup d'intelligence, on se demandera s'il n'y a pas un moyen de faire porter sur l'adversaire une menace encore plus urgente, de sorte qu'il soit obligé de se désintéresser de la reine. Par exemple, si on peut menacer son roi, pour l'obliger à le déplacer, voire à le mettre échec et mat, alors l'intelligence est la plus grande. Ainsi, ici aussi, l'intelligence signifie la capacité d'aller chercher des données a première vue extérieures au problème afin d'apporter une solution plus pertinente. 
Remarque : si l'ordinateur est si doué aux échecs, c'est seulement dû au fait qu'il est possible d'établir la liste complète des coups possibles, ce qui rend caduque la distinction entre données internes et externes. Pour la machine jouant aux échecs, il n'y a pas de données externes, puisque toutes ont été internalisées. Les hommes au contraire, ne jouent pas en anticipant tous les coups possibles, mais plutôt en suivant des schémas de coups, des dispositions de pièces qu'ils ont déjà rencontrées, et dont ils savent quoi faire.

Ainsi, les machines ne sont pas intelligentes, justement parce qu'il leur manque un moyen d'acquérir des données qui ne sont pas directement pertinentes pour le problème. Il faut indiquer à l'ordinateur la liste des données pertinentes à partir desquelles il opérera, pour lui faire faire quelque chose. Mais l'ordinateur n'a jamais la possibilité de sortir de la liste des données prévues, pour adapter son action aux circonstances. C'est pourquoi sa réponse est toujours dépourvue d'intelligence. L'ordinateur est un érudit sans intelligence, il sait beaucoup de choses, les régurgite au bon moment, mais ne fera jamais de sa vie un rapprochement audacieux, surprenant, original et impertinent. La machine ne fait que ce qui a été prévu qu'elle fasse. N'étant pas informaticien, je ne souhaite pas essentialiser les machines, et dire que cet état de fait est absolument défiitif. Néanmoins, dans l'état actuel des choses, il me semble qu'il en est ainsi. Suivre à la lettre un programme n'est pas compatible avec l'intelligence.
Les animaux, eux, ont la chance de disposer d'organes des sens, et de systèmes de traitement de l'information suffisamment sensibles, imprécis, et flous, pour tenir compte aussi des données à première vue non pertinentes. Et c'est pourquoi leur réponse à une situation n'est pas stéréotypée. Pour les hommes, on pourrait appeler ce phénomène la sensibilité au contexte. C'est elle qui fait que nos réactions ne sont pas toujours stéréotypées, et qui fait que nous agissons parfois brillamment, mais aussi parfois maladroitement. La bêtise n'est pas seulement le manque d'intelligence, c'est aussi le signe que l'on cherche à en faire usage! Une machine ou un animal stupide n'est même pas bête. C'est l'intelligence ou son absence qui fait que le poulet de Russell ne comprend pas que l'éleveur vient aujourd'hui l'égorger et non le nourrir, alors qu'un animal plus intelligent comprendrait que l'intention de l'éleveur n'est pas bienveillante (autre exemple semblable : les animaux domestiques qui "sentent" si leur maître va les emporter en voyage ou pas, et qui, se cachent s'ils savent qu'ils doivent partir).

Ainsi, pour parler en termes de modèles, le degré zéro de l'intelligence correspond à l'être qui ne peut que suivre un modèle préconçu pour exécuter sa tâche. Un modèle étant un ensemble de liens tracés parmi les données d'un problème, suivre ce modèle consiste à suivre ces liens, sans se soucier des données qui ne sont pas liées. L'animal carnivore qui a pour modèle la seule observation de la vitesse de course de la proie n'a pas besoin d'intelligence, il lui suffit de courir plus vite que cette proie. Par contre, un animal qui sait en plus faire appel au niveau de luminosité, au bruit produit par le sol, aux animaux alentours, est un animal intelligent. Mais encore une fois, ce n'est pas tant le nombre de données prises en compte qui fait l'intelligence, que le fait que ces données sont a priori étrangères au problème à résoudre. C'est cette distinction de nature logique qui fait l'intelligence, et qui la distingue de la seule puissance de calcul brute. On peut calculer très vite sans être intelligent; on peut calculer très lentement tout en étant intelligent. Toutefois, évidemment, la vivacité de la mémoire et des sens reste primordiale pour rappeler ou percevoir ces données qui pourraient être pertinentes pour le problème.

dimanche 18 septembre 2011

Règle et régularité

Une règle est un instrument pour la réalisation correcte d'une opération. Une règle peut donc être un objet matériel, comme la fameuse règle plate du cours de mathématique, instrument si utilisé qu'il a fini par adopter le nom de l'ensemble auquel il appartient, alors qu'il n'en est qu'une infime partie. Mais il faut aussi que cet objet matériel soit accompagné de son mode d'emploi. C'est pourquoi une règle est avant tout un énoncé ou une série d'énoncés décrivant selon quelles procédures un certaine tâche peut être menée à bien. Il y a une règle pour se servir de la règle plate (poser la règle le long du segment à mesurer, par exemple), il y a des règles pour réaliser des plats, ce que sont les recettes de cuisine, et il y a des règles pour être un bon citoyen ou un bon joueur de tennis, ce que sont les lois civiles et les règles de ce sport, qui définissent les coups obligatoires, permis, ou interdits.
Dans tous les cas, suivre une règle, utiliser une règle requièrent la pensée, l'esprit. Il faut avoir l'ensemble d'énoncés à l'esprit pour les exécuter correctement, de même qu'il faut un esprit pour utiliser des instruments. C'est d'ailleurs pourquoi on s'accorde aujourd'hui à attribuer la pensée aux animaux, parce que l'on a pu les observer employer des outils pour accomplir certaines tâches. Utiliser des outils requière en effet de les avoir préalablement fabriqués, donc avec l'intention de s'en servir en vue d'un but déterminé, puis de se donner une règle fixant la procédure à suivre pour employer cet outils correctement. Les grands singes sont capables d'utiliser des outils (cf. la brindille qui leur permet d'attrapper des termites). C'est pourquoi les singes sont capables de suivre une règle, et c'est pourquoi il n'y a aucune raison de leur refuser l'esprit. les singes pensent puisqu'ils sont capables d'utiliser des outils de manière réfléchie, c'est-à-dire en suivant une règle dont ils se représentent à l'avance le résultat de son application.

Par contre, on aurait plutôt tendance à refuser la pensée aux autres animaux et aux végétaux, sans même parler des être inorganiques. En effet, ceux-ci ne font pas preuve d'un comportement montrant une représentation d'un but à atteindre et des moyens d'y parvenir. Mes ces êtres vivants (et non-vivants!) ne se comportent pourtant pas n'importe comment. Eux aussi agissent en suivant certaines règles. L'arbre déploie ses feuilles et pousse en direction du soleil, il rentre sa sève en son centre lorsque la température baisse beaucoup, certains arbres sont même capables de devenir toxiques s'ils commencent à être dévorés par des animaux, voire sont capables de "prévenir" les autres arbres du danger imminent afin que eux aussi puissent devenir toxiques. Pourquoi donc refuser de leur accorder la pensée, alors que tout dans leur comportement manifeste un comportement réglé?
On leur refuse la pensée au nom de la distinction entre une règle et une régularité. Une règle est un énoncé conscient servant à guider une opération. La règle est cause de la bonne marche de l'opération. Celui qui veut faire quelque chose sans suivre la règle échoue, sauf hasard chanceux. Alors qu'une régularité n'est pas une cause de la manière dont se déroule l'opération. La régularité est seulement le fait qu'elle se déroule, et qu'elle se déroule de manière semblable aux précédentes. Une régularité est une constance, une habitude, mais pas un énoncé pour réaliser une opération. La régularité semble même être le contraire de la règle, puisqu'il n'y a de règle que parce que la régularité n'est pas encore mise en place. Lorsque l'on innove, que l'on fait quelque chose de difficile, on a besoin d'une règle pour opérer correctement. Mais plus on réalise l'opération, plus elle devient facile et mécanique, jusqu'au point où l'on n'a plus besoin de se référer à la règle, parce que l'opération s'éxécute toute seule. 
Ainsi, autant la règle suppose un esprit, autant la régularité ne semble supposer rien d'autre qu'un corps. Néanmoins, puisque l'on constate qu'une règle, lorsqu'elle est suivie de nombreuses fois, se transforme en habitude, et donc en régularité, on peut être tenté de dire que la règle est toujours là, mais devenue inconsciente. L'habitude consisterait à suivre une règle de manière inconsciente. Le corps serait donc le lieu de l'inconscient, puisque le corps serait capable de suivre des règles sans le savoir.

Il y a donc un certain nombre de comportements de la part d'animaux, de végétaux, ou même de matière inorganique, qui ont un sens, sans pour autant que l'on puisse parler de pensée. Ils ont un sens parce que ces comportements ne sont pas apparus sans raison. Aujourd'hui, les scientifiques donneront une explication évolutionniste de ces comportements : ceux-ci existent parce qu'ils se sont transmis par hérédité, et sont devenus majoritaires parce qu'ils donnaient un avantage sur les autres comportements. Il y a donc une règle qui dirige ce comportement : la règle est celle de l'avantage sélectif, de l'efficacité adaptative. Mais cette règle est inconsciente, c'est-à-dire gravée dans le corps, et inaccessible à l'être vivant. C'est d'ailleurs pourquoi, lorsque cette règle deviendra inutile ou même nuisible, l'être vivant persistera stupidement dans sa voie, et finira par mourir prématurément, ou bien se reproduire beaucoup moins que ce qu'il pourrait, et cette règle qu'il portait finira par disparaître. 
J'ai souvent affirmé que la pensée n'apparaît qu'avec l'échec et la douleur (je dois cette idée à James, dans ses Essais d'empirisme radical, essai 3). On peut maintenant dire, en d'autres termes, que la pensée est une résistance contre l'inconscient. L'inconscient est la régularité, la règle gravée dans le corps. Alors que la pensée est la règle qui devient consciente, et qui pour cette raison, devient susceptible de modification. Parce que le réel fait mal, parce que les habitudes de notre corps nous entraînent parfois à souffrir, nous réagissons en transformant des régularités en règles conscientes, de façon à ajuster notre comportement. Le réel change sans cesse, nous avons toujours tendance à changer de moins en moins, et c'est pourquoi il nous faut parfois nous tirer de notre assoupissement et nous adapter au réel.

Si, comme James l'affirme dans son Essai 3, la genèse des distinctions conceptuelles au sein d'une expérience pure indifférenciée s'explique par le fait que cette expérience fait souvent souffrir, alors ces concepts ont avant tout pour but de nous faire retourner à une expérience aussi plaisante, saine et sans accroc que possible. Autrement dit, la pensée sert avant tout à minimiser la pensée, voire à l'éteindre. La pensée cherche le moyen de penser aussi peu que possible, elle cherche à retrouver son adéquation parfaite avec la réalité. Ainsi, toutes les règles d'actions que nous nous donnons sont incorporées, deviennent des régularités inconscientes. L'homme le plus intelligent est celui qui agit le plus souvent selon des règles. L'homme le plus heureux est celui qui agit le plus souvent en se laissant porter par des régularités.

dimanche 11 septembre 2011

Le principe de non contradiction

Le principe de non contradiction est l'énoncé selon lequel deux propositions contradictoires ne peuvent pas être vraies ensemble, ou bien selon lequel la conjonction d'une proposition et de sa négation est nécessairement fausse. C'est le principe logique le plus fondamental, le plus indiscuté, et très certainement la condition de tout discours, de toute pensée sérieuse (avec le principe d'identité, un peu moins célèbre mais néanmoins important, qui énonce qu'une chose est nécessairement identique à elle-même, ou bien que rien n'est différent de soi-même). Il faut bien préciser "sérieuse", car il n'est pas impossible pour un discours de se contredire, il est seulement déconseillé de le faire, et chacun cherche, de manière générale, à ne pas le faire. En cela, le principe de non contradiction est une norme du discours et de la pensée, et non pas une description de son fonctionnement. On peut penser des choses contradictoires, et on peut dire des choses contradictoires. Le plus souvent, on le fait à ses dépends, sans s'en apercevoir. Mais rien n'interdit d'imaginer quelqu'un qui affirme deux propos manifestement contradictoires dans une même phrase, ou bien quelqu'un qui croit en même temps deux choses manifestement contradictoires.
Ainsi, le principe de contradiction n'est pas une description de nos pratiques, mais une norme pour ces pratiques. S'il faut parler de loi, alors le principe de contradiction est du côté des lois civiles et morales, plutôt que du côté des lois naturelles. Les lois naturelles ne souffrent aucune exception, leur contradictoire n'a jamais lieu. Par contre, il est dans le principe même des lois civiles et morales qu'elles puissent être violées, car c'est justement la possibilité de leur violation qui les rend utiles, qui rend nécessaire leur instauration. Les hommes peuvent se tuer, donc le meutre est interdit; les hommes peuvent se contredire donc la contradiction est interdite.

Pourquoi dire ceci? Parce qu'il est tentant de penser que le principe de contradiction est un principe empirique, un principe découvert par l'expérience. Mill pensait que le principe de contradiction pouvait être découvert par le constat que nous ne pouvons pas croire une chose et son contraire; et Husserl lui répondait justement que (en dehors du fait que ce constat, même vrai, n'impliquait rien) l'on peut très bien imaginer des hommes qui soient capables de croire deux choses contradictoires. La critique, que l'on trouvera dans les Recherches logiques (Prolégomènes à la logique pure; chapitre V) est juste, mais je laisserai de côté la thèse positive de Husserl, pour discuter non plus seulement les interprétations psychologiques du principe de non contradiction, qui sont manifestement indéfendables, mais les interprétations ontologiques, qui elles, paraissent avoir plus de force.

Une interprétation ontologique du principe de contradiction est aussi une interprétation empirique, dans la mesure où elle fait de ce principe un trait de la réalité, découvert après que le sujet a fait l'expérience de cette réalité. Il faut bien noter que cela ne signifie pas que ce principe soit contingent. Il se pourrait bien qu'aucun monde ne soit possible dans lequel le principe de non contradiction n'existe pas. Donc il ne faut pas conclure de manière expéditive de l'empiricité de ce principe à son caractère contingent. Il se peut que certains faits du monde soient nécessaires. Pour ceux qui désireraient aller plus loin sur ce sujet, il faut évidemment renvoyer à La logique des noms propres de Kripke, qui distingue la nécessité et la contingence d'une part, et l'a priori et l'a posteriori d'autre part. Le premier couple de notions est ontologique, il s'applique aux objets du monde actuel et des mondes possibles; le second couple de notions est épistémique, il s'applique à notre manière de connaître ces objets du monde. Or, selon Kripke, il se peut que certaines choses du monde soient nécessaires, bien que nous ne puissions les connaître qu'a posteriori, c'est-à-dire après en avoir eu une expérience. Pour un partisan de l'interprétation ontologique, le principe de non contradiction tomberait certainement dans la catégorie du nécessaire a posteriori.
Ainsi, on ne parlera plus de propositions contradictoires qui ne peuvent être vraies ensemble, mais plutôt d'objets qui ne peuvent jamais exister et ne pas exister en même temps. Cela paraît déjà plus sérieux. Car autant on voit facilement comment se contredire, autant on voit mal comment un objet pourrait être et ne pas être en même temps. Ainsi, en constatant que ce genre d'objet n'existe pas, mais également en constatant qu'il y a beaucoup d'évènements qui s'excluent les uns les autres, on finirait par comprendre la vérité du principe de non contradiction. On voit par exemple qu'un homme ne peut pas être vivant et mort à la fois; on voit que le temps ne peut pas être lumineux et obscur en même temps, qu'une eau ne peut pas être froide et chaude en même temps (l'eau tiède n'étant ni froide ni chaude, et pas les deux à la fois). Et par le moyen de ces expériences, qui portent d'ailleurs aussi bien sur des contradictoires que sur des contraires (c'est-à-dire des couples d'opposés qui admettent des intermédiaires), on aboutirait progressivement à l'idée du principe de contradiction. Or, que le principe de non contradiction nous ait été suggéré par l'alternance du jour et de la nuit, je n'en doute pas. Mais comme définition du statut de ce principe, cette interprétation est intenable.

Pourquoi le principe de non contradiction, qui certes s'applique aux choses mais pas seulement, n'est-il pas un principe empirique, un principe découvert par une enquête auprès des objets du monde? Tout simplement parce que pour constater que deux objets contraires ou contradictoires ne peuvent exister ensemble, il faut déjà avoir pu identifier ces deux objets comme contraires ou contradictoires, et donc déjà disposer de ce principe de non contradiction (ou d'exclusion mutuelle des contraires). Autement dit, le principe de non contradiction est une vérité posée d'abord, a priori, avant toute observation empirique, parce que ce principe est indispensable pour repérer certains objets comme s'excluant l'un l'autre. La simple observation, qui ne montre pas que des objets contradictoires s'excluent, mais seulement que certains objets s'excluent, ne permet de tirer aucune conclusion quant au principe de contradiction. 
On ne vérifie donc pas par l'expérience que les objets contradictoires s'excluent, on décrète arbitrairement que ces objets sont contradictoires, puisque l'on constate empiriquement qu'ils s'excluent, et que l'on a préalablement décrété tout aussi arbitrairement ce fameux principe d'exclusion mutuelle des contradictoires, le principe de non contradiction.
Donc, certes, je ne doute pas que la décision arbitraire de retenir ce principe nous ait été suggérée par des considérations empiriques. Mais il n'empêche que ce principe n'est pas prouvé par l'observation des choses, il est au contraire présupposé pour leur observation. Personne ne peut voir convenablement la nuit et le jour se succéder s'il n'admet pas le principe de non contradiction. Ce qui est une condition d'une observation ne peut pas en même temps être prouvé par cette observation. Ce serait commettre un cercle vicieux.

Ainsi, le principe de non contradiction est une convention qui définit ce que sont des objets ou des discours contradictoires. Le principe de contradiction énonce que si une chose existe, alors la chose qui n'existe pas est son contradictoire. Il énonce aussi que si une phrase est vraie, alors une phrase qui est fausse pendant que la première est vraie est sa contradictoire.

jeudi 8 septembre 2011

Méditation wittgensteinienne

Cette petite méditation a pour origine un épisode de la série Mad Men (saison 4, épisode 13). Don, le personnage principal, est dans sa chambre, avec Megan, sa nouvelle amie et par ailleurs secrétaire, de qui il est très amoureux. Lui est déjà levé et se tient assis sur le lit, elle est encore endormi. La scène commence ici. Elle se réveille, et surprise de le trouver déjà levé, demande ce qui ne va pas. Lui répond qu'il n'arrivait pas à dormir, parce que, dit-il, il pensait à elle. Elle répond alors : et bien, je suis juste là.
La tirade a évidemment un aspect comique, elle parait très triviale. Mais justement, cette trivialité a quelque chose de très important philosophiquement. Car la trivialité signifie le caractère tautologique, et le caractère tautologique signifie le caractère grammatical de cette phrase. Cette petite phrase est en fait un petit éclaircissement de la grammaire du verbe penser, de son usage correct dans la langue.

Que dit et que fait Don? Son comportement est tout à fait ordinaire. Il est tout bêtement tombé amoureux de sa séduisante secrétaire. Et comme tout amoureux, il ne peut pas cesser de penser à la personne qu'il aime. Et pourtant, Megan, visiblement plus intelligente, a compris que, prise à la lettre, cette description de l'amour comme impossibilité de penser à autre chose qu'à l'être aimé, est fausse. Car il y a bien un moment dans lequel il est impossible de penser à l'être aimé, c'est justement le moment dans lequel l'amant est avec l'aimé. Ce post n'est pas consacré à l'étude de la notion d'amour. On pourrait donc poursuivre ce propos, et montrer que l'amour est une sorte de tourment qui ne s'apaise qu'en présence de l'être aimé. L'amour serait une pensée obsédante qui ne s'éteint que lorsque l'être aimé est présent. Mais ce n'est pas ici ce qui m'importe.
La conclusion plus important porte plutôt sur la pensée : il est grammaticalement impossible, c'est-à-dire impossible parce que l'usage du terme ne le permet pas, de penser à quelqu'un qui est présent et avec lequel nous sommes en relation. Si deux personnes sont dans la même pièce, mais occupent chacun un coin opposé et ne se parlent pas, elles peuvent évidemment penser l'une à l'autre. Mais si ces deux personnes sont face à face, et se parlent, alors il n'est plus possible pour elles de penser à l'autre. Elles sont avec l'autre, elles parlent avec l'autre, mais elles ne pensent plus à l'autre. C'est le sens de la remarque subtile de Megan : elle rappelle à Don qu'il ne peut plus penser à elle, puisqu'elle est maintenant réveillée et en train de discuter avec lui.

Qu'est-ce que cela signifie? Que la pensée est toujours une disposition, l'adoption d'un comportement semblable à ce que serait son comportement dans une situation donnée, et que l'on ne peut prendre cette disposition qu'à l'unique condition que cette situation ne soit pas présente. Penser consiste à faire comme si cette situation était présente, sans qu'elle le soit. Car si elle l'est, on vit cette situation, on la ressent, mais on ne peut plus faire comme si elle était présente. La pensée est inséparable de l'absence de la chose à laquelle on pense. On peut faire comme si une chose absente était présente, mais il est impossible de faire comme si une chose présente était présente.
Autrement dit, ressentir, vivre, faire quelque chose ne sont pas penser à cette chose. Mais se souvenir ou prévoir quelque chose reviennent à penser à cette chose. On objectera peut-être que se concentrer sur une activité qui demande un effort intellectuel revient aussi à penser à ce que l'on fait. Mais je répondrais que se concentrer consiste à avoir à l'esprit non pas exactement ce que l'on fait, mais plutôt ce que l'on doit faire, afin de le réaliser le mieux possible. De même, dans une simple discussion, penser à ce qui se dit consiste en réalité à anticiper la suite du propos (autrement dit, à saisir le sens des mots à partir du sens supposé de la phrase, car comme la philosophie le sait depuis Frege, l'unité sémantique est la phrase, non le mot), et à anticiper notre éventuelle réponse. 

Ainsi, de cette petite remarque sur le verbe penser, on tire un argument supplémentaire contre la théorie de la pensée comme représentation. Car si penser à une chose est avoir une représentation de cette chose, alors nous penserions le plus à cette chose si elle était justement sous nous yeux, alors que nous y penserions plus faiblement si elle était absente. En effet, en présence de la chose, la représentation est très vive, alors que le souvenir de la chose absente produit une représentation qui est moins forte, moins précise. Mais c'est manifestement absurde : personne ne dirait qu'il pense à la chose qu'il est en train de regarder. Il la regarde, c'est tout. On ne dirait une telle phrase que pour distinguer un regard véritable, et un regard flottant, les yeux ouverts et fixes, mais ne regardant rien.