mercredi 27 avril 2011

Nul n'est idiot volontairement

Comment fonctionne l'intelligence? Qu'est-ce qui distingue une personne intelligente, pertinente, et une personne idiote, dont les remarques et analyses sont déplacées ou sans intérêt?
Dans les discussions philosophiques, qui ne sont pas soumises à la réfutation ou à la vérification de manière stricte, le critère de réussite est plutôt la simplicité, le fait de rendre compte d'un phénomène de la manière la plus simple possible. On n'introduit des distinctions que pour éviter les contradictions. Si aucune contradiction ne se présente, inutile de faire une distinction. Je proposerai donc ici une analyse de l'intelligence, inspirée par la fameuse formule platonicienne selon laquelle nul ne choisit le mal volontairement, afin de proposer l'analyse la plus simple possible.

Ainsi, l'intelligence, autrement dit le fait d'être pertinent, qui est la capacité par laquelle nous jugeons une chose comme étant ceci ou cela, se réduit entièrement à la mémoire. De même que, chez Platon (cf. notamment le Protagoras) celui qui a bien calculé les effets de ses actes, choisit nécessairement celui qui produit le plus grand bien, de même dans le raisonnement, celui qui a à l'esprit le plus grand nombre de souvenirs est aussi celui qui fera le jugement le plus intelligent. Bref, le jugement se porte toujours sur l'option la plus pertinente, et la mémoire est le seul facteur limitant.
Platon est internaliste sur le plan moral : il considère que la volonté se porte toujours sur le choix que l'esprit lui présente comme étant le meilleur, bien que l'esprit puisse commettre une erreur, ou oublier certains choix. On peut donc être aussi internaliste sur le plan cognitif : l'entendement se porte toujours sur le choix le plus pertinent, et seule une faiblesse de la mémoire explique les jugements idiots.
Platon ne dit donc pas que tous les hommes sont également bons, puisque certains hommes sont de bons calculateurs, et d'autres de mauvais, ce qui explique leur différence de vertu. Mais Platon refuse de faire de leur différence de vertu une différence dans leur orientation morale. Personne n'a jamais à faire le choix entre le bien et le mal. Ce que nous percevons comme mal est de ce fait même écarté de la délibération. On ne choisit que parmi les options qui apparaissent comme bonnes, afin de choisir la meilleure.
De même, ici, personne ne dit que l'intelligence des hommes est égale. Certains pensent bien, d'autres pensent mal. Mais au lieu de faire reposer cette différence d'intelligence sur une différence de nature de l'intelligence elle-même, comme si certaines intelligences pouvaient être viciées dans leur principe même, et nous faire choisir le non pertinent plutôt que le pertinent, on peut faire reposer cette différence sur la mémoire. Ainsi, toutes les intelligences sont semblables, toutes nous font adhérer au choix le plus pertinent. Mais un homme intelligent aura à l'esprit un plus grand nombre d'options, son choix sera donc meilleur, plus informé, que le choix de celui qui n'a que très peu d'options. Même si les deux hommes tombent d'accord sur le meilleur jugement, celui qui a considéré davantage d'aspects reste plus pertinent que l'autre (de même, qu'en morale, celui qui fait le bon choix sans avoir réfléchi est un homme chanceux plutôt que vertueux).

Pourquoi cette solution est-elle plus simple que la solution inverse, externaliste, qui soutient que l'entendement peut choisir en connaissance de cause un choix moins pertinent? Parce qu'il faudrait encore, ici, expliquer pourquoi cela est possible. En morale, l'externalisme trouve des arguments de poids : on choisit le mal parce que ce mal produit un bien pour nous (égoïsme) ou bien parce que nous manquons de volonté, et nous sommes vaincus par nos désirs contraires. Mais sur le plan cognitif, aucun argument analogue ne saurait être trouvé. Bien sûr, il n'y a aucune raison qui pourrait expliquer que l'on choisisse volontairement une option moins pertinente, après l'avoir reconnue comme telle. Et surtout, il n'y a pas non plus de raison pour laquelle on ne serait pas capable de reconnaître que cette option est moins pertinente, lorsqu'elle se présente. Donc, on devrait décréter arbitrairement que les intelligences sont dissemblables. On n'a aucun argument pour le dire, si ce n'est ce fait à expliquer, que certains hommes sont intelligents, et d'autres non. Mais ce même fait peut être expliqué de manière plus simple, non plus comme une différence d'intelligence, mais seulement comme une différence de mémoire (l'externaliste, évidemment, accepte les différences de mémoire en plus des différences d'intelligence). Ainsi, l'externaliste soutient que les hommes se distinguent en intelligence et en mémoire. L'internaliste soutient que les hommes ne se distinguent que par la mémoire. L'intelligence, c'est la mémoire : plus on se souvient, plus on est pertinent.
La thèse internaliste a pour précurseur l'affirmation cartésienne du Discours de la méthode selon laquelle le bon sens est la chose du monde la mieux partagée, alors que les hommes ont des mémoires qui ne s'équivalent pas. Néanmoins, ici, le bon sens n'est pas la faculté d'adhérer au vrai. On l'a déjà dit (Le bon sens), cette faculté est inutile. Le bon sens est plutôt la faculté de formuler un jugement, de penser, de lier enter elles deux choses, de voir une chose comme quelque chose d'autre. Et surtout, à la différence de Descartes, on ne peut pas dire que les intelligences sont égales, puisqu'elles dépendent de la mémoire. On peut seulement dire qu'elles sont semblables. Toutes fonctionnent de la même façon, et confronté aux mêmes options, deux hommes différents feront le même choix. Mais il s'en faut de beaucoup que tous les hommes soient toujours confrontées aux mêmes options.

On dit souvent des hommes un peu idiots qu'ils ne pensent à rien. La formule est juste : plus on pense à de nombreuses choses, plus notre mémoire nous rappelle de nombreuses choses, plus notre jugement sera pertinent.

samedi 23 avril 2011

L'intérêt pour l'autre

A qui et à quoi s'intéresse-t-on? Il est de coutume de blâmer les personnes qui ne s'intéressent qu'à elles-mêmes, elles seraient trop égoïstes ou égocentriques, et il est aussi courant d'exhorter les personnes qui s'intéressent à peu de choses d'ouvrir leurs horizons et d'aller voir ailleurs, de découvrir de nouvelles choses, de voyager. Ainsi, il y aurait des personnes repliées sur elles-mêmes, centrées sur les choses qui leurs sont familières, et d'autres personnes qui, elles, sont capables de s'ouvrir aux autres, et de décourvrir de nouvelles choses. Bref, certains ne s'intéressent qu'au même (soi-même, le familier, le bien connu) alors que d'autres seraient capables de s'intéresser à l'autre (les autres, l'étranger, l'extraordinaire, le mal connu). 
Mais peut-on vraiment s'intéresser à tout, et même, peut-on vraiment s'intéresser à quelque chose? Car comment s'intéresser au même, alors que le même est justement le déjà connu, le familier, donc ce qui n'est plus surprenant, mais ennuyeux et banal? Une chose toujours identique à elle-même finit par ne plus susciter d'intérêt, l'intérêt pour une chose toujours même qu'elle-même décroit donc avec le temps. Mais à l'inverse, comment s'intéresser à l'autre, alors que l'autre est justement ce qui nous est étranger, différent, et qui ne nous concerne pas? L'autre n'est pas ce qui est complètement inconnu, car l'inconnu ne peut évidemment pas susciter d'intérêt, puisqu'on ne connaît même pas son existence. L'autre n'est pas l'inconnu, mais le mal connu, le mal identifié, celui que l'on ne comprend pas, tout en sachant qu'il est là. L'autre est celui qui parle, qui dit quelque chose, mais dont la parole, dont le sens de ce qu'il dit nous échappe. Comment alors quelque chose d'incompréhensible pourrait-il susciter de l'intérêt? 
Ainsi, s'il faut s'intéresser à quelque chose, il semble que nous soyons pris dans l'alternative du banal et de l'incompréhensible, de la répétitition du même et de l'étrangeté de l'autre. Comment le même autant que l'autre peuvent-ils quand même nous intéresser?  

Les enfants ont beaucoup de plaisir à entendre des histoires qu'on leur répète des dizaines de fois, et les adultes ont aussi plaisir à revoir un film qui leur a plu, ou un bon roman. Dans les deux cas, il ne s'agit certainement pas de se rappeler des passages oubliés. Même lorsque le roman ou le film est parfaitement connu, il peut encore y avoir du plaisir à le relire ou le revoir. Néanmoins, les enfants finissent par grandir, et les adultes par se lasser, et au bout de cinquante visionnages, même le plus beau film finit par ennuyer. Que s'est-il donc passé entre le moment de la découverte et l'apparition de la lassitude? Pourquoi ce qui était déjà connu et compris, donc ce qui n'était déjà plus étranger, a-t-il pu encore susciter de l'intérêt? Autrement dit, pourquoi le même est-il intéressant?
La réponse que l'on peut donner, qui est moins une réponse que le nom donné à un problème, est qu'il y a un plaisir pris à la reconnaissance. Lorsque l'on reconnaît une oeuvre déjà connue, il se produit un certain plaisir, qui est un plaisir très semblable à celui que l'on ressent lorsque l'on reconnaît un ami au sein d'une foule d'inconnus. Ce plaisir pris à la reconnaissance pourrait aussi bien être décrit comme un plaisir de comprendre. Nous lisons une phrase, nous écoutons une musique, et nous comprenons ce que dit la phrase, nous comprenons vers quoi la mélodie va se diriger. Bref, nous savons comment nous y prendre, et comprendre est justement savoir comment s'y prendre. 
Mais pour cette raison, le plaisir pris à la compréhension n'est justement pas exactement la même chose que de l'intérêt pour le même. Le plaisir pris à la reconnaissance est un plaisir lié à la réussite, réussite liée à notre capacité de comprendre, de circuler dans une oeuvre, de pouvoir parler à et de comprendre d'autres personnes, etc. Mais cette réussite n'est justement pas un intérêt. La réussite marque plutôt la fin de l'intérêt. Avoir reconnu, est avoir réussi à ramener l'autre au même, et réussir fait plaisir. Mais l'intérêt porte non pas sur la réussite accomplie, mais plutôt sur l'opération en cours, l'effort fait pour ramener l'autre au même.

Ainsi, il n'y a pas de véritable intérêt pour le même, et le plaisir de la reconnaissance est la fin (but et terme) de l'intérêt. Il n'y a d'intérêt que pour l'autre. Mais cet autre doit quand même être non pas un étranger complet, quelqu'un dont on ne comprend pas un mot, mais quelqu'un dont on cherche à comprendre ce qu'il dit. Est intéressant celui dont on ne comprend pas encore ce qu'il dit, mais dont on sait comment s'y prendre pour le comprendre. Ou bien est intéressant celui dont on sait déjà ce qu'il dit, mais dont on ne sait pas encore comment s'y prendre pour le comprendre. Mais serait inintéressant celui dont on ne sait pas ce qu'il dit, et dont on ne sait pas non plus comment s'y prendre pour comprendre ce qu'il dit. Car dans ce cas, la démarche pour comprendre est complètement empêchée, et l'on se retrouve face à la pure étrangeté, l'altérité pure. 
Et l'altérité pure, pour ceux qui croient à la différence entre les personnes et les choses, est identique à la choséité. Quelqu'un que l'on ne comprend pas et que l'on ne sait même pas comment comprendre, une oeuvre que l'on ne comprend pas et que l'on ne sait même pas comment comprendre, sont des choses, des objets qui ne disent rien, qui n'ont pas de signification. Face à un tableau cubiste (par exemple un guitariste), soit on connaît le titre du tableau, qui en donne le contenu, soit on est suffisamment initié au cubisme analytique de Braque et de Picasso pour savoir comment s'y prendre avec ce type de tableau afin d'y retrouver une figure. Mais celui qui ne connaît pas le titre du tableau, et n'a jamais vu de tableau cubiste pourrait y voir un dessin purement aléatoire, des cubes jetés au hasard, et colorés sans ordre. De même, on dira d'un homme dont on ne connaît ni la langue, ni le contenu du message transmis, qu'il ne parle pas, mais qu'il émet des bruits avec sa bouche. Ainsi, l'altérité pure se confond avec le non sens, ou la choséité. Et c'est d'ailleurs pourquoi je rejette cette opposition des choses et des personnes. Tout peut avoir un sens, tout peut dire quelque chose, c'est un présupposé méthodologique à se donner. Et rien ne peut définitivement être rejeté dans la catégorie de la pure chose, du non sens. 

Ainsi, les choses qui intéressent ne sont donc pas des choses purement autres, l'altérité pure voulant seulement dire que l'on renonce à chercher le sens de quelque chose. Et l'on ne peut pas s'intéresser aux choses que l'on renonce à comprendre. Nous intéressent les choses que nous cherchons à comprendre, les choses pour lesquelles nous jugeons l'effort de comprendre digne d'être fait. Ces choses-là sont donc toujours dans un intermédiaire entre le même pur (qui est le déjà reconnu) et l'autre pur (qui est ce que l'on renonce à comprendre). Nous sommes intéressés quand nous sommes dans l'intermédiaire entre le même et l'autre, lorsque la chose n'est pas encore reconnue, mais qu'elle est en voie de l'être. 
La chose qui est reconnue immédiatement ennuie, la chose que l'on ne parvient pas du tout à reconnaître est repoussante, seule est intéressante celle qui se situe entre les deux.

lundi 11 avril 2011

Le nominalisme de la connaissance

Comment enseigne-t-on et qu'enseigne-t-on aux jeunes? Peut-on leur enseigner des compétences générales qui pourront leur servir dans de multiples circonstances, ou bien est-on réduit à ne leur transmettre que des savoirs particuliers, qui ne valent que dans un champ limité? Autrement dit, la position nominaliste, qui affirme que la généralité n'existe que dans les noms, mais pas dans les choses, s'applique-t-elle aussi à la pédagogie?
Je distinguerai donc les compétences, qui sont des savoirs-faire généraux, transdisciplinaires, et les savoirs, qui eux sont des savoirs, mais pas des savoir-faire (les savoirs sont des savoir-faire, mais de manière très indirecte). Ces savoirs-là sont restreints à un champ précis, et ne valent pas en dehors de ce champ. Ainsi, savoir lire, savoir faire des opérations arithmétiques, savoir analyser une image, savoir mener un raisonnement par l'absurde sont des compétences. On peut en effet faire des opérations mathématiques en algèbre, en physique, en démographie, etc. On peut mener un raisonnement par l'absurde en mathématiques, en philosophie, etc. On peut avoir à analyser une image aussi bien en art que dans la presse quotidienne. Par contre, savoir lire Pascal, et même telle ou telle pensée de Pascal, sont des savoirs, parce que savoir lire telle pensée de Pascal ne permet pas vraiment de savoir lire un programme de télévision, ni un tract de parti politique.
La question que je pose est donc la suivante : y a-t-il des compétences? Et si oui, peut-on les enseigner? Ou bien doit-on se contenter, plus modestement, d'enseigner des savoirs?

Évidemment, s'il était possible d'enseigner des compétences générales, cela serait bien plus efficace. On apprendrait à apprendre aux élèves, et eux se chargeraient eux-mêmes d'apprendre. Une fois armés de leurs compétences, ils pourraient se présenter dans chaque contexte différent et réussir toujours aussi bien. Inutile donc de passer du temps en philosophie, en mathématique ou en sciences expérimentales pour leur montrer comment réfuter une hypothèse. Inutile de leur parler d'expérience cruciale avec Bacon, Duhem ou Popper. Inutile de leur faire faire des expériences d'optique, de chimie, de mécanique. Inutile de faire des raisonnements en géométrie, en algèbre, etc. Il suffirait d'apprendre la compétence "raisonnement par l'absurde", et les élèves sauraient d'eux-mêmes comment en réaliser dans toutes ces disciplines, ou bien comprendre les philosophes qui ont théorisé son utilisation. Autrement dit, la technique serait complètement indifférente à la matière (au sens du support) sur laquelle elle s'exerce, et on pourrait donc l'enseigner sur n'importe quelle matière, et l'utiliser ensuite dans toutes les autres, sans que cela ne demande un apprentissage supplémentaire.
Or, je voudrais montrer que c'est impossible. C'est évident dans certains cas : savoir sculpter, cela ne permet pas de savoir sculpter le bois, la pierre, le platre, etc. Un sculpteur connaît bien une certaine matière, et pas les autres. Mais ce qui vaut pour le sculpteur vaut aussi pour les autres savoirs.

Pour cela, je prendrai un exemple tiré de ma biographie personnelle, mais qui, aux dires des professeurs de physique, semble valoir de manière assez générale.
Voici le problème suivant : je roule à 60 km/h dans mon véhicule. Je roule pendant une demi-heure. Combien ai-je parcouru de kilomètres? Ce genre de problème est facilement résolu par un enfant de 10 ans. Si les nombres sont plus difficiles, cela demandera peut-être un peu plus de temps et une calculatrice, mais vers 12 ans environ, tous les enfants sauront appliquer la procédure, qui est ici la règle de trois : mettre en relation un temps, une distance, et un rapport d'une distance par un temps.
Or, pourtant vers 15 ans, les élèves sont confrontés à une notion de chimie, celle de mole. Peu importe le contenu de la notion ici. Il suffit de voir que la majorité des exercices donnés aux élèves sont aussi de simples applications de la règle de trois. Mais ici, les distances et les temps sont remplacés par des moles, des masses, et des masses molaires. On devrait en conclure que cela ne change rien, et que les élèves devraient s'en sortir aussi facilement pour calculer des distances que pour calculer des moles. Or, il n'en est rien. Les élèves ont plusieurs années supplémentaires, et pourtant, ils n'arrivent pas à utiliser une compétence qu'ils maîtrisent pourtant très bien! Les exercices sur les moles ont exactement la même forme que les exercices sur un véhicule qui roule, pourtant, les élèves échouent aux premiers, alors que les seconds ne leur posent aucun problème. Car les seconds sont familiers, et utilisés quotidiennement, alors que les premiers sont nouveaux et emploient des notions très étranges.

Ceci montre que les compétences générales n'existent pas, et que la règle de trois appliquée aux déplacements de véhicules n'est pas la même que la règle de trois appliquée aux moles. Il n'existe que des capacités particulières, qui sont indissociables de leur contexte d'utilisation. Il n'existe aucune compétence pure de tout contexte nommée règle de trois. Ou plutôt, elle n'existe que pour ceux qui ont exercé une autre faculté, qui est le bon sens, et qui est la faculté de saisir des liens entre différentes activités. Mais cette faculté ne s'enseigne pas, et certainement pas en essayant d'enseigner des compétences générales. Il n'y a aucune sorte de savoir qui nous dirait (et nous prouverait) que l'on a utilisé la même technique pour résoudre un problème de mathématiques, de physique, de biologie, etc. On fait seulement des choses, et l'on saisit parfois des liens entre ces choses, qui nous permettent de les rapprocher. Ainsi, après avoir fait des liens entre activités, on peut réunir ces activités sous une même étiquette. Mais ce n'est pas grâce à l'étiquette que nous comprenons comment procéder. Bref, l'étiquette vient après, pas avant, l'étiquette sanctionne le fait que nous avons appliqué une procédure similaire, mais ce n'est pas l'étiquette qui nous permet de comprendre que l'on peut utiliser cette procédure.
Ces liens entre choses, ici, concernent la structure du problème. L'enfant doit voir que des problèmes différents ont même structure. Mais cette capacité d'isoler une structure dans les données du problème est une capacité qui ne s'enseigne pas. Elle s'acquière par l'exercice, et pas par une explication venant de l'extérieur. On peut toujours dire aux jeunes d'utiliser la même technique pour les moles que celle qu'ils utilisent pour les véhicules, mais on n'aboutirait qu'à de l' incompréhension de leur part. Car pour eux, le problème est essentiellement différent, et doit être résolu de manière entièrement différente. Voir les points communs, les pousser à voir le problème des moles comme un exemple d'un type de problème qu'ils ont déjà résolu, voilà le travail de l'enseignant, mais ce travail ne se fait pas en enseignant des compétences générales. Il s'agit de faire percevoir des ressemblances avec un autre savoir, jusqu'à ce que l'enfant voie que le nouveau problème est réductible aux anciens.
Autrement dit, il s'agit toujours de tisser des liens entre savoirs particuliers, et certainement pas de passer par des compétences générales. Personne ne maîtrise la règle de trois. Ce que l'on connaît, c'est la manière de résoudre un ensemble de problèmes, manière dont on sait que l'on pourra l'utiliser dans d'autres cas à l'avenir. Mais on ne fait que passer du particulier au particulier. On n'a affaire qu'à des problèmes bien spécifiques, et l'on ne peut utiliser pour les résoudre que des problèmes bien spécifiques déjà résolus. Donc, on fait résoudre à l'enfant des problèmes sur les moles, jusqu'à ce qu'il saisisse qu'il ne fait rien d'autre que ce qu'il faisait déjà en calculant des distances et des vitesses.
Alors certes, on peut ensuite représenter les problèmes sous une forme abstraite, qui en présente bien la structure. Et on peut poser une étiquette sur cette forme abstraite : "règle de trois". Ce faisant, a-t-on pour autant montré que les problèmes pouvaient être vus sous cette forme abstraite? Justement non, car le fait que l'on puisse retrouver cette forme dans différents cas est bien ce qui pose problème. Comparer une forme abstraite à un problème particulier est tout aussi difficile que comparer deux problèmes particuliers entre eux (ceci serait ma version du problème du troisième homme). Et c'est justement pour cela que ce n'est guère utile d'utiliser ces formes abstraites, tant qu'un problème n'arrive pas à être pensé correctement.

Ainsi, qu'enseigne-t-on à l'enfant? On ne lui apprend jamais la règle de trois. On lui apprend, au sujet des moles, à faire comme pour les voitures. On pousse l'enfant à voir les choses (inconnues) comme d'autres choses (connues). Et justement, ceci ne se transmet pas, il n'y a aucune connaissance, aucun contenu de connaissance qui pourrait nous contraindre à voir ceci comme cela. Enseigner n'est donc pas transmettre (ou  plutôt "pas seulement transmettre", car il est indéniable que l'enseignement est aussi une transmission de connaissances), mais forcer, amener l'enfant à voir quelque chose comme autre chose.
L'enseignement a donc deux phases : mise en équation, et résolution des équations. la seconde étape est purement procédurale, mécanique. On peut transmettre la manière dont il faut la réaliser. Par contre, la première étape n'est pas mécanique, et il n'y a aucun moyen infaillible pour montrer à l'enfant comment faire. Il faut lui faire faire les choses, et prendre des cas aussi différentes que possibles, de façon à l'obliger à utiliser son bon sens.

jeudi 7 avril 2011

Que signifie la musique?

La réflexion sur l'art est souvent mise en difficulté à cause de la musique, et surtout de la musique instrumentale. Car autant la plupart des arts peuvent être compris en termes d'imitation, ou du moins de ressemblance avec des éléments de la réalité, autant la musique, elle, semble être beaucoup plus abstraite, beaucoup moins liée par une ressemblance avec les choses d'ici-bas. 
La peinture figurative imite des scènes existantes ou possibles, et la peinture abstraite représente des figures et des couleurs que l'on peut retrouver aussi en dehors de la peinture. Kandinsky évoque un cahier de géométrie d'un élève de collège qui aurait décidé de colorier les figures qu'il a tracées pour s'aider à résoudre un problème; Mondrian évoque le travail d'un carreleur; etc. Je reconnais certes que ces comparaisons sont ridicules, mais ceci vise à montrer qu'elles sont possibles, et que nous ne sommes jamais pris au dépourvu lorsqu'il s'agit de ramener la peinture, fusse-t-elle la plus abstraite, à des choses avec lesquelles nous sommes familiers. Même dans la peinture abstraite, nous voyons des formes et des couleurs qui nous sont connues. 
On pourrait en dire autant dans les autres arts. Dans tous les arts, il s'agit de mettre en forme des éléments connus, et qui peuvent être reliés à des choses extérieures à l'art lui-même. Il y a des corps en volume en dehors de la sculpture, des mouvements gracieux en dehors de la danse, des abris en dehors de l'architecture.

Cependant, on pourrait objecter que j'ai progressivement glissé vers une conception très formaliste de l'art, alors que j'étais parti d'une conception plus symboliste, liée à l'imitation de choses. Ce glissement serait en effet un moyen facile de résoudre le problème de la signification de la musique : tout comme la peinture imiterait des formes et des couleurs, alors la peinture imiterait des bruits et des sons. 
Or, je voudrais montrer d'une part qu'il n'y a pas glissement, mais que représenter des formes colorées est déjà aller chercher son sujet en dehors de la peinture elle-même, mais aussi que la musique a pour but de représenter autre chose que des sons dans le temps.

En effet, qu'est-ce qui est interne à la peinture? La peinture elle-même, c'est-à-dire la substance liquide répandue sur la toile. Une peinture totalement non symboliste, non imitative, n'est donc pas une peinture non figurative, mais une peinture qui ne représente que de la peinture, qui représente de la peinture dans sa matérialité. Presque tout le mouvement abstrait doit donc être rangé dans la peinture imitative : Kandinsky représente des formes et des couleurs, pas de la peinture. Klein et ses monochromes bleus représentent aussi de la couleur, et pas de la peinture.
Y a-t-il donc de peintres qui représentent de la peinture, et pas des formes ou des couleurs? C'est probablement impossible, et cette idée d'une art complètement non imitatif semble être un cas limite, un pôle, et non pas une position que l'on pourrait atteindre. Même les peintres les plus soucieux de la matérialité de la peinture doivent nécessairement représenter des couleurs et des formes. Soulages, par exemple, dans ses monochromes noirs, joue sur l'épaisseur de la peinture et la direction des coups de pinceau pour créer des effets visuels. Il représente donc de la peinture dans sa matéralité, mais ce jeu avec la matérialité lui sert à créer de manière détournée des motifs, un jeu de formes.

Et pour la musique? Il faut tout d'abord distinguer les sons et les bruits. Si l'on excepte, pour l'instant, la musique concrète, qui enregistre dans notre milieu environnant des bruits, qu'elle rediffuse tels quels, ou bien retouche et réarrange (et on peut remarquer que je mets ici de côté le cas le plus favorable en faveur du caractère imitatif de la musique, pour la raison que la réponse trop évidente que ce cas nous permettrait de donner est selon moi une fausse piste), on peut remarquer que la musique construit ses propres sons. Son matériau de départ est justement le son, et non le bruit. Un son est un signal sonore ayant un timbre, une tonalité, une évolution temporelle bien maîtrisée. Les sons sont produits à partir d'instruments dédiés à cela : le son du violon ne sert qu'à jouer de la musique; le son du piano aussi. Donc, d'emblée, la musique va prélever son matériau dans quelque chose de distinct de la vie. Certes, les sons ont un vague rapport avec les bruits. Mais il ne s'agit que d'un vague rapport.
Mais peut-on conclure que la musique n'imite rien d'extérieur, et se contente de jouer avec son propre matériau, construit ad hoc? Il me semble que non, et plus précisément, que l'on peut comprendre la musique dans son rapport avec l'homme. La peinture signifie l'homme, en un sens qu'il va falloir préciser. Et je me séparerai maintenant de la notion d'imitation : la musique n'imite pas, elle dit davantage que ce que l'on peut trouver ailleurs. La musique en dit plus sur l'homme que tout ce que l'on peut dire de l'homme. Mais que dit-elle sur l'homme? 
La musique est la vérité de l'action humaine.
Par là, je veux dire que des actions, des comportements, des dispositions, qui sans musique ne seraient que très peu compréhensibles, deviennent évidentes dès lors que la musique les accompagne. En rapprochant une musique d'un comportement, on en révèle le vrai contenu. Et ce contenu n'est justement pas exprimable par des mots, ou bien de manière très générique. Alors que la musique, elle, touche justement et avec précision la vérité de notre action.
Où peut-on mettre à l'épreuve cette théorie? Au cinéma. Deux exemples seront pris, assez différents. Le début de 2001, l'odyssée de l'espace met en scène un singe, après son contact avec le monolithe noir, et qui se trouve au pied d'un squelette d'animal. Le singe ramasse un os, et frappe le squelette au moyen de cet os. Sans musique, il n'y a rien d'autre qu'un singe stupide s'acharnant sur un squelette. Avec la musique (Zarathoustra de Strauss), il y a un pas immense accompli par l'intelligence humaine, l'invention de l'outil. La musique est là pour montrer tout l'importance de l'instant, la génialité du geste de ce singe. Deuxième exemple : In the mood for love. Ici, une valse magnifique (de Shigeru Umebayashi) revient de manière récurrente rythmer des plans dans lesquelles les personnages ne font rien d'autre que marcher, attendre, etc. Sans la musique, là encore, leurs activités ne seraient rien de plus que la pure et simple répétition de la vie quotidienne sans intérêt. Alors qu'avec la musique, même ne rien faire signifie être dans cette disposition d'aimer. Chaque instant se retrouve plein de ce sentiment, tout comme chaque plan ou presque est accompagné de la musique. Comment comprendre autrement à la fois la douceur, la mélancolie, et l'obssession que produit l'amour, si ce n'est par la musique? 

Ainsi, par le cinéma, on peut, me semble-t-il comprendre ce qui fait la musique : il y a dans la musique de quoi comprendre mieux que par tout autre moyen, le sens de nos actions et de nos attitudes. Pour que cela soit bien clair (c'est la raison pour laquelle j'ai pris deux exemples), il n'est pas question de dire que la musique exprime des sentiments. Cest bien plus général que cela. Les sentiments sont toujours liés à des comportements, des attitudes, de même la musique ne fait pas qu'exprimer nos sentiments, elle exprime la totalité de ce que nous pouvons faire. 
Bref, il est juste de dire que la musique est l'art qui prend en charge le temps. Il suffisait d'ajouter que le temps n'est pas donné par l'horloge, mais par l'action humaine. 

mercredi 6 avril 2011

Pourquoi prend-on la vie au sérieux?

Notre vie, notre existence, est quelque chose que la plupart d'entre nous prenons au sérieux. On ne vit pas n'importe comment, en prenant n'importe quelle direction, en faisant n'importe quel choix, mais nous agissons toujours le mieux possible. Vivre bien est une formule qui ne dit pas grand chose, qui reste très vague, mais qui concerne pourtant tout le monde. Personne n'a pour seul et unique souci de mourir le plus vieux possible, chacun cherche à ce que le temps qui lui est donné soit le meilleur possible. Bref, chacun prend sa vie au sérieux.

Le sérieux est donc la croyance dans l'importance de l'enjeu, ainsi que l'effort d'un individu pour être à la hauteur de cet enjeu. Si la manière de mener sa vie est une question sérieuse, alors cela signifie que cette question nous préoccupe, et que nous chercherons à la résoudre de la meilleure manière. En cela, l'opposé du sérieux est la dérision, en ce que la dérision casse immédiatement tout le sérieux de l'enjeu. On peut encore faire quelque chose après l'avoir pris en dérision, mais si cette dérision est sincère, on ne cherchera plus à l'accomplir particulièrement bien. Si cet enjeu est dérisoire, sans importance, alors il est injustifié de fournir un grand effort. 
Le sérieux a donc deux conditions : une condition psychologique, qui est notre attitude mentale vis-à-vis de quelque chose; et une condition comportementale, qui est le comportement effectif lors de l'accomplissement d'une tâche. Et il faut s'empresser d'ajouter que ces deux conditions n'en font qu'une : celui qui pense que quelque chose est sérieux sans s'investir est un menteur, et celui qui s'investit à fond tout en pensant que son activité est sans importance est un hypocrite. La pensée et le comportement doivent ici aller ensemble.
Pourtant, ne peut-on pas constater quelques exceptions? Ne peut-on pas garder une certaine distance ironique vis-à-vis d'une activité, tout en sachant qu'il faut s'y livrer?

 Il y en a en effet des exceptions, et il est instructif de voir dans quelles circonstances elles adviennent. Un bon exemple est celui du joueur de football. Pendant la partie, il est entièrement à ce qu'il fait, il est concentré, joue du mieux possible, et cherche à tout prix à gagner. Donc, dans le jeu, ce joueur est sérieux. Il ne plaisante pas lorsqu'il rate un geste, il n'ironise pas lorsque son équipe encaisse un but, il ne fait jamais rien qui manifesterait la moindre distance vis-à-vis de son activité. Il joue comme si sa vie en en dépendait.
Pourtant, si on demande à ce joueur ce qu'il pense de son activité de joueur de football, il nous dirait qu'il pratique une activité tout à fait stupide, un jeu idiot dans lequel vingt deux personnes en chaussettes ridicules courent après un ballon et donnent des coups de pied dedans. Autrement dit, il semble bien y avoir divorce entre les discours du joueur sur sa propre activité, et son comportement, qui lui, manifeste un sérieux total.
Mais en réalité, ici, le divorce n'est pas entre discours et comportements, mais entre des temporalités différentes. Il y a le temps du jeu, et le temps hors-jeu. Demander à un joueur ce qu'il pense du football l'oblige en effet à sortir du jeu, à prendre un point de vue extérieur. Tant qu'il conserve ce point de vue, impossible de le pratiquer sérieusement. Ce sport devient une activité vaine et risible. Mais lorsque le joueur est en jeu, alors ce point de vue surplombant et ironique n'est pas possible, et le joueur s'investit avec tout le sérieux qui est nécessaire. 
On a donc mieux saisi ce qu'est le sérieux : le sérieux consiste à refuser de prendre un point de vue extérieur sur une activité. Prendre ce point de vue mène ipso facto à mettre en question l'importance de l'enjeu, et donc à possiblement tourner en ridicule cette activité. La personne sérieuse est celle qui adhère totalement à l'enjeu de son activité, et qui réalise donc cette activité du mieux qu'elle le peut. Bien sûr, être sérieux n'est pas être idiot : on peut savoir que notre activité, au fond, n'est pas sérieuse, mais il est encore possible de s'y livrer sérieusement, en oubliant, au moins pour un moment, que cette activité n'est pas sérieuse. Nous savons que les jeux n'ont aucune importance, mais nous pouvons suspendre ce savoir, l'oublier un moment pour faire quelque chose sérieusement.

Ainsi, la vie est prise au sérieux, et elle est prise ainsi parce que nous sommes dans l'incapacité de prendre un point de vue extérieur à notre propre vie. Je vois deux types d'objections possibles, mais les deux ne marchent pas. La première est la perspective religieuse : elle dit que la vie terrestre est sans importance, mais le dit parce que nous avons une autre vie, au-delà, qui est la seule qui importe vraiment. Ce n'est pas une objection, parce que la religion nous oblige aussi à prendre notre vie au sérieux, elle dit seulement que la vraie vie n'est pas celle que nous croyons. Mais aucune religion n'a jamais dit, et ne dira jamais, que la vie éternelle dans l'au-delà est sans importance. Cette vie-là, nous sommes obligés de la prendre au sérieux!
Le deuxième type d'objections est plus délicat. Il consiste à prendre une perspective scientifique sur la vie humaine. Lorsque l'on décrit l'existence humaine comme un simple support pour la transmission des gènes, lorsque l'on décrit la colère comme une simple activité chimique neuronale, lorsque l'on décrit les échanges économiques comme une simple transmission de papier et de jeux d'écritures, toutes nos activités redeviennent sans importance. Qu'il paraît stupide de vouloir accumuler du papier et des pièces de métal! Comment lève-t-on cette objection? Il suffit de rappeler que ces perspectives elles-mêmes ne parviennent jamais à être prises complètement au sérieux. Il y a une dérision de la dérision. On fait des sciences, mais on ne cesse pas de croire que notre vie est sérieuse, que nous faisons autre chose que transmettre des gènes, que l'on accumule de l'argent et pas du papier. On a beau le savoir, on n'y croit pas, et la vie passe toujours avant.

samedi 2 avril 2011

La sélection contre l'équilibre

Ces deux notions sont les concepts cardinaux de deux disciplines différentes. La sélection est le concept fondamental de la biologie, l'équilibre est celui de l'économie, mais également de la cybernétique (théorie des systèmes auto-organisés). Or, ces deux concepts ont des ressemblances certaines, mais également des différences, dont on ne tient pas toujours compte lorsque l'on mobilise ces concepts pour penser d'autres phénomènes, notamment le comportement humain, l'apprentissage, les comportements sociaux, politiques, etc.

La sélection et l'équilibre sont des concepts servant à décrire l'évolution d'un ensemble de phénomènes au cours du temps. Ils jouent donc le même rôle que les discours téléologiques (qui déterminent un but, une fin, à quelque chose), et pour cette raison tendent à éliminer ce type de discours.
Ceci est bien connu pour la biologie. Alors qu'une conception transformiste comme celle de Lamarck se représente l'évolution biologique comme un progrès des espèces vers un plus haut niveau de complexité, la sélection naturelle de Darwin voit l'évolution comme une apparition aléatoire de petites variations chez les individus, variations qui peuvent donner à l'individu un avantage pour la survie et la reproduction. Le hasard de la rencontre entre un environnement favorable et une petite variation produit l'évolution des espèces. L'individu sélectionné n'est pas donc meilleur qu'un autre, il est seulement plus adapté aux circonstances contingentes de son lieu de vie.
Il en est de même en économie : le jeu de l'offre et de la demande devrait au fil du temps conduire à une situation d'équilibre, en fonction des rapports entre l'offre et la demande. Au commencement, il y a déséquilibre entre l'offre et la demande, et les marchandises s'échangent à un prix qui n'est pas le leur. Mais progressivement, le surplus de marchandises va faire baisser les prix, ou au contraire leur manque va augmenter leur prix, jusqu'à fixer un prix pour lequel la demande soit juste suffisante. Le point d'équilibre atteint est donc le moment terminal de l'évolution des prix, de l'offre et de la demande.

Ces deux concepts servent donc de loi d'évolution des phénomènes. Mais en quoi sont-ils différents? Le modèle de la sélection naturelle est un modèle de concurrence pour la reproduction. Tous les êtres existent en même temps, tous sont sur la même ligne de départ, et tous "courent" dans la même direction, à savoir pour se reproduire autant que possible. Les premiers dans cette "course" sont donc ceux qui ont eu la descendance la plus abondante, alors que les perdants sont éliminés ou bien diminuent en nombre (ils prennent du retard). Et qui décide de l'élimination? C'est justement le point le plus important : c'est la nature, c'est-à-dire quelque chose d'extérieur, qui décide de l'élimination des candidats à la sélection. La gazelle peu rapide est mangée par le lion, une végétation trop rare élimine les herbivores trop voraces, etc. La nature ,c'est-à-dire le milieu minéral, végétal, animal, détermine lesquels des candidats passent l'épreuve de la sélection, et lesquels échouent.
Le modèle de l'équilibre est tout à fait différent, car il se passe de toute intervention extérieure. Aucun être transcendant ne vient décider de l'élimination de tel ou tel candidat. La disparition de quelque chose (un prix de vente par exemple) et son passage à autre chose, se fait de manière purement immanente. Il y a des choses qui ne parviennent pas à se maintenir elles-mêmes. Il en est ainsi d'un acte de vente à un prix abusif : l'acte de vente ne peut pas avoir lieu, et l'acheteur va demander un rabais, mais ne conclut pas immédiatement l'achat. Ici, aucune instance extérieure n'intervient, c'est de manière immanente qu'une situation est considérée comme intenable, et se modifie pour arriver à une situation qui le soit (cette situation étant un prix de vente acceptable pour le vendeur et l'acheteur).

Ainsi, le modèle de la sélection est un modèle transcendant, et qui passe par la mise en concurrence de plusieurs candidats. La nature fait passer une épreuve à de multiples candidats, et n'en retient que certains. Alors que le modèle de l'équilibre ne met en concurrence personne : il ne considère qu'une seule chose à la fois, en situation de déséquilibre, et qui se modifie progressivement d'elle-même jusqu'à atteindre une position durable. Dans cette chose, rien n'est éliminé, rien n'est sélectionné, il n'y a qu'une modification de la structure ou de la pondération de chacun des éléments de cette chose, jusqu'à ce qu'elle parviennent à l'état d'équilibre.
Après, on peut toujours essayer de ramener un modèle à un autre (penser le déséquilibre comme une augmentation de la dureté de la sélection, ou bien l'élimination des candidats comme un progressif retour à l'équilibre), mais cela reste assez superficiel. Car rien ne dit, dans la théorie de la sélection naturelle, que celle-ci se doive de devenir de plus en plus clémente (jusqu'à un état de non-sélection, c'et-à-dire le point d'équilibre), et rien ne dit dans la théorie de l'équilibre, que les éléments en situation de faiblesse soient plus adaptés que ceux qui ont disparu.