mardi 29 avril 2014

Le déterminisme a-t-il des conséquences morales et juridiques?

Je voudrais exposer un argument que l'on retrouve fréquemment, et qui pourtant se réfute lui-même  : 

Supposons que chaque événement ayant lieu dans le monde soit déterminé par l’événement précédent. Il en résulte que, étant donnés une situation initiale de toutes les choses du monde, et des lois naturelles qui en fixent l'évolution, on peut déduire l'état présent, passé et futur de l'univers. Il faut bien sûr distinguer le déterminisme lui-même, qui concerne les choses, et la connaissance que nous pouvons en avoir. Il se peut que certains événements restent pour nous humains définitivement imprévisibles, parce que les paramètres à prendre en compte sont en nombre trop important. Néanmoins, les choses elles-mêmes sont déterminées, et aucune place n'est laissée au hasard.
Le déterminisme exclut aussi la liberté humaine. En effet, puisque chaque chose est déterminée par son état passé, il en résulte que l'homme n'est pas libre d'infléchir le cours déterminé des choses. Aucune rupture avec le mouvement naturel des choses n'est possible. Aucun commencement d'une nouvelle série causale n'est possible. L'homme est lui-même pris dans la série des causes et des effets qui régit tout l'univers. Ses actions, ses pensées, sont déterminées par ses actions et pensées précédentes. Même les phénomènes sociaux ne sont que les résultats des interactions en nombre démesuré de tous les atomes, molécules, substances chimiques, qui composent les hommes. 
En résumé, si le déterminisme est vrai, alors l'homme n'est pas libre.

Admettons donc que l'homme ne soit pas libre. S'il n'est pas libre, alors ses bonnes comme ses mauvaises actions ne sont pas de son ressort. Untel agit bien parce qu'il a été éduqué dans un milieu favorable, parce que sa constitution cérébrale le rend sensible à autrui, et parce que les circonstances ne lui donnent pas l'occasion d'être mauvais. Et tel autre agit mal parce telle ou telle circonstance défavorable l'y pousse. Mais alors, il serait injuste de punir celui-ci, puisque rien n'est de son fait, et qu'il ne fait qu'être déterminé par des circonstances extérieures. Inversement, il est injuste de récompenser celui-là, puisqu'il n'a rien fait d'autre que se trouver au bon endroit, et rien ne vient de lui. 
Il résulte de ceci que la morale, qui distribue des blâmes ou des louanges, et la justice, qui distribue des peines (ou des dédommagements), n'ont plus lieu d'être. En effet, les hommes auraient de toute façon agi comme ils l'ont fait, donc il serait à la fois inutile et injuste de les juger pour ce qu'ils ont fait. La morale et la justice supposent la liberté humaine. 
En résumé, si le déterminisme s'applique à l'ensemble de l'univers, homme y compris, alors la morale et la justice humaine sont injustifiées, et doivent disparaître, sous peine d'agir de manière injuste, ou cruelle, ou inutile (ces "ou" étant des disjonctions inclusives).

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Voici donc l'argument que je souhaite critiquer. On peut voir qu'il se retrouve aussi bien chez les partisans de la liberté humaine,que chez certains de ses critiques (je pense en particulier à Nietzsche, qui insiste sur la dimension cruelle de la punition, justement parce que l'homme n'est pas libre). Les partisans de la liberté humaine adoptent souvent une approche compatibiliste (comme Kant qui considère que l'homme a une dimension phénoménale, déterminée, et une dimension nouménale, libre), ou bien tentent de redéfinir la liberté pour lui faire une place au sein d'un monde déterminé (comme Spinoza pour qui est libre celui qui est la cause de son action, donc qui n'est pas agi par l'extérieur). Tous considèrent le déterminisme comme un véritable problème pour la morale et pour la justice civile. Et tous ont donc besoin de proposer une théorie pour répondre à ce défi.

Avant cela, je voudrais plutôt faire s'effondrer sur lui-même cet argument. Il est manifestement contradictoire. En effet, supposons que l'homme soit déterminé par les lois naturelles. Alors, toutes les décisions qu'il a l'impression de prendre sont en fait fixées depuis le commencement du monde. Toutes ses réflexions sont donc des épiphénomènes, des impressions trompeuses que quelque chose d'important peut se jouer, puisque tout est déjà joué depuis longtemps. L'homme est un peu comme un acteur de théâtre qui mimerait un moment de réflexion. Ce moment n'a aucune valeur, puisque la suite du déroulement de la scène a déjà été écrit.
Dès lors, s'interroger sur la nécessité ou pas de supprimer les blâmes moraux et les sanctions judiciaires n'a pas le moindre sens. D'ailleurs, nous n'avons même pas le pouvoir de les supprimer. En effet, pour le faire, il faudrait encore être libre! Or, nous ne le sommes pas. Donc, le devenir de la morale et de la justice est déterminé par les lois naturelles, et ne nous concerne pas. Inutile donc de se tracasser avec cela. En bref, il y a une contradiction performative à se demander ce qu'il faut faire de ceci ou de cela, parce que nous supposons que nous ne sommes pas libres, et que cette absence de liberté aurait des conséquences. Si vraiment nous ne sommes pas libres, alors nous ne pouvons pas nous préoccuper des conséquences de ce fait. Les conséquences arriveront exactement comme il est écrit qu'elles arrivent. En bref, se demander s'il faut supprimer la morale et la justice, c'est de ce fait même présupposer que l'homme est libre de les conserver ou de les supprimer; il n'est donc plus possible d'admettre que l'homme n'est pas libre.

Allons même un pas plus loin. Quelle est la condition nécessaire pour que l'homme puisse admettre un énoncé comme "l'homme n'est pas libre?" Il faut, c'est évident, que l'homme puisse donner son adhésion. Or, par définition, donner son adhésion, c'est être libre, et faire son choix entre des possibilités. Un esprit contraint par la force, ou simplement par la nécessité naturelle, n'est pas un esprit qui adhère. A la limite, je veux bien admettre qu'un esprit déterminé puisse avoir une pensée en tête (même cela on pourrait et on devrait le contester), mais il ne peut certainement pas adhérer. L'esprit contraint par le déterminisme est exactement comme un corps que l'on traîne de force dans un cachot. Il n'a pas choisi de s'y trouver. 
Ceci revient à dire que croire suppose la liberté, et par extension, que la vérité et la fausseté ne prennent sens que si les hommes sont libres. Si les pensées nous venaient exactement comme des plantes qui poussent quand elles reçoivent de l'eau et de la lumière, alors aucune pensée ne serait vraie ou fausse, de même qu'on ne peut pas dire qu'une plante est vraie ou fausse. Pour que quelque chose soit vrai, il faut que l'homme ait pu librement construire un système de représentation des faits (dessin, langage, etc.) et ensuite pu librement adhérer à telle ou telle image, telle ou telle phrase. 
Par conséquent, penser que les hommes sont déterminés suppose que l'homme soit libre de penser, ce qui, par conséquent, rend cette phrase contradictoire. Ici aussi, j'insiste, il s'agit d'une contradiction non pas logique mais performative. Que l'homme soit déterminé ne contient aucune contradiction dans les termes. Mais cela contient une contradiction entre ce qui est dit, et ce qui est fait, à savoir un libre exercice de ses facultés de penser. On peut donc dire et penser que l'homme est libre, mais jamais sans se contredire qu'il est déterminé, puisque le dire ou le penser reviendrait à manifester cette liberté qu'on souhaite contester. 

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Que peut-on en conclure? Qu'il ne faut absolument pas s'inquiéter de tous les travaux scientifiques sur le cerveau, qui voudraient à tout prix montrer que les hommes sont déterminés par leurs dispositions cérébrales. Il ne fait aucun doute que le cerveau peut nous jouer des tours. Mais qu'il ait un pouvoir ponctuel de contrainte ne pose aucun problème philosophique inquiétant. Phineas Gage, après son accident, avait un gros problème de contrôle des émotions, et on comprend bien que la justice devait s'adapter à sa situation particulière, et ne pas le juger comme un homme ordinaire. Par contre, que le cerveau puisse globalement (et non plus ponctuellement) déterminer notre comportement n'a pas de sens. Ce genre d'idée n'a aucun sens, puisque la condition de possibilité du sens et du non-sens est de pouvoir produire des énoncés vrais et faux, et que cette capacité suppose la liberté. Aucune capacité intentionnelle n'a de sens si les hommes ne sont pas libres (sauf à tomber dans la pensée magique selon laquelle certains phénomènes naturelles auraient par nature des propriétés représentatives, ou intentionnelles. C'est absurde. Un dessin, un texte, ne représentent une chose de la nature que parce que les hommes ont fait le libre choix de leur donner cette interprétation). 

Par conséquent, Dieu merci, la loi et la morale sont sauvées, et l'on peut continuer à punir les hommes sans se trouver injuste ou en train de faire des choses inutiles. J'aurais d'ailleurs pu mener le même raisonnement en partant de ces idées-là. Comment donner le moindre sens aux notions d'utilité ou d'inutilité, de justice ou d'injustice, si tout est déterminé? Si les hommes sont déterminés, alors les sanctions le sont tout autant, et la sanction qui s'abat sur un innocent est tout aussi nécessaire (déterminée) que celle qui s'abat sur le coupable. Bref, si tout était déterminé, la morale et la justice ne seraient ni utiles, ni inutiles, ni justes ni injustes. Le simple fait que nous nous tracassions avec ces questions est donc la preuve de notre liberté. 

On va alors me retourner la question. Puisque je soutiens que l'homme est libre, est-ce que je soutiens que la nature a des trous, dans lesquels l'homme se glisse pour inaugurer de nouvelles séries causales? Si par trous, il faut entendre des violations des lois biologiques et physiques, alors bien entendu, la nature n'a jamais de trous. Par contre, on est obligé d'admettre que, le plus souvent, les phénomènes physiques et biologiques n'interagissent pas avec les phénomènes humains, et qu'ils sont, pour parler comme les commentateurs de Spinoza, parallèles. Les lois physiques permettent de multiples choses, et ce sont les choix humains qui fixent ce que seront les choses. Et comme je l'ai indiqué avec l'exemple de Phineas Gage, parfois, les lois physiques restreignent le champ des possibles, voire le limitent drastiquement. Donc oui, il convient de dire que la nature a des trous dans lesquels l'homme peut s'engouffrer.