vendredi 26 juin 2015

Les raisons d'agir : publicité ou universalité.

Mon titre fait évidemment allusion à la philosophie morale de Kant. Mon intention est de répondre à la même question que lui : à quelle condition une action ou une ligne de conduite peut-elle être tenue pour bonne? Et je voudrais examiner une réponse qui n'est pas kantienne à la lettre, mais qui l'est dans l'esprit. Cet examen doit permettre de mieux comprendre ce que l'on attend d'une raison d'agir, ou d'une raison de croire.

Commençons par rappeler que, pour Kant, une volonté n'est bonne que si la maxime (ou le motif) de son action pourrait être tenue pour une loi universelle de la nature. En termes plus familiers, Kant estime (Kant pense que les gens estiment) qu'une action est bonne si celui qui veut cette action serait prêt à admettre que ce motif d'action soit universalisé. L'exemple le plus célèbre de Kant est celui du mensonge pour obtenir une faveur quelconque. Kant montre que ce mensonge ne pourrait pas être universalisé, car s'il l'était, il n'aurait plus la moindre force, de sorte que nous n'obtiendrions plus l'avantage que nous visons en mentant. Notre mensonge ne marche que si les autres n'en font pas autant, et disent la vérité, ce qui affermit la croyance en la véracité des hommes, ce qui justement permet à un mensonge singulier de fonctionner.
Kant est d'ailleurs assez précis dans les Fondements de la métaphysique des moeurs, puisqu'il distingue les cas où l'universalisation mène à la contradiction logique (par exemple celui du mensonge, dont l'universalisation sape les conditions de son fonctionnement) et des cas de contradiction de la volonté seulement (par exemple, la dureté de cœur, l'inhumanité, n'impliquent pas en soi de contradiction - un monde dur est possible - mais aucun homme ne pourrait vouloir un monde dur plutôt qu'un monde peuplé d'humains bienveillants). Néanmoins, dans les deux cas, Kant procède à l'universalisation du motif de l'action, et regarde ce qui en résulte. Si c'est impossible, ou si c'est inacceptable, alors l'acte est immoral. Dans le cas contraire, c'est moral (ou du moins, ce n'est pas immoral).
Les thèses de Kant ont suscité de nombreuses polémiques pour savoir si Kant admettait ou pas la casuistique, à savoir la possibilité de tenir compte des circonstances particulières, du contexte. En effet, les uns soutiennent qu'une loi morale doit être universalisable, ce qui s'oppose directement à ce qu'une loi énonce qu'on peut faire ceci ou cela dans telle circonstances, mais pas dans telle ou telle autre circonstance. Une loi universelle est une interdiction du mensonge, pas une interdiction du mensonge proféré par untel dans des circonstances particulières. De l'autre, on trouve aussi des philosophes pour soutenir que le contexte peut parfaitement être pris dans une maxime d'action, de sorte que ce n'est pas mentir, ou tuer, ou voler qui sont mal, mais commettre tel crime dans telle circonstance précise. 
L'honnêteté intellectuelle exige de reconnaître que les textes de Kant ne sont pas suffisants pour répondre à cette question. A mon sens, Kant admet manifestement que le principe d'universalisation permet de valider quelques principes moraux universels, comme l'interdit du meurtre, du mensonge, du vol, mais que, néanmoins, le principe d'universalisation peut tout à fait s'appliquer à des maximes particularisées, et donc prendre en charge des aspects contextuels. Mais il serait difficile de le montrer, et mon travail n'est pas celui d'un historien de la philosophie. Néanmoins, j'aborde ce point parce qu'il touche indirectement un autre thème, capital, celui de la nature des justifications. Je voudrais donc approfondir ce point. 

Kant admet aussi que sa formulation de l'impératif catégorique n'est pas une nouvelle morale, mais simplement une manière plus formalisée de comprendre la règle d'or, qui prescrit de faire aux autres (ou de s'abstenir de faire) ce qu'on voudrait qu'ils nous fassent (ou ce qu'on ne voudrait pas qu'ils nous fassent).
Dès lors, on peut voir ce qui tire la loi morale dans deux directions différentes  D'un côté, il existe certaines caractéristiques formelles qui font que certains motifs d'action, étant universalisés, s'effondrent. De l'autre, on soutient que la procédure consistant à se mettre à la place d'autrui est un bon guide pour savoir ce qui est moralement acceptable. Il y a donc d'un côté une procédure impersonnelle et formelle de décision, et de l'autre une procédure personnelle et plus informelle, dans laquelle il faut arriver à comprendre comment les autres auraient réagi à ce que nous voulons faire.
En résumé, tantôt on cherche à comprendre ce qui se passerait si un motif d'action était universalisé, tantôt on cherche à savoir si l'autre pourrait accepter notre motif d'action. Bien sûr, il y a de fortes ressemblances entre les deux aspects. Notamment, si un motif est universalisé, alors cela implique que tous les autres le connaissent : l'universalité implique la publicité. Et inversement, si n'importe quel autrui accepte notre motif d'action, alors cela signifie que la publicité implique l'universalité. 
Ce rapprochement entre universalité et publicité, qui est tout à fait orthodoxe d'un point de vue kantien, permet de trancher la question délicate de la place que l'on peut accorder au contexte. Imaginons qu'un héros de fiction vole la voiture d'un passant afin d'arriver à temps à l'autre bout de la ville pour désamorcer une bombe posée par un dangereux terroriste. Si l'on pose la question en toute universalité : "a-t-on le droit de voler?", il est évident que le critère d'universalisation répond que non. Universaliser le vol, c'est détruire les rapports de propriété, ce qui contredit la possibilité même de voler. Pourtant, si on applique le critère de la publicité, y compris en présence de la personne à qui on a volé sa voiture, en lui demandant si le héros avait raison de faire cela, il me semble aller de soi que tout le monde trouvera qu'il s'agit d'une raison valable. Certes, la personne volée trouvera que le vol de sa voiture est vraiment pénible, mais elle comprendra qu'il vaut mieux cela que la mort d'autres hommes. Je ne suis pas en train de dire que cette personne serait utilitariste plutôt que kantienne. Je suis en train de dire que cette personne, si on lui demande son avis, trouvera que le héros avait une bonne raison pour agir comme il l'a fait. La personne n'a même pas besoin de savoir quelle est la bonne théorie morale, il lui suffit de savoir que le héros a agi au nom de la conception qu'il se faisait du bien, et que cette conception est raisonnablement acceptable. Ainsi, une raison morale est bonne si elle indique une conception morale raisonnable qu'a suivie l'agent. La notion de "raisonnable", ici, permet à chacun d'agir moralement alors même qu'il n'est pas absolument sûr qu'il dispose de la vraie théorie morale. Or, il semble important que cela soit possible, autrement dit, que l'on agisse bien si on fait ce qu'on pense bien, et pas seulement si on fait ce qui est réellement bien.
Autre point, plus technique mais important : si on universalise les intentions sans plus de précision, on aboutit à tenir pour immoral à peu près n'importe quoi. Vouloir devenir écrivain va mener l'humanité à la mort par sous-alimentation, vouloir s'acheter une Renault Clio grise va mener l'humanité à ne plus jamais arriver à retrouver sa voiture sur un parking, etc. Pour éviter de telles absurdités, il faut admettre que l'universalisation prend en compte le caractère contextuel des intentions. Compte tenu des goûts et des talents de cet individu, peut-on admettre qu'il devienne écrivain, ou qu'il s'achète une Clio grise? La réponse sera oui, évidemment, alors qu'on est embarrassé s'il faut répondre en général à la question de savoir s'il est moral de devenir écrivain et de s'acheter une voiture grise. Bref, les maximes morales contextualisées évitent les paradoxes et sophismes liés à l'universalisation des maximes.

Ainsi, ce qui compte n'est pas l'universalité au sens d'une uniformité d'actions et d'intentions. Le mieux est d'abandonner cette manière de poser les problèmes : "que se passerait-il si...?". L'universalité signifie que les raisons que l'on donne sont communicables et acceptables en droit par n'importe qui. L'universalité concerne donc l'accord de nos juges, et non pas le monde que l'on produirait en agissant. Une action est morale si elle est universellement acceptée, sinon, elle est immorale. C'est pourquoi la notion de publicité est meilleure que celle d'universalité, même si elles sont liées. 
Ceci étant admis, quelles sortes de raisons peuvent en droit être acceptées? Les raisons qui font abstraction des paramètres personnels et circonstanciels de l'action sont évidemment meilleures. Si je dis que j'ai fait ça parce que c'est moi, et que je le mérite bien, autrui a le droit de refuser cet argument, s'il ne partage pas la haute opinion que j'ai de moi. Mais cela n'exclut pas les circonstances où de telles raisons sont valides. Si je suis empereur de Chine, alors ce fait même peut être une bonne raison pour laquelle j'ai fait ça. Ceci montre que les raisons dépendent d'un contexte socio-culturel. Cependant, cela n'implique pas de relativisme, puisque, un contexte socio-culturel étant donné, la morale et la rationalité impliquent qu'il n'y ait qu'une seule réponse à la question de ce qui est permis ou interdit (attention, cela n'exclut pas qu'il y ait plusieurs manières acceptables de se poser des questions sur le permis ou l'interdit, cf. ci-dessus sur les morales raisonnables). Ainsi, rien n'interdit à un individu de se placer dans un autre cadre culturel pour étudier les raisons qu'un peuple serait prêt à reconnaître. Cela montre bien que cette relativité est tout à fait compatible avec l'universalité de la reconnaissance des raisons.
D'ailleurs, cette discussion sur le relativisme s'applique aussi à des cas bien plus triviaux. Admettons que j'aime la glace au chocolat, mais que mon ami Pierre déteste cela. Nous sommes ensemble, et nous tombons par hasard sur un glacier, qui vend de la glace au chocolat. J'ai une bonne raison de m'en acheter. Alors que Pierre n'a pas de raison de s'en acheter. Par contre, Pierre peut comprendre que j'ai une bonne raison de m'en acheter. Ainsi, bien que Pierre n'admette pas pour lui cette raison, il admet que cette raison en est bien une pour moi. Il y a donc une distinction à faire entre reconnaître la validité d'une raison, et admettre une raison. Pierre reconnaît la validité, sans admettre cette raison. En effet, pour lui, trouver un glacier n'est pas une raison de s'acheter une glace, mais il trouve valide l'idée que, pour celui qui aime l'a glace, trouver un glacier soit une bonne raison. La reconnaissance de la validité  des raisons est universelle. Par contre, l'admission des raisons ne l'est pas.
De manière générale, on peut trouver des traits concernant les raisons qui sont valides, mais cela reste assez flou et discutable. Par exemple, on oppose très souvent le fait de donner des raisons, et le fait de recourir à la force. Dire que l'on est propriétaire d'un objet parce qu'on est le plus fort et que l'on a physiquement battu son précédent propriétaire semble être le genre de raisons le plus inadmissible. Je crois que, avec un tel cas, nous n'arriverions même pas à envisager une société dans lequel ce genre de raisons soit admise. Certaines sociétés animales prennent l'animal le plus fort pour chef de meute. Mais il est presque impossible d'y voir une raison de diriger la meute. C'est plutôt le droit du plus fort dans son expression la plus crue. Si la force et le droit (la raison) ne s'opposent pas, alors plus rien ne s'oppose. C'est d'ailleurs pour cela que l'équivalence spinoziste entre le droit et la puissance (établie dans le Traité politique) me paraît être une affirmation qui frôle le non sens. La puissance permet de diriger par les faits. Pourquoi faudrait-il que le droit vienne s'ajouter à cela, alors que tout l'intérêt du droit réside justement dans la possibilité de le faire jouer ponctuellement contre les faits? Bref, le discours sur les raisons doit, de temps en temps, permettre de dire que celui qui a fait quelque chose n'avait aucune bonne raison de le faire. Dire, comme Spinoza, que toute personne qui fait quelque chose a des raisons de le faire, c'est annuler le sens du mot "raison". Les raisons servent d'évaluation, il ne faut donc pas que "bien" ou "vrai" soit la seule réponse qu'elles puissent donner.

mardi 16 juin 2015

Raisonnable ou rationnel?

Même si le vocabulaire ne fait pas autorité, et que l'existence de deux termes n'implique pas l'existence de deux concepts, je voudrais montrer que distinguer le rationnel et le raisonnable est tout à fait pertinent. C'est un thème sur lequel Putnam a écrit un grand nombre de pages, de ses premiers travaux (Raison, vérité, et histoire), jusqu'aux plus récents (L'éthique sans ontologie). Je peux annoncer tout de suite que je suis globalement d'accord avec sa conception, que je voudrais simplement rendre plus simple, plus lisible. 

Commençons tout d'abord par la rationalité, notion la plus simple à expliquer. Une intention d'agir ou une croyance est rationnelle si et seulement si on peut montrer par une procédure formelle, univoque, que cette intention ou cette croyance est déductible d'un ensemble d'hypothèses. 
Par exemple, si j'admets la vérité de "p" et la vérité de "p implique q", alors ma croyance que "q" est vraie est rationnelle. Elle l'est parce ce que, si l'on me demande de justifier cette croyance, je suis capable de montrer ce qui m'autorise à y adhérer, et ces preuves doivent nécessairement être admises, reconnues comme suffisantes. De même, en matière d'action, si je préfère la situation A à la situation B, et que je considère comme également réalisables ces deux situations, alors je suis rationnel si j'ai l'intention de réaliser A. Être un agent rationnel consiste simplement à choisir sa préférence la plus élevée (en tenant compte évidemment des probabilités de réalisation de chacune des préférences). Cela fixe une procédure univoque et indiscutable.
En matière pratique, évidemment, il faut ajouter quelques principes pour que l'agent soit rationnel, notamment le fait qu'il ait bien pris en compte toutes les situations possibles, que sa liste de préférences soit cohérente, etc. Cela fait une grosse différence avec la logique, dans laquelle il n'y a pas de précision à ajouter pour qu'un modus ponens fonctionne. Néanmoins, rien n'exclut, au moins à titre de construction théorique, de poser des principes définissant l'agent rationnel. De ce point de vue, les sciences naturelles sont dans une situation intermédiaire. Si elles ne posaient jamais de clause ceteris paribus, elles seraient constamment réfutées. Mais les explications qu'elles donnent des différences entre résultats expérimentaux et prévisions théoriques sont suffisamment bien intégrées à l'ensemble du système théorique pour que cela ne gêne personne. Alors qu'en matière de rationalité pratique, on éprouve davantage le sentiment d'arbitraire quand on propose d'ajouter tel ou tel principe afin de rendre la prise de décision rationnelle. 

Le caractère raisonnable d'une intention d'agir ou d'une croyance, lui, signifie que celle-ci est justifiée, est la bonne, bien qu'il n'existe pas de procédure formelle, univoque, permettant d'attester que cette intention ou cette croyance est la bonne. 
Un exemple typique d'inférence raisonnable est ce que l'on nomme abduction, ou inférence à la meilleure explication. Lorsque l'on a le choix entre plusieurs théories pour expliquer des faits, mais qu'aucune de ces théories n'arrive à s'imposer, parce que toutes ont des faiblesses, alors il est raisonnable d'adopter celle qui paraît la meilleure. Du moins, il est raisonnable d'adopter la meilleure si nous sommes obligés de choisir, car il est aussi possible de ne pas se prononcer et d'attendre. Seulement, il arrive souvent qu'il faille choisir tout de suite. Par exemple, dans un procès, il peut y avoir plusieurs versions des faits, et le juge doit bien retenir celle qui est la plus convaincante. De même, dans les institutions scientifiques, il semble raisonnable d'affecter des budgets plus élevés à une théorie qui semble plus solide, montrant par là qu'un choix est fait. Il ne serait pas du tout raisonnable de donner les mêmes budgets à toutes les théories, y compris les plus farfelues. L'abduction est fondamentalement différente de la déduction, non pas seulement à cause de son niveau de certitude, mais surtout parce que l'abduction n'est pas un raisonnement formalisable. L'induction, elle, bien que n'ayant pas le niveau de certitude de la déduction, reste formalisable, puisqu'elle consiste seulement à généraliser à partir d'une série de jugement particuliers. La généralisation est une procédure univoque (je fais pour l'instant abstraction du paradoxe de Goodman, dont je parlerai après). 
En matière pratique aussi, la prise de décision est presque toujours affaire de raisonnable, et pas de rationnel. A part peut-être sur de pures questions d'argent, la décision n'est jamais rationnelle. En effet, il faut toujours composer avec des considérations nombreuses et hétérogènes. On veut respecter des principes moraux, faire plaisir à ses proches, faire plaisir à soi-même, imiter des personnes qu'on admire, ne pas faire trop d'efforts, se faire admirer, etc. Or, il n'y a aucune procédure univoque pour mettre en balance la paresse et le désir de gloire, ou bien celui de richesse et la promotion de l'égalité. On insiste parfois sur le caractère très compliqué des choix humains, qui prendraient en compte un nombre immense de paramètres (par exemple Mill, dans son Système de logique, livre VI. Voir surtout la critique qu'en fait Winch, dans L'idée d'une science sociale). C'est une thèse défendue pour d'assez mauvaises raisons (expliquer pourquoi les comportements humains ne sont pas prédictibles) et psychologiquement douteuse (quand je décide quelque chose, je n'ai pas l'impression de prendre en compte des milliers d'aspects ; une poignée du côté du pour, et une poignée du côté du contre, pas plus!). Par contre, que ces raisons ne puissent pas être traitées de manière formelle, cela semble évident. On peut toujours le faire, mais c'est au prix d'un très gros arbitraire, et cela n'aidera jamais, in fine, à prendre une décision. L'imprédictibilité des comportements humains réside donc, à mon sens, non pas sur le nombre de paramètres, qui est en réalité plutôt faible, mais sur le fait qu'il n'y a pas de méthode mécanique pour obtenir un résultat même avec un très faible nombre de paramètres. Du coup, pour prévoir avec fiabilité les comportements des individus, il faut faire preuve de finesse, connaître leur histoire, leurs valeurs, leur niveau d'intelligence, etc.
Enfin, je voudrais ajouter un mot au sujet de l'induction et de Goodman. Le raisonnable est aussi mobilisé dans nos capacités d'induction, et plus généralement dans nos capacités conceptuelles, parce qu'il est logiquement possible de construire un très grand nombre de concepts distincts (ou d'inductions distinctes) et qui néanmoins sont tous exemplifiés (ou vérifiées) par la liste finie des cas déjà observés. Il faut donc un certain sens du raisonnable pour que nous puissions tous tomber sur le même concept (ou la même induction), et ne pas adopter un concept (ou une induction) étrange (comme le vleu de Goodman). Il faut d'ailleurs remarquer que la petite fiction de Goodman n'est pas irréaliste, car il arrive parfois aux enfants de se tromper sur le sens d'un mot, à cause du fait que leur liste d'exemples est encore trop limitée. Néanmoins, la plupart des enfants sont raisonnables, de sorte que nous arrivons facilement à comprendre pourquoi ils se sont trompés, et eux finissent vite, au moyen de quelques nouveaux exemples, à retrouver le bon concept. Je pense que ceci est assez facile à comprendre : même si un concept donne une liste de conditions nécessaires et suffisantes, il faut encore que l'individu fasse preuve d'un certain bon sens pour savoir de quelle manière ces conditions doivent être satisfaites, dans le cas particulier qui est jugé. Les choses ne se présentant jamais deux fois exactement de la même manière, il y a toujours à faire preuve d'un peu (très peu, la plupart du temps) d'intelligence. 

Pourquoi appeler par des noms presque synonymes des choses aussi différentes que la capacité à produire une preuve au moyen d'une procédure mécanique, et la capacité de prendre la meilleure décision compte tenu de l'ensemble des données disponibles? Parce que dans les deux cas, il est question de donner des raisons, de se justifier. La raison, pour parler comme les philosophes de l'âge classique, est la faculté de production des raisons. Or, il y a des raisons qui relèvent du rationnel, donc des raisons à laquelle on ne peut pas échapper, et d'autres qui relèvent du raisonnable, parce que la discussion reste ouverte, et que l'on peut s'opposer sans que l'un des camps passe pour fou ou pour totalement incompétent.  

mardi 9 juin 2015

Réalismes et idéalismes

En philosophie, le mot réalisme et son opposé idéaliste font partie des termes les plus chargés de significations multiples et plus ou moins contradictoires. Hors de question de faire ici un travail lexicographique de recension de tous les usages, et de tenter une sorte de synthèse montrant ce que tous les usages ont en commun. Je voudrais plutôt prendre deux sens précis, et montrer comment, en dépit de leur ressemblance, l'un est beaucoup plus intéressant que l'autre.

Le premier sens est le suivant : est réaliste une conception dans laquelle les choses extérieures sont ce qu'elles sont par elles-mêmes, et le sujet connaissant n'a sur elles aucun pouvoir ; l'idéalisme au contraire affirme que les choses extérieures prennent leur identité dans la relation à un esprit pensant, de sorte que ce sujet a sur elles un grand pouvoir : les faire exister et être ce qu'elles sont. En admettant que le sujet soit identifié à sa pensée, alors pour un réaliste, le réel n'est pas de nature mentale, mais de nature physique. Il y a hétérogénéité entre ce qui est subjectif et ce qui est réel. Alors que pour un idéaliste, le réel est de nature mentale, de sorte qu'il y a homogénéité entre ce qui est subjectif et ce qui est réel.
Descartes est un exemple typique de réalisme. Les choses étendues subsistent par elles-mêmes, et reçoivent leur identité seulement de la composition des parties de matière. La pensée, dans sa substance, n'a pas le pouvoir de changer la nature des choses étendues (abstraction faite de la capacité humaine d'agir, mais c'est un autre problème). Kant, lui, est un exemple typique d'idéalisme. En effet, les faits empiriques ne peuvent exister que si le sujet les construits en réalisant une synthèse intellectuelle des données reçues par les sens. Sans cette opération de construction, le monde empirique n'existerait pas, il n'existerait que les choses en soi, qui, ne sont rien de déterminé. J'ai pris cet exemple à dessein, parce que Kant a lui-même caractérisé ainsi sa différence avec Descartes (cf. la lettre à Herz). Kant pensait résoudre ainsi un problème épistémologique, concernant la possibilité de la connaissance. Pour lui, si les phénomènes étaient hétérogènes au sujet connaissant, alors la connaissance serait impossible. Alors que si l'on soutient que les phénomènes sont déjà conceptuellement constitués, la connaissance est plus facile à expliquer : elle consiste seulement à exprimer verbalement les mêmes concepts que ceux qui sont dans les choses.

J'en viens maintenant au deuxième sens : est réaliste une conception dans laquelle la règle de subsomption d'un objet sous un concept donné est antérieure aux (ou indépendante des) pratiques effectives des hommes par lesquelles ils déterminent si cet objet tombe ou ne tombe pas sous ce concept. Est idéaliste (ou antiréaliste, le choix du terme m'importe peu) tout conception dans laquelle la règle de subsomption est fixée au moment même où les hommes déterminent si un objet tombe ou ne tombe pas sous ce concept, et elle est fixée par le fait même que les hommes catégorisent l'objet d'une certaine façon. Autrement dit, pour un réaliste, un objet est ce qu'il est avant tout choix, en vertu de l'objectivité de la règle ; pour un idéaliste au contraire, un objet n'est rien de déterminé avant que les humains se soient mis d'accord, par une sorte de choix, sur ce qu'il est. La règle trouve donc son contenu par les choix qui sont faits, et non pas indépendamment.
La conception réaliste est celle de la majorité des philosophes avant Wittgenstein. La conception idéaliste est celle de Wittgenstein à partir des Recherches philosophiques. Son idée, répétée à de nombreuses reprises, est que les règles ne sont pas des rails qui contraignent par la force l'esprit à se prononcer d'une certaine manière. Les règles ne s'établissent qu'à mesure qu'une communauté se met d'accord sur leur application. C'est l'usage qui fait la règle, plutôt que la règle ne fixe l'usage.

Il est évident que les réalismes 1 et 2 sont voisins. Si la règle existe objectivement, alors les choses ont objectivement une certaine nature, et si le sujet n'a pas besoin de constituer la réalité pour la faire exister, alors les choses aussi ont une nature qui est objective, et ne dépend pas des actions d'un sujet. Quant aux idéalismes 1 et 2, ils sont aussi voisins. Affirmer que le monde a besoin d'être constitué par un sujet pour exister, ou bien affirmer que les objets tombent sous un certain concept seulement après que les sujets aient appliqué la règle, cela semble en revenir à peu près au même.
Pourtant, ce n'est pas tout à fait vrai. Le réalisme et l'idéalisme 1 sont des thèses de nature métaphysique. Ils soutiennent que le sujet et le monde sont de nature hétérogène, au commencement. L'idéalisme ne se satisfait pas de cela, et exige que le sujet déploie sur le monde son réseau conceptuel, ce qui en change la nature. Ce faisant, le monde, de matériel, devient mental. Il est conceptualisé. Et c'est parce qu'il a changé de nature que le sujet peut s'y rapporter, enquêter, le connaître, y agir, etc. Cette démarche intellectuelle ne se trouve pas que chez Kant. On la retrouve aussi chez McDowell, dont le livre s'intitule L'esprit et le monde, ce qui indique déjà le type de souci philosophique. McDowell est obsédé par le problème de l'accès : comment un esprit peut-il accéder au monde, qui est d'une nature différente? La réponse de McDowell est assez radicale, et s'intitule l'illimitation du conceptuel. Pour lui, les concepts recouvrent "toujours déjà" le monde, ce qui permet au sujet de s'y rapporter, puisqu'il n'a affaire qu'à des choses de même nature, à savoir des choses mentales, ou conceptualisées. Ce que McDowell refuse donc, c'est la possibilité d'un monde qui serait hors d'atteinte de l'esprit, un monde non mental. L'esprit recouvre entièrement le monde. 
Le réalisme et l'idéalisme 2, eux, ne sont pas des thèses métaphysiques, mais plutôt des thèses épistémologiques. Elles ne parlent pas de la réalité ou de l'idéalité du monde. Elles ne disent pas qu'il y a hétérogénéité ou homogénéité entre le sujet et l'objet. Et elles ne disent rien de particulier concernant le sujet. Par contre, elles parlent des règles, de l'objectivité de la catégorisation, et donc, en ce sens, de l'objectivité de la connaissance. Pour le réalisme, la connaissance est objective, et ne dépend absolument pas de nos décisions. Pour l'idéalisme, la connaissance dépend, dans une mesure qui reste à déterminer, de nos décisions. Puisque la règle n'est pas fixée avant d'être appliquée, alors l'application fixe la règle. Cela ne rend pas l'erreur impossible. Mais cela signifie que certains types d'erreurs sont non envisageables : les erreurs collectives et générales. On peut se tromper localement mais pas partout. Un individu peut se tromper, mais pas toute une communauté. En effet, dans chaque pratique cognitive, est en jeu à la fois la valeur de vérité de ce qui est dit, mais aussi le sens de ce qui est dit. Il faut donc que la majorité de ce que nous faisons soit bon, et de ce que nous croyons soit vrai, de façon à ce que le sens de ce que nous faisons soit fixé. Prenons un exemple simple. Si tout un groupe d'hommes se met à qualifier de verte une belle tomate bien mûre, ce n'est probablement pas que ces hommes font une erreur, c'est plutôt qu'ils doivent utiliser des règles de signification différentes des nôtres. Et pour le savoir, on va par exemple leur montrer d'autres objets verts et rouges, de façon à comprendre leur usage des mots. Par contre, si le jeu consiste à deviner des lettres de l'alphabet d'assez loin, personne ne va jamais envisager que les participants interprètent les signes de manière inhabituelle. Si quelqu'un dit quelque chose d'anormal, on en conclut seulement qu'il se trompe parce que sa vue est trop faible. 

Le réalisme et l'idéalisme 2 donnent un portrait de l'homme comme un être naturel plongé dans un monde naturel lui aussi, et cet être comme engagé dans des pratiques normatives. Par pratique normatives, j'entends des pratiques consistant à poser des critères de réussite ou d'échec, puis à juger et agir en vue de satisfaire les critères de réussite. Une convention de langage est, pour faire simple, une règle qui énonce des critères pour l'usage correct d'une expression. Une fois engagé dans cette activité, les hommes se retrouvent en situation d'être jugés sur le bon suivi de la règle à laquelle ils se soumettent. Et ici, le réalisme et l'idéalisme se séparent. Pour le réaliste, c'est le réel lui-même qui détermine si la règle a été bien suivie ou non. Pour l'idéaliste, ce sont les hommes qui le déterminent.
Il me semble qu'on peut admettre la vérité de l'idéalisme, dans la mesure où le réalisme suppose quelque chose de tout à fait étrange, à savoir que les hommes savent ce qu'ils veulent dire avant même d'avoir eu à le dire. Or, ce n'est pas le cas. C'est au moment même qu'il faut le dire que les hommes déterminent ce qu'ils voulaient vraiment dire. C'est pourquoi on est bien obligé de juger en même temps dans quel sens une expression est employée, et si cette expression est bien employée. Le réalisme voudrait qu'une fabrication humaine aille par magie plus loin que ce que les humains en ont fait. Bien entendu, cela n'implique pas que l'on puisse dire n'importe quoi au sujet de n'importe quoi simplement parce que les hommes en ont décidé ainsi. La plupart du temps, le sens de ce qu'on dit n'est pas en jeu, et c'est pourquoi la valeur de ce qu'on dit est objective. Mais il y a aussi des cas qui ne sont pas faciles, et dans lesquels il faut en même temps fixer le sens et la valeur de vérité de la phrase prononcée. 
Je veux dire par là qu'on peut tout à fait admettre que les choses sont exactement ce qu'elles sont indépendamment des hommes, et néanmoins admettre l'idéalisme. En effet, les concepts sont une chose qui dépend de nous et du sens que nous leur donnons. Alors que les propriétés des choses ne dépendent pas de nous. Mais la correspondance entre les concepts et les propriétés n'est pas donnée par miracle. C'est aux hommes, à chaque nouvelle prédication, de faire en sorte que les concepts restent corrélés aux propriétés des objets que ces concepts subsument. Le sens de nos concepts est donc toujours mis en cause à chaque nouvelle prédication, et c'est pourquoi nos phrases ne peuvent pas être vraies ou fausses par avance. Par contre, la réalité est "par avance" exactement comme elle est.
Je crois que c'est ainsi qu'on peut comprendre la supériorité de Wittgenstein sur McDowell. Wittgenstein n'a pas besoin d'une thèse sur l'illimitation du conceptuel. Il n'a besoin d'aucune thèse métaphysique particulière. Le monde est simplement comme il est. Par contre, le langage, lui, dépend entièrement de ce que nous en faisons. Les concepts ne sont donc pas toujours déjà posés sur les choses. Les concepts ne sont posés qu'après que nous les ayons posés. Pour le dire de manière plus spéculative, les choses n'entrent dans le "domaine du mental", le domaine dans lequel il y a des normes de validité et de correction, qu'après que nous les ayons fait rentrer. Mais ce "domaine du mental" n'est pas une sorte de voile qui recouvre définitivement toute la réalité. Nous restons définitivement et exclusivement en contact avec le réel tout nu. Simplement, il y a certaines choses auxquelles nous donnons des qualifications, ou une valeur. Poser un concept sur une chose, c'est la qualifier. Mais en aucun sens le concept ne se substitue à la chose. Le concept n'est pas le genre de choses que l'on peut voir ou avec lequel on peut entrer en contact. Les concepts ne servent que lorsqu'il faut évaluer des phrases, nos jugements ou ceux des autres. Si une personne dit que la tomate est verte, on lui explique que sa phrase est fausse, à cause de nos règles de langage qui ont pour conséquence que la tomate tombe sous le concept de rouge. Mais en dehors de ces pratiques normatives, les concepts disparaissent.

Bref, mon propos était de montrer que les concepts ne sont pas la substance du réel, mais plus modestement des qualifications que nous donnons aux choses. Ce sont ces qualifications qui nous permettent ensuite d'avoir des activités cognitives, et de dire vrai, puisque dire vrai consiste à parler des choses conformément à la qualification que nous leur avons donnée. De cette manière, on peut être naturaliste sans entrer dans les discussions sur le matérialisme et l'idéalisme, et idéaliste sans tomber dans le relativisme de la vérité.