mardi 29 mars 2016

Le holisme des besoins

Distinguer désirs et besoins, dans un cours de philosophie de terminale, fait partie des tartes à la crème, des exercices imposés et passablement ennuyeux. Pour ceux qui voudraient se rafraîchir la mémoire au sujet des idées courantes chez les professeurs de philosophie sur ce sujet, je renvoie au blog toujours impeccable de Simone Manon : http://www.philolog.fr/desir-et-besoin/.  Je ne souhaite évidemment pas remettre cela directement en cause. Il y a évidemment une différence entre les désirs et les besoins. Les besoins sont nécessaires, naturels, et limités alors que les désirs sont contingents, superflus et illimités. Mais cette manière dichotomique de construire la différence entre désirs et besoins fausse toute compréhension plus fine de ces notions. Je voudrais donc suspendre un moment cette belle dichotomie, et caractériser ces notions de manière plus précise et délicate. 

Partons des besoins. Les besoins sont caractérisés comme nécessaires. Mais Aristote rappelle, dans la Métaphysique (livre delta) que le nécessaire a plusieurs sens. Une chose est dite nécessaire si elle ne peut pas être autrement qu'elle n'est. C'est le sens modal de la nécessité. Mais on peut aussi dire d'une chose qu'elle est nécessaire si elle est une condition de l'existence du bien, ou de la vie. C'est alors un sens pratique de la nécessité : est nécessaire ce qui doit être fait pour vivre, ou pour bien vivre. 
Selon Manon, les besoins relèvent bien sûr de la seconde catégorie du nécessaire, et plus précisément du nécessaire au sens des conditions requises pour le maintient de la vie. C'est pourquoi les besoins sont naturels : si on ne les satisfait pas, notre être en tant que chose naturelle (chose vivante) ne peut pas continuer à vivre, et meurt. Par contre, personne ne classerait dans les besoins toutes les choses nécessaires non pour vivre, mais pour bien vivre. Même si la fin du post de Manon apporte une nuance, il est clair qu'aller à l'opéra ou avoir des relations amoureuses ne sont pas de vrais besoins. Ainsi, les besoins ne sont pas nécessaires pour faire advenir le bien, mais seulement pour maintenir la vie. Ce sont plutôt les désirs qui doivent être satisfaits pour faire advenir le bien (par bien, j'entends une vie réussie, ou plus modestement du bien-être). 
Cette position a une conséquence, c'est que la distinction entre désirs et besoins peut être fixée de manière atomistique. Cela signifie que pour chaque désir, pris individuellement, on peut se demander s'il s'agit seulement d'un désir, ou bien si c'est un besoin. Le test, en effet, paraît très simple : on prive un individu de la satisfaction de ce désir, mais on lui donne tout le reste. Si l'individu se maintient en vie, c'est donc que ce désir n'était pas nécessaire, donc qu'il n'était qu'un désir ; si au contraire l'individu meurt, c'est donc que ce désir était nécessaire, et qu'il était un besoin. Cette procédure de test permet effectivement de tester chaque désir individuellement, et de le ranger dans la bonne catégorie.
Voici donc, pour l'essentiel, les points de la conception que je souhaite critiquer. Je voudrais montrer qu'elle fait erreur sur la bonne conception du nécessaire, et que son critère de test n'est absolument pas opérant, et qu'il mène à des résultats massivement faux. Il n'est pas du tout possible de classer les désirs et besoins de manière atomistique. La seule approche possible est holiste, c'est-à-dire qu'elle prend les besoins en bloc, et considère qu'un besoin est quelque chose de nécessaire pour satisfaire d'autres besoins. 

Je me propose d'abord de montrer que le nécessaire à la vie et le nécessaire au bien sont des notions qu'il faut examiner avec soin (Aristote allant assez vite sur leurs différences). En effet, les vivants ont trois ennemis : 
1) la mort 
2) la maladie
3) le handicap. 
Or, quand nous réfléchissons en philosophie sur ce qui est nécessaire à la vie, comme le fait Manon (mais c'est dans la droite ligne des textes épicuriens et stoïciens), nous nous limitons le plus souvent au nécessaire pour éviter la mort. Et le nécessaire pour éviter la maladie et le handicap, sans être vraiment rangé dans le nécessaire pour le bien (donc dans les désirs) est écarté du nécessaire pour la vie. Je veux dire que nos exemples sont beaucoup trop caricaturaux pour prendre 2 et 3 au sérieux. On prend généralement le besoin de s'alimenter, et celui de se maintenir au chaud et à l'abri des intempéries. Evidemment, en restant au froid ou sans manger, on meurt assez vite. Mais on ne prend jamais d'exemples plus délicats. Par exemple, mettre une écharpe pour éviter un rhume est-il un besoin ou un désir? Quand il ne fait pas très froid, personne ne risque la mort en sortant peu couvert. On ne risque qu'un petit rhume, ou au pire, une grippe, donc une maladie. Mettre une écharpe n'est donc pas un besoin vital puisque notre vie n'est pas en jeu, mais ce n'est certainement pas non plus un désir, car il n'est pas "superflu" ni "illimité". Mettre son écharpe est contingent, puisqu'on peut ne pas la mettre et s'en tirer plutôt bien, disons avec un léger rhume. Pourtant, il manque à se désir de se couvrir les autres aspects attendus des désirs. Pour cette raison, il est nécessaire d'avoir une conception plus fine des besoins, que celle qui distingue le nécessaire et le contingent. Car le désir de mettre son écharpe doit être mis avec les besoins. 
Passons à un autre exemple, assez à la mode. N'étant pas médecin, je vais me contenter d'hypothèses. Il se pourrait que le fait d'être végétarien, ou même végétalien, pose des problèmes de santé. Si un enfant ne mange pas de viande, il risque de rester très petit, ce qui constitue un handicap en société, et un adulte pourrait peut-être avoir des carences qui causent des fragilités et des problèmes de santé à âge avancé. Manger de la viande est-il un besoin ou un désir? Là encore, on ne meurt pas de ne pas en manger. Mais en s'en privant, on cause divers problèmes de santé, maladies et handicaps. C'est pourquoi manger de la viande doit aussi être considéré comme un besoin, puisque c'est nécessaire pour être dans un parfait état de santé à l'âge adulte. Ici aussi, il faut renoncer à la notion de nécessité vitale, et en trouver une autre, plus fine. 
Allons encore un peu plus loin, en parlant d'un pur handicap, non mélangé à des problèmes de santé. Par exemple, une personne a perdu un membre dans un accident. Il existe heureusement des prothèses qu'on peut lui greffer, pour lui permettre de vivre normalement. Il serait là aussi réducteur de considérer que vouloir une prothèse serait seulement un désir. Il s'agit d'un besoin, parce qu'il est nécessaire à toute personne d'avoir tous ses membres pour vivre normalement. Il n'est pas normal d'avoir une vie limitée, amputée par la perte d'un membre. Il est au contraire normal de tout faire pour que la personne puisse retrouver une forme de vie aussi normale que possible. Vouloir vivre normalement n'est pas un désir, au sens de quelque chose de librement consenti, qui relève de la subjectivité de chacun. Vivre normalement est un besoin fixé par notre morphologie, notre physiologie, et notre situation dans un environnement naturel et humain. 

On pourrait me répondre que la notion de maladie est encore relativement claire, car assez directement connectée à la mort. Certes, beaucoup de maladies ne tuent pas directement, mais elles affaiblissent l'organisme, le fragilisent sur le long terme, et, si elles sont mal soignées, elles peuvent s'aggraver et tuer. Ainsi, le nécessaire pour éviter la maladie fait bien partie des besoins, parce qu'il est une condition pour rester en vie, et pas seulement pour rester en bonne santé. J'accorde cela, et cela montre déjà une des dimensions du holisme des besoins. Un besoin n'est pas seulement ce qui est directement nécessaire pour rester en vie. Un besoin est aussi tout ce qu'il est indirectement nécessaire de faire pour rester en vie, à savoir rester en bonne santé. Il y a donc le nécessaire pour la vie, et le nécessaire pour ce qui est nécessaire à la vie. Les désirs sont connectés les uns aux autres. Et tout désir nécessaire pour satisfaire un besoin devient lui-même un besoin. C'est pourquoi manger de la viande ou porter une écharpe, bien que non vitaux par eux-mêmes, sont quand même des besoins. Ils participent de manière extrêmement indirecte à nous maintenir en vie, en empêchant par prévention les maladies et les problèmes de santé d'apparaître. A l'inverse, les désirs qui ne sont pas connectés à des besoins sont seulement des désirs. Par exemple, la couleur de l'écharpe n'a pas d'effet même indirect sur notre santé. Avoir une belle écharpe rouge est un désir, par un besoin. Seul porter l'écharpe est un besoin. 
Dans un jargon plus traditionnel, on pourrait dire que la différence entre guérison et prévention correspond à cette différence entre besoins directement vitaux, et besoins indirectement vitaux. Négliger la prévention ne revient pas à se tuer, mais cela revient à s'affaiblir, et augmenter le risque de mort.
On pourrait cependant critiquer l'idée que les besoins soient relatifs aux handicaps, car les handicaps sont une notion sociale, et non biologique. Là encore, j'accepte globalement cette critique, même si le handicap n'est pas une notion sociale, mais environnementale, la société n'étant qu'une partie de l'environnement, et pas l'environnement tout entier. Un handicap est, pour parler à la manière de Canguilhem dans le Normal et le pathologique, l'incapacité à "instituer de nouvelles normes", la contrainte d'avoir à vivre dans une "condition unique et invariable" (cf. p. 87, sur l'infirmité). La personne handicapée ou infirme n'est donc pas en danger de mort, mais sa capacité d'adaptation est considérablement diminuée, de sorte qu'elle se trouve exposée à des dangers bien plus grands que la personne valide donc adaptable. Il existe une norme humaine qui indique ce qu'une personne est normalement capable de faire ou d'endurer. Il est normal d'être à la hauteur de cette norme, c'est-à-dire d'être à peu près aussi adaptable que cette norme l'indique. Il est anormal, c'est un handicap, que d'être largement en dessous de cette norme. Or, tout ce que nous faisons pour rester à la hauteur de cette norme n'est pas la satisfaction de désirs, mais de besoins humains. Là aussi, ces besoins sont connectés indirectement aux besoins vitaux, et c'est de cette connexion qu'ils tirent leur nature. Rester adaptable n'est pas un luxe contingent, mais une nécessité, non pas tout à fait vitale, mais indirectement vitale. Il faut donc mettre tout ce qui relève de la lutte contre le handicap dans les besoins. Voilà pourquoi manger de la viande est un besoin (à supposer que cela soit vraiment nécessaire, ce que j'ignore).
Et pour la même raison, tout ce qui est indirectement nécessaire pour manger de la viande est aussi un besoin, c'est pourquoi il n'y a pas de problème à tenir pour des besoins des choses purement sociales. Si nous avons besoin de travailler pour manger, et que nous avons besoin d'une voiture, d'un ordinateur et d'un téléphone portable pour travailler, alors nous avons besoin de ces objets. Car ces objets sont pour nous devenus aussi nécessaire à la vie en bonne santé et sans handicap que peuvent l'être pour l'homme préhistorique sa lance, son arc, ou que sais-je encore pour chasser le gibier. Là encore, il faut tenir compte de l'aspect holiste des besoins : tout ce qui est nécessaire pour satisfaire un besoin est aussi un besoin. J'espère avoir été clair sur la manière dont on échappe à la régression à l'infini : les besoins ultimes sont ceux qui sont nécessaires à la vie. Les autres besoins, eux, ne sont pas directement nécessaires à la vie, mais sont nécessaires à d'autres besoins. Être en bonne santé et sans handicap n'est pas directement vital, mais ça l'est indirectement. Car en négligeant sa santé, on se met progressivement en danger. 

Je précise maintenant que les besoins, bien qu'ils doivent être conçus en relation avec d'autres besoins, ne sont pas une notion subjective, individuellement ou socialement. Ce n'est pas la société qui détermine arbitrairement ce qui est nécessaire et ce qui ne l'est pas. La société le détermine, mais seulement en tant que milieu objectif de vie. La société n'a pas de pouvoir de décision là dessus. S'il faut à un individu une voiture pour travailler et vivre, alors la voiture est un besoin. Mais il n'y pas là motif de choix. De plus, même s'il peut arriver si nous ne sachions pas très bien ce qu'est la norme d'adaptabilité, de sorte que la délimitation entre handicapé et valide soit difficile à définir, cela ne signifie pas du tout que nous pourrions tracer arbitrairement cette délimitation. Cette délimitation est une affaire purement factuelle, et absolument normative et sociale. En effet, dans la mesure où la vie est un fait objectif, alors tout ce qui est une condition nécessaire à la vie, directement ou indirectement, est tout aussi objectif. 
Il est parfois tentant de faire passer pour des besoins des choses qui sont pourtant des désirs, quand ces désirs sont légitimes. Cette tentation doit être combattue. Il est tout à fait normal qu'une société souhaite distinguer désirs légitimes (par exemple, aller au théâtre) et désirs condamnables (par exemple, dépenser son argent au jeu). Mais cela n'a absolument aucun rapport avec les besoins. Du moins, tant que personne n'a pu montrer qu'il y a un rapport, alors ce ne sont que des désirs. Par contre, si certains comportements sont vus comme nuisibles pour la santé et handicapants, alors on peut considérer comme un besoin le fait de s'en tenir éloigné. Je pense notamment à l'addiction. Si on peut montrer que l'addiction au jeu empêche les individus de vivre normalement, alors les individus addicts ont vraiment besoin d'être aidés contre leur dépendance. Cependant, dans le post précédent, j'ai montré que ce genre d'addictions relève de jugements sociaux et moraux assez arbitraires, et qu'il est assez malhonnête de prétendre qu'ils relèvent de la médecine (donc de la biologie et de la psychologie). C'est la même erreur qui nous fait prendre pour de la médecine ce qui n'est que de la morale, et qui nous fait prendre pour des besoins ce qui n'est que de la morale. Je dois donc, comme dans le post précédent, rappeler que nous avons parfaitement le droit de moraliser, et de tenir certains désirs pour dégoûtants ou scandaleux, mais qu'il faut avoir l'honnêteté de reconnaître que la non satisfaction de ces désirs n'entraîne aucune conséquence vitale ou médicale. 

En résumé, les besoins sont tout ce qui, indirectement ou directement, est nécessaire à la vie. Cela inclut la plupart de nos obligations sociales. Les besoins sont toujours relatifs à d'autres besoins. Par contre, ils sont totalement indépendants des jugements moraux sur ce qui est bien ou mal, sur ce qui mérite d'être vécu ou non. Tout ce qui est moral et normatif relève des désirs. 

jeudi 24 mars 2016

Y a-t-il des addictions sans substance?

On trouve assez régulièrement dans la presse des informations sur la santé, la médecine, etc. C'est évidemment une préoccupation légitime pour chaque individu, mais les informations rapportées par des non-spécialistes risquent toujours d'être terriblement déformées, ou de véhiculer inconsciemment des clichés et des images trompeuses. Ainsi, régulièrement, nous sommes informés de la découverte de nouvelles addictions, dont celle-ci : Plus de 4% des utilisateurs sont addicts à Facebook. Je cite cet article en précisant immédiatement qu'il échappe à la plupart des défauts courants : il prend une certaine distance avec son sujet, il établit le lien entre l'addiction et d'autres problèmes plus généraux (ici la phobie sociale), il est suffisamment long pour ne pas se contenter d'une donnée statistique accompagnée d'un cri de peur ("protégez vos enfants de ces écrans diaboliques!"). Mais il soulève quand même une question récurrente : de quoi peut-on être dépendant? Est-il nécessaire qu'une substance produise un effet physiologique pour qu'il y ait véritablement dépendance, ou bien suffit-il que la personne soit contrainte de reproduire de manière obsessionnelle un certain comportement?

Pourquoi un philosophe pourrait-il se permettre d'entrer sur le territoire de la médecine? Justement parce que les questions de délimitation ne sont pas des questions qui ne portent que sur un seul domaine, mais des questions qui portent sur l'intersection entre au moins deux disciplines, ou bien entre une discipline et l'ensemble des connaissances ordinaires (ne faisant pas l'objet d'une discipline particulière). Pour cette raison, il n'est pas possible de dire que les addictions sont une notion purement médicale, parce qu'il est défendable que les addictions soient en partie des problèmes moraux plutôt que médicaux, et il est donc nécessaire de faire le partage entre des addictions purement morales, qui relèvent de considérations habituellement tenues par les philosophes, et des addictions purement biologiques, qui elles, relèvent de la médecine. Enfin, il faut encore s'interroger sur la possibilité qu'il existe des addictions mixtes, mêlant morale et médecine.  
Dire que certaines addictions pourraient être d'ordre moral plutôt que médical, c'est d'abord une affirmation d'ordre politique. Contre le discours assez impérialiste des médecins, il s'agit de rappeler qu'une approche non médicale des addictions est possible et même appropriée. Il y a un discours de blâme moral qui doit pouvoir être adressé à des personnes qui se laissent aller à leurs penchants, et il est hors de question de renoncer a priori à ce type de discours, sous prétexte qu'un médecin prétend qu'il sera peut-être un jour possible de montrer que les addictions ne sont pas volontaires mais sont la conséquence d'un déterminisme génétique, biologique ou psychologique.
C'est aussi rappeler que nous devons faire preuve de prudence avant d'inventer de nouvelles maladies. Un médecin n'est pas forcément passionné par l'épistémologie, et risque donc de succomber à la tendance naïve à l'hypostase : chaque fois qu'on identifie un ensemble de symptômes répété sur plusieurs individus d'une population, on est tenté d'inventer une maladie pour ces symptômes. Or, plus de méfiance épistémologique devrait nous freiner à affirmer si vite qu'une nouvelle maladie est apparue, et plutôt nous inciter à nous demander si nous n'avons pas affaire à un vieux problème qui apparaît sous de nouvelles formes, ou bien à des symptômes qui sont seulement corrélatifs d'un autre problème, etc.
Enfin, la méfiance typiquement philosophique face aux sciences s'exprime aussi de manière appropriée, parfois, quand les philosophes suspectent de naturaliser des troubles qui sont en fait purement sociaux et moraux. La société déteste un trait de caractère : on trouve toujours des médecins pour en faire une pathologie. La société déteste telle ethnie : on trouve toujours des biologistes pour prouver qu'il s'agit d'une race inférieure dont le cerveau est plus petit, etc. Donc, pour les addictions si à la mode, comme l'addiction à Facebook, il est nécessaire d'avoir cette méfiance philosophique typique qui consiste à se demander comment un problème de santé a justement attendu l'usage de Facebook pour apparaître. Etrange! Ne serait-ce pas plutôt la simple manifestation superficielle d'un problème plus profond et qui préexistait au fameux réseau social?

Avant de rentrer dans le vif du sujet, il faut ajouter quelques précisions supplémentaires. Dans toute discussion sur la question de la santé et de la maladie, il convient d'avoir deux couples de positions à l'esprit :
- les conceptions subjective et objective de la maladie : Canguilhem, dans Le normal et le pathologique, expose chacune des deux, et s'oriente plutôt vers une conception subjective. Dans la conception subjective, c'est le patient qui peut dire s'il est malade ou en bonne santé, les éléments objectifs n'étant jamais par eux-mêmes bons ou mauvais. Au contraire, dans l'approche objective, c'est l'état physique d'un corps qui détermine s'il est en bonne santé ou malade, et le patient peut donc être malade sans se sentir malade. L'approche subjective donne donc au patient le droit de se dire malade, alors que l'approche objective donne ce droit au médecin.
- les conceptions naturaliste et normativiste de la maladie : Boorse, pour le naturalisme, et Nordenfelt, pour le normativisme, se sont opposés sur la définition de la maladie. Pour Boorse, la maladie doit être définie en termes statistiques. Une maladie est un état statistiquement rare au sein d'une espèce, état qui entrave les capacités d'adaptation et de reproduction des individus concernés. Boorse estime donc avoir donné une conception strictement biologique de la maladie. A l'inverse, Nordenfelt défend l'idée que la maladie est un concept normatif, c'est-à-dire qu'il est porteur d'une norme d'origine sociale sur ce qui est bon ou pas. S'il n'y avait pas des individus pour concevoir et théoriser des valeurs, il n'y aurait ni maladie, ni santé. Il n'y a pas de bien ou de mal, de santé ou de maladie dans la nature, mais seulement pour l'homme.
Il existe déjà de nombreuses critiques et discussions de ces définitions, car il est toujours possible de trouver des contre-exemples pour chaque définition. Mon but n'est donc pas d'ajouter encore un nouvel exemple pour confirmer ou infirmer telle ou telle conception. Je considère ces distinctions non pas comme des tentatives de définir la notion générale de maladie, mais comme fournissant différentes descriptions des différentes maladies, et c'est d'ailleurs ce qui a tendance à ressortir des discussions, puisqu'il existe toujours des contre-exemples pour chacune des définitions proposées. Je souhaite donc plutôt les utiliser pour faire des distinctions dans la notion de dépendance, ou d'addiction, en montrant ce qu'on peut tenir pour une maladie, et ce qui n'est qu'un jugement moral sur des pratiques.

J'en viens maintenant au sujet. Partons du cas le plus simple : celui d'une addiction avec un effet de dépendance physiologique manifeste à une substance, par exemple la nicotine dans le tabac. Les personnes manquant de nicotine ressentent un besoin de fumer très fort, qui peut être calmé par des médicaments (les patchs) ou par la cigarette, mais par aucun moyen strictement psychologique. Et il semble que cette dépendance n'ait pas de composante sociale ou psychologique : on peut être dépendant et n'avoir aucun problème social, avoir une vie stable, un bon état psychologique global, etc. Enfin, et c'est un des pièges de la cigarette, aucun indice subjectif ne permet d'estimer sa sensibilité à la dépendance tant que l'on fume. C'est pourquoi les personnes fument sans trop y prendre garde, et sont surprises le jour où elles souhaitent arrêter et s'aperçoivent que c'est plus dur que ce qu'elles imaginaient.
Cet exemple permet de classer la dépendance à une substance dans la catégorie des maladies de nature plutôt objective. En effet, la dépendance existe indépendamment du désir d'une personne d'arrêter de fumer, puisque cette dépendance s'installe progressivement et rend progressivement nécessaire la cigarette, alors même que la personne pense encore fumer par libre choix. Il s'agit donc d'un mécanisme qui s'installe aux dépends d'un sujet, qui ne réalise qu'il est dépendant que trop tard. C'est donc assez semblable au cas du cancer, dont parle Canguilhem comme bon exemple de maladie objective : le cancer aussi peut être diagnostiqué par un médecin indépendamment des demandes du patient.
Cependant, il faut tout de suite nuancer, car le problème de l'addiction ne devient véritablement gênant que parce que le patient souhaite arrêter de fumer. Si la personne ne souhaitait pas arrêter de fumer, la dépendance ne serait pas gênante, à la différence du cancer qui finira par rattraper l'individu en le mettant en danger de mort. L'addiction est donc relative à des comportements : elle ne nuit que parce que l'individu veut adopter certains comportements et se trouve empêché par sa dépendance. Alors que le cancer est indépendant des comportements adoptés, et finit par tuer la personne quelles que soient ces occupations. Il est donc nécessaire, pour la dépendance, que le patient dise lui-même s'il se sent dépendant, pour que le trouble existe. Même si le médecin peut physiologiquement constater une dépendance, il ne s'agit pas encore d'un trouble. Il ne le devient que parce que le patient le dit. Ainsi, l'addiction à une substance rentre dans les troubles de nature subjective.
En admettant cela, on fait aussi pencher la balance du côté normativiste. En effet, les addictions peuvent assez difficilement être expliquées en termes strictement naturalistes. En effet, on peut bien dire qu'elles sont statistiquement rares, mais on ne peut pas dire grand chose de l'avantage ou de l'inconvénient qu'elles représente pour le succès sélectif (la fitness). En effet, aucune étude n'a jamais montré que les addicts avaient moins d'enfants que les autres. Il y a dans certaines sociétés des problèmes massifs d'alcoolisme, et cela n'empêche pas ses sociétés de faire des enfants. Ensuite, rien ne montre non plus que les individus touchés soient pénalisés par leur addiction. Il se pourrait que le mécanisme d'addiction serve à compenser un problème encore plus grave qui apparaîtrait s'il n'y avait pas cette stratégie d'évitement. Par exemple, pour l'alcoolisme, il se pourrait que cette dépendance soit une stratégie de détournement par rapport à d'autres problèmes plus graves, comme le désœuvrement, la violence, etc. Peu importe l'explication exacte, l'essentiel étant d'admettre la possibilité que l'addiction soit davantage une réponse à un problème que le problème lui-même.
Au contraire, l'approche normativiste est plus fructueuse. En effet, il faut bien faire appel à des jugements sociaux pour déterminer ce qui est normal et pathologique. En effet, il faut rappeler que nous sommes tous dépendants de certaines substances, à commencer par l'eau, puis la nourriture. Mais personne ne tient cela pour une dépendance car tout le monde estime normal de s'alimenter et de chercher à vivre et rester en bonne santé. Il y a d'ailleurs des discussions pour savoir ce qui est nécessaire, et ce qui est dispensable, par exemple les discussions sur l'alimentation végétarienne. Les végétariens ne sont pas encore en situation de force, mais s'ils gagnaient, ils inventeraient mécaniquement l'addiction à la viande, pour toutes les personnes qui n'arrivent pas à arrêter. Au contraire, dans notre société carnivore, être dépendant de son steak ne pose aucun problème, puisque cette dépendance est tenue pour normale, c'est-à-dire n'est pas une addiction.
En conclusion, une dépendance à une substance n'est une pathologie que parce que le sujet s'estime entravé dans ses choix de vie, et l'est relativement à un contexte social qui estime que ce choix de vie est possible et permis. J'insiste sur possible et permis. Si une société estime que quelque chose est un besoin vital, alors il n'est pas possible d'être addict. Et de même, si une société estime qu'un mode de vie n'est pas permis, ou au moins n'est pas recommandable, personne ne peut se dire addict au mode de vie normal.

Je passe maintenant aux addictions sans substance. A première vue, elles tombent dans les mêmes catégories que les addictions avec substance (à savoir subjectivisme et normativisme). Par exemple, une addiction aux jeux d'argent n'existe que parce que la personne s'en plaint. Un individu riche et rentier, n'ayant rien d'autre à faire que jouer, ne peut pas vraiment être addict. C'est le fait de vouloir s'arrêter qui rend dépendant. De même, il s'agit nécessairement d'une dépendance relative à ce qu'une société estime être un comportement normal. Par exemple, personne n'a d'addiction à son travail tant qu'on n'y passe que 8 heures par jour. Par contre, passer 8 heures par jour au casino, ou bien devant Facebook passe pour anormal, pathologique.
Cependant, le simple fait de décrire brièvement ces exemples suffit à montrer que le normativisme peut être fort, ou faible, et que cela n'a pas grand chose à voir. Dans le cas des addictions avec substance, les normes sont extrêmement faibles. Elles se réduisent à distinguer désirs et besoins, et peuvent pour l'essentiels être fixées seulement par la biologie. Pour savoir si la viande est un besoin ou un désir, on prive un individu et on regarde si des problèmes de santé apparaissent. Evidemment, si les problèmes de santé sont déjà fixés socialement, alors le besoin de viande sera lui aussi fixé socialement. Je veux dire par là qu'il y a une forme de holisme des valeurs vitales : un besoin est quelque chose qu'il faut satisfaire sous peine de porter atteinte à un autre besoin. Mais si on tient pour relativement innocent ce holisme, la délimitation des besoins et des désirs n'est pas trop difficile. En effet, ce holisme est plutôt innocent car on retrouve rapidement des valeurs consensuelles : la mort et la douleur sont des maux, vivre sans douleur et longtemps sont des biens. Si une substance est nécessaire pour vivre longtemps et sans douleur, alors il s'agit d'un besoin. Si au contraire on peut vivre très bien sans cette substance, alors il s'agit d'un désir. Et seuls les désirs peuvent être à l'origine d'addictions.
Alors que dans le cas des addictions sans substance, les normes sont beaucoup plus fortes. Il ne faut pas se contenter de distinguer désirs et besoins, il faut encore juger les modes de vie d'une société, estimer ceux qui sont normaux, et ceux qui sont pathologiques, alors même que ces conduites pathologiques ne causent aucun problème de santé, aucune douleur, et ne raccourcissent pas l'espérance de vie. Par exemple, un joueur compulsif au casino risque de perdre de l'argent, mais cela n'est pas un problème de santé. Être pauvre est triste, mais pas pathologique. Rester sur Facebook toute la journée prose aussi problème à une société, mais cela ne pose pas non plus de problème de santé (du moins, pas plus que de passer ses journées sur un tableau excel à faire de la comptabilité). Et surtout, la distinction entre usage normal quantitativement parlant, et usage excessif, paraît franchement conventionnelle. A partir de quelle durée passer son temps sur Facebook devient une dépendance? La dépendance au jeu dépend-elle du temps passé, ou du pourcentage de son revenu dépensé? La consultation de sites pornographiques est-il addictif en fonction du nombre de connexions par jour, ou du temps quotidien passé? Nul doute que ce dernier exemple sera largement le plus polémique. Dans une société traditionnelle et religieuse, le simple fait d'en consulter une fois est déjà pathologique. Dans une société libérale, il est permis aux individus d'en consulter ponctuellement. Alors qu'il est exclu qu'une vraie maladie puisse varier en fonction des convictions religieuses et morales de la société. C'est donc que l'addiction aux sites pornographiques est d'ordre moral, et non pas médical.
Ici, s'en remettre à la subjectivité des individus pour déterminer ce qui est pathologique n'est pas non plus une solution (même si elle est tentante), car les individus eux-mêmes seront davantage influencés par les jugements sociaux que par des considérations sanitaires. L'individu va répéter à son médecin les exigences de sa société, ce qui est normal (je ne dis pas que les gens sont des moutons, je dis seulement que les gens cherchent bien sûr à trouver leur place dans la société). L'individu ne peut pas dire : "ma vie est entravée, j'ai mal", il doit dire, s'il est lucide "la société ne me permet pas de vivre ainsi". L'individu est donc soigné non pas parce qu'il a un problème, mais parce que la société a un problème avec lui. Il ne suffit donc pas de se replier sur les demandes individuelles pour échapper aux jugements normatifs venant de la société. Quand une société refuse une conduite, elle le fait payer aux individus qui la choisisse, et c'est pour cela qu'adopter cette conduite devient pénalisant particulièrement si on n'arrive pas à s'en libérer.

Qu'on me comprenne bien. Je n'ai rien du tout contre l'idée qu'une société véhicule des normes et force ensuite les individus à s'y conformer. Aucune de mes lignes ne peut être interprété dans un sens libertaire, et je ne suis pas Foucault en guerre contre la médecine, la clinique, le bio-pouvoir, etc. Je dis seulement que nous devrions avoir l'honnêteté intellectuelle de voir que ce que nous appelons des addictions sans substance sont seulement des jugements moraux adressés aux individus, qui doivent se prendre en charge et s'adapter. Cela n'a rien à voir avec la médecine. Cela a à voir avec la morale. C'est la morale seule qui fait la distinction entre les conduites saines et les conduites addictives. Et c'est la morale seule qui devrait être rappelée aux individus. Quant aux médecins, ils doivent prendre conscience que leur fonction n'est plus alors de soigner, mais d'adapter. Ils répondent en effet non plus à un besoin vital de leur patient, mais à un désir d'intégration sociale. Evidemment, tout le monde a droit à l'intégration sociale, et si les médecins sont capables de faire quelque chose, autant qu'ils le fassent. Mais il doivent quand même se rappeler qu'ils s'éloignent ainsi du cœur de leur métier (ce qui n'est pas un cas unique, cf. la chirurgie esthétique, la médecine de confort pour les régimes ou autres, etc.).

jeudi 17 mars 2016

Confiance et reconnaissance : notions inutiles?

Mon intention n'est pas de rentrer dans des considérations très précises sur l'une ou l'autre des notions discutées, mais plutôt de montrer que les problèmes généraux qui se posent à l'une se posent dans des termes semblables à l'autre, et que les mêmes objections peuvent aussi s'y appliquer. Je voudrais montrer que ces notions sont dispensables, d'abord parce que leur nature n'est pas du tout évidente, ce qui explique les volumes énormes de traités qui leur sont consacrés, alors que nous disposons d'alternatives bien plus simples et économiques au niveau conceptuel. 


La confiance est la disposition d'esprit d'un individu qui estime qu'il peut compter sur quelqu'un pour faire quelque chose, et que cette chose soit bien faite. La confiance est le contraire de la méfiance, c'est-à-dire l'attitude de peur d'être trahi. Quand on accorde à quelqu'un sa confiance, on pense qu'il va bien agir, ou à la limite, agir de façon prévisible. En effet, on peut aussi faire confiance à quelqu'un qui va commettre une mauvaise action, dans la mesure où nous nous attendons qu'il le fasse, et que nous estimons qu'il ne va pas changer brutalement de ligne de conduite. Des voleurs qui doivent s'organiser pour un casse peuvent se faire confiance même s'ils commettent une mauvaise action, parce que chacun est pour les autres suffisamment prévisible, et ne va pas les trahir au milieu de l'assaut, en partant avec tout le butin, ou en révélant qu'il est un policier infiltré. 
La confiance fait l'objet de nombreuses discussions, parce qu'elle semble pour beaucoup être au fondement de la plupart des activités sociales. Dans toute activité économique, on doit avoir confiance dans le fait que les autres honorent les contrats passés, dans le fait qu'ils utilisent et acceptent la monnaie fiduciaire, dans le fait qu'ils ne cherchent pas à nous rouler en nous vendant une marchandise de très mauvaise qualité, etc. Dans la vie sociale aussi, on a besoin de la confiance pour avoir des relations apaisées avec son conjoint (dont on espère qu'il ne nous trompe pas), avec nos collègues de bureau (dont on espère qu'ils soient solidaires et ne s'approprient pas nos succès), avec nos amis (dont on espère qu'ils nous aident si nous sommes en difficulté, et qu'ils ne se moquent pas de nous en notre absence). Sur la route, nous avons aussi besoin de faire confiance aux autres automobilistes pour à peu près respecter le code de la route. La liste des activités dans lesquelles la confiance est impliquée paraît infinie. 
Sans la confiance, il semble donc que notre société n'existerait même pas. Nous serions tous restés des animaux solitaires ne pouvant s'allier avec personne de peur d'être trahi au moindre moment de faiblesse. Nous serions dans un état de nature qui ressemble à celui de Hobbes, une guerre de tous contre tous dans laquelle chacun affûte ses armes, ferme ses coffres et sa porte à clé. La confiance dans la moralité de chacun serait donc le moyen de sortir de l'état de nature. Au lieu d'un contrat social, nous pourrions envisager, comme le fait David Gauthier dans Morale et Contrat, que quelques individus commencent à agir moralement, en prenant des risques considérables, ce qui augmenterait progressivement la confiance chez les autres, qui se mettraient donc à leur tour à agir moralement, jusqu'à ce que tout le monde en fasse autant, et que les traîtres se retrouvent en si petit nombre que leur conduite ne puisse plus être maintenue. Je ne pense pas que la théorie de Gauthier soit satisfaisante, parce que Gauthier cherche à proposer une genèse de la société tout en acceptant les principes de la rationalité stratégique, et qu'il ne parvient pas à expliquer pourquoi les maximisateurs moraux (les "pionniers" en morale) seraient toujours rationnels alors qu'ils prennent évidemment des risques énormes à agir moralement pendant que les autres continuent à utiliser la violence ou la fourberie. Cependant, en tant que genèse empirique, cette approche paraît satisfaisante : certains comportements coopératifs très limités commencent à apparaître ; cela profit au groupe, ce qui motive d'autant plus les membres de ce groupe à persévérer dans cette voie là ; et progressivement, tout le groupe devient coopératif. Mais dans cette genèse, les individus sont plutôt piégés par leurs habitudes ou leur affection pour les autres que rationnels. Puisqu'il reste toujours rationnel (au sens stratégique) de profiter des bonnes actions des autres tout en faisant défection. 

Ensuite, la reconnaissance est aussi très discutée aujourd'hui, peut-être davantage par les sociologues que les philosophes, même si Hegel est sans doute le premier à avoir attiré l'attention sur ce point (du moins, Hegel relu par Kojève). Pour Hegel, la conscience aurait besoin, pour exister vraiment, d'être reconnue par une autre conscience, alors que chaque conscience voudrait plutôt nier les autres consciences, et non pas les reconnaître. Celui qui arriverait à se nier suffisamment pour obliger l'autre conscience à le reconnaître serait donc le vainqueur d'une lutte pour la reconnaissance. Le maître est le vainqueur, parce que se nier signifie risquer la mort, et le maître prend ce risque, alors que l'esclave refuse, car il veut rester en vie, et est pour cette raison le perdant de la lutte, celui qui n'est pas reconnu mais doit reconnaître. 
Hors de question de démêler ici un texte aussi abstrait, dont le sens général n'est même pas du tout clair. La Phénoménologie de l'esprit est l'histoire d'une conscience dans son chemin vers la connaissance d'elle-même, alors que ce célèbre passage est lu de manière politico-sociale. Ce genre de procédé, qu'utilisait aussi Platon quand il faisait correspondre la tripartition de l'âme à la tripartition de la cité, me paraît être une excentricité que Platon pouvait bien se permettre, mais que Hegel et ses commentateurs auraient dû éviter, parce que, une fois que l'on en retire le talent littéraire immense de Platon, il ne reste plus qu'un procédé rhétorique indéfendable et générateur de confusion.
Par contre, on peut retenir des idées hégéliennes les banalités suivantes : les hommes en société sont le plus souvent en concurrence les uns avec les autres. Et ils cherchent tous à se faire une place dans laquelle ils peuvent vivre confortablement. Pour cela, ils doivent donc lutter. On peut admettre qu'il y a trois champs de lutte (ce qu'admettent Hegel et Axel Honneth) : 
- les relations personnelles, amoureuses ou amicales : dans ce champ, nous sommes en concurrence pour obtenir de l'amour, et devons donc nous montrer agréables, intéressants, fidèles, etc.
- les relations juridiques : dans ce champ, nous sommes en concurrence pour obtenir des droits, et minimiser les devoirs à notre égard, il faut donc s'engager politiquement et socialement.
- les relations culturelles : dans ce champ, nous sommes en concurrence pour produire un travail et des oeuvres de qualité, qui seront utiles et appréciés des autres.
Dans chacun de ces champs, la reconnaissance manifeste que nous avons une place, et une bonne place dans ce champ. Celui qui n'est pas reconnu est celui qui n'est pas aimé et qui n'est utile à rien dans une société. Celui qui est reconnu est aimé, et productif, et défend ses intérêts politiques. 
La reconnaissance n'est pas un moyen pour quelque chose. La reconnaissance est une fin en soi. Et si nous aimons les compliments et détestons les reproches, c'est parce qu'un compliment est un signe de reconnaissance, alors qu'un reproche est un refus de reconnaître. Voilà au fond l'idée assez triviale que je retire de ma lecture honteusement réductrice des théoriciens de la reconnaissance : nous aimons les compliments parce que nous aimons la reconnaissance, et nous aimons la reconnaissance parce que nous sommes souvent en concurrence avec les autres. 
Inutile de préciser que la reconnaissance, au même titre que la confiance, est une attitude présente absolument partout, dans la moindre des relations les plus ordinaires. Je reconnais ma femme, mes amis, mes enfants, mes collègues de bureau, la caissière, la femme de ménage, les intellectuels à l'EHESS, et beaucoup d'autres. 


Je passe maintenant à la critique de ces notions. Nous avons vu que la confiance est un sentiment nécessaire dans la quasi-totalité des relations sociales. C'est un sentiment qui doit donc être particulièrement diffus pour rester en permanence dans nos esprits, car les autres sentiments, eux, sont ponctuels, disparaissent vite, et sont identifiés facilement quand ils sont présents. La peur d'être trahi, bien entendu, est un sentiment. Il est facile de la ressentir. Par contre, ressent-on la confiance? Ce n'est pas évident. Mais j'anticipe tout de suite une réponse à ce problème, réponse bien trop facile pour être acceptée comme cela : la confiance serait un sentiment négatif, la méfiance serait un sentiment positif. Cette réponse est inacceptable, parce que personne ne sait ce qu'est un sentiment négatif. On peut nier des propositions, et on peut accoler un "moins" à des nombres, pour faire des nombres négatifs. Mais il n'y a pas de sentiment négatif. Et une absence de sentiment n'est pas un sentiment, et notamment certainement pas le sentiment de l'absence de peur. Ce genre de construction est purement logique mais n'a aucun soutien psychologique. Il y a la peur et l'absence de peur, mais l'absence de peur n'est pas un sentiment, ce n'est que l'absence de sentiment. En conclusion, cette petite réflexion psychologique rend la notion de confiance suspecte. Il est possible qu'il s'agisse d'une notion ayant une utilité logique, mais aucune réalité psychologique.
Mais cette utilité logique ne résiste pas non plus à l'examen. Car la confiance est un état affectif à l'égard des personnes. Or, rien ne rend cet état nécessaire. Dans tous les exemples habituellement utilisés pour montrer la confiance envers des individus, on peut tout à fait réinterpréter ces exemples en termes d'anticipations des agents au sujet des comportements des autres agents. Par exemple, a-t-on confiance dans la monnaie fiduciaire? Ce n'est pas utile, il suffit de savoir que les autres continueront à utiliser cette monnaie tant qu'il n'y a pas d'autre système monétaire plus commode. Aujourd'hui, j'ai confiance dans l'euro parce que je peux raisonnablement anticiper que les gens ne vont pas se remettre à transporter de pièces et des lingots d'or pour faire leurs courses. Je peux aussi raisonnablement anticiper le fait que les banques ne vont pas frauder en modifiant sans le dire les données informatiques relatives aux comptes de leurs clients, car une telle attitude reviendrait, si elle était découverte, à la fuite de tous les clients. Car si les clients ne peuvent plus rien anticiper, le danger est pour eux très fort, et personne ne souhaite évidemment s'exposer à perdre tout son argent. Donc, en ayant fait ce petit raisonnement sur les intérêts de ma banque, je peux en conclure qu'il n'y a pas grand risque que mes données bancaires soient trafiquées. Autre exemple. Ai-je confiance en mon conjoint sur le fait qu'il ne me trompe pas? Là encore, la confiance est inutile. Faute d'indice suspect, je dois bien présumer qu'il m'est fidèle, car aucune autre attitude n'est logiquement possible. Par contre, si des indices apparaissent, alors je peux raisonnablement projeter l'idée que mon conjoint me trompe. Ici, il ne s'agit pas exactement d'anticipation. Il s'agit plutôt de rétrospection, mais le mécanisme de rétrospection reste cognitif et non affectif. Il consiste à récupérer des données, et à envisager les possibilités. Si les données sont convergentes, alors nous commençons à être suspicieux et jaloux. Là encore, la jalousie est un sentiment réel, qu'on peut ressentir. Il est produit par la compréhension que notre conjoint nous trompe sans doute. Par contre, la compréhension qu'il ne nous trompe pas ne produit aucun sentiment. Il ne s'agit que d'une compréhension intellectuelle. 
On pourrait objecter que la confiance est justement nécessaire quand les anticipations sont impossibles. Parce que, parfois, nous ne pouvons pas savoir ce que fait notre conjoint ou comment vont se comporter les autres. Ce n'est pas faux, mais là encore, on ne voit pas pourquoi l'absence de connaissance sur quelque chose devrait produire quoi que ce soit dans l'esprit, comme de la confiance. L'absence de connaissance ne produit rien du tout. Nous restons comme nous sommes, ignorants. De toute façon, l'objection concède que nous n'avons pas le choix, puisque la méfiance et la confiance ne pourraient pas être confirmées. Rien n'implique donc, d'un point de vue logique, que l'impossibilité de faire quoi que ce soit devrait se traduire par un sentiment de confiance. On pourrait répliquer :"mais le fait que nous agissions comme si nous savions que les autres sont fiables montre que nous leur faisons confiance". Je suis d'accord, mais je rappelle juste que nous avions expliqué la confiance en termes d'anticipation. On peut le faire ici aussi. Quand nous ne pouvons pas anticiper, l'attitude la plus courante est de faire comme si nous avions anticipé les comportements d'autrui, et que nous les pensions fiables.On pourrait encore répliquer : "mais le fait que nous choisissions de faire comme si nous avions anticipé est justement causé par la confiance". Je réponds que non. La confiance est le fait de faire comme si on savoir qu'une personne ou des personnes sont prévisibles, mais la confiance n'est qu'un mot, pas un état psychologique, et certainement pas la cause de quoi que ce soit. 

Passons ensuite à la reconnaissance. Là encore, il est possible d'éliminer cette notion pour la remplacer par celle d'anticipation. Quand autrui nous complimente, quand autrui nous manifeste de l'amour, nous anticipons une amélioration de notre bien-être. Nous allons connaître un succès commercial ou culturel, nous allons vivre une relation humaine intéressante, etc.
Le problème de la reconnaissance n'est pas la notion elle-même, mais plutôt le fait d'en faire une fin en soi. Il est évident, du moins j'imagine que tout le monde connaît une ou deux personnes de ce genre, que certains recherchent de manière compulsive des marques de reconnaissance, bien au-delà de ce qui est nécessaire pour qu'ils aient la garantie d'ordre cognitif qu'ils ont réussi et qu'ils seront bien à l'avenir. Mais pour la majorité des personnes, c'est le bien-être objectif qui est essentiel, et la reconnaissance n'est qu'un bon moyen d'anticiper le bien-être futur. La reconnaissance n'est donc pas un fin mais un moyen, sauf peut-être pour ces rares personnes.
Toute la théorie de la reconnaissance n'a donc selon moi à peu près aucun intérêt. Elle n'est qu'une dénomination pompeuse pour la théorie des compliments et des marques d'amour. D'une part il est hautement discutable de rassembler en un même sentiment des expériences si différentes. A première vue, je ne vois aucun point commun entre l'Etat qui reconnaît mon existence légale et la compagne qui me témoigne de l'amour. Le sentiment de savoir que nous existons pour les autres n'est pas, au moins chez moi, un sentiment du tout. C'est un pur artefact théorique fondé sur le plaisir que nous avons d'être aimé ou d'être protégé par l'Etat. Mais il n'y a aucun concept surplombant et d'une dignité toute particulière. Et d'autre part, s'il y a quelque chose qui peut unifier toutes ces expériences plaisantes de reconnaissance, ce sont seulement des considérations cognitives sur notre futur bien-être, et non pas des états affectifs qui seraient d'une nature spécifique. Quand nos affaires avancent, nous sommes heureux. Mais c'est tout.
Donc, contre Hegel, je dirais que personne ne veut que sa conscience soit reconnue par une autre conscience, tout simplement parce que cela ne veut rien dire. Les gens veulent être aimés, j'en convient. Mais être aimé n'est pas être reconnu. Les gens veulent aussi avoir des droits, ce qui est aussi évident. Mais avoir des droits n'est pas être reconnu. Les gens veulent contribuer à leur culture, laisser une trace. Mais cela n'est toujours pas être reconnu. Les gens, quand ils s'intéressent aux autres, le font pour savoir si ce qu'ils font est bon, ou si eux-mêmes sont bons. Mais la reconnaissance n'a qu'une valeur instrumentale. 


Je résume : la confiance et la reconnaissance sont des sentiments à l'égard d'autres personnes. Ces sentiments ne résistent pas à l'examen. Ils n'ont aucun fondement psychologiques, et répondent à de pures exigences conceptuelles. Malheureusement, ces exigences conceptuelles ne sont pas non plus légitimes, et il est possible de satisfaire ces mêmes exigences de manière plus solide. On peut donc supprimer les notions de confiance et de reconnaissance, et leur substituer la notion d'anticipation. Les agents cherchent à anticiper le cours des événements, et s'appuient sur les autres pour ce faire. La confiance est le fait que l'anticipation d'un agent lui laisse penser que le cours des événements sera à son avantage. La reconnaissance est le fait d'envoyer un signal à un agent que ce qu'il fait est bon, et qu'il peut s'attendre à ce que sa situation s'améliore. 

mercredi 16 mars 2016

Demandes, exigences, questions et réponses

Je demande à un ami de quoi parle son prochain roman. Il ne me répond rien, et fait comme s'il n'avait pas entendu. Je devine qu'il ne veut pas répondre, parce qu'il veut garder la surprise. En le lui demandant le sujet de son roman, mon ami a-t-il le devoir de répondre? Non, car bien que j'exige quelque chose de lui, il n'a pas le devoir de céder à mes exigences. Mais comment le dire précisément?
1) mon ami n'a pas le devoir de me répondre.
2) mon ami a le droit de ne pas me répondre.
2 implique 1, car si il a le droit de faire quelque chose, alors, par définition, il n'a pas le devoir de ne pas faire cette chose. Cependant, 1 n'implique pas 2. Car l'absence de devoir n'implique pas le droit de faire quoi que ce soit. L'absence signifie que mon ami n'est soumis à aucune normativité, quelle qu'elle soit : morale, juridique, etc. Au contraire, un droit signifie que mon ami se trouve dans un certain espace normatif, qui lui accorde un droit, qu'il soit moral, juridique, etc. D'où la question : à partir de quand se trouve-t-on dans un espace normatif? Mon ami est-il régi par des normes d'un certain type, normes qui lui donnent le droit de ne pas répondre? Ou bien mon ami n'est-il soumis à aucune norme, de sorte qu'il peut faire ce qu'il veut sans se trouver ni en tort ni dans son droit?

Il y a des circonstances où les normes sont évidentes. Par exemple, un juge peut forcer un témoin à révéler ce qu'il sait. C'est pourquoi un témoin, dans une affaire judiciaire, peut être condamné s'il cache sciemment des informations ou donne de fausses informations. Ici, la demande du juge n'est pas qu'une demande, elle est une exigence. Et cette exigence, qui pour un juge est le droit d'obtenir la vérité, est, du côté du témoin, le devoir de dire la vérité. Le témoin se trouve donc dans un espace normatif, celui du juridique, dans lequel il n'a pas le droit de dire ce qu'il veut, n'a pas non plus le droit de refuser de parler, et a le devoir de dire la vérité, toute la vérité, et rien que la vérité. 
Cependant, dans la discussion ordinaire, les normes juridiques n'ont pas cours, et il s'agit de normes différentes, si elles existent. Quand on demande quelque chose à quelqu'un, celui-ci ne semble pas avoir le devoir de répondre. Pourtant, comprendre ce qu'est une demande, participer à l'activité sociale des questions et des réponses, c'est comprendre que la demande de l'autre doit être satisfaite. La règle du jeu des questions et des réponses inclut l'idée qu'il puisse y avoir des exceptions, et des circonstances dans lesquelles on ne répond pas aux demandes. Par contre, la règle générale est que les demandes doivent être satisfaites. Si quelqu'un veut savoir quelque chose, alors nous devons lui répondre.
Seraient-ce donc les normes du "jeu" de la communication qui nous donnent le droit de demander des choses aux autres, et le devoir de répondre, en même temps qu'ils nous donnent aussi le droit de ne pas répondre, de sorte que le droit de demander n'équivaut pas au droit d'obtenir une réponse? Il me semble que nous arrivons à un paradoxe :
3) nous avons le droit de ne pas répondre, si une question ne nous plaît pas, nous embarrasse, nous rendrait vulnérable si nous répondions.
4) les règles de la communication supposent que celui à qui on pose une question doive répondre, sans quoi ces règles du jeu disparaîtraient.
3 et 4 sont contradictoires. Soit nous avons le devoir de répondre pour faire fonctionner le jeu de la communication, soit nous avons le droit de ne pas répondre pour protéger nos intérêts. Mais les deux thèses sont incompatibles. Pour résoudre cette contradiction, il faut éviter d'admettre que nous serions en permanence soumis aux règles du jeu de la communication. Sinon, nous serions soumis à des règles étranges, qui marchent universellement, mais qui autorisent quand même les exceptions. Nous aurions le devoir de répondre tout en ayant le droit de ne pas répondre. 

Il faut trouver une solution plus élégante. La solution réside dans le fait de considérer que nous ne sommes pas "toujours déjà" dans le langage, impliqué dans un tissu de normes linguistiques et de communication. La condition courante des hommes est une condition hors communication, une condition dans laquelle aucune norme ne porte sur nous. Et si autrui cherche à nous interpeler, alors nous pouvons décider d'entrer dans un jeu de langage, mais cette décision est à la discrétion du sujet, et aucune norme préalable ne l'oblige à quoi que ce soit. Ne pas répondre n'est donc même pas un droit. Ne pas répondre est un fait. Elle revient à dire "je ne reconnais pas les normes que tu fais porter sur moi", ou "je ne participe pas à ton activité réglée". Ce n'est que si le sujet accepte de rentrer dans la communication qu'il a le devoir de répondre. Car entrer dans la communication signifie en l'occurrence accéder à la demande d'autrui. Si nous reconnaissons sa demande, alors nous devons répondre. 
Évidemment, ne pas accepter la normativité, et la refuser depuis une position extra-normative, n'est pas acceptable pour n'importe quelle norme. Si je m'apprête à violenter mon ami pour lui faire avouer le sujet de son roman, et qu'à sa demande de ne pas lui faire mal, je réponds que je m'en moque, ou que je ne lui réponds rien, alors je suis immoral. Je ne suis donc pas à l'extérieur des normes morales, mais "toujours déjà" dedans, et il n'est jamais possible de se trouver à l'extérieur. Il n'y a pas d'action amorale. Toute action est potentiellement morale ou immorale. Par contre, les normes du langage ne sont pas des normes morales. On peut les refuser depuis une posture externe. Elles sont des conventions, qui sont des normes ayant un intérêt pratique, mais qui peuvent être abandonnées dès qu'elles ne nous servent plus, ou même dès que nous estimons qu'elles ne nous servent plus. 
Ainsi, il existe deux types de normes :
A) les normes morales, dont la caractéristique est de s'appliquer à toute personne qu'elle le veuille ou non, de sorte que toute personne a toujours des droits, devoirs, permissions et interdictions.
B) les normes conventionnelles dont la caractéristique est de ne s'appliquer qu'à ceux qui y adhèrent par choix. C'est pourquoi une personne n'a des droits, devoirs, permissions et interdictions que dans la mesure où elle continue à vouloir suivre ces règles conventionnelles. 

Tout ceci serait très clair et très simple s'il n'y avait pas un embarras. Admettons que les normes morales soient inconditionnelles, alors que normes conventionnelles soient conditionnelles. Pour entrer dans une activité conventionnelle, il faut le manifester par un signe, un geste, une attitude, etc. Or, cette attitude doit pouvoir être comprise par les autres personnes. Il s'agit donc d'un signe qui demande une interprétation, donc qui suit des règles linguistiques. Cela signifie donc que la personne qui fait signe pour indiquer qu'elle veut entrer dans une convention appartient déjà à une convention, la même ou bien une autre, et c'est cette convention primitive qui lui permet d'entrer dans une autre convention (ou dans la même). D'où le paradoxe :
5) si on utilise une règle conventionnelle pour signaler son entrée dans la convention à laquelle appartient cette règle, c'est que nous entrons dans quelque chose où nous étions déjà entré, ce qui est contradictoire. 
6) si on utilise une règle conventionnelle pour entrer dans une autre convention, c'est qu'il existe une convention primitive à laquelle nous appartenons "toujours déjà". Donc, il existe une convention qui est inconditionnelle, et la distinction entre A et B est invalide.
Une convention inconditionnelle est une chose totalement absurde. Et il est évident que les normes qui régissent les pratiques comme "donner son accord", sont des normes conventionnelles, conditionnelles, et qu'elles n'ont rien d'inconditionnel ni de moral. En même temps, il est aussi absurde de supposer qu'il faille déjà suivre des règles pour indiquer qu'on décide de suivre ces règles. 
Le problème est ainsi de savoir comment nous passons du côté du normatif. Par quelle opération arrivons-nous à entrer dans un espace normatif?
7) Nous utilisons une opération qui doit être comprise, donc qui est un signe, qui suppose des règles d'usage. 
8) Nous utilisons une opération qui n'a pas besoin d'interprétation, qui n'est pas un signe, et qui ne repose sur aucune règle d'usage.
Si nous choisissons 7, nous retombons sur les problèmes déjà signalés, à savoir de règles préalables à l'adoption de ces mêmes règles. Par contre, 8 est une voie plus intéressante. Il y a beaucoup de petits indices qui ne sont pas des signes mais qui révèlent des intentions. Par exemple, si nous regardons quelqu'un, cette personne peut deviner que nous sommes intéressé par ce qu'elle va dire. Pourtant, regarder n'est pas un signe. En regardant quelqu'un, nous ne disons pas "je m'intéresse à ce que tu dis". Mais notre regard trahit, révèle, notre intérêt pour ce que dit autrui. Ainsi, nous pourrions par des actions non normatives entrer dans un espace normatif, quand les autres parviennent à comprendre notre intention d'y entrer, même si cette intention n'est pas exprimée au moyen des signes ayant cours dans cet espace normatif. 

Je pense ainsi avoir répondu à la question de départ. Mon ami peut très bien ne pas me répondre, car rien ne l'oblige à obéir aux normes conventionnelles de la communication qui exigent que celui qui écoute une question réponde. Par contre, si mon ami manifeste par son comportement son intention manifeste de me répondre, alors je puis attendre de lui qu'il me réponde. Les normes langagières ne sont jamais durement sanctionnées. Néanmoins, quelqu'un serait un peu réprimandé s'il acceptait le jeu de la communication tout en refusant de répondre. Par contre, un individu peut, pour éviter de décevoir les attentes, montrer par son attitude qu'il n'entre même pas dans le jeu de la communication (par exemple, en faisant semblant de ne pas avoir entendu la question, stratégie qui peut être ponctuellement utilisée).

dimanche 6 mars 2016

Savoir et pouvoir

Je voudrais ici soulever la question de la nature de la connaissance pratique, c'est-à-dire ce qu'il faut savoir pour réaliser une action correctement. En effet, pouvoir faire quelque chose semble supposer que l'on sache faire cette chose. Mais de quel genre de savoir s'agit-il?
La discussion ne s'inscrit donc pas dans le cadre de la pensée de Foucault, mais plutôt dans celle de Ryle et des discussions qui ont suivi, que Tiercelin présente dans son cours de 2015 sur la connaissance pratique. Je ne discuterai pas en détail Ryle ni les critiques adressées par Stanley et Williamson, pour la raison que Ryle raisonne depuis une distinction en langue anglaise entre "knowing that" et "knowing how", et que ce "knowing how" est assez ambigu. Il n'y a pas de traduction française évidente, et la traduction proposée "savoir comment" est certes transparente, mais elle n'est pas très fréquente en français, et ne lève pas une ambiguïté importante . Il est donc délicat, me semble-t-il, de soulever des arguments précis contre l'idée de Ryle, comme le font Stanley et Williamson, alors même que ce qu'il veut dire n'est pas totalement clair. Je voudrais proposer ici quelques réflexions pour essayer d'atténuer cette ambiguïté. 

Tout d'abord, il faut clarifier la notion de pouvoir. Un individu peut faire quelque chose s'il en a les capacités. Les capacités sont variables selon le temps et selon les individus. Elles délimitent ce qu'un individu est susceptible de savoir faire. Par exemple, je ne sais jouer d'aucun instrument de musique, mais j'en ai pourtant les capacités, et si je m'entraîne un peu, alors je saurai jouer d'un instrument. Cependant, à l'âge de deux ans, je n'avais même pas les capacités de jouer d'un instrument, parce que mon système moteur ne m'aurait même pas permis d'apprendre. Cela signifie que les capacités peuvent être étendues par l'entraînement, ou simplement par la croissance.
Ensuite, on doit distinguer les capacités, et les compétences. En effet, si j'ai appris à jouer d'un instrument, alors je peux y jouer au sens où j'ai les compétences pour y jouer. Si on me le demande, ou si je le souhaite, je joue. Puisque je ne joue pas en permanence, il s'agit bien d'une possibilité, et Aristote aurait parlé d'une puissance. Cette puissance peut être actualisée à volonté. Ainsi, avoir une compétence, c'est pouvoir faire quelque chose à volonté. Compte tenu de ces définitions, il est évident que les compétences sont plus limitées que les capacités. Les capacités délimitent l'espace des compétences possibles, certaines de ces compétences sont seulement possibles, d'autres sont actualisées. Puis, parmi les compétences actualisées, certaines sont mises en œuvre, alors que d'autres restent à l'état de dispositions accessibles.
Pourtant, ce n'est pas satisfaisant, et l'examen de la notion de savoir le révèle. Il semble qu'on puisse tenir pour équivalents savoir faire, et être compétent. Or, il arrive parfois que nous sachions faire quelque chose, mais que, pour différentes raisons, nous soyons incapables de le faire. Par exemple, un athlète blessé n'est plus capable de sauter en fosbury, alors même qu'il sait le faire. Hors de question de dire qu'une blessure supprime un savoir. Le savoir reste disponible, la compétence aussi reste disponible, mais l'individu perd une capacité, temporairement. De même, un très vieil athlète perd définitivement la capacité de sauter en fosbury, même s'il sait toujours comment on doit faire. Il peut donc arriver que les capacités soient plus étroites que les compétences. Chaque fois que nous avons appris quelque chose, alors nous gardons en permanence le savoir, la compétence. Mais diverses circonstances peuvent nous empêcher d'actualiser ces compétences. Ces circonstances limitent nos capacités, et c'est pourquoi les compétences se retrouvent inaccessibles bien que nous les ayons quand même.

Mais le problème est alors le suivant : qu'est-ce qu'une compétence, un talent, lorsque ce talent est inaccessible pour différentes raison? Il semble qu'il ne reste plus qu'une connaissance, donc un savoir, alors qu'une compétence est un savoir-faire, un talent. Le vieil athlète sait ce qu'il faut faire pour faire un fosbury, mais il ne sait pas le faire. Voici le point délicat de la traduction de Ryle : un "knowing how" peut aussi bien être un "savoir comment faire", qui signifie plutôt une connaissance théorique sur la manière de procéder, qu'un "savoir faire" qui signifie plutôt une connaissance pratique, une compétence pour exécuter quelque chose à volonté. Or, l'exemple en question laisse penser que nous pourrions très bien avoir une connaissance théorique de la manière de faire, sans pour autant avoir la connaissance pratique, qui seule, permet d'exécuter l'action en question.
Ici, Stanley et Williamson, d'une part, et Ryle d'autre part, sont en désaccord. Pour Ryle, une connaissance pratique est d'un genre entièrement différent d'une connaissance théorique. Mais son propos est délicat, car il tente aussi de concevoir la connaissance théorique à partir du modèle de la connaissance pratique. Il est clair que ces deux thèses sont contradictoires. Pour les réconcilier, on peut dire, en simplifiant, que Ryle part d'une conception intellectualiste de la connaissance théorique, et y oppose sa conception de la connaissance pratique ; mais dans un second temps, il propose une conception plus satisfaisante de la connaissance théorique, qui prend appui sur sa notion de connaissance pratique. Au contraire, Stanley et Williamson prétendent calquer la connaissance pratique sur la connaissance théorique comprise de manière intellectualiste.
Les deux intellectualistes ont l'argument du vieil athlète en leur faveur, à première vue : en effet, celui-ci sait toujours comment faire pour sauter le fosbury, même s'il n'est plus capable de le faire. En d'autres termes, on peut savoir faire sans pouvoir faire. Le savoir n'est pas toujours un pouvoir. Les capacités relèvent pour eux des caractéristiques physiques, qui n'ont rien à voir avec la pensée ou les propositions, alors que le savoir faire, lui, relève entièrement de connaissances propositionnelles. C'est pourquoi le vieil athlète garde ses connaissances propositionnelles alors que l'âge lui a retiré les capacités de faire des sauts.
Pourtant Ryle pourrait répondre la chose suivante : savoir faire, au contraire, c'est pouvoir faire. Le savoir est un pouvoir. Mais chaque savoir est de nature différente. Et les connaissances pratiques ne sont pas actualisées par le fait de pouvoir donner des indications verbales de la manière de s'y prendre. Cela relève d'un autre savoir, celui de savoir parler, de savoir décrire, et de savoir prescrire en l'occurrence les règles à suivre pour réaliser une certaine action. La connaissance des procédures n'est pas la capacité de suivre ces procédures. C'est même pour cela que le passage à la pratique est si difficile : il ne suffit pas de savoir quels règles permettent de faire une chose pour savoir faire cette chose. Or, le vieil athlète est, en raison de sa vieillesse, devenu incapable de faire des fosbury. Il ne sait plus les faire. Par contre, il garde la capacité de parler de la manière de faire des fosbury. Mais au fond, nul besoin d'être un athlète ou un athlète retraité pour savoir parler de la manière de faire des fosbury. Il suffit d'avoir écouté quelqu'un en parler, d'avoir retenu ce qu'il a dit, et de le répéter tout bêtement. Personne ne dirait jamais de quelqu'un qui répète ce qu'il a entendu sur les fosbury qu'il sait faire des fosbury. Il dispose d'un savoir propositionnel, mais pas d'un savoir pratique. Donc, cet exemple du vieil athlète est tout aussi compatible avec la thèse pragmatiste de Ryle.
Quant à la notion de savoir comment faire, on voit à quel point elle est ambiguë, et donc inutile pour résoudre ce problème. Car on peut très bien considérer que savoir comment faire est juste une connaissance d'ordre propositionnel, de celui qui sait décrire les règles à appliquer pour réaliser une action. Mais on peut aussi admettre que savoir comment faire implique de pouvoir faire cette chose, pour montrer qu'on sait la faire. L'expression est donc loin d'être évidente, alors que c'est malheureusement sur elle que repose une partie des discussions entre les intellectualistes et les pragmatistes.

Il n'est donc pas du tout évident de déterminer si savoir implique pouvoir, ou bien si savoir n'implique pas pouvoir. Pour avancer sur la question, il est utile de renverser le conditionnel : pouvoir implique-t-il savoir? En d'autres termes, chaque fois que l'on peut faire quelque chose, donc que l'on a la compétence pour le faire, a-t-on en même temps un savoir, une connaissance?
Avant de répondre, il faut quand même distinguer les actions à proprement parler, et les opérations mécaniques en nous. Par exemple, mon estomac digère les aliments que j'ingère, mais bien qu'on puisse dire, à la limite, que je peux digérer, il serait absurde de dire que je sais digérer. On ne peut savoir faire que les actions que l'on peut imputer à quelqu'un ou à soi, donc les actions dont on est vraiment l'auteur. Et pour être plus précis, ici, il faut limiter les actions aux opérations que l'on peut vouloir faire, avoir l'intention de faire, qu'on peut faire volontairement. Pour toutes ces actions, se pose la question de savoir si on peut les faire, et si on sait les faire. Par contre, si un geste ou un mécanisme en nous n'est ni volontaire ni intentionnel, cela n'a pas grand sens de se demander si on peut les faire ou si on sait les faire.
Prenons donc un exemple authentique d'action : un enfant qui joue à la balle avec un autre enfant, en la lançant vers lui. L'enfant est très jeune, et ne sait pas parler correctement, et est très très loin de pouvoir décrire verbalement ce qu'il fait. Dispose-t-il d'un savoir? Je crois qu'on peut répondre qu'il sait jouer à la balle, car il est peut y jouer quand il le veut, en exécutant les gestes à peu près correctement. Le fait qu'il a la compétence pour jouer semble impliquer qu'il dispose du savoir pratique pour jouer. Donc, la réponse est positive, dans cet exemple. Le pouvoir implique le savoir. Je ne vois aucun obstacle à généraliser. Chaque fois qu'une personne est capable de déclencher une action à volonté, et de l'exécuter correctement, on peut dire qu'elle sait faire cette action. Il n'y a qu'une chose qui puisse interdire de dire qu'une personne sait faire quelque chose, alors qu'elle vient de le faire, c'est le fait que la personne ait réussi l'action par chance, par hasard, etc. Dans un tel cas, on lui refuse le fait qu'elle sache faire. Mais on lui retire aussi la compétence pour faire, donc le pouvoir faire (puisque par "pouvoir", on entend bien "compétence", et non pas "possibilité"). En résumé, le pouvoir implique le savoir.
Bien sûr, que pouvoir implique savoir ne signifie pas que savoir implique pouvoir. On ne peut pas résoudre le problème si facilement. Mais cela donne déjà un indice en faveur de l'idée que les deux notions sont équivalentes. Pour l'instant, Ryle a l'avantage : savoir faire semble impliquer qu'on soit capable de réaliser l'acte, et non pas seulement de savoir décrire comment on s'y prend.

Une autre manière d'envisager le problème consiste à s'interroger sur la nature des propositions. Si la connaissance pratique était une connaissance de nature théorique, alors savoir faire quelque chose serait équivalent à savoir reconnaître, au sujet de n'importe quelle action, si elle est ou n'est pas de la sorte considérée. Ainsi, pour un Fosbury, savoir faire un fosbury reviendrait à savoir reconnaître un fosbury quand on le voit faire, ou bien quand on le fait. Or, cela ne va pas du tout. Car c'est une chose de maîtriser des gestes pour réaliser quelque chose, c'est autre chose que de voir de l'extérieur, ou de l'intérieur, ce que cela fait. Evidemment, pour beaucoup d'activités, nous regardons les autres. Mais il pourrait très bien que nous apprenions à faire quelque chose sans jamais regarder les autres, de sorte que nous n'aurions aucun moyen a priori (c'est-à-dire, seulement en scrutant notre savoir pratique) de déduire ce que nous allons observer si nous voyons quelqu'un réaliser l'action. J'admets que la connaissance propositionnelle permet, au moins, de reconnaître un objet ou une action comme étant de telle ou telle sorte. Cela laisse donc penser que la connaissance pratique n'est pas propositionnelle. Et cet argument fonctionne aussi bien pour une conception intellectualiste que pragmatiste de la proposition, car c'est vraiment une condition minimale de la notion de proposition que celui qui en connaît le contenu sait à quelle condition elle est satisfaite (vraie). Donc la capacité de reconnaissance est absolument nécessaire. Donc, si on peut savoir faire sans reconnaître, c'est que la connaissance pratique n'est pas une connaissance propositionnelle.

Voici donc ma conclusion, au moins pour l'instant : savoir, c'est pouvoir, car un savoir pratique est la compétence pour réaliser une action à volonté. La connaissance pratique est pratique, et non pas cognitive.
Quant à la connaissance théorique, même si je n'en ai presque pas parlé ici, on peut considérer qu'elle équivaut aussi à un pouvoir, au moins celui de reconnaître les situations conformément à des concepts, et aussi, à la limite, celui de nommer et parler de ces situations en utilisant une langue.