vendredi 5 avril 2013

Qu'est-ce qu'un préjugé?

Il y a peu, j'ai demandé à mes élèves de terminale de réfléchir à ce qui fait qu'une loi est juste ou injuste. Leur analyse théorique était assez convenue, et acceptable dans ses grandes lignes. En gros, pour eux, comme pour nous tous d'ailleurs, la justice est avant tout liée à l'égalité, au fait que chacun reçoive ce qu'il mérite, et soit à la place qui lui est propre.Par contre, les exemples que les élèves prenaient pour soutenir cette idée sont beaucoup plus intéressants. On est vraiment surpris par un florilège de préjugés et de banalités. On apprend donc que tout impôt est injuste, puisqu'il consiste à priver quelqu'un du fruit de son travail. On découvre aussi que la libération de prison pour bonne conduite est injuste, puisqu'elle permet à un individu de sortir de prison avant d'avoir purgé sa juste peine. On comprend que l'interdiction de la consommation de cannabis est injuste puisqu'il reste sur le marché une autre herbe qui produit un effet semblable, etc. 
En relisant ce tissu d'inepties et de pensées de courte vue, je n'ai pu m'empêcher de penser au second chapitre de Après la vertu, de MacIntyre. Dans celui-ci, l'auteur prend trois exemples de discussions qui sont pour lui indémêlables : 
1) la possibilité d'une guerre juste. Le pacifisme soutient que les ravages causés par la guerre sont toujours supérieurs aux bénéfices de la mener, surtout depuis les guerres modernes dans lesquelles les civils sont lourdement touchés. Le belliciste soutient au contraire que préparer la guerre est la seule manière d'assurer la paix, en dissuadant les agresseurs potentiels. Enfin, les modérés distinguent les guerres destructrices entre grandes puissances, et les guerres utiles pour libérer un peuple opprimé.
2) le droit à l'avortement. Les pro soutiennent que l'embryon est une partie du corps de la mère, qui a droit de disposer librement de son corps. Les modérés soutiennent que personne ne voudrait que sa mère ait avorté quand elle était enceinte de lui, donc que nous ne pouvons pas non plus vouloir cela pour les autres; mais que ce n'est pas une justification suffisante pour une interdiction légale. Les anti soutiennent que les embryons sont déjà des êtres vivants, donc qu'avorter est commettre un meurtre, ce qui doit être interdit.
3) le service public de l'éducation et de la santé. Les personnes de gauche soutiennent que le caractère public est nécessaire pour assurer l'égalité d'accès à ces services, et que ceux-ci doivent être financés par l'impôt. Les personnes de droite soutiennent que l'école doit être privée et la médecine libre afin que chacun puisse choisir l'éducation qu'il veut, et la médecine qui lui convient, l'impôt serait donc une contrainte insupportable.
Pour MacIntyre, le fait que ces discussions ne finissent jamais est essentiellement dû à une perte de notre langage moral, et de la conception qui lui était sous-jacente, à savoir une conception fondée sur les rôles sociaux, et sur les vertus attachées à ces rôles. Je ne compte pas du tout explorer cette voie-là. Je voudrais plutôt montrer ce que ces exemples de discussion, que je prends pour de très bons exemples d'expressions de préjugés, révèlent d'une part de la nature des préjugés, et d'autre part de la nature des discussions morales. L'idée essentielle de ce post sera de montrer que ce sont seulement dans les discussions morales (et les discussions politiques) que les préjugés peuvent s'exprimer, et même, que les discussions morales en contiennent toujours. Cela ne veut pas dire qu'elles ne peuvent pas être résolues, mais seulement que leur résolution n'a jamais l'allure de la résolution d'un problème logique ou mathématique. 

Un préjugé est une affirmation injustifiée. Il peut très bien être vrai, mais son auteur n'a pas les moyens de le vérifier. Et surtout, son auteur n'a pas conscience de ce manque de justification. C'est pourquoi il faut d'emblée distinguer les préjugés des croyances religieuses, ainsi que de toutes les hypothèses que l'on émet dans la vie ordinaire ou en sciences. En effet, toute personne non intégriste, et non convaincue par les preuves philosophiques de l'existence de Dieu, sait que sa religion repose sur un fond de croyance, un saut dans la foi, et que celle-ci n'est pas fondée logiquement sur une vérité première indubitable. C'est pourquoi le croyant doute de sa propre croyance, ou sait qu'il peut rationnellement en douter. Cela suffit donc à distinguer la croyance religieuse du préjugé, puisque ce dernier ne se sait pas infondé. Celui qui a un préjugé pense avoir raison, il pense avoir une justification suffisante. Il a la certitude subjective de la connaissance solide, alors qu'il n'a pas de preuve ayant une valeur objective. Autrement dit, le préjugé est trompeur, là où la croyance et les hypothèses ne le sont pas, parce qu'elles se montrent pour ce qu'elles sont, à savoir infondées.
Il faut ensuite faire une distinction au sein des préjugés. Les premiers sont des heuristiques, les seconds sont de véritables préjugés. J'appelle heuristique un raisonnement qui est incorrect d'un point de vue formel, mais qui est correct d'un point de vue matériel, et qui soulage l'esprit de son auteur, en lui évitant d'accomplir toutes les étapes de raisonnement. Quand on dit que la plante est en train de sécher donc qu'il faut l'arroser, que la voiture est dans le jardin puisqu'elle n'est pas à l'intérieur du garage, etc. on utilise des heuristiques pour faciliter le raisonnement. En effet, rigoureusement, il faudrait tout expliciter, et dire, en l'occurrence, qu'arroser la plante lui permet de rester en vie, et que nous avons l'intention de la maintenir en vie; et dans le second exemple, que la voiture est toujours chez nous (elle n'a pas été volée, ni prêtée à un ami, etc.), et qu'elle ne peut être que dans un de ces deux endroits (pas dans le salon, ni la cuisine, ni la cave, etc.). Bref, ces préjugés n'en sont pas véritablement, ils correspondent seulement au fait que les habitudes, les traditions culturelles finissent par rendre implicites bon nombre de croyances et d'affirmations, et à leur permettre d'avoir une efficace sous cette forme implicite. On peut toujours les expliciter, les rendre conscients. Mais cela ne change pas grand chose d'un point de vue pratique. En effet, en les explicitant, on peut s'apercevoir qu'ils étaient vrais, ou qu'ils étaient faux. Mais même faux, ils continuent à avoir leur fonction pratique, justement parce qu'ils sont utiles et que l'habitude de les utiliser a pu se mettre en place.
Viennent ensuite les véritables préjugés. Ceux-ci reposent sur le fait que des aspects importants du problème à résoudre n'ont pas été pris en compte. Le problème est d'avoir laissé des voix de côtés, d'avoir oublié de tenir compte de points de vue différents, qui changerait les données du problème. Ce serait un peu comme un chœur dont on aurait retiré certains des chanteurs. Le résultat final serait différent de ce qu'il devrait être, et d'autant plus différent qu'il y a beaucoup d'absents. Le préjugé est donc l'absence d'une ou de plusieurs voix, la pensée pleinement informée est la présence de toutes les voix possibles. C'est radicalement différent du fait de passer de l'implicite à l'explicite. Au lieu d'avoir une chaîne logique de raisonnement dont on aurait rendu implicites quelques maillons, on a ici une somme de points de vue qui se tissent entre eux jusqu'à produire un résultat final. Les exemples que proposent MacIntyre sont tout à fait pertinents : certes, nous avons notre opinion sur chacune de ses questions, donc, nous jugeons qu'un point de vue l'emporte sur les autres. Pourtant, les différents points de vue ont chacun leur légitimité, et il me semble que nous n'en rejetons aucun comme simplement incorrect. On trouve chez Kant l'idée de pensée élargie (dans le §40 de la Critique de la faculté de juger). L'expression est très heureuse : la pensée pleine de préjugés est une pensée étroite, qui ne fait droit qu'à un nombre restreint de points de vue; la pensée informée est une pensée qui a su s'élargir à de multiples opinions, pour prendre une décision plus juste, plus fine, plus informée. D'ailleurs, ce peut-être la même décision que celle de la pensée étroite. Mais elle le serait pour de bien meilleures raisons.


J'en viens maintenant aux deux objectifs de ce post, à savoir montrer que seules les discussions morales et politiques contiennent des préjugés, et que toutes les discussions morales et politiques en contiennent.
Une discussion morale a une différence fondamentale avec un problème scientifique : c'est que la première est un problème concret, alors que le second est un problème abstrait. J'entends par problème abstrait un problème dans lequel la liste des données d'un problème est close, parce que l'on a procédé par abstraction à partir de situation empiriques réelles (comme on le fait en physique) ou par construction à partir d'objets humainement conçus, dont on maîtrise donc tous les éléments (comme on le fait en mathématiques). En physique, les objets ne sont plus des objets réels, avec une infinité de propriétés, irréguliers, imparfaits, mais des corps de forme parfaite, réduits à leur masse, leur énergie, leur vitesse, et d'autres propriétés en nombre fini, et donnés au départ. La plupart des aspects du réel étant retirés, il devient possible de résoudre des problèmes de manière univoque. Ainsi, tous les calculs physiques sont parfaits, et la marge d'erreur n'apparaît que lors du retour au réel. Autrement dit, l'abstraction est la garantie de l'exactitude. Je ne dis rien là de bien nouveau, la modernité depuis Galilée et Descartes tirant parti de ce constant pour promouvoir une physique mathématisée.
En morale, il n'est pas possible de faire quelque chose de semblable. Il n'y a aucun moyen d'abstraire les données pertinentes d'un problème, tout simplement parce que tout est moralement pertinent. Je pense que cette affirmation doit choquer n'importe quel philosophe qui a réfléchi un peu sur la morale. On me dira que pour un utilitariste, seuls les actes et leurs conséquences sont moralement pertinents, que pour un kantien, seul l'intention est moralement pertinente, etc. On m'objectera donc qu'il est faux de dire que tout est moralement pertinent, et que nous avons justement des théories morales pour nous dire ce qui est moralement pertinent, et ce qui ne l'est pas. En approfondissant cette objection, on ferait donc le rapprochement entre la théorie en sciences, et la théorie morale : les deux ont le même but, à savoir procéder à une abstraction, afin d'isoler certains aspects du réel, qui sont pertinents pour résoudre certains problèmes. De même qu'un ingénieur résout son problème de construction de pont en s'intéressant aux propriétés physiques de la matière, l'agent moral résout son dilemme en isolant les éléments moraux pertinentes, jusqu'à se faire une vision juste de la situation. Mais cette objection ne tient pas, car la morale a une différence avec les sciences : en morale, il est impossible de séparer la réponse aux problèmes qui se posent de la réflexion générale autour de la manière dont il faut résoudre ces problèmes. Autrement dit, en morale, on ne peut pas se contenter d'appliquer une théorie; il faut encore à chaque instant dire que l'on adhère à cette théorie, qu'on lui trouve une pertinence. La morale place chaque homme devant ses responsabilités, elle l'oblige à faire un choix, qu'il ne peut pas faire reposer sur les autres; alors qu'en science, il est permis de reposer sur les avancées théoriques des autres, et se contenter de les appliquer. Je peux bien dire : j'applique la théorie d'Einstein parce que les physiciens disent que c'est la meilleure théorie dont on dispose pour prévoir le mouvement des grands corps. Mais je ne peux pas dire : j'applique la théorie utilitariste de la morale, parce que les philosophes affirment que c'est la meilleure théorie dont on dispose. Les philosophes n'ont aucune autorité particulière, c'est le travail de chacun de décider lui-même laquelle des théories est la meilleure.
Ceci a une conséquence importante : lorsque l'on étudie un problème moral, les éléments a première vue non pertinents d'un problème restent toujours présents, et peuvent toujours être mobilisés pour changer la manière dont on résolvait ce problème. En faisant cela, cela signifie que nous changeons de conception morale, que notre théorie morale se trouve adaptée ou enrichie par une nouvelle perspective. Ainsi, un utilitariste doit être attentif aux intentions des agents, et pouvoir se dire, que dans tel cas, la valeur morale d'une situation change à cause de cette intention. Il ne peut pas a priori rejeter cette possibilité. Sinon, il tomberait justement dans le préjugé.
Si on reprend l'exemple de mes élèves, on doit donc dire les choses suivantes : certes, retirer de l'argent à quelqu'un qui l'a gagné lui-même est injuste, et en ce sens, c'est un argument contre les impôts; mais il faut aussi tenir compte du fait que les inégalités peuvent se creuser au point d'empêcher définitivement des individus de se libérer de la domination des plus puissants, ce qui est un argument fort en faveur de la redistribution par l'impôt; il faut aussi tenir compte du fait que des systèmes de mutualisation des dépenses permet à chacun de bénéficier de services qui resteraient inaccessibles même aux plus riches, ce qui est encore un argument en faveur de l'impôt, etc. Ici, le débat a avancé, il est devenu moins simpliste, parce que de nouveaux aspects ont été envisagés, venant enrichir la réflexion et la prise de décision finale. Et il importe de voir que ces différents aspects n'étaient pas implicitement contenus dans l'aspect de départ seul considéré par l'élève (confisquer son argent à quelqu'un qui a travaillé). L'aspect est logiquement indépendant, et demande un passage par l'observation du réel pour être découvert.  Ce qui signifie que l'on ne peut pas s'autoriser en morale à rester abstrait. Il faut sans cesse se rapprocher du concret, de façon à comprendre la situation aussi finement que possible.

Ainsi, à la différence d'un problème scientifique qui peut être résolu exactement, parce qu'il est abstrait, les discussions morales restent toujours concrètes, c'est-à-dire ouvertes à de nouveaux aspects. La liste des éléments pertinents n'est jamais close. C'est pourquoi les problèmes moraux ne sont jamais définitivement résolus, et peuvent toujours être relancés. Seuls les cas d'école sont résolubles de manière univoque, mais justement parce que la description de ces cas est close, fermée. Dans le réel, il est toujours possible qu'un élément à première vue non pertinent se révèle important et change le sens de la décision. Mais alors, cela signifie qu'en morale, nous décidons toujours sans avoir fait le tour de la question, nous jugeons donc toujours trop vite. C'est en ce sens que la morale est toujours le lieu des préjugés. On peut en diminuer la force, mais pas les faire disparaître complètement. Il faut toujours négliger des aspects pour décider, or, négliger des aspects, c'est justement avoir des préjugés.
Ainsi, par cette étude des préjugés, on peut apporter un éclairage sur la distinction entre la théorie et la pratique. La pratique agit au sein du réel, c'est pourquoi tout est pertinent. Et puisqu'on ne peut pas penser à tout, des sacrifices sont faits. L'action se fait toujours dans l'urgence, c'est-à-dire plein de préjugés. Alors que dans la théorie, les choses sont simples, elles ne contiennent des propriétés qu'en nombre fini et choisies avec précaution. Or, un problème simple peut être résolu de manière univoque, ce qui signifie qu'on peut faire disparaître tout préjugé, rendre tout explicite, avoir une véritable connaissance.