dimanche 3 novembre 2013

La réalité est-elle une construction?

Goodman, dans Manières de faire des mondes, affirme que nous construisons des mondes, aussi bien par des théories scientifiques, par des œuvres d'art, que par nos discours ordinaires. Lorsque nous manipulons des concepts, nous retenons et relevons certains traits de la réalité, et nous les mettons en relation avec d'autres, d'une manière originale. Ce genre d'idées n'a rien de très nouveau, puisque Kant considérait aussi que la réalité empirique n'existe que parce que le sujet applique des concepts à des données sensibles. La seule différence, qu'il faut ici relever, est que Goodman refuse de hiérarchiser ces constructions humaines, et met sur un même plan les théories scientifiques, qui ont une prétention à la vérité absolue, et les créations artistiques, qui peuvent très bien assumer leur statut de fiction (tout particulièrement les œuvres romanesques). Autrement dit, l'idée forte de Goodman est qu'aucun monde n'a de priorité ontologique sur les autres. Aucun des mondes n'est le vrai monde, qui serait là indépendamment de nous, et à partir duquel nous construirions tous les autres mondes, qui eux, n'auraient que le statut de construction humaine. Goodman ne dit certainement pas que tous les mondes se valent. Il y a de multiples critères qui permettent de distinguer des versions du monde fantaisistes, incohérentes, et d'autres qui sont solides et qui révèlent des choses profondes sur notre existence. Il ne s'agit pas de tomber dans le relativisme complet, qui dirait que tout est vrai, ou même seulement qu'il suffit qu'un propos soit cohérent pour qu'il soit vraisemblable. Néanmoins, parmi les mondes solides, aucun n'a de privilège. On peut donner autant de poids au modèle standard de la mécanique quantique qu'à Don Quichotte, parce que les deux, chacun à leur manière, dit vrai. 
Je voudrais modérer ces affirmations et montrer que l'idée de construction de monde n'en est une très bonne que si on lui donne des limites précises. La tentative de Goodman de généraliser la construction de mondes, au point de faire de tous les mondes sans exception des constructions, cette tentative aboutit à la perte complète du sens même de cette idée de construction. Dit très grossièrement, si tout est construction, alors plus rien ne l'est. Je voudrais donc montrer qu'un monde jouit d'un privilège sur tous les autres, et que de ce monde, on ne peut pas dire qu'il est construit, mais seulement qu'il est déjà là, qu'il est un donné. Et c'est pourquoi il faut bien le tenir pour la réalité. 

Avant de commencer, je voudrais brièvement rappeler la différence que fait Goodman entre une version du monde, et le monde lui-même. La distinction n'est pas très difficile à comprendre, elle correspond à la différence entre le discours, et la chose dont parle ce discours. La version a des propriétés syntaxiques et sémantiques : le langage qu'elle choisit lui donne des capacités d'expression déterminées. Le monde, lui, est l'ensemble des choses décrites. Il peut donc être peuplé d'atomes en mouvement, de corps vivants luttant pour la survie, ou bien de Don Quichotte et Sancho Panza plongés dans l'Espagne médiévale.
Ceci dit, on peut d'ors et déjà clarifier un peu l'usage du terme de construction. Ce que les hommes construisent n'est pas véritablement un monde, mais plutôt une version du monde. Cervantès n'a pas construit un monde, il a écrit un livre. C'est seulement le pouvoir du livre qu'il a écrit de nous plonger dans le monde que ce livre décrit. De même, on vit dans le monde de la mécanique quantique quand on utilise son système conceptuel pour décrire telle ou telle expérience dans un accélérateur de particules (ou ailleurs). J'ajouterai encore que nous pouvons vivre dans des mondes distincts lorsque nous suivons les règles d'un jeu (et particulièrement d'un sport). Lorsque des barres métalliques deviennent des cages, des bandes blanches tracées au sol la délimitation de l'aire de jeu, que le temps réel est suspendu et que n'existe plus que le temps du match, alors les joueurs vivent dans un autre monde. Ici aussi, il faut bien distinguer la construction et le fait de vivre dans le monde. Pour construire le monde du match de football, il faut définir les règles du jeu, et cela peut se faire au calme, à l'intérieur, lors d'une réunion de la Fédération internationale de football. Par contre, pour vivre le match de football, il faut être joueur, faire partie d'un club, avoir un arbitre qui siffle le début du match. 
Cette différenciation entre le fait de vivre et le fait de construire est importante, parce qu'elle montre mieux ce qu'on appelle rigoureusement construire. Construire est une activité qui se fait depuis un monde, et qui consiste à élaborer un système symbolique qui donne naissance à un nouveau type d'expérience (ou de vécu, puisque j'ai parlé jusque là de "vivre dans un monde"). La construction est, en termes très généraux, une phase d'écriture. On écrit un chapitre de Don Quichotte en s'aidant de la langue espagnol, ou bien on écrit une équation de physique quantique en s'aidant du formalisme mathématique approprié. Il ne faut surtout pas confondre cette activité avec l'autre, qui consiste à expérimenter, au fur et à mesure, le monde qui apparaît sous nos yeux lorsque nous lisons l’œuvre en train de s'écrire. Nul doute que ces activités soient complémentaires (on imagine bien le travail du peintre comme un va-et-vient permanent entre le contact avec la toile pour peindre et l'éloignement permettant de juger le dernier coup de pinceau posé sur la toile). Elles n'en sont pas moins distinctes. En bref, on ne construit pas un monde, mais une version du monde, et cette construction requiert que nous habitions en attendant dans un monde déjà construit, déjà là. 


J'ai fait la différence entre l'homme qui vit dans un monde, qui expérimente un monde, et l'homme qui écrit, qui met en place des symboles, qui construit une version du monde. Le premier peut se trouver dans une multitude de mondes différents, et en changer presque quand il le veut. Il suffit de penser à un physicien qui lit Cervantès. A son sujet, le propos de Goodman, disant qu'aucun monde n'a de priorité, est acceptable dans ses grandes lignes. Les deux mondes dans lesquels il vit ont une égale valeur ontologique (j'ai bien dit "dans ses grandes lignes", parce que nous verrons en fait que cet homme vit dans trois mondes, et que le troisième a un statut particulier). Par contre, l'autre homme, celui qui construit des versions du monde, ne passe pas d'un monde à l'autre. Quand il écrit, il a un statut bien particulier : il s'agit d'une personne, ayant une intériorité, avec ses intentions, et produisant un texte, une œuvre, un article, etc. dans une langue qu'il connaît parce qu'elle est une langue que sa culture lui a apprise. Autrement dit, le monde de la construction est toujours le monde de la vie ordinaire, celui qui est peuplé d'individus au sein de groupes humains. On n'écrit pas Don Quichotte depuis le monde de la mécanique quantique, et inversement, aucun personnage de roman ne peut écrire la moindre ligne de théorie scientifique. Toutes ces activités se font depuis notre monde, seulement. Le monde de la vie ordinaire a donc une supériorité ontologique : il est le lieu d'où se conçoivent tous les autres mondes, et le lieu par lequel nous pouvons accéder à ces autres mondes. Pour se plonger dans un roman, il faut d'abord lire des signes écrits, et ceci se fait depuis notre monde. 
Je voudrais écarter une objection possible. Certains mondes autorisent des mondes enchâssés. Dans un roman par exemple, on peut trouver un personnage qui réalise une œuvre d'art, ou un traité scientifique. Ici, la conception d'une nouvelle version du monde se fait depuis un monde fictionnel, et pas depuis le monde réel. Néanmoins, je refuse de généraliser ce cas exceptionnel, et considérer que nous serions nous-mêmes des personnages d'un monde construit, en train d'écrire de nouvelles versions. En effet, il y a une différence de taille : quand nous réalisons de telles enchâssements, nous le faisons toujours depuis le monde réel. L'écrivain fait exactement la même chose quand il écrit tout simplement l'histoire d'un personnage, et quand il écrit l'histoire d'un personnage lui-même en train d'écrire une histoire. Autrement dit, malgré l'enchâssement, il reste un lien avec le monde d'où est écrit le roman. Or, le romancier, lui, n'est pas quelque chose de construit par autre chose, dans un état de dépendance avec un autre monde. Le romancier existe par lui-même, indépendamment d'autre chose.
J'en arrive donc à la conclusion suivante : les mondes construits le sont toujours depuis un monde qui ne l'est pas, ou bien sont ultimement reliés à un monde qui ne l'est pas (dans le cas des mondes enchâssés). Si tous les mondes étaient construits, alors il n'y aurait plus de lieu depuis lequel construire les mondes. J'appelle ce lieu la réalité, qui est aussi le monde de la vie ordinaire.

Il est important de voir que l'argument ici présenté est de nature logique et non pas psychologique. Ce n'est pas parce que le monde de la vie ordinaire nous est plus familier que je considère que ce monde n'est pas construit. Certes, la longue fréquentation a fini par nous rendre ce monde totalement évident, il ne nous semble pas que nous devions passer par une phase d'interprétation pour y vivre, à la différence de tous les autres mondes qui en requièrent une. En effet, nous faisons tous un effort pour lire et imaginer les mondes de la fiction, ou celui des théories scientifiques; par contre nous n'avons pas besoin d'effort d'interprétation pour comprendre que nous nous trouvons chez nous, dans le bureau, en train de taper un texte à l'ordinateur ou en train de dîner. Mais cet argument psychologique ne va pas à l'essentiel, et n'est pas concluant (je remarque d'ailleurs que Goodman rejette cet argument dans son texte sur l'induction Faits, fictions, et prédictions, et il a tout à fait raison : le prédicat "bleu" n'est pas plus primitif que le prédicat "vleu"). En effet, il n'exclut pas que nous finissions par être si familiers avec telle ou telle théorie scientifique, par exemple, que celle-ci nous semblerait décrire le vrai monde, alors que celui de la vie ordinaire ne serait qu'un monde dérivé, demandant un effort d'interprétation. D'ailleurs, peut-être que de tels scientifiques existent, plus à l'aise dans leurs équations que dans le réel.
L'argument décisif est d'ordre logique, ou plus précisément transcendantal. En effet, les conditions de possibilité de la construction sont l'existence d'une personne qui construit, donc d'une personne qui peut agir, et qui dispose sous la main d'outils, et d'un support dont l'existence par soi est requise. Or, de telles conditions ne sont satisfaites que dans le monde de la vie ordinaire. Le monde tel que le décrivent les sciences ne contient plus d'agent, de personnes qui prennent des initiatives en suivants leurs intentions, mais seulement des atomes, des molécules chimiques, de la matière organique, etc. De telles entités ne peuvent rien créer. Étant extérieures au symbolique, tout ce qu'elles produisent ne peut pas être de nature symbolique. Seul une personne a accès au symbolique, donc seule une personne peut créer des versions du monde.
Ceci montre d'ailleurs que les reconstructions scientifiques du monde ordinaire ne peuvent être que des reconstructions, justement, et jamais décrire la réalité première. En effet, lorsque l'on décrit une personne comme un être vivant soumis aux lois de la biologie, on lui fait perdre son statut de personne pouvant agir, et pouvant construire des systèmes symboliques. Ce faisant, on scie la branche sur laquelle on est assis, puisque cette description nous décrit de telle manière que décrire devienne impossible. Le monde de la biologie est donc parfaitement acceptable, mais ne peut jamais avoir la prétention de devenir le monde réel. Le monde réel doit rester un lieu depuis lequel construire des théories biologiques est possible. Or, le mode de la biologie ne permet pas une telle chose. Le monde de la vie ordinaire, lui, le permet. C'est pour cela qu'il est nécessaire que ce monde ait une prééminence sur tous les autres.


Non, la réalité n'est pas construite, puisque toutes nos constructions sont dépendantes du monde de la vie ordinaire, depuis lequel toutes les constructions sont faites. Le monde de la vie ordinaire n'est pas construit, il est déjà là, et indépendant de tout système de pensée. Est-ce que je balaie d'un revers de main toutes les théories qui montrent que notre système de pensée, issu de notre culture, modèle notre perception de la réalité? Oui, parce que ces théories s'énoncent depuis un lieu plus fondamental que les lieux (symboliques) quelles décrivent, et que ce lieu fondamental n'a rien de bien mystérieux, malgré les faux paradoxes des constructivistes nous demandant prestement ce qu'il reste du monde, lorsqu'on lui retire toute conceptualisation.
Le monde hors de toute conceptualisation, c'est le monde de la vie ordinaire, fait de personnes, d'intentions, de croyances, d'actions. Bien sûr, nous pouvons après coup chercher à comprendre plus profondément ces concepts. Cela n'empêche pas leur statut primitif et non construit. Le monde est d'emblée peuplé de personnes et d'actions. Et c'est pour cela que les discours sur la construction sont possibles. Sinon, autant vouloir poser des échafaudages sur du vide.