mercredi 31 août 2011

Est-il permis de se contredire?

Il n'est pas moralement répréhensible de se tromper, bien qu'il soit moralement défendu de tromper les autres. Donc, moralement, il est permis de se contredire, puisque se  contredire, c'est se tromper, c'est croire deux choses dont une des deux est fausse. En effet, il est inévitable que, pour une chose et son contraire, si l'une des deux est vraie, alors l'autre est fausse. C'est ce qu'énonce le principe de contradiction : la conjonction d'une proposition et de sa négation est toujours fausse. C'est pourquoi, d'un point de vue épistémologique plutôt que moral, c'est-à-dire du point de vue de notre connaissance du monde, il semble qu'il ne soit pas permis de se contredire, puisque se contredire, c'est nécessairement avoir des croyances fausses. Ainsi, personne ne voudra se contredire, puisque cela reviendrait à adopter consciemment des croyances fausses.

Pourtant, je voudrais montrer qu'il y a certaines contradictions qui doivent être tolérées, parce que ces contradictions sont les conditions de possibilité de certains discours, qui, pris par eux-mêmes, ne sont pas contradictoires. Il faut ici distinguer la contradiction directe, le fait de soutenir dans le même discours une affirmation et sa négation, et la contradiction performative, contradiction non plus au sein du discours, mais entre ce que dit le discours, et les conditions d'énonciation de ce discours. 
Ce qu'est une contradiction directe est connue de tous, elle se glisse parfois dans nos discours sans que nous nous en rendions compte, ou bien elle est utilisée de manière consciente, en vue de tromper son auditoire. La contradiction performative, elle aussi, est assez bien connue, malgré cette dénomination technique. Celle-ci indique, par cet adjectif performatif (qui désigne ce que nous faisons, ce que nous accomplissons, en disant quelque chose), que le fait de dire quelque chose rentre en contradiction avec ce qui est dit. Lorsque je dit :"je n'existe pas", je dis quelque chose qui se contredit, non pas directement, puisque ce discours est fait d'une seule affirmation, qui n'est pas en elle-même contradictoire (il y a cent ans elle était vraie, dans cent ans, elle sera vraie), mais par le fait même que la condition de ce discours est qu'il y ait quelqu'un pour l'énoncer, que la personne désignée par "je" existe. Donc, "je n'existe pas" peut être vraie, si on entend par là "la personne qui est désignée par 'je' n'existe pas", mais elle ne peut pas être vraie si on entend "la personne qui est en train d'énoncer la phrase 'je n'existe pas' n'existe pas". 
Je précise immédiatement que je ne souhaite évidemment pas dire que toutes les contradictions performatives soient acceptables, ce qui serait ridicule, et qui est bien montré par l'exemple précédent. Néanmoins, je voudrais montrer que certaines contradictions, plus importantes, doivent être tolérées.

En effet, il y a certaines choses que nous devons parfois remettre en cause, discuter, alors même que nous nous appuyons sur ces choses pour discuter. En premier lieu, il y a la logique et la grammaire de la langue. Supposons qu'une enquête poussée nous mène à la conclusion que la construction des phrases en SUJET - VERBE+MARQUEUR DE TEMPS - COMPLÉMENT ne soit pas adapté à la structure de la réalité. Une critique traditionnelle consiste à relever que cette grammaire présuppose une réalité constituée d'objets existant par eux-mêmes, indépendamment des opérations qu'ils sont capables de réaliser. Or, on pourrait penser que la réalité est faite non pas d'objets, mais d'évènements, et que les objets ne sont que des aspects des évènements, pas des réalités en soi. Ainsi, il faudrait alors adapter notre langage, pour le calquer sur cette ontologie des évènements, par exemple en mettant le verbe en tête de phrase, et abandonnant le sujet, ou je ne sais quoi d'autre. Mais ce qui est très important de relever ici, c'est que la critique de la conception faisant de la réalité un ensemble d'objets ne peut s'exprimer qu'au moyen d'une grammaire qui présuppose justement cette conception. C'est en cela qu'une ontologie des évènements serait confrontée à une contradiction performative, tant qu'elle n'a pas réformé en profondeur le langage (si c'est possible!). Mais cela ne vaut pas pour autant disqualification de la thèse : il faut bien partir de quelque part, même si les conclusions auxquelles nous aboutissons doivent nous entraîner à venir remettre en cause ce à partir de quoi nous sommes partis. 
Ainsi, de manière générale, dire que la grammaire est inadaptée, que la logique est fausse, ne peut se faire, dans un premier temps, qu'en se contredisant. Cela ne vaut pas réfutation définitive, mais au contraire encouragement à poursuivre, et à rénover plus en profondeur. Pour tenter une comparaison, on peut évoquer le fameux bateau de Thésée qu'il faut réparer en mer. Retirer une planche pour la remplacer, c'est créer une fuite, donc amener le bateau vers le naufrage. Pourtant, celui qui s'est aperçu qu'une planche menace de se rompre doit se lancer dans son remplacement. Pendant le remplacement, la situation du bateau est précaire, il est dans une situation contradictoire : sur l'eau et en même temps naufragé sous l'eau. Mais le passage par cette précarité est la seule manière d'améliorer la situation.

Ceci dit, que gagne-t-on précisément à autoriser la contradiction performative? On y gagne ni plus ni moins que la liberté philosophique toute entière. On y gagne le droit de faire de l'ontologie sans se limiter à la description savante des règles de la grammaire, donc de rompre avec le parallélisme de la grammaire et du réel. On y gagne le droit de soutenir que toutes nos connaissances sont fausses, sans que l'on vienne nous reprocher que ce discours lui-même est faux. On y gagne le droit de mentionner des distinctions conceptuelles, tout en niant l'existence d'une telle distinction. 
Bref, on se redonne le droit d'être dans une situation intermédiaire, dans une situation précaire entre la vérité et l'erreur, dans une phase de recherche et de reconstruction. Interdire la contradiction performative serait interdire cette phase intermédiaire de recherche et de tâtonnement, pour la raison que nous voudrions la vérité tout de suite, sans passage par cet état intermédiaire. Or, c'est évidemment impossible, justement parce que le bateau est déjà dans l'eau, et qu'il n'est plus possible de le réparer ailleurs que dans l'eau. Celui qui voudrait critiquer la grammaire ne peut pas faire autrement que l'employer pour la critiquer. Faudrait-il alors en conclure qu'il ne doit pas la critiquer pour ne pas se contredire? Ce serait absurde. Mais faudrait-il en conclure plutôt que notre grammaire doit être vraie, puisque nous ne pouvons pas la modifier sans nous contredire? Ce serait encore plus absurde. 
Ainsi, "tout est faux", petite phrase qui semble être le sommet de l'auto-contradiction, puisque cette phrase est vraie si et seulement si elle est fausse, doit néanmoins pouvoir être dite. Mais elle peut être dite non pas parce qu'elle se donne comme une vérité ultime et définitive, mais parce que cette phrase est vraie autant qu'elle peut l'être, c'est-à-dire comme un intermédiaire qui doit nous mener à la bonne attitude. Cette phrase nous enjoint peut-être au silence, et à l'arrêt de toute recherche scientifique; ou bien elle nous enjoint au contraire à ne pas redouter la fiction, le mythe, les légendes, et à nous rendre le plus créateur possible. C'est lorsque chacun se sera tu, ou que chacun sera devenu un artiste créateur, que ce discours aura fait la preuve de toute sa vérité, c'est-à-dire de son utilité. Il nous aura mené à ce qu'il considère être la bonne chose à faire.

dimanche 28 août 2011

Qu'est-ce qu'une fausse distinction?

On pourrait appeler hyper-rationalisme, mais tout aussi bien scepticisme (les extrêmes finissent souvent par se confondre), la position de celui qui est sensible au fait que n'importe quelle suite d'évènements, n'importe quelle série d'articles peuvent être mises en ordre suivant un certain principe, alors même qu'aucune intention consciente n'est à l'origine de cette mise en ordre. Leibniz, dans le Discours de métaphysique (article 6) dit ainsi qu'il n'est même pas possible de feindre que l'univers ait été créé sans ordre, ni même que le moindre aspect de la réalité soit sans ordre. En traçant quelques points au hasard sur une feuille, il est toujours possible de retrouver la fonction d'une courbe passant par tous les points de cette feuille. Autrement dit, au moins rétrospectivement, dégager un principe d'ordre est toujours possible, et seul le manque d'imagination ou de perspicacité est à l'origine de celui qui ne voit qu'un chaos dans les évènements. 
Or, je voudrais soumettre mon propre travail dans ce blog à cette démarche leibnizienne qui consiste à retrouver rétrospectivement de l'ordre à partir de ce qui se donne comme un chaos. Quel est donc la ligne directrice de cet ensemble d'articles, dont les thèmes et les thèses sont en apparence très disparates? Les quelques pages servant de titres de chapitres donnent déjà une certaine unité, mais qui reste bien floue. Je compte envisager ici les choses de manière plus précise, et en même temps plus globale.

Mon programme consiste à montrer que presque toutes les distinctions sont fausses, c'est-à-dire à faire cesser le sortilège hypnotisant que produisent immédiatement les distinctions, lorsqu'elles sont formulées. Il y a en philosophie, c'est-à-dire dans cette activité consistant à écrire ou à dialoguer avec d'autres personnes au sujet des concepts, une sorte de prime à la distinction tout à fait indue. Il est toujours plus facile de distinguer que de montrer que la distinction ne doit pas être faîte. La raison est bien compréhensible : dire qu'une distinction ne doit pas être faite, c'est inévitablement avoir à se servir du couple de termes en question, et donc paradoxalement renforcer la légitimité de leur usage. Et de manière générale, toute personne souhaitant dire qu'il n'y a rien à dire se trouve dans une sorte de contradiction performative. En le disant, il semble qu'il soit faux de le dire. De même, dire qu'une distinction est inutile, c'est la mentionner, donc l'utiliser, donc montrer qu'elle est utilisable, donc montrer que l'on doit la faire. Ainsi, dans ce jeu des arguments et des objections pro et contra une distinction, il semble que les arguments pro soient toujours favorisés.
Il existe encore une autre raison, plus sérieuse, qui explique que les distinctions aient l'avantage sur les "identifications" (les refus de distinguer). Cette raison vient encore de la manière même dont s'exerce la philosophie, à savoir en pensée ou en dialogue, et à peu près jamais en actes, ou en observations. Or, en pensée, les distinctions tiennent toujours, au moins parce que la pensée se contente souvent de définitions nominales, qui permettent toujours de distinguer ce qui ne l'est pas en réalité. Les médiévaux connaissaient bien cela : on peut nominalement distinguer le chemin descendant qui mène de A à B, et le chemin montant qui mène de B à A. Pourtant, ces deux chemins ne peuvent être distingués autrement qu'en pensée. Parler du premier chemin, c'est invariablement parler du second, et réciproquement. Ainsi, tant que l'on ne se confronte pas à la réalité, tant que l'on ne tient que des discours a priori, le partisan des distinctions a toujours l'avantage. Il peut toujours parvenir à montrer que ce qui est le même est en fait deux choses différentes. Et une fois que la distinction nominale a été faite, il faut toujours beaucoup d'efforts pour montrer que cette distinction est sans valeur, et que les deux définitions nominales parlent de la même chose.
Il faut donc conclure la chose suivante : une distinction qui serait seulement nominale entre deux choses doit être tenue pour une fausse distinction, deux manières différentes de décrire une même chose, et absolument pas deux discours pouvant être tenus de manière autonome. Celui qui ne donnerait qu'une des deux définitions le peut, mais il devrait alors reconnaître que sa définition reste abstraite, incomplète. Une définition complète de la chose en question devrait mentionner les deux aspects. Voici donc ce qu'est un discours abstrait : un discours qui atteint bien son objet, qui emploie des termes univoques, qui ne désigne qu'une seule chose, mais qui ne la désigne que de manière incomplète, en omettant de parler d'aspects que cette chose possède nécessairement. Lorsque l'on évoque un objet en parlant seulement de sa position spatiale et de ses dimensions (par exemple, "l'objet mesurant 324 mètres de haut situé dans le VIIème arrondissement parisien), on peut tenir un discours univoque, ce qui est le cas dans cet exemple, puisque seule la tour Eiffel répond à cette définition, mais on tient un discours abstrait, car le discours complet devrait également mentionner le matériau (10100 tonnes de fer puddlé). Aucun objet n'est, dans le monde physique, un objet pur de tout matériau, de toute couleur, et réduit à ses pures formes et dimensions. Donc, tout discours mentionnant un aspect et négligeant l'autre est abstrait. La distinction entre forme et matière est abstraite (ne soulevons pas le problème de savoir si les mathématiques sont une science abstraite, ou bien si la distinction de la matière et de la forme est possible, puisque les mathématiques parlent de la forme sans évoquer la matière). 

De cette manière, nous disposons maintenant d'un test solide pour tester la légitimité des distinctions : peut-on parler d'un aspect d'une chose, sans être absolument contraint de parler de l'autre aspect de cette chose? Si la réponse est oui, alors la distinction est légitime, sinon, nous n'avons affaire qu'à une fausse distinction, une distinction seulement nominale. Et ce test ne peut être accompli qu'en faisant l'épreuve des faits, qu'en allant chercher des exemples. Sinon, nous en resterions aux déclarations de principe, sans jamais pouvoir nous mettre d'accord. Si quelqu'un soutient obstinément qu'il arrive que des formes existent indépendamment d'une matière, il n'y a rien d'autre à faire que lui demander de nous les montrer. Il est fort probable qu'il n'y arrive pas (ici encore, je ne veux pas entrer dans la discussions sur le statut des objets mathématiques).
Ainsi, alors que, dans le discours, les partisans de la distinction semblaient combattre sur un terrain plus favorable que leurs opposants, puisque les définitions nominales permettent toujours de triompher à peu de frais, on voit maintenant que, selon ce test de légitimité des distinctions, les partisans de la distinction auront toujours plus de travail à accomplir que ceux qui les refusent. Celui qui refuse une distinction n'a rien à dire, et n'a rien d'autre à faire que de ne pas l'utiliser. Car pour prouver sa thèse, il devrait considérer un à un une infinité d'objets. Alors que celui qui désire faire cette distinction a l'entière charge de la preuve. C'est à lui d'exhiber au moins un objet dont on puisse considérer un aspect de la distinction, sans en même temps devoir considérer l'autre aspect. Sur un ensemble infini, les preuves d'existence sont évidemment plus faciles à donner que les preuves de non existence. Celui qui nie une existence ne peut le faire que si la définition de son adversaire souffre d'une contradiction interne. Mais ceci arrive rarement, lorsque nous formulons une définition. 

Bref, pour réaliser mon programme, je n'ai rien d'autre à faire qu'à me taire, et à demander à mes adversaires de prouver la légitimité de leurs distinctions!

vendredi 26 août 2011

La philosophie n'existe pas

J'ai, dans ce blog, livré mes pensées au fil de la plume, sans grand souci d'unité thématique. Et je n'ai même pas cherché directement à expliquer la devise de ce blog, selon laquelle la philosophie n'existe pas, mais seulement des philosophes. Il est temps de venir corriger cet "oubli". Quand au manque d'unité thématique, c'est également un thème qu'il faudra aborder, à l'avenir.
On remarquera d'abord que cette formule n'est pas une simple particularisation de la thèse générale du nominalisme, selon lequel il n'y a rien de général, mais seulement de l'individuel. En effet, je n'ai pas dit que la philosophie n'existe pas, mais qu'il n'y a que des philosophies particulières, comme s'il y avait la philosophie de Platon, de Descartes, de Kant, sans qu'il y ait quelque chose qui les réunisse toutes. Je ne souhaite pas nier que les différentes philosophies aient quelque chose en commun. Je souhaite plutôt, plus radicalement, nier qu'il y ait quelque chose comme la philosophie de untel ou de untel. Il y a bien une activité de certains hommes qui analysent et clarifient des concepts, soulèvent des arguments ou des objections, attirent le regard sur des aspects de la réalité qui le méritent. Mais rien ne justifie d'isoler cette activité des autres activités. Ce que je veux soutenir, c'est que, selon cette définition de la philosophie, comme tentative de décrire et réviser notre usage des concepts, toutes nos activités, sans exception, sont philosophiques. Il n'y a aucune activité qui ne nous engage pas, parfois, à ce travail sur les concepts. 
Ainsi, isoler la philosophie des autres activités, c'est réduire les autres activités à de pures opérations mécaniques, automatiques, dépourvues de toute pensée, de toute réflexion sur la valeur de ces activités. Or, il est certes possible d'agir sans réfléchir, d'accomplir des gestes sans se questionner sur leur pertinence, leur finalité et leur efficacité. Mais bien que ce soit possible, ce n'est pas souhaitable. Il vaut bien mieux que chaque activité puisse se prendre en charge elle-même, et juger de manière réflexive si les concepts qu'elle a utilisés jusqu'à présent sont adaptés ou pas. Autrement dit, la philosophie en tant que telle n'existe qu'en ayant préalablement adopté une conception particulièrement réductrice de l'action, selon laquelle celui qui agit n'a pas à réfléchir. Pour clarifier ceci, on ne pourrait pas donner meilleur exemple qu'Aristote, qui, dans le premier livre de la Métaphysique, explicite la différence entre l'expérience et le savoir par la différence entre le manœuvre et l'architecte. Le premier n'est que muscles, adresse et force de travail, alors que le second est esprit, capable de se représenter la finalité du travail du manœuvre, et de connaître la manière d'arriver à son but. Isoler la philosophie des autres activités présuppose donc une conception particulièrement schématique de la distinction entre théorie et pratique : la philosophie seule serait théorique, alors que toutes les autres activités, elles, seraient seulement pratiques, incapables de réfléchir sur leurs conditions de possibilité, sur leur efficacité, sur leur utilité.

Avant d'expliciter davantage ces propos, il me faut couper court à une objection, qui méritait toutefois d'être soulevée. J'ai semble-t-il, moi-même négligé bon nombre d'activités, en considérant que séparer la philosophie de ces activités revenait à les réduire à de pures opérations mécaniques ou instinctives. L'exemple d'Aristote le montre bien : on peut sans doute soulever des dalles, fabriquer du ciment, etc. sans réfléchir. Mais on ne peut pas être architecte sans penser un peu. Or, être architecte ne semble pas supposer de faire de la philosophie. Et plus généralement, les sciences ne requièrent pas de connaissance philosophique. Il serait donc bien possible de penser toutes les activités, en ayant la science de ces activités, et ce, tout en maintenant la différence entre la philosophie et le reste, donc entre la philosophie et les sciences. Peut-on donc distinguer la philosophie et les sciences?
Ici encore, le même argument qui vaut contre la distinction entre la philosophie et les pratiques "mécaniques" vaut aussi contre la distinction entre science et philosophie. Ce n'est qu'en ayant une vision particulièrement réductrice de la science, selon laquelle elle n'est qu'une résolution de problèmes posés dans des termes qu'elle ne choisit pas elle-même, que l'on peut soutenir que science et philosophie sont distinctes.Si les concepts scientifiques lui étaient transmis par la philosophie, et qu'elle n'avait pas la capacité de les réviser, alors la distinction aurait une pertinence. Mais comment nier que les scientifiques eux-mêmes soient largement soumis à l'exigence de reconsidérer des notions qu'ils ont reçues du langage ordinaire, des philosophes, ou des théories scientifiques précédentes? Un physicien remet nécessairement en cause nos manières courantes de parler de particules de matière. Un biologiste remet nécessairement en cause nos manières courantes de parler des espèces, de la reproduction.Un sociologue remet nécessairement en cause nos manières courantes de parler des traditions, des institutions. Et, de manière générale, chacune des sciences est amenée à décrire et parfois à réviser les concepts dont elle fait usage. Or, la philosophie ne fait rien de différent.

Arrivé à ce stade, on pourrait peut-être proposer une définition de la philosophie, qui permettrait alors de la distinguer des autres sciences. Autant chaque science étudie un type d'objets précis, bien délimité, et spécialisé, autant la philosophie se consacre surtout, non pas à tous les objets en général (cf. l'être en tant qu'être d'Aristote; par opposition à l'être en tant que ceci ou cela pour chaque science particulière), mais bien plutôt aux concepts ordinaires, ceux que nous utilisons dans la vie ordinaire. Nous parlons beaucoup, donc nous pouvons étudier le concept de langage. Nous passons du temps à nous réunir, voter, nous battre, etc. donc nous pouvons étudier le domaine de la politique. Nous passons du temps à défendre nos intérêts et à nuire à ceux des autres, donc nous pouvons étudier les notions de droit et de justice. 
Ainsi, les sciences seraient spécialisées, alors que la philosophie resterait plus englobante, plus proche de nos besoins ordinaires. La linguistique étudie la phonologie ou les règles de transformations de l'actif au passif, alors que la philosophie se contente d'examiner les notions de signification, de vérité, de sujet et de prédicat. De même, le droit étudierait en détail les procédures de garde à vue ou les motifs de circonstance atténuante ou aggravante, alors que la philosophie se contenterait d'étudier l'équité, la sanction ou la vengeance. Encore une fois, cette distinction n'en est pas une, elle n'est tracée que par les limites de notre goût personnel à rentrer dans le vif du sujet, mais nullement par les concepts eux-mêmes. La plupart des philosophes se passionnent pour l'étude de la vérité, alors qu'ils seraient vite assommés par des discussions concernant la phonologie. Mais ce n'est pas que la phonologie serait moins conceptuelle que la théorie de la vérité. C'est seulement que la seconde passionne moins un certain type d'hommes.
Et surtout, celui qui fait de la phonologie ne peut pas complètement faire abstraction de problèmes philosophiques généraux concernant la langue, la syntaxe, la sémantique, et les structures. Le philosophe peut très bien étudier la théorie des signes dans son coin, cela ne dispense pas le spécialiste de phonologie de le faire aussi. Et même, en tant qu'il étudie la théorie des signes, le philosophe met aussi un pied dans la phonologie (entre autres), de même qu'il met un pied dans le droit lorsqu'il définit l'équité ou la sanction.

Où cela nous mène-t-il? La philosophie n'existe pas, parce que toutes les activités, de la plus manuelle à la plus intellectuelle, sont engagées dans une réflexion sur leurs concepts, parce que cette réflexion est une condition de ces activités. Le maçon fait mal son travail s'il ne se demande pas comment faire un bon ciment, mais aussi s'il ne se demande pas s'il est juste de construire une maison pour cet homme qui a obtenu son permis de construire grâce à des pots-de-vin. Vouloir retirer cette interrogation au maçon, c'est retourner à la conception étriquée de l'action selon laquelle elle n'est que pure exécution d'une pensée qui plane en toute autonomie. Cette conception est celle d'Aristote, qui n'était pas partisan de l'esclavage par hasard. En effet, l'esclave est celui qui doit agir sans discuter. Mais dans une époque qui a aboli l'esclavage, donc qui reconnaît à chacun le statut d'être humain pouvant penser, personne ne peut retirer au maçon le droit de s'interroger sur la finalité de son activité. Il n'en devient pas philosophe pour autant. Il reste un maçon qui se demande s'il est bon de construire cette maison.
Il n'y a pas des questions techniques d'une part, et des questions philosophiques de l'autre. Toute question est à la fois technique et philosophique. Lorsque le maçon se demande comment faire une bon ciment, il se pose une question technique, mais qui engage aussi le concept de ciment. Lorsqu'il se demande s'il doit vraiment construire une maison pour un bandit, il se pose aussi une question technique, celle du meilleur moyen d'obtenir une société juste, réglée par des lois. Encore une fois, le fait que les philosophes ne s'intéressent pas à la manière de faire du ciment ne signifie pas que cette question ne soit pas philosophique. Les goûts et dégoûts personnels n'ont pas de signification.
Bref, il y a interaction permanente et nécessaire entre la définition des concepts, et leur usage. Tout usage met en jeu leur définition, et toute définition a pour effet d'en modifier l'usage. Pour être plus précis, un concept étant une règle pour accomplir une opération, il y a une interaction nécessaire entre l'énoncé de la règle d'opération, et l'accomplissement de cette opération. 

Certes, les sciences emploient des nombres, des symboles abstraits, des graphiques, alors que la philosophie s'écrit le plus souvent en toutes lettres. Mais une telle différence peut-elle être tenue pour essentielle? Ne prend-on pas trop au sérieux le découpage scolaire arbitraire des disciplines qui a bien curieusement fait tomber la philosophie du côté des disciplines littéraires?

mercredi 24 août 2011

Le progrès scientifique

Il est d'usage d'opposer une conception rationaliste de la science, selon laquelle celle-ci se dirigerait par principe vers la vérité, et une conception relativiste selon laquelle aucune théorie n'est meilleure qu'une autre, si ce n'est que certaines sont subjectivement, et seulement subjectivement, tenues pour meilleures. Ainsi, que l'on soit partisan du continuisme ou au contraire partisan des révolutions scientifiques, on peut encore occuper deux positions différentes, selon que l'on est continuiste rationaliste, continuiste relativiste, ou bien révolutionniste rationaliste et révolutionniste relativiste.
On imagine assez facilement ce qu'est le continuisme rationaliste, doctrine selon laquelle chaque découverte scientifique apporte une nouvelle pierre à l'édifice global de la science. Je ne citerai pas de nom, tant cette position est courante chez les auteurs classiques.
Par contre, le continuisme relativiste peut paraître moins familier. On peut néanmoins le trouver chez James, et dans une certaine mesure, chez Dewey et Goodman. Pour James, la science avance de manière linéaire, et il reste étranger à l'idée de ruptures scientifique qui commencera à émerger avec Bachelard, Fleck et Kuhn. Pour lui, la science ne rompt pas avec la connaissance ordinaire, ni avec les théories scientifiques précédentes. Et surtout, autant James que Dewey et Goodman (dans Fait, fiction et prédiction) insistent lourdement sur le fait qu'une nouvelle théorie n'est acceptée qu'à la condition qu'elle remette en cause aussi peu que possible les théories précédentes. La continuité de l'expérience est chez Dewey une condition de sa valeur : des expériences détachées les unes des autres, qui arrivent sans être appelées par des expériences précédentes, n'ont pas de valeur. Cette pourquoi la rupture est dévalorisée. Rompre le flux de l'expérience, c'est en perdre de vue le sens, ne plus la comprendre. En même temps, James et Goodman sont relativistes, en ce qu'ils considèrent que notre connaissance actuelle n'a rien d'ultime ni de fondé, qu'elle se rapporte essentiellement au sujet, et qu'il se pourrait très bien que d'autres connaissances soient possibles.
Enfin, je ne m'étendrai pas sur les révolutionnistes, l'opposition de Kuhn et de Feyerabend, le premier étant attaché à montrer qu'il y a bien une forme de progrès derrière la succession des paradigmes, alors que le second multiplie les formules provocantes, déclarant que la science galiléenne ne vaut guère plus que l'astrologie.

On pourrait évidemment se demander lequel des quatre camps il convient d'occuper. Mais, de manière plus utile, il convient plutôt de se demander ce que ces quatre camps ont en commun. Chacun partage cette conviction selon laquelle le progrès scientifique consiste en une accumulation de connaissances, une accumulation d'énoncés vrais au sujet du monde. Certains nient ce progrès, d'autres y croient, mais tous acceptent sa définition. Or, ce n'est pas le seul aspect du progrès scientifique. Peut-être plus encore que par les énoncés finaux, ceux que l'on confronte à la réalité pour en contrôler la vérité, c'est par les méthodes et procédés que les sciences se distinguent et évoluent. Alistair Crombie et Ian Hacking parlent de style de raisonnement, pour décrire les procédures par lesquelles les sciences arrivent à produire des énoncés.Et ces procédures sont d'une importance capitale, parce qu'elles déterminent en même temps le régime de vérité de ces énoncés, c'est-à-dire la manière par laquelle ces énoncés pourront être vérifiés ou réfutés.
Ces styles sont au nombre de six ou sept : l'usage de postulats, l'exploration empirique, la création de modèles, la classification, l'usage des probabilités, et la dérivation historique.Le style de laboratoire, propre à Hacking, est une fusion de la méthode empirique et de la modélisation. Peu importe ici leur contenu exact, leur titre est suffisamment explicite pour le propos présent.
Hacking, dans l'article "Langage, vérité et raison" (in Historical ontology) mentionne justement que l'on peut être un rationaliste en un sens différent que celui qui a été utilisé jusqu'ici, puisque le rationalisme consiste à croire que le progrès dans l'usage des méthodes est un aspect majeur du progrès scientifique en général. Au lieu de croire que le progrès est une accumulation d'énoncés vrais, le progrès est une accumulation de styles de raisonnement, c'est-à-dire de procédés par lesquels on peut fabriquer des énoncés, c'est-à-dire rendre une suite d'expressions vérifiable ou réfutable. Le progrès est dans le vrai-ou-faux, autant sinon plus que dans le vrai seul.

Ainsi, il faut même introduire deux manières possibles d'envisager ce progrès, selon que l'on est un arch-rationaliste, ou un anarcho-rationaliste. Pour le premier, il y a des styles qui sont bons en soi, d'autres qui sont mauvais, et ce, pour chacune des sciences : l'usage des postulats est ainsi fondamental en mathématiques, mais serait ravageur s'il est poussé trop loin en physique par exemple (comme chez ces philosophes qui prétendaient montrer que le vide est impossible par la simple analyse du concept). De même, le style des analogies et des ressemblances, qui serait au fondement d'un certain nombre de sciences médiévales (en médecine par exemple : les baies et fruits rouges sont bons pour le sang, qui est rouge lui aussi) devrait absolument être abandonné. A l'opposé, l'anarcho-rationaliste ne considère pas que certains styles soient en soi inadaptés,ou devraient être éliminés. Il encourage au contraire la prolifération des styles. Il se peut que nous ne sachions pas quoi faire d'un style, cela ne signifie pas qu'il doit être banni, mais seulement que d'autres doivent être recherchés, ou bien qu'il faut encore réfléchir à la manière de l'utiliser.
Par contre, c'est l'aspect important sur lequel je souhaite insister, l'anarcho-rationaliste garde une notion de progrès bien définie : c'est le nombre de styles en notre possession qui détermine ce progrès. Il est évident que les mathématiques sans méthode hypothético-déductive restent bien pauvres. Il en est de même pour la physique qui se passerait de modélisation (il faudrait compléter ceci en parlant aussi de simulation, notamment informatique). On pourrait encore essayer de se demander ce que serait l'économie sans l'usage des statistiques...

Bref, le progrès scientifique est possible. On fait plus et mieux avec beaucoup d'instruments que sans ces instruments. Ne restent que les questions suivantes : peut-on parfois tenir pour un progrès l'élimination d'un style, ou bien est-ce dans tous les cas une perte? Les styles de raisonnement sont-ils intrinsèquement liés à des sciences précises, ou bien n'importe quel style peut-il être utilisé dans n'importe quelle science?