samedi 21 décembre 2013

La culture est-elle inégalitaire?

On trouve chez les sociologues marqués par la pensée de Bourdieu, autant chez ceux, souvent à droite, qui s'y opposent, l'idée que la culture est par essence élitiste, inégalitaire. 
Les sociologues d'inspiration bourdieusienne emploient la notion de capital culturel. Ceci leur permet d'affirmer : 
- que les ressources culturelles ne circulent pas en abondance, mais qu'il y a une certaine rareté qui justifie l'accumulation.
- que les individus disposent de ressources en quantité variable, et que ceux qui ont plus de ressources ont un avantage sur ceux qui en ont moins.
- que ces ressources n'ont pas toutes la même valeur qualitative, de sorte que l'individu ayant le plus grand capital n'est pas nécessairement celui qui a le plus grand nombre de ressources, mais celui qui détient celles qui ont la plus grande valeur.
-que les individus peuvent accroître leur capital par un travail approprié (aller à l'école, fréquenter des personnes cultivées, etc.).
- que les individus peuvent échanger leur capital culturel contre des ressources d'un autre type, telles que des relations sociales (capital social), du prestige et du pouvoir (capital symbolique) ou de l'argent (capital économique).

Les opposants à Bourdieu, plus conservateurs, acceptent les éléments indiqués ci-dessus. Leur principal point de désaccord vient de l'origine de la valeur des biens culturels. Pour un bourdieusien, la valeur des biens vient principalement du statut social de ceux qui les produisent. Un bien ayant une haute valeur est un bien valorisé par les personnes ayant le plus haut capital culturel. D'un point de vue strictement logique, il y a bien évidemment un paradoxe dans une telle conception (cette contradiction logique est celle du baron de Munchausen qui s'extrait des sables mouvants en se tirant lui-même par les cheveux). En effet, la valeur des biens est fixée par ceux qui ont le plus de biens, ou les biens ayant le plus de valeur. Mais pour reconnaître ceux qui en ont le plus, il faut bien être capable d'identifier séparément la valeur des biens. Ici réside la contradiction : pour fixer la valeur des biens, il faut identifier le statut des personnes, mais pour identifier ce statut, il faut fixer la valeur des biens. Néanmoins, cette contradiction se résout comme toutes les autres : par la dimension temporelle, et par le de va-et-vient. Les personnes les plus renommées créent la valeur, mais ces valeurs préexistaient suffisamment pour permettre de reconnaître ces personnes-là.
Au contraire, pour un conservateur, ce sont les biens qui ont une valeur par eux-mêmes, indépendamment des rapports sociaux, des personnes influentes. La culture est donc une succession de géants, qui produisent des œuvres qu'on appelle des sommets, et qu'il convient d'étudier, lire, méditer, avec une piété religieuse (et des nains qui produisent des biens sans valeur). La valeur des personnes dépend donc seulement des ressources culturelles dont elles disposent. Leur valeur est donc objective, et ne dépend pas des jugements sociaux sur eux. 

L'opposition fondamentale réside donc entre ceux qui placent la valeur culturelle dans un aspect extra-culturel, et ceux qui donnent de l'autonomie à la culture, de sorte que la valeur des biens culturels ne dépend que de critères internes au type de biens culturels considérés. Autrement dit, et très grossièrement, pour un bourdieusien, un œuvre d'art contemporain est bonne parce que les galeristes renommés et les commissaires d'exposition sont prêts à payer chers pour la vendre ou l'exposer; pour un conservateur, une œuvre d'art contemporain est bonne parce qu'elle innove au point de vue formel, qu'elle traite son sujet avec finesse, pertinence, etc.
Je voudrais montrer que ces deux conceptions, malgré leurs différences, font une erreur commune, les conservateurs parce qu'ils ne voient pas que l'origine de la valeur culturelle ne vient pas de la culture elle-même, mais bien de la société, et les bourdieusiens parce qu'ils ne voient pas que ce même constat implique que la valeur culturelle n'en est pas vraiment une, mais est seulement une valeur sociale. Autrement dit, il n'y a pas de capital culturel, il y a seulement un capital social (et symbolique). Je voudrais donc montrer que la culture n'est pas inégalitaire, c'est seulement la société qui est inégalitaire, et c'est seulement la confusion du culturel et du social qui explique cette croyance partagée en la dimension inégalitaire de la culture.

Pour bien comprendre la nature de la difficulté, il faut d'abord parler de ce qu'est une société, une communauté et une culture. Une communauté est un groupe lié par une culture commune. Dans celle-ci, les individus se comprennent, parlent ensemble, ont les mêmes coutumes, valorisent les mêmes choses. Au sein d'une communauté, les individus sont égaux. Puisque tous ont les mêmes idées et valeurs, il n'est pas possible de les classer. Et toutes les choses qui sont tenues pour inférieures n'appartiennent pas à cette communauté, mais aux autres. L'inférieur est étranger à la communauté, et non pas au sein d'une communauté. Autrement dit, l'inégalité se définit par le rapport entre deux communautés (ou plus), et pas au sein d'une seule. Quant à la société, elle n'a pas vraiment de culture commune. Elle est seulement le lieu de rencontre entre communautés. Pour que cette rencontre ait lieu, il faut bien entendu que certains éléments culturels soient communs (la langue, en priorité, quelques idées et valeurs communes, etc.). Mais justement, ces points communs sont ceux qui ne font pas l'objet des inégalités culturelles. Car l'inégalité est toujours une inégalité de possession.
Ainsi, ce que l'on appelle inégalité culturelle est d'abord une inégalité entre classes sociales. C'est parce qu'il y a des catégories sociales distinctes, ayant chacune leur culture, qu'il y a aussi des inégalités, parce que ces classes sociales sont inégales, dans leurs rapports de force au sein de la société. Pour qu'une différence entre cultures puisse se traduire en termes d'inégalités, il faut donc déjà que ces classes sociales soient hiérarchisées, sinon, les différences resteraient des différences. Ou bien, chaque communauté classerait les autres comme inférieures, mais nous resterions dans le relativisme absolu, sans possibilité d'établir une commune mesure. Pour que la société soit réellement structurée selon des inégalités, il faut donc qu'une classe domine, et qu'elle impose sa culture comme celle qui doit dominer. Qu'est-ce qui justifie ces propos? Dans une communauté, les biens culturels tenus pour inférieurs ne circulent pas. L'amateur d'opéra n'écoute pas de rap (je me place sur le plan des principes, car évidemment, en réalité, la plupart des individus croisent les influences). Donc cette communauté n'a pas les moyens de hiérarchiser. De même, dans la communauté des amateurs de rap, on n'écoute pas d'opéra, donc, là aussi, la hiérarchie est impossible. De toutes façons, même en tenant compte des individus réels, qui appartiennent à plusieurs communautés et peuvent donc les comparer, cela ne résout pas les conflits de valeur entre ces cultures. Si un amateur de rap écoute de l'opéra, cela ne permet pas de déterminer s'il faut placer l'opéra au-dessus du rap, ou l'inverse.

Les inégalités de force entre communautés ne peuvent donc pas être culturelles, car chaque communauté n'a pas les moyens d'évaluer les ressources culturelles qu'elle tient pour inférieures. Les inégalités ont une autre origine. Celles-ci sont ou bien économiques, ou bien sociales, ou bien symboliques. Les inégalités culturelles ne font que refléter les inégalités sociales. La culture dominante est celle des classes dominantes, parce que les cultures, par elles-mêmes, ne dominent pas. La culture, par définition, est commune, partagée, donc égalitaire. C'est seulement l'existence des classes, et des stratégies individuelles pour se hisser aux classes dominantes, qui explique que les cultures se soient trouvées hiérarchisées. Pour appartenir aux classes supérieures, il faut ressembler aux individus des classes supérieures. Pour cette raison, il faut partager leur culture. Mais leur culture n'est pas supérieure, elle est seulement autre.


lundi 9 décembre 2013

Le bonheur réside-t-il dans le cumul des plaisirs?

Une vie heureuse est certes faite de bons moments. Plus ces moments sont nombreux, plus la vie est bonne. Une vie faite de moments intenses, mais entrecoupés de très longs moments d'ennuis, ou de souffrance, est toujours moins enviable qu'une vie plus riche, où les bons moments sont plus fréquents. Ceci, personne ne le contestera. Pourtant, je voudrais montrer dans cet article que cette conception du bonheur comme résultant d'une somme de bons moments ne marche pas, si on cherche à rendre cette conception suffisamment rigoureuse.

Dès lors qu'il est question d'évaluer la valeur d'une vie, ce qui est le but de la notion de bonheur, il nous faut disposer d'une unité de mesure. On appellera plaisir cette unité. Je laisse de côté toutes les critiques possibles portant sur l'unité de cette notion. Il me semble en effet absurde de regrouper sous ce même terme des activités aussi différentes que manger une tarte aux pommes, rire avec ses amis, jouer au football, ou lire un roman. J'aurais tendance à limiter la notion de plaisir à celui qui est de nature organique, corporel. Néanmoins, je ne tiendrai pas compte de cette objection, et ferai comme si on pouvait tenir le plaisir pris à toutes ces activités pour homogène.
En effet, il est nécessaire que les différents types de plaisirs puissent être additionnés, et c'est pourquoi leur homogénéité est importante. Nous parvenons ainsi à une théorie de la mesure du bonheur par le plaisir. Chaque moment de vie est évalué selon le plaisir qu'il suscite, et la quantité de plaisir est ensuite additionnée aux autres quantités de plaisir que chaque autre moment de vie nous a apportées. Il ne reste plus qu'à mettre en rapport la quantité effective de plaisir pris durant notre vie, avec la quantité possible de plaisir, pour évaluer si notre vie est heureuse ou malheureuse. L'idéal est la vie dans laquelle chaque moment de vie est occupée par l'activité qui produit le plus de plaisir. Cet idéal est sans doute inaccessible, mais sert de repère. En voyant tout ce que nous aurions pu faire, sans l'avoir fait, nous avons une idée de la valeur de notre vie.
J'en viens maintenant au point le plus crucial. Pour que ce calcul des plaisirs puisse être fait, il est nécessaire d'adopter une thèse atomiste, ou réductionniste, c'est-à-dire une thèse qui considère que la valeur du tout est égale à la somme de la valeur des parties. Autrement dit, la quantité de plaisir produite par une activité est la même quelles que soient les autres activités de la personne, cette quantité est indépendante du contexte. Ceci s'oppose donc à l'idée que l'intensité du plaisir serait variable selon ce que l'on a fait avant, ce que l'on pense faire après, de la manière dont nous nous fixons un projet de vie, etc.
Pour que la réfutation d'un tel atomisme ne soit pas trop facile, cette conception doit s'enrichir de considérations marginalistes. Il lui faut une théorie équivalente à ce que l'on trouve en économie sous le nom d'utilité marginale décroissante; sauf qu'ici, on ne parle pas d'utilité mais de plaisir. On admettra donc que le plaisir pris à une activité décroît progressivement avec le temps et la répétition. Cette petite sophistication me paraît acceptable sans modifier le fond du débat, et c'est pourquoi il faut en tenir compte. D'ailleurs, malgré le jargon issu de l'économie du XIXème siècle, c'est une très vieille idée, que l'on trouve chez Platon, ou Épicure : le plaisir est compensation d'une peine, donc sa puissance décroît au fur et à mesure que la peine disparaît. Si l'on poursuit l'activité plaisante au-delà de la suppression de la douleur, cette activité cesse d'être plaisante, et peut même devenir douloureuse. Le plaisir de manger est un paradigme : celui qui mange au-delà de la faim n'a plus de plaisir, et finit même par avoir la nausée...
Je résume : le bonheur est fait d'un cumul des plaisirs. Plus la somme est élevée, plus nous sommes heureux. Il nous faut donc toujours choisir, entre deux activités, celle qui est la plus plaisante. Et puisque le plaisir décroît avec le temps, il nous est nécessaire de changer parfois d'activité. Néanmoins, tant que le plaisir d'une activité n'est pas devenue inférieur au plaisir d'une autre, il n'y a aucune raison de changer.

J'en viens maintenant à la critique.
Cette théorie atomiste aboutit assez curieusement non pas au pluralisme, mais au monisme. En effet, si, à chaque instant, il faut choisir l'activité qui suscite le plus de plaisir, notre vie risque d'être exagérément monotone. Admettons, en bon platonicien, que faire de la philosophie soit notre plus grand plaisir. Alors, toute notre vie doit y être consacré, et toutes les autres activités humaines doivent être abandonnées. On ne conservera des activités extra-philosophiques que celles qui sont nécessaires pour rester en vie : manger, boire, dormir. Tout le reste ne présente plus d'intérêt. En effet, lire un roman est plaisant, mais moins que lire Platon. Donc, il faut abandonner ce roman et lire le philosophe grec. Voir ses amis est plaisant, mais toujours moins que discuter du pragmatisme de James avec un spécialiste de cette question. Etc. Ainsi, c'est le fait d'évaluer chaque activité séparément, et non par sa place au sein d'une vie, qui produit cette monotonie. Puisque nous devons toujours prendre l'activité la plus plaisante, et puisque le classement ne varie pas (il est fixé indépendamment de la tournure que prennent nos vie), alors nous faisons toujours la même chose.
Or, il me semble que cette indépendance par rapport au contexte est indéfendable, justement parce qu'elle aboutit à nous faire choisir des vies exagérément unifiées. La thèse du plaisir marginal décroissant n'est pas suffisant pour capter cette idée. Et même, je dirais qu'elle est fausse dans bon nombre d'activités. Autant elle marche très bien pour ce qui relève du corps, autant elle marche plutôt mal pour les choses de l'esprit. Plus on fait une activité, plus on devient habile, compétent, plus nous comprenons ce que nous lisons ou voyons, et plus nous tirons de plaisir à poursuivre cette activité. Qu'on ouvre donc un livre de philosophie la première fois de notre vie : on y trouve des idées intéressantes, mais au prix d'une grande souffrance, et les propos ne font pas écho à grand chose en nous. Au contraire, avec plus de lectures à son actif, nous faisons des ponts avec beaucoup d'autres textes, nous lisons facilement, nous avons le plaisir de la compréhension. Il me semble donc que le plaisir est croissant, et non pas décroissant.
Je reviens au thème de l'unification de nos vies. Une vie humaine possède plusieurs dimensions. Il me semble que l'on peut en isoler trois : une dimension corporelle, une affective, et une intellectuelle. Mon opposant accepterait ceci, mais ajouterait qu'il faut choisir la dimension qui nous apporte le plus de plaisir. Si nous aimons la philosophie, il faut en faire le plus possible, et négliger son corps et ses affects autant qu'il est possible (donc, ne pas dépasser le point où cette négligence diminuerait le plaisir pris à la philosophie). Or, il me semble que c'est une erreur. Parce que cela revient à dire que deux dimensions sur les trois qui constituent l'humanité peuvent être abandonnées totalement, ou réduites à de simples moyens en vue de la troisième, plus plaisante. Cela me semble inacceptable. Chacune de ces trois voies doit être prise, et aucune vie ne serait heureuse si elle oubliait l'une d'elle. Autrement dit, il faut choisir le pluralisme plutôt que le monisme, la diversité des biens plutôt que le même bien ultime en permanence.
Présentée ainsi, ma défense du pluralisme est encore arbitraire. Pourquoi faudrait-il adhérer à ce que je propose? C'est justement le refus de l'indépendance au contexte qui est le meilleur argument. En effet, comment ne pas voir que chaque choix de vie a un effet sur les autres dimensions de nos vies? S'isoler pour réfléchir, c'est toujours renoncer aux plaisirs du corps et aux sentiments sociaux. Avoir des amis, c'est toujours renoncer aux plaisirs du corps, et à la pensée. Passer son temps à entretenir son corps se fait aussi au sacrifice des relations humaines et de l'intelligence. On ne peut jamais vraiment cultiver les trois à la fois, on ne peut que passer rapidement de l'un à l'autre (le festin avec ses amis, pris en discutant de sujets sérieux me semble l'activité qui se rapproche le plus de cet idéal. C'est pourquoi, plus une activité devient exclusive, monomaniaque, plus nous passons à côté d'excellents moments, donc plus notre vie perd sa valeur. Mais le manque ne naît pas du temps qui passe (comme dans la théorie du plaisir marginal décroissant), il naît du fait que nous faisons des choses qui relèvent d'une autre dimension de la vie. On peut vivre heureux sans faire de philosophie, si, par exemple, nous écrivons de la littérature. Par contre, le fait de s'enfermer chez soi pour écrire des livres rend le besoin de voir des amis d'autant plus fort. C'est donc bien en cela que l'indépendance par rapport au contexte doit être abandonnée. Les dimensions de la vie sont en interaction, plus nous investissons dans l'un, plus le plaisir pris aux autres augmente. Donc, plus nous devenons monomaniaques, plus nous gâchons nos vies. Plus nous maintenons l'équilibre entre ces composantes, plus nous sommes heureux.

Ainsi, notre image du bonheur doit être changée. Elle n'est pas une somme, mais un équilibre. La difficulté de la vie bonne n'est pas forcément dans le fait de vivre des moments agréables, mais plutôt dans le fait de garder un bon rapport entre les différents types d'activités. C'est la qualité de l'équilibre qui fait l'intensité de chaque moment, on ne peut pas évaluer celle-ci indépendamment de celui-là. Bien entendu, comme je l'annonçait au début de cet article, plus la balance est chargée de bons moments, plus nous sommes heureux. Mais le bonheur total ne consiste pas seulement à charger la balance, mais à s'assurer de son équilibre. Si elle ne l'est pas, même ce qui serait, absolument parlant, une bonne chose, devient nuisible. 
Le bonheur est un juste milieu entre deux extrêmes : d'un côté l'absence totale d'unité, une vie qui part dans tous les sens, qui s'affole donc de la perte du sens; de l'autre l'excès d'unité, une vie monotone, qui oublie les multiples dimensions de la vie humaine, et réduit tout à l'une d'entre elles.


jeudi 5 décembre 2013

Le spectateur impartial et l'égoïsme

Les jugements moraux ne s'adressent pas en priorité à nous-mêmes. Le plus souvent, ils viennent des autres, qui nous rappellent à nos obligations. Pas besoin d'être un adepte de Levinas pour comprendre cette évidence. La forme de la morale est d'abord l'indignation d'autrui devant nos actes, et la prescription d'agir autrement que ce que l'on a fait. C'est d'ailleurs pour cela que l'on ne peut pas suivre Levinas jusqu'au bout, lorsqu'il fait de l'interdit du meurtre le fondement du rapport aux autres. Jamais personne ne nous a rappelé qu'il ne fallait pas tuer, tout simplement parce que nous n'avons jamais tué (ce "nous" exclut les meurtriers, bien évidemment, c'est-à-dire la quasi-totalité d'entre nous). Nous comprenons bien que nous ne devons pas le faire, bien qu'on ne nous l'ait jamais dit explicitement. On ne formule explicitement une règle morale que si elle a été transgressée. Et ce sont les autres qui la formulent, parce qu'un individu seul n'aurait pas naturellement tendance à se reprocher quoi que ce soit. Certes nos sociétés s'appuient sur le sentiment de culpabilité, mais celui-ci doit être cultivé, et n'est pas inné chez les individus (comme le montrent les travaux d'anthropologie, pour qui, si toutes les sociétés cultivent la honte auprès d'autrui, seules certaines sociétés cultivent la culpabilité face à soi-même).

Ce sont donc les autres qui nous jugent pingres, malveillants, impolis, menteurs, envieux, etc. Tous les jugements négatifs peuvent se ramener, si l'on admet que l'on ne fait jamais le mal pour le mal, pour le plaisir gratuit de détruire et de nuire, à de l'égoïsme. Est égoïste celui qui néglige les autres, qui prend plus que ce qui lui est dû, qui tente d'utiliser les autres comme des moyens pour son bien-être personnel, etc. Je prétends donc que, sous une forme ou une autre, toute immoralité réside dans l'égoïsme, et que réciproquement, toute moralité réside dans l'altruisme. 
Ruwen Ogien distingue morale minimale et morale maximale, la seconde contenant des devoirs envers soi-même. Il souhaite limiter la morale à proprement parler à la morale minimale, celle qui concerne le rapport à l'autre, et affirme donc que le rapport à soi-même est moralement neutre. Chacun est parfaitement libre de faire ce qu'il veut de lui, sans qu'un blâme moral puisse lui être fait. Cette conception, qui paraît avoir pour elle le bon sens, n'est en réalité pas si facile à défendre. Il est très difficile de distinguer ce qui relève vraiment du rapport à soi, et ce qui, en réalité, relève aussi du rapport à l'autre. Pour donner un exemple, quand je me laisse aller et que je bâcle les cours que je donne à mes élèves, Ogien dirait que cela ne concerne que moi et ma paresse. Mais il me semble qu'en faisant cela, je nuis aussi à mes élèves, en ne leur donnant pas les cours auxquels ils peuvent prétendre. J'aurais donc tendance à dire que, dès lors que nous sommes en société, et que nous avons en permanence des rapports de dépendance aux autres, il n'est plus possible de distinguer ce qui ne concerne que nous-mêmes, et ce qui concerne les autres. Il n'y a aucune activité qui n'ait pas un effet plus ou moins direct sur les autres et sur l'état de sa société. Pour prendre un exemple typiquement libéral (et le retourner contre les libéraux), je peux très bien m'estimer pénalisé si toutes mes relations passent leur temps à se droguer (pour un libéral, la drogue doit être en vente libre), plutôt qu'à jouer du violon, bricoler des moteurs de voiture, ou aller à des expositions de peinture. Il faut être absolument fou pour dire : "les autres peuvent vivre comme ils veulent, ça ne me regarde pas ; moi, je me livre aux activités qui me plaisent". Car on ne risque pas d'arriver à faire quoi que ce soit, si on ne peut pas compter sur l'aide de professeurs, sur des amis pour faire les choses avec nous, des rivaux pour nous stimuler, etc.
J'en viens donc à ce que je voulais montrer : toute immoralité est une forme d'égoïsme, de négligence de l'autre, que l'on néglige des devoirs qui visent directement les autres (être courtois, honnête, partager ses biens, etc.) ou que l'on néglige des devoirs qui visent plutôt nous-mêmes (être courageux, chercher à apprendre, etc.). On ne peut certes pas régler son existence sur les besoins des autres. Il serait absurde de se forcer à jouer du piano parce que c'est ce que le public veut, alors que l'on rêve de jouer du violon. Il y a donc une certaine autonomie à trouver vis-à-vis des autres. Mais cette autonomie ne doit pas aller jusqu'à l'indifférence complète de notre effet sur eux. Autrui a un certain droit sur nous. Négliger ce droit, c'est cela, être égoïste. Il faut d'ailleurs relever la réciproque : ne pas faire jouer les droits que nous avons sur les autres, c'est aussi une forme d'égoïsme. Nous avons une prétention légitime à demander aux autres de nous aider, de nous donner, de tenir compte de nous. Renoncer à cette prétention, c'est égoïste, car c'est l'attitude exactement réciproque de celui qui refuse de concéder quoi que ce soit aux autres.
J'insiste sur le fait que ce droit que nous avons sur les autres doit être dosé avec soin. Il ne saurait se contenter du fait que l'égalité règne. Un monde dans lequel chacun a des droits considérables sur les autres, mais où réciproquement, les autres ont aussi des droits considérables sur chacun, ce monde serait assez détestable, car il nous obligerait à modifier de manière considérable nos désirs. Inversement, un monde dans lequel personne ne peut quasiment rien demander à personne d'autre serait tout aussi invivable. Nous ne parviendrions jamais à rien.  Il y a donc un équilibre à trouver, l'égalité ne suffit pas. Tout ceci est assez informel mais il ne me semble pas possible de faire mieux (un problème voisin se pose lorsque l'on essaie de faire passer des devoirs héroïques pour des devoirs ordinaires; l'utilitarisme, par exemple, exige que nous donnions aux pauvres tout l'argent dont nous disposons en plus, parce que cet argent sera mieux utilisé, en vertu du principe d'utilité marginale décroissante de l'argent. Dans cet exemple du don, il me semble que la règle du juste milieu, évalué informellement, est bien meilleur. Ne rien donner est égoïste, tout donner est d'un niveau de sainteté inhumain, donner un peu est la meilleure chose)

Après ce très long préliminaire, j'en viens maintenant à l'objet de cet article, à savoir le spectateur impartial. Cette idée appartient à la philosophie morale anglaise du XVIIIème. Elle sert à donner un procédé pour déterminer objectivement, de manière aussi neutre que possible, ce qui est bien ou mal en moral. Est bien ce qu'un spectateur impartial juge bien, car un spectateur ayant des intérêts en jeu risque de mal juger, à cause de son implication. On ne peut être juge et parti, dit-on familièrement. Le spectateur impartial est un juge pur, quelqu'un qui n'a ni à gagner ni à perdre dans un jugement. C'est pourquoi son jugement serait objectif.
Or, comment juge-t-on impartialement de l'égoïsme ou de l'altruisme d'un homme? C'est malheureusement quelque chose qui est conceptuellement impossible. En effet, pour juger un homme, il faut appartenir à sa communauté, partager ses valeurs, sans quoi le jugement ne serait pas informé, pas légitime. Les ethnologues sont un cas particulier. Ils semblent comprendre une société, sans pour autant y appartenir. Mais justement, ils n'ont pas le pouvoir de juger les individus de la société qu'ils étudient. Et s'ils sont capables de prévoir que la société qu'ils étudient aurait jugé un individu ainsi ou ainsi, ils ne montrent même pas par là qu'ils comprennent les valeurs d'une société et les partagent. Ils montrent seulement qu'ils sont capables de décrire des réactions collectives à certains comportements individuels. Ils décrivent, ils ne jugent pas. Du moins, c'est l'interprétation positiviste du travail des ethnologues. On peut en avoir une autre interprétation, plus compréhensive, herméneutique. Dans celle-ci, le travail des ethnologues consiste à se plonger dans une culture jusqu'à en partager les modes de pensée, les comprendre. Et en ce qui concerne les valeurs, toute compréhension est une adhésion. Comprendre la virginité, la chasteté, le courage guerrier, la piété, et autres valeurs qui n'ont plus cours chez nous, c'est parvenir à se décentrer, à quitter sa culture, et à comprendre une culture qui n'est pas la nôtre. Bien entendu, on peut toujours, au final, rejeter cette culture et ses valeurs. Mais tant qu'on l'adopte, on adhère aussi à ses valeurs. La comparaison avec la langue me semble valide. On peut très bien avoir une préférence pour le français plutôt que, disons, pour le globish. Il n'empêche que, si on adopte le globish, le gouvernement des hommes ne se dit pas "gestion", ou "direction", mais "management". De même, si on adopte le perspective des sociétés traditionnelles, on est aussi obligé d'utiliser et de valoriser les concept de virginité, chasteté, etc.
Lorsqu'il est question d'égoïsme, la nécessaire appartenance du juge à la communauté de la personne jugée est problématique. Car alors, traiter quelqu'un d'égoïste revient à dire que cette personne ne fait pas assez d'efforts envers les autres, donc directement ou indirectement, envers nous-mêmes. Nous y gagnons à ce que les autres soient altruistes, parce que cela nous permet de satisfaire notre propre égoïsme. C'est pourquoi l'injonction à être altruiste ne saurait être désintéressée. Et il devient impossible, du juge ou de la personne jugée, de dire laquelle des deux est égoïste. Qui l'est? Celui qui ne pense qu'à lui, ou celui qui reproche aux autres de ne pas assez penser à lui? Si le spectateur impartial existait, ce problème pourrait être tranché. Mais puisqu'il n'existe pas, les reproches d'être égoïste engagent les rapports de force entre personnes. Celui qui est le plus convaincant l'emporte, c'est-à-dire, souvent, celui que la société considère comme en situation plus légitime que l'autre.

Je ne dis pas que les reproches d'égoïsme sont absolument impossibles, mais au moins qu'il nous faut avoir un soupçon généralisé envers eux. Il nous faut nous méfier de nos jugements envers les autres. Parfois, nous sentons que nous avons des revendications envers eux, mais nous avons quand même l'impression d'être objectifs. C'est délicat.
Et plus généralement c'est l'habitude, dont la philosophie abuse, d'adopter des postures surplombantes qui doit être mise en question. Les philosophes se mettent trop souvent dans une posture où l'erreur a été éliminée, ou les cas ambigus n'existent plus, où les auteurs n'ont plus le moindre intérêt humain à la prise de parole.
Les hommes ordinaires se font passer pour des anges, les philosophes pour des purs esprits.