lundi 25 juillet 2011

Grammaire et mathématiques

Les mathématiques ont un statut assez spécial dans le champ scientifique, justement parce que leur scientificité ne va pas du tout de soi. Alors que l'ensemble des sciences, de la physique à la sociologie, observent et expérimentent à même le monde pour obtenir des connaissances dont nous ne disposions pas encore, les mathématiques ne semblent rien faire de tel. Elle ne décrivent rien du tout, et tout ce que l'on y dit semble être plutôt le déploiement de ce qui a été posé au départ, axiomes et hypothèses. La distinction traditionnelle en philosophie entre l' a priori, ce qui peut être connu indépendamment de l'expérience, et l'a posteriori, ce qui ne peut être connu que par une expérience, est donc taillée pour exprimer cette distinction entre les mathématiques et les sciences. En mathématiques, on ne parle de rien, et on n'apprend jamais rien, on ne fait que suivre le fil de sa pensée; en sciences, on parle du monde extérieur à la pensée, et on fait donc sans cesse des découvertes, puisque le monde extérieur n'est pas déjà tout inclus dans notre pensée.
Pourtant, cette distinction étant faite, il faut immédiatement ajouter que les sciences, et plus particulièrement celles que l'on qualifie de dures, font un recours plus ou moins importants aux mathématiques, à la fois pour structurer les théories, et pour prédire de nouveaux évènements. Une théorie physique consiste à formuler un rapport mathématiques entre grandeurs physiques (comme dans la fameuse loi de Newton, pour qui la force de gravitation varie en raison inverse du carré de la distance), ou bien prédire la quantité de la population mondiale à partir d'une fonction du taux actuel de natalité et de mortalité. Ainsi, les mathématiques, ici, ne sont plus un simple jeu de la pensée avec elle-même, mais elles deviennent description du monde, à la fois au moment présent, au passé, et à l'avenir. Les mathématiques permettent d'aller au-delà de l'expérience, de dire ce dont nous n'avons pas encore eu l'expérience, et ce, de manière fiable, puisque les déductions correctement menées, restent vraies tant que les théories sont elles-mêmes vraies. La question suivante se pose alors : comment expliquer cette merveilleuse adéquation? Dieu est-il mathématicien?

La philosophie des mathématiques est un domaine déjà ancien, dans lequel un certain nombre de positions ont déjà été développées, et combattues. Ayant seulement la prétention de défendre une position, et non pas de critiquer toutes les autres, je demande le droit de faire l'impasse sur certaines conceptions qui me paraissent vraiment indéfendable. La première serait un platonisme extrême qui affirmerait que les mathématiques décrivent une réalité d'une autre type, celle des idéalités mathématiques. Pour renoncer à ce genre d'idées, il suffit de lire le début du Parménide de Platon! De plus, il s'agit ici d'expliquer l'adéquation des mathématiques et du monde sensible. La seconde serait un empirisme qui dirait que les mathématiques sont constituées par généralisation des expériences sensibles. Ici, il suffit de lire les Fondements de l'arithmétique de Frege pour abandonner une telle position. 
Reste la position la plus solide, la position pythagoricienne, à bien distinguer de la platonicienne, puisque le pythagorisme affirme que la nature est écrite en langage mathématique, et non pas qu'il y a un monde idéal distinct du monde sensible imparfait. Pour un pythagoricien, les structures de la réalité sont mathématiques, ce qui explique que l'homme puisse décrire la réalité de manière si juste lorsqu'il emploie les mathématiques. A la limite, même les imperfections apparentes dans les résultats obtenus doivent pouvoir être expliqués de manière mathématique. Bref, Dieu est un mathématicien. Et ce pythagorisme ne s'arrête pas à Pythagore et Galilée, puisque Russell, par exemple, soutenait dans une formule célèbre que la logique parle de la réalité au même titre que la zoologie, la seule différence étant que la logique parle de la structure générale de la réalité, au lieu de parler seulement d'un de ses aspects.

Il existe une dernière position, celle que je souhaite défendre, que l'on pourrait nommer conventionnalisme. D'une part, elle relève le fait que, contrairement aux déclarations tonitruantes des pythagoriciens, les mathématiques ne décrivent pas exactement la réalité. Car toutes nos expériences sont inévitalement, par principe même, accompagnés de ce que l'on nomme très incorrectement une marge d'erreur, de l'imprécision. Parler d'imprécision, c'est sous-entendre que l'expérience est une approximation de quelque chose d'autre, à savoir une vérité mathématique. Or, il faut plutôt dire le contraire. Ce sont les mathématiques qui sont toujours une approximation de l'expérience réelle. Les mathématiques voulaient décrire précisément la réalité, et on constate qu'elles n'y parviennent jamais, et qu'elles sont toujours approximatives. Les mathématiques ne donnent toujours que des nombres "exacts", or la réalité n'est justement pas "exacte" en ce sens. Pourtant, c'est bien la réalité qui est exactement ce qu'elle est, et les mathématiques, qui elles, ne sont qu'une approximation.
Ensuite, dire que les mathématiques décrivent la réalité, c'est ne pas voir les efforts considérables que l'on doit faire pour les accommoder à la réalité. Cet effort d'accommodation a un nom : les sciences. On ne plaque jamais des mathématiques pures sur la réalité, on est toujours obligé d'abord de choisir une théorie plutôt qu'une autre (pourquoi utiliser les géométries non-euclidiennes pour la relativité générale? pourquoi utiliser les nombres réels pour faire de la géométrie plane, et pas uniquement les nombres rationnels? etc.), ensuite de proposer un ensemble d'énoncés mettant en rapport des équations mathématiques avec des grandeurs physiques, des concepts scientifiques, etc. Les nombres entiers ne décrivent même pas correctement le moindre triangle rectangle, c'est donc la preuve que les mathématiques ne décrivent pas le réel adéquatement, mais plutôt que nous développons de multiples constructions mathématiques (celles des nombres réels par exemple), puis que nous nous posons ensuite la question de la manière dont nous pourrions utiliser ces constructions pour décrire la réalité. Il ne s'agit donc pas de tomber dans l'empirisme, puisque les mathématiques sont rarement pratiquées directement en vue de formaliser un problème empirique préalable. Il faut plutôt tomber, si je puis dire, dans le conventionnalisme. Nous construisons de multiples objets mathématiques, et nous piochons ensuite librement et plus ou moins arbitrairement dans cette boite à outils mathématique pour résoudre les problèmes empiriques qui se posent à nous. 

Reste alors une question : si nous construisons indépendamment de l'expérience des outils mathématiques (contre ce que soutient l'empirisme), et si le monde n'a pas en soi de structure mathématique (contre ce que soutient le pythagorisme), comment expliquer que ces deux choses indépendantes, le monde et les mathématiques, soient quand même en adéquation, et que nos constructions mathématiques, après avoir été choisies conventionnellement, décrivent quand même correctement la réalité? 
C'est ici le moment d'expliquer le titre de ce post. Les mathématiques décrivent bien la réalité, pour la même raison que la grammaire de nos langues s'adapte si bien à la réalité. Je n'ai encore jamais vu quelqu'un demander pourquoi la structure de nos langues, dont les phrases sont faites d'un sujet et d'un prédicat, s'adaptait si harmonieusement à un monde fait d'objets et d'opérations. La question serait bien naïve, pourtant elle est tout à fait semblable à celle qui concerne les mathématiques. Notre grammaire est parfaitement arbitraire, ne dépend absolument pas du monde. C'est seulement que, une fois posée, le monde ne peut que se présenter en suivant cette grammaire. Et de même que le vocabulaire vient compléter cette grammaire pour lui permettre de parler du monde, les sciences empiriques viennent compléter la grammaire mathématique pour lui permettre de parler du monde. Et lorsque nous disons quelque chose de faux, nous ne remettons pas en cause notre grammaire, mais le choix de notre vocabulaire pour en parler. De même en science, on remet en cause la physique, la biologie ou la sociologie lorsque des résultats sont faux, jamais les mathématiques. La grammaire, qu'elle soit sous forme algébrique ou littérale, est à l'abri de toute réfutation, tout simplement parce qu'elle est une condition de la formulation de toute proposition empirique. Il faut bien utiliser la grammaire pour dire quelque chose, donc la remettre en cause serait ne plus pouvoir dire quelque chose, donc ne plus rien remettre en cause. Par souci de clarté, je n'entre pas dans les longs débats relatifs à la possibilité, malgré tout, de faire évoluer la grammaire, et donc de dépasser le sophisme qui précède. C'est fort rare, mais possible, dans la grammaire ordinaire, et plus courant en mathématiques, qui se soucie moins des problèmes pratiques posés par la manipulation de ses constructions, et qui a donc de plus grands espaces à sa portée. 

Cette subsomption de la mathématique dans la grammaire ne serait-elle pas une analogie fort douteuse? Non, parce que les travaux de mathématiques autant que de philosophie du langage ont montré que de larges pans des mathématiques pouvaient être construites à partir de la théorie des ensembles et de la notion de structure. Bourbaki a ainsi proposé une refondation des mathématiques, qui deviennent même la mathématique, puisque les différents domaines jusque là séparés ne sont plus maintenant que différentes constructions élaborées à partir d'instruments semblables (éléments, fonctions, etc.). Quant à la grammaire ordinaire, de Frege à la théorie de la quantification généralisée, on est assez bien parvenu à la reconstruire en termes d'opérations ensemblistes. Nos langues ne sont pas constituées de sujets et de prédicats, mais plutôt de fonctions et d'arguments, accompagnés de quantificateurs. Les phrases sont faites d'un déterminant, accompagné de deux termes conceptuels, le déterminant permettant de fixer le type de relation entre les deux ensembles désignés par ces ces termes conceptuels ("tous les" désigne l'inclusion d'un ensemble dans un autre, "aucun" désigne la disjonction de deux ensemble, etc.) Autrement dit, la même théorie, la théorie des ensembles, est à la fois capable de rendre compte de notre grammaire ordinaire, et des mathématiques, ce qui signifie que la comparaison est tout à fait fondée. 
Mais cela ne signifie pas que la théorie des ensembles serait la structure ultime de la réalité. Cela signifie seulement que cette théorie nous sert de support sous-jacent pour formuler toutes les autres propositions scientifiques. Je ne veux pas dire, de manière relativiste, qu'un autre peuple aurait pu procéder différemment, et adopter une autre grammaire. Un peuple qui pense de manière illogique n'est pas une peuple qui pense, donc n'est pas un peuple. De même que nous ne pouvons nous passer de notre grammaire, nous ne pouvons nous passer du présupposé que tous les hommes que nous rencontrons utilisent la même grammaire que nous. On accusera les autres hommes d'avoir des croyances scientifiques fausses, pas d'avoir une mauvaise grammaire. Je veux seulement dire que c'est l'ensemble formé de la grammaire et du vocabulaire qui se confronte à l'expérience, jamais la grammaire toute seule. La grammaire seule ne parle de rien, ne dit rien, n'est ni vraie ni fausse.

mercredi 20 juillet 2011

Le sens des dispositions

Dans un post précédent (Être bien disposé à penser), j'avais proposé l'idée que la pensée devait être analysée en terme de dispositions. Penser à quelque chose, c'est être dans la disposition que l'on aurait si on était face à cette chose, ou bien dans un état d'attente, prêt à réagir à cette chose. Ainsi, penser à son ami en voyage à l'autre bout du monde, c'est faire comme s'il était en face de nous, se mettre dans l'état que l'on adopterait s'il était avec nous. Ou bien penser à son ami lorsqu'il revient de son voyage et que nous sommes à l'aéroport, c'est se préparer à réagir dès que nous le voyons. Ainsi, la pensée est disposition, avec les multiples sens de ce terme : à la fois puissance et virtualité. Par puissance, j'entends la préparation d'une chose à accomplir quelque chose, sans l'avoir encore exécuté, sans être encore passé à l'acte. Quand on s'attend à reconnaître son ami, on est disposé, préparé à réagir à son apparition. Et la disposition est aussi virtualité, c'est-à-dire état semblable à la situation réelle, sans que la situation soit réelle. Penser est ici affaire de fiction : on fait comme si la personne était là, comme si nous étions dans tel lieu, tel contexte, alors que nous ne le sommes pas. 
Penser a donc deux aspects : un par lequel nous nous programmons à réagir à une chose qui n'est pas encore présente, et un par lequel nous nous plaçons dans une situation différente de la situation présente. Dans les deux cas, il s'agit de se mettre dans une certaine disposition : une disposition d'attente en vue de mener à bien une recherche, et une disposition plus intellectuelle, consistant à se placer dans une situation fictive. 

Cette conception de la pensée, qui insiste sur la dimension corporelle davantage que comportementale, puisque la disposition n'est pas un comportement, mais un état du corps, soulève deux difficultés majeures, que je voudrais examiner. Premièrement, si penser, c'est se mettre dans une certaine disposition, alors il faut que l'individu soit lui-même capable de produire en lui ses propres dispositions. Car s'il ne faisait que réagir à son environnement, il serait rivé au présent, et incapable de penser à quelque chose d'absent. Bref, penser c'est toujours penser ce qui n'est pas, donc il faut que l'individu puisse en partie se couper des influences extérieures, pour déterminer lui-même son propre état corporel. Mais comment le peut-il? Quel est cet organe qui lui permet de court-circuiter la réalité, et de suivre un développement autonome? Et deuxièmement, si penser, c'est aussi disposer d'une certaine capacité de réflexivité, c'est-à-dire pouvoir nommer ses propres dispositions (cette définition de la réflexion, comme capacité de nommer ses dispositions, est inexacte, mais je m'en contenterais pour la raison que la définition précise, capacité de penser à ses propres dispositions, ne pourrait pas être comprise tant que l'on cherche justement à définir ce qu'est la pensée), alors il semble que l'homme doit posséder un sens particulier, capable de percevoir ces dispositions corporelles. Faut-il alors admettre un sixième sens, un sens interne?

Je ne serait guère long pour répondre, parce que la réponse à apporter à ces deux questions appartient davantage à la physiologie qu'à la philosophie. Comment l'homme peut-il créer en lui des dispositions? De la même façon qu'il est capable d'entretenir en lui certains états et réactions organiques indépendants du milieu extérieur. Les hommes, et les animaux, peuvent contracter leurs muscles et se déplacer même en l'absence de stimuli extérieurs, seulement déterminés par leur propre état interne. Et puisque bouger ses muscles implique aussi un certain état cérébral, il faut bien dire qu'il est du ressort des hommes et des animaux de déterminer eux-mêmes l'état de leur cerveau. Donc puisque l'organisme peut se déterminer lui-même, l'homme est tout aussi capable de produire lui-même certaines dispositions qui ne sont pas le pur effet immédiat d'une situation extérieure. 
Et comment l'homme peut-il percevoir et nommer ses dispositions? De la même manière que nous nous rendons compte que nous avons mal aux membres ou mal à la tête. La sensation de la douleur ne me paraît être rien d'autre que le sens du toucher lié aux organes internes. La plupart de nos parties corporelles ont des nerfs, sont sensibles, et ceci vaut aussi bien pour l'estomac, le cœur que le cerveau. Ainsi, ressentir l'état de son cerveau ou de son cœur, c'est être capable de discerner la disposition dans laquelle nous nous trouvons. Autrement dit, la capacité de réflexion, de penser son propre état interne, n'est rien d'autre que le sens du toucher. Nos organes sont sensibles, et c'est pour cela que nous pouvons comprendre l'état dans lequel ils se trouvent. 

lundi 18 juillet 2011

Homéostasie et utopie

L'homéostasie est une notion issue de la biologie, et plus précisément de l'idée de milieu intérieur, formulée initialement par Claude Bernard, dans son Introduction à l'étude de la médecine expérimentale. Le milieu intérieur est caractéristique du vivant, qui seul est capable de maintenir en lui certains conditions physiques et chimiques distinctes de son environnement, et de les maintenir contre cet environnement, qui tend à homogénéiser ces conditions. En termes contemporains, on dirait ainsi que le milieu intérieur est le lieu d'une lutte contre l'entropie, d'une lutte pour la conservation de la structure du vivant, contre l'effet déstructurant de l'environnement. Le froid, la faim, la fatigue menacent les êtres vivants, mais ceux-ci disposent d'une relative autonomie pour se maintenir en vie, c'est-à-dire pour accomplir les gestes leur permettant de reconstituer cette énergie leur permettant de lutter. Le milieu intérieur, l'homéostasie, garantit que l'être vivant ne meure pas de faim à la seconde même où il cesse de manger, ce qui lui permet, tout simplement, d'avoir le temps de se rendre sur le lieu de son prochain repas. L'être vivant perd de l'énergie, mais une partie de cette dépense d'énergie assure le fonctionnement de ses organes, afin qu'il puisse obtenir de quoi reconstituer ses forces.
Mais cette notion peut et a été étendue à la théorie des systèmes, puisque n'importe quelle structure, dès lors qu'elle est soumise à des effets venant de l'extérieur et qui peuvent la modifier (que ces effets soient de nature matérielle ou informationnelle), peut être décrite en terme d'homéostasie. En effet, cette structure peut rester stable, se conserver malgré cet apport extérieur, ou bien entrer en crise, si l'environnement menace l'équilibre du système, voire même être irrémédiablement détruite, si la structure ne parvient pas à revenir à son état initial. Je me propose ici d'appliquer la notion aux sociétés humaines, et par là j'entends tout groupe humain souhaitant vivre ensemble, quelle que soit la taille de ce groupe. Il peut s'agir d'une famille, d'une communauté de quelques individus, ou bien de groupes de taille importante, comme des villes ou des pays.

Une objection traditionnelle à cette extension de la notion d'homéostasie aux sociétés humaines consiste à relever la dimension fortement normative de cette notion. Pour les vivants, la conservation de sa structure, la stabilité, est une bonne chose, alors que l'entropie subite sous l'influence de l'environnement est une mauvaise chose. Dès lors, la notion semble impliquer une conception très conservatrice de la société. Une bonne société est celle où tout est en ordre, et où rien ne change, parce que les institutions sont si fortes qu'elles sont capables de lutter contre les effets des initiatives individuelles de changement et du temps qui passe. Autrement dit, une bonne société est une société où tout est verrouillé le plus solidement possible.
Cela dit, cette objection touche juste, mais cela ne délégitime pas pour autant l'extension de la notion d'homéostasie au champ des sociétés. Car dire que la stabilité d'une société est une bonne chose, toutes choses étant égales par ailleurs, ne signifie pas que la stabilité d'une société soit toujours une bonne chose. Il y a sans doute des sociétés humaines stables qui reposent sur l'esclavage, et on peut même envisager que les sociétés reposant sur l'esclavage soient plus stables que celles qui l'interdisent. Cela ne signifie pas pour autant qu'il faille choisir les premières plutôt que les dernières. On peut considérer que l'égalité des hommes est préférable à la stabilité de sociétés. Bref, l'homéostasie est un trait d'une société jugé favorablement, mais un trait parmi d'autres, et pas l'unique trait à l'aune duquel il faudrait juger toutes les sociétés. 
Revenons donc à l'homéostasie des sociétés. Comment peut-on la caractériser? Elle signifie qu'une société est capable de résister à l'influence extérieure sur elle, et plus précisément, sur les membres qui la composent (je concède ici un individualisme très faible, qui ne nie pas l'existence des sociétés en tant que telles, mais affirme que tout effet sur une société doit en même temps être un effet sur certains des individus de cette société, autrement dit, toute différence au niveau du tout doit être une différence au niveau des parties). Il faut bien voir que l'influence extérieure, dans ce contexte, est parfois prise dans un sens assez métaphorique. L'influence extérieure intervient déjà lorsqu'un individu change de projet de vie, fait quelque chose de nouveau, et rompt avec les coutumes, les institutions. C'est le cas qui m'intéresse ici, je ne parlerai pas de l'effet des guerres, des maladies et d'autres interventions dont l'extériorité est moins métaphorique. Ici, l'influence extérieure sera donc une nouvelle idée qui germe dans l'esprit d'une membre d'une société, et qui le pousse à rompre avec un engagement précédent, ou du moins à rompre avec ses pratiques habituelles.
Ainsi, une société est d'autant plus stable, son homéostasie est plus grande, qu'elle est capable de se maintenir malgré la survenue de ce type d'événement. Et il convient d'introduire ici la notion d'utopie, parce que celle-ci correspond à un cas bien précis, celui de l'homéostasie nulle, celui dans lequel la défaillance d'un seul membre remet en cause l'existence de toute la société. Je conçois bien que ce n'est pas exactement ce que l'on entend le plus souvent par utopie, qui signifie plutôt une entreprise irréalisable. Pourtant, on trouve chez Popper, dans Misère de l'historicisme, une idée tout à fait semblable, celle selon laquelle l'utopiste est celui qui ne tient pas compte de l'incertitude due à l'élément personnel, ou bien qui cherche à contrôler ce facteur par des dispositifs institutionnels (je laisse pour plus tard cette dernière idée). Autrement dit, une utopie est un système dans lequel la moindre perturbation introduite par le plus petit écart de conduite d'un individu remet en cause l'existence même de l'utopie. C'est en cela que les utopies sont volontiers totalitaires. Néanmoins, elles ne le sont pas toujours, puisqu'elle exigent la coopération sans faille de tous les membres, mais qu'elles ne l'obtiennent pas nécessairement par le mensonge ou la violence, et que, parfois, elles ne l'obtiennent pas du tout. Ou bien, on peut envisager la notion de totalitaire non plus au sens courant d'un régime politique usant de moyens idéologiques et militaires pour régner sur une société entièrement politisée, mais plutôt comme le simple fait de rendre nécessaire la coopération de tous les membres d'une société, afin que cette société puisse fonctionner. 
Les concepts étant définis, trouvent-ils des exemples? Il y a de toute évidence beaucoup de sociétés non utopiques, ou non totalitaires au sens qui vient d'être donné. La société française n'est pas utopique, puisque n'importe quel membre, même le plus puissant, pourrait disparaître ou s'en aller sans remettre en cause la société elle-même. Par contre, y a-t-il de sociétés utopiques, à l'homéostasie nulle? Oui. La première, et la plus répandue, est la famille. Dans une famille composée d'un couple et d'un enfant, et dont un seul des membres travaille et gagne de l'argent, la disparition ou l'abandon de ce membre implique que l'existence de la vie des deux autres membres se trouve menacée. Par contre, une famille dont les deux parents travaillent gagne en stabilité : en cas d'abandon d'un des membres, la famille se maintient. La seconde des sociétés utopiques est l'entreprise, et particulièrement la petite entreprise : une entreprise de livraison de pizzas faîte d'un livreur, d'un cuisinier, et d'un standardiste ne peut pas perdre un membre sans se retrouver en sursis. Heureusement, elle a la possibilité d'embaucher quelqu'un d'autre (de même que le membre restant d'une famille peut reformer un couple), et c'est pourquoi cette structure reste stable si l'embauche est facile. Ainsi, les demandeurs d'emplois servent en quelque sorte de remplaçants, comme dans une équipe sportive où les remplaçants peuvent se substituer à un joueur blessé, fatigué, ou inefficace, afin de sauvegarder l'intégrité de l'équipe. Autrement dit, une entreprise n'est pas vraiment utopique, puisque ces membres peuvent être remplacés, en cas de défaillance, par d'autres membres venant de l'extérieur. Néanmoins, sa dépendance vis-à-vis de l'extérieur la place dans une situation plus fragile qu'une société qui a internalisé son propre système de remplacement, comme une équipe sportive. Car le remplaçant d'une équipe acceptera toujours de remplacer un joueur (sinon, il n'attendrait même pas sur le banc), alors que trouver un nouvel employé est relativement aléatoire. On pourrait parler de crise pour caractériser ce moment dans lequel une structure est affectée, et doit se reconstituer, sous peine de disparaître. L'entreprise de pizza rentre en crise si elle perd un employé, et la crise s'arrête après avoir en avoir recruté un nouveau. Mais pour l'équipe sportive, la crise n'existe pas : ou bien elle peut remplacer ses membres, et elle le fera, ou bien elle ne le peut plus, et devra continuer telle qu'elle est, avec un effectif incomplet, voire cesser la partie. Il n'y a pas de reconstitution possible, puisqu'elle ne peut pas faire appel à des joueurs extérieurs à l'effectif de départ.

De ce petit parcours parmi quelques types de sociétés, on peut comprendre qu'une société est d'autant plus solide qu'elle prévoit un dispositif visant à contrer les effets d'une défaillance d'un de ses membres. C'est ce que savent si bien faire les institutions politiques, les banques ou les équipes sportives. Un régime politique prévoit toujours une procédure en cas de mort prématurée de son président; une banque conserve toujours des fonds propres en cas d'afflux d'individus venant retirer leur argent, une équipe de sport garde sur son banc des joueurs variés pouvant remplacer n'importe quel joueur titulaire. Alors qu'une société utopique compte entièrement sur la fidélité de tous ses membres, et se met à la merci de la première défaillance qui pourrait avoir lieu. Bien sûr, les sociétés ne sont jamais totalement à l'abri d'une destruction : avec trois remplaçants, une équipe sportive ne peut pas se protéger contre quatre blessures. Une banque ne peut pas se protéger contre la demande d'argent simultanée de la moitié de ses clients, et un régime politique ne se remettrait peut-être pas de la disparition brutale d'un grand nombre d'hommes politiques. 
Il est maintenant temps de dire un mot de l'aspect négatif de l'homéostasie. Elle permet la stabilité des sociétés. Mais ce mot n'est que l'envers de l'impuissance individuelle à changer les choses, et de cette formule hélas trop employée "si je ne l'avais pas fait moi-même, quelqu'un d'autres l'aurait fait", phrase employée par tous les bourreaux du monde. Car l'homéostasie garantie qu'une structure continue à fonctionner même si un ou plusieurs membres font défection. Cela signifie donc que ces membres sont rapidement et efficacement remplacés par quelqu'un d'autre, donc que leur démission n'a pas ou peu d'effet nuisible sur cette structure. Dans une structure utopique, chacun ressent l'importance énorme de sa personne. Sans elle, la structure s'écroulerait. Par contre, dans une société solide, chacun ressent le caractère tout à fait substituable de sa personne. Chacun n'est qu'un pion substituable, parce que la société a pris des mesures afin de se protéger de l'abandon de ce pion. 

Par conséquent, il y a une antinomie entre puissance individuelle, et stabilité sociale. Plus un individu est puissant, plus ses décisions ont un impact, plus la société est fragile, et peut changer facilement de forme. Plus au contraire une société est robuste, et plus elle entrave la puissance individuelle, rend les individus faibles, substituables, sans personnalité. Une utopie est difficile à faire exister parce que les individus sont inconstants et versatiles. Les communautés utopiques périclitent parce que quelques individus seulement changent d'avis, et retournent dans la grande société. Alors que la grande société, elle, assure sa stabilité pour des raisons statistiques : il peut bien y avoir des opposants politiques, des meurtres, des migrations, ces petits accidents sont largement compensés par les effets stabilisateurs du comportement de la plupart des autres membres de la société. Deux mille manifestants ne posent aucun problème. Trente millions de manifestant en posent un. Mais il est bien difficile de réunir trente millions de personnes.