mardi 26 janvier 2016

Le conformisme

Le texte d'Eric Maurin, La fabrique du conformisme, tente de montrer, sur des sujets assez divers (le rythme de travail, les temps de travail hebdomadaire, les périodes de vacances, les choix scolaires, les lieux de vie) que les individus n'agissent pas de manière autonome, indépendante, c'est-à-dire sans tenir compte de ce que font les autres, mais qu'ils agissent souvent comme les autres, en se conformant à eux, formant ainsi des mouvements collectifs alors même que leurs intérêts devraient pourtant les pousser à agir différemment. Par exemple, les travailleurs salariés sans enfant auraient intérêt à partir en vacances hors des périodes scolaires, parce qu'ils paieraient beaucoup moins cher les hôtels, moyens de transport, etc. Pourtant, ils font comme tout le monde, et partent lors des vacances scolaires. De même, les élèves font leur choix d'orientation non pas seulement en fonction de leurs goûts et de leurs compétences, mais en fonction du choix des amis, faisant tout ce qu'ils peuvent pour rester avec eux. Enfin, des salariés ont assez spontanément tendance à se calquer sur les travailleurs les plus rapides s'ils sont dans leur champ de vision, alors qu'en leur absence, ces mêmes salariés ont souvent tendance à travailler moins vite.
Malheureusement, Maurin ne fait pas le travail théorique nécessaire pour comprendre précisément le mécanisme dont il parle. Il évoque rapidement la querelle entre Durkheim et Tarde, et en effet, le thème du conformisme semble largement correspondre à celui de l'imitation telle que l'a comprise Gabriel Tarde. En effet, pour celui-ci, les déterminants sociaux ne sont pas collectifs, comme chez Durkheim, mais inter-individuels. Chaque individu agit sur les autres par ses actions et par sa manière d'être, et chaque individu subit l'influence des autres du fait de leurs actions et du fait de l'observation des choix qu'ils font. Eric Maurin est donc opposé à l'idée durkheimienne selon laquelle le social serait en lui-même une force de contrainte sur les choix individuels. Pour Maurin, il y a bien des jeux de force inter-individuels, et c'est ainsi qu'il faut expliquer les choix individuels. Sa position théorique est bien individualiste. Cependant, aucun sociologue sérieux, à mon sens, ne serait prêt à faire reposer son travail sur la métaphysique de Gabriel Tarde, qui estime que l'imitation est une sorte de force générale qui vaut pour le monde physique, le monde biologique et le monde social. Il faut donc une théorie du conformisme qui soit moins fantaisiste que celle de Tarde. C'est ce que je souhaite proposer ici. 

Ma contribution sera modeste. Je ne souhaite pas construire une théorie générale de l'imitation ou des rapports individuels. Je souhaite plutôt proposer un début de classification, visant à distinguer deux cas forts différents. 
Tout d'abord, certains cas relèvent clairement de la rationalité, au sens étroit de l'agent rationnel. Prenons l'exemple des dates de vacances. Une personne seule, sans enfant, a le choix entre deux options :
1) partir au ski en plein milieu du mois de janvier, ce qui lui coûterait 100 euros de train, et 500 euros d'hébergement. Mais à cette date, les scolaires ne sont pas en vacances, et il n'y a personne dans la station, ni sur les pistes.
2) partir au ski au milieu du mois de février, ce qui lui coûterait 200 euros de train, et 800 euros d'hébergement. A cette date, tous les scolaires sont en vacances, et il y a du monde sur les pistes.
La différence est de 300 euros, en faveur de l'option 1. Admettons ensuite que l'agent prenne l'option 2. Cela signifie que, pour lui, avoir un peu de compagnie dans la station et sur les pistes améliorera considérablement ses vacances, et qu'il est prêt à payer 300 euros ou peut-être plus pour profiter de cette amélioration. Certes, les pistes risquent d'être un peu surchargées, mais avoir une station animée est bien plus agréable pour lui, qui a besoin de rencontrer des gens étant donné qu'il est seul. 
Présenté ainsi, le raisonnement de ce vacancier n'est pas encore rationnel, car il faudrait pouvoir montrer que son budget et ses goûts en matière de loisir ne prescrivent pas une autre manière de dépenser cet argent. Par exemple, si son budget est limité, il risque d'être obligé de sacrifier la qualité de ses vacances pour partir quand même. Justement, Maurin signale que ce sont surtout les salariés aux salaires les plus élevés qui se permettent de partir pendant les vacances scolaires. De même, il faut encore qu'il ne puisse pas dépenser les 800 euros de son voyage au ski d'une manière plus efficace en termes de plaisir. Par hypothèse, on suppose donc que les vacances au ski sont son activité favorite. Ainsi, on peut donc dire que l'agent est parfaitement rationnel.
En disant cela, on veut dire que l'agent n'est victime d'aucun biais cognitif, aucune faiblesse de la volonté, aucune influence ou contrainte sociale, aucune norme sociale, etc. Il fait un choix sur la seule base d'un calcul de ce que coûte la compagnie des autres, et choisit en toute lucidité de dépenser une somme d'argent supplémentaire pour avoir cette compagnie. Pour cette raison, il serait absurde de parler de conformisme. L'agent ne se conforme à rien du tout. Il ne fait pas comme les autres. Il fait seulement le choix d'aller en un lieu où sont les autres, au moment où ils y sont. L'agent n'est pas conformiste, il aime seulement la compagnie. C'est radicalement différent. 

Ce même type de raisonnement peut être appliqué à plusieurs autres paragraphes du livre de Maurin. Par exemple, les individus ont tendance à ajuster leur temps de travail à celui de leur conjoint. Là encore, il ne s'agit pas du tout d'une imitation stupide, mais d'un calcul prenant en compte la possible perte de revenue d'une diminution d'activité, et de l'autre du bien-être produit par le temps de loisir. Or, tant que le loisir est passé seul à la maison, les personnes trouvent ce loisir plutôt triste, et préfèrent rester au travail pour être avec leurs collègues et gagner de l'argent. Par contre, si le loisir est passé à la maison en présence du conjoint, ce temps de loisir devient bien meilleur, et justifie un renoncement à un revenu. Là encore, on pourrait mesurer très précisément le prix qu'est prêt à payer un salarié pour avoir une heure de loisir supplémentaire en compagnie de son conjoint, rapporté à ce qu'il serait prêt à payer pour avoir une heure de loisir sans son conjoint. S'il est prêt à renoncer à 40 euros pour avoir une heure de loisir supplémentaire, mais qu'il est prêt à renoncer à 100 euros pour avoir une heure de loisir supplémentaire en compagnie de son conjoint, c'est donc que la compagnie du conjoint est évaluée à 60 euros. Une précision : dans un tel cas, la fonction ne sera probablement pas affine, mais plutôt logarithmique (chaque heure supplémentaire passée avec son conjoint sera valorisée à un prix inférieur à l'heure précédente). En d'autres termes, plus la personne a du temps libre avec son conjoint, plus il sera prêt à retourner au travail même pour un salaire modique. 
En résumé, il est possible ici de mesurer de manière assez précise les choix individuels, justement parce que ces choix sont rationnels, et reposent sur des arbitrages entre travail et loisir. Au fond, les autres n'importent pas. Il n'est pas du tout question de l'influence des autres. Il est seulement question de la qualité du loisir, qui varie selon la présence des autres. Plus une personne est attachée à une autre, plus le prix attaché à un temps de loisir avec elle est élevée, et plus cette personne est prête à renoncer à un travail bien rémunéré. On ne provoque, ici aussi, que de la confusion à parler de conformisme. 

Reste-t-il alors une place pour ce mécanisme de conformisme? Dans l'absolu, on pourrait probablement donner une explication en termes de rationalité pour tous les phénomènes que décrit Maurin. Mais il arrive quand même que l'explication devienne beaucoup trop artificielle pour convaincre. Par exemple, les individus ont tendance à calquer leur vitesse de travail sur le collègue le plus productif. Mais on n'observe pas vraiment de tendance des plus productifs à calquer leur vitesse de travail sur les moins productifs. C'est une asymétrie qui n'a pas vraiment d'explication rationnelle, car le salaire est généralement le même quel que soit la productivité (en tout cas, dans l'exemple de Maurin, il s'agit de caissières, qui ne sont pas payés en fonction de leurs performances, et ont donc plutôt intérêt à ralentir la cadence autant que possible). Les moins productifs n'ont rien à gagner à travailler plus vite. Mais on peut imaginer qu'ils ont peur des jugements sociaux dévalorisants, des reproches, des critiques, des moqueries, des brimades, etc.
Ce genre de réaction me semble bien relever du conformisme. Car la possibilité qu'une moquerie se transforme en une perte mesurable en termes financiers ou amicaux est presque impossible à évaluer, ou du moins ne serait évaluée que de manière honteusement arbitraire. Qui peut vraiment dire ce qu'on perd à être ridicule parce que très mauvais dans une activité? C'est presque impossible. Pourtant, ne pas être moqué est une préoccupation constante chez la plupart des gens. La fierté est une passion sociale très puissante. La différence entre la puissance de cette passion et l'impossibilité de mesurer précisément ce que l'on perd à perdre sa fierté laisse penser que les explications en termes d'agent rationnel ont des limites. Les gens agissent sans mesurer précisément les conséquences de leurs actions parce qu'ils veulent faire comme les autres, garder leur fierté, garder l'amour des autres, etc. 
Il ne m'est pas possible de faire ici une grande théorie des affects sociaux. Mais il me semble au moins possible de dire qu'ils existent, et qu'ils participent aux phénomènes de conformisme. Mais ces affects ne doivent être utilisés dans l'explication sociologique que si l'explication par la rationalité est trop artificielle, parce que les agents n'ont aucun moyen d'évaluer passablement les coûts et les bénéfices de telle ou telle ligne de conduite. Les gens sont conformistes assez souvent, chaque fois qu'ils font quelque chose dont ils ignorent totalement si c'est dans leur intérêt ou pas. Le reste du temps, ils ont une connaissance suffisante de leurs intérêts pour faire un choix rationnel et non dicté par les passions. 
On pourrait peut-être objecter la chose suivante : "les individus ne sont jamais poussés à agir par leurs passions. Ils sont toujours rationnels. Seulement, dans certaines situations, ils sont dans l'incertitude, et sont incapables d'évaluer les gains et les pertes de leurs comportements. Pour cette raison, la solution la plus rationnelle est de diminuer les risques, en faisant comme tout le monde. Le conformisme est la solution la plus rationnelle à l'incertitude." Ce type de propos n'est pas très satisfaisant, car un peu arbitraire. Il serait moins arbitraire de dire que la rationalité ne peut tout simplement pas se prononcer dans les cas où elle n'a pas accès aux informations suffisantes pour décider. Il n'est pas justifié d'imposer une décision arbitraire (par exemple, imiter les autres) quand il n'y a pas d'informations suffisantes pour prendre une vraie décision. Certains vont dire que nous avons de l'aversion au risque : faire comme les autres nous garantit de ne pas subir de pénalité par rapport aux autres. Mais rien n'exclut que l'agent rationnel ait une très faible aversion au risque, préférant au contraire faire ce que les autres ne font pas justement dans l'espoir de gagner quelque chose que les autres n'ont pas. La rationalité n'impose pas du tout de standard en termes d'aversion au risque. Notre "choix" ne dépend donc pas de la raison, mais au contraire des influences inter-individuelles, de notre niveau de fierté, de caractère, d'indépendance d'esprit, etc.

En résumé, le conformisme comme simple imitation des autres est un phénomène qui doit être coupé en deux. Parfois, les agents agissent comme les autres pour la bonne raison qu'ils y gagnent à faire comme les autres. Ils sont alors rationnels, et un agent rationnel n'est soumis à aucune pression sociale. Parfois, au contraire, ils agissent comme les autres parce qu'ils ignorent ce qu'ils peuvent y gagner ou y perdre. Dans ce cas, et ce cas seulement, il est justifié de parler de conformisme, d'imitation, de pression sociale, etc, car les agents cessent d'être rationnels et se mettent à agir pour d'autres raisons.

mercredi 13 janvier 2016

Utilité et nécessité en épistémologie

Je voudrais dire un mot de l'épistémologie pragmatiste, et essayer de montrer en quoi elle a raison, et quelles sont ses limites. L'épistémologie pragmatiste se caractérise d'abord par une opposition totale à une approche cartésienne, fondationnaliste, dans laquelle tout ce qui est dit doit être fondé sur des preuves indubitables. Mais le pragmatisme n'adopte pas non plus le cohérentisme, ou du moins pas sous sa forme habituelle. Car il ne suffit pas qu'une croyance s'accorde avec l'ensemble de nos croyances pour qu'elle soit vraie (le cohérentisme étant la doctrine épistémologique pour qui la non contradiction avec l'ensemble de nos croyances est une condition nécessaire et suffisante pour la vérité d'une croyance). Le pragmatisme est plutôt une approche contextualiste. Dans celle-ci ce qui demande à être justifié et ce qui peut être tenu pour fondé est relatif à un contexte historique. En 1905, Einstein a besoin d'apporter des arguments pour justifier la relativité restreinte. En 2015, un scientifique n'en a plus besoin, il peut utiliser cette théorie comme un acquis et développer d'autres théories reposant sur elle. Le front des propositions à démontrer a donc évolué pour des raisons historiques, et on n'attend de personne qu'il puisse redémontrer tout ce que l'humanité entière a découvert. Mais si quelques brèches apparaissent un jour dans la théorie de la relativité restreinte, il pourrait redevenir utile de justifier pourquoi nous tenons cette théorie pour fondée. 
Ce type d'épistémologie pragmatiste a pour précurseur Wittgenstein, dont les indications qu'il a données dans De la Certitude ont servi de socle. En effet, pour Wittgenstein, toute enquête suppose bon nombre de phrases qui sont mises à l'abri du doute et qui servent de fondement à la pratique de vérification. Ces phrases forment une sorte d'arrière-plan, elles ne sont d'ailleurs presque jamais formulées, mais sont implicitement rendues vraies par nos pratiques. Ces propositions ne pourraient pas être mises en discussion, parce qu'elles sont utiles à toute procédure de vérification, de sorte que, douter d'elles, c'est faire s'effondrer tous les moyens que nous avons pour les discuter. Par exemple, quand nous faisons une expérience de physique et lisons un résultat sur un chronomètre, nous supposons que le chronomètre est fiable, que le temps s'écoule régulièrement, que nos yeux nous montrent bien le phénomène à étudier, etc. Le contextualisme ne fait qu'élargir à une culture entière des remarques de Wittgenstein qui portent plutôt sur des pratiques individuelles. Chaque culture a son lot de certitudes hors de doute, qui ne sont pas des vérités ultimes et peuvent bien être discutées (ce qui marque cette approche comme anti-cartésienne), mais elles sont pour un temps mises de côté afin de s'attaquer aux problèmes que cette culture estime d'importance.
 Le contextualisme, malgré les apparences, n'est pas un relativisme. Il ne dit pas que ce qui est vrai pour une époque pourrait être fausse pour une autre. Il parle plutôt de ce qui a besoin d'être prouvé, ce qui n'en a pas besoin, etc. En d'autres termes, ce sont les notions humaines de vérification, de doute, de certitude qui sont relativisées, et non pas les notions métaphysique de vérité et de fausseté. Ce qui est vrai l'est à toute époque et en tout lieu. Il semble impossible de faire dire le contraire à Wittgenstein, qui d'ailleurs, est souvent tenté par la naturalisation des certitudes (par naturalisation, je veux dire que ces certitudes dépendraient d'une "histoire naturelle", donc de notre constitution physique, de nos besoins, etc.) Mais chaque époque utilise ses propres méthodes pour atteindre la vérité, a son propre domaine de vérités tenues pour certaines, a son propre lot de propositions problématiques.
Ce qui peut tout de même sembler relativiste, c'est seulement l'idée selon laquelle un individu peut être justifié de croire ce qu'il croit, alors même qu'il croit quelque chose de faux. En effet, si les certitudes de base de sa culture sont erronées, et que lui même construit une théorie cohérente et argumentée à partir de ces certitudes, alors cet individu est justifié, bien que dans l'erreur. C'est cela qui choque un absolutiste "traditionnel", pour qui on ne peut être justifié que si on croit quelque chose de vrai absolument parlant, et pas seulement quelque chose de cohérent par rapport à sa culture. Je voudrais justement défendre cette position absolutiste traditionnelle, même si j'accepte l'essentiel de cette approche pragmatiste.

Comme mon titre l'indique, je voudrais introduire la distinction entre utilité et nécessité. Par utilité, j'entends ce qui doit être fait afin d'atteindre efficacement une fin donnée. Par nécessité, j'entends ce qui doit être fait absolument parlant, quelle que soit notre fin par ailleurs. En épistémologie, il est nécessaire de croire et de dire ce qui est vrai. C'est l'exigence fondamentale, inconditionnelle. On peut parfois retarder l'élimination de théories fausses parce qu'on ne sait pas encore par quoi les remplacer, mais il est nécessaire qu'à terme, toute théorie fausse soit remplacée par une théorie vraie. Rien d'autre n'est nécessaire.
Ceci veut dire que toutes les valeurs épistémologiques, comme la simplicité, l'élégance, la fertilité, l'exposition à la réfutation, sont certes utiles et souhaitables, mais pas nécessaires. Une théorie vraie mais affreusement compliquée et stérile peut être conservée pour la seule raison qu'elle est vraie (alors que, évidemment, une théorie magnifiquement construite mais fausse doit être rejetée). 
J'en viens maintenant au cœur du propos : chaque culture tient certaines choses pour solides, d'autres pour à l'abri du doute, d'autres pour discutables, d'autres pour franchement indéfendables, etc. Il est utile, pour une scientifique, de donner des arguments pour prouver (ou au moins soutenir) tout ce que ses interlocuteurs ne tiennent pas encore pour certain. Mais il est inutile de le faire lorsque ces mêmes interlocuteurs tiennent quelque chose pour déjà évident. Or, on voit bien qu'il est pourtant nécessaire de tout prouver, afin de ne croire que ce qui est vrai. Pourtant, tout prouver serait souvent inutile, parce que les individus ont certes pour devoir de ne croire que le vrai, mais ce devoir ne précise pas comment ils doivent s'y prendre. Rien ne leur interdit de chercher le vrai sur une question disputée, quitte à négliger une question que toute leur culture néglige aussi, au lieu de se concentrer sur les prétendues banalités.
Allons même plus loin. Il est hautement probable que la plupart des prétendues banalités d'une culture soient bel et bien des banalités. Il y a sans doute de fausses banalités, mais elles seront probablement très rares. De sorte que, chercher à les découvrir va demander un temps et une énergie considérables. Alors que, selon toute probabilité, là où une culture exige des preuves, c'est que le risque d'erreur est assez élevé. De sorte que chercher des preuves sur ce terrain est beaucoup plus rentable. Il est donc utile de se consacrer aux questions disputées, bien plus utile que de parcourir le vaste domaine des banalités en vue de découvrir enfin une erreur.
Pour apporter une nuance, il faut quand même dire que la recherche scientifique est spécialisée. Plus des individus se consacrent à certaines questions disputées, plus il devient utile de parcourir des secteurs moins rebattus. A la limite, il devient infiniment utile de scruter les banalités si personne d'autre ne le fait. Et de fait, les scientifiques sont naturellement aimantés par les secteurs des sciences dans lesquels les controverses sont vives. On n'assigne pas des scientifiques à contrôler compulsivement des évidences. Pourtant, dans l'absolu, notre devoir de ne croire que ce qui est vrai rend nécessaire le fait de pouvoir prouver tout ce que nous croyons. Mais ce devoir n'est jamais exercé n'importe comment, il est exercé de manière plus utile, plus rentable.
Ainsi, le devoir universel de chercher la vérité se télescope avec la condition historique et temporelle des hommes. Les hommes vivent dans une société donnée, et ils ne vivent qu'un temps limité. Il est donc utile qu'ils se consacrent aux questions que leur société rend les plus urgentes, et celles qui leur paraissent réalisables à l'échelle de leur vie relativement courte. Il faut donc pouvoir dire, ce que fait très bien le pragmatisme, qu'ils sont justifiés de se consacrer à certaines tâches épistémologiques, même si cela les amène à tenir des choses pour fausses. Mais il faut quand même garder un second niveau d'exigence dans lequel on est jamais justifié de croire ce qui est faux. Le premier niveau est pratique, et c'est l'épistémologique pragmatiste qui le prend en charge. Il est pratique parce qu'il est relatif à l'adéquation des moyens et des fins. A ce niveau, le devoir fondamental est d'être le plus efficace possible. Le second niveau est théorique. Dans celui-ci le devoir fondamental est de ne croire que ce qui est vrai. Pour nous humains, l'activité théorique reste une activité pratique. Si nous étions des dieux éternels, les choses seraient différentes. Un dieu éternel ne cherche pas la vérité, elle est déjà toute présente à lui. mais pour nous humains, l'activité de connaissance reste indissolublement liée à des considérations d'efficacité. Il est donc, au nom de raisons pratiques, justifiable de temporairement laisser de côté des choses discutables dans l'absolu si c'est pour se consacrer à discuter des points qui paraissent plus à notre portée. 

En conclusion, je résume les acquis de la discussion:
1) Au point de vue théorique, notre devoir est de croire, partout et toujours, ce qui est vrai, et seulement ce qui est vrai.
2) Parce que nous sommes des êtres mortels inscris dans une culture qui a une histoire, la recherche de la vérité est pour nous une pratique.
3) Au point de vue pratique, notre devoir est de faire ce qui semble le plus efficace, compte tenu de nos désirs et des informations disponibles. 
4) Dans l'activité de connaissance, il est souvent utile de se reposer sur les certitudes communément admises, même si elles sont dans l'absolu discutables, parce que c'est le seul moyen de soulever des questions importantes.
5) Puisqu'il est souvent utile de tenir pour vrai ce qui est potentiellement faux, nous sommes souvent justifiés de le faire.
6) Notre devoir pratique d'efficacité de la recherche peut donc suspendre temporairement notre devoir théorique de ne croire que ce qui est vrai.
Indirectement, j'espère avoir montré la place qu'il convient d'accorder à l'épistémologie pragmatiste. L'épistémologie cartésienne traditionnelle a raison sur le point suivant : le devoir purement théorique de chercher le vrai est fondamental, et passe avant toute autre considération, tant qu'on se situe bien dans le champ théorique. Mais ce devoir a des conditions d'exercice, qui sont spécifiées par le pragmatisme. A l'impossible, nul n'étant tenu, le pragmatisme indique ce qui est possible et impossible, pour nous humains, dans la recherche de la vérité. Il précise aussi ce qui est souhaitable ou inutile. Mais à aucun moment, l'utilité ne passe avant la vérité. Car l'utilité est l'efficacité à obtenir la vérité, cela n'aurait donc aucun sens de donner à cette efficacité plus d'importance qu'à la vérité! Personne ne donne plus d'importance aux moyens qu'à la fin!

lundi 11 janvier 2016

Ethique protestante et capital humain

Je voudrais ici, de manière très peu respectueuse des deux références qui ont inspiré ce post (à savoir Weber pour son œuvre sur l'éthique protestante et l'esprit du capitalisme, et Gary Becker pour sa théorie du capital humain), tenter de construire une position éthique qui me semble cohérente. Je laisse le lecteur juge de sa crédibilité intrinsèque. Qu'il y voit d'abord un jeu. Avant d'y arriver, il me faut donner quelques éléments au sujet des notions de capital, production, consommation, investissement. 

D'abord, je définis le capital comme l'ensemble des moyens permettant de produire des biens ou des services échangeables sur un marché, mais aussi l'ensemble des moyens qui permettent d'acheter ces mêmes biens ou services sur ce marché. J'emploie ce terme au sens étroit. Une usine, de l'argent, des employés constituent un capital, puisqu'ils sont les moyens pour produire des biens manufacturés. Des connaissances, une belle voix, etc. sont aussi un capital, puisqu'ils sont des moyens pour produire des services éducatifs qui sont vendus sur le marché. Moyennant l'argent, ce sont ces mêmes choses qui nous permettent d'obtenir de nouveaux biens. 
Je précise que ce mot est utilisé au sens étroit car toutes les choses qui ne sont pas susceptibles d'être mises sur le marché, ou qui ne servent pas à produire des biens sur le marché, ne sont pas du capital. Par exemple, contrairement à l'expression de Bourdieu, le "capital social" n'est pas toujours un capital, car avoir des amis n'a souvent aucune conséquence marchande. De même, avoir un bon "capital culturel", une bonne culture générale, n'apporte souvent aucun bénéfice économique. Cependant, et c'est l'idée juste de Gary Becker, il arrive aussi que des actions à première vue non marchandes aient des conséquences marchandes : en vivant en couple, on réduit ses charges fixes, en ayant des amis, on s'ouvre de nouveaux débouchés économiques, en prenant des cours de chant, on se met à vendre des disques, etc. de sorte que Gary Becker donne un poids aux idées de Bourdieu sur les différents types de capitaux. Il faut cependant préciser que tous les biens et compétences ne sont pas forcément des capitaux. Et plus fondamentalement, alors que Bourdieu associe chaque capital à un champ spécifique (par exemple, le capital culturel "paye" à l'école, ou à la limite dans les milieux sociaux cultivés, mais n'a pas cours dans le champ social des ouvriers), Becker montre que tout capital, quel que soit sa nature, peut être investi dans l'unique marché économique. Autant pour Bourdieu le capital culturel produit des diplômes et le capital social produit des amis haut placés, autant pour Becker, le capital culturel ou social produit de la richesse économique à plus ou moins long terme. Un diplôme rapporte un bon salaire, des amis font des transferts monétaires sous forme de cadeaux, de services, etc. 
J'ai dit qu'il ne suffisait pas d'avoir des biens ou des compétences pour avoir un capital. C'est que le capital peut être utilisé de deux façons. Il peut être productif, ou improductif. Le capital est productif s'il est utilisé au service de la production d'un bien sur le marché. Dans ce cas, le capital garde sa nature de capital, et change juste de forme, ce changement de forme étant un moyen d'augmenter sa quantité. Par exemple, un individu a un million d'euros. Il achète un magasin, des marchandises, une caissière, et arrive à lancer un commerce qu'il peut revendre ensuite cinq millions à un repreneur. C'est le capital productif. Il est donc productif parce qu'il produit quelque chose qui se vend, et qui retourne donc sous une forme monétaire (ou sous la forme d'autres biens, en cas de troc). Le capital improductif, lui, est à première vue le capital utilisé pour la consommation, qui n'est pas destinée à la production. Quand un individu utilise son capital pour acheter sa maison, des tableaux pour décorer, de la nourriture, son capital devient improductif. Il n'est pas vendu, mais juste utilisé. Ainsi, la différence entre capital productif et capital improductif recouvre grossièrement celle entre investissement et consommation.
On pourrait objecter que la consommation n'est pas toujours improductive. Quand un salarié mange et se repose chez lui, il reconstitue sa force de travail. Ceci revient donc à utiliser son capital (son salaire) pour conserver son propre capital humain, qui est générateur pour lui d'un nouveau capital sous forme de salaire le mois suivant. Marx dit que toute consommation est production, et c'est en effet une idée juste. Les individus qui consomment des marchandises reproduisent leur force de travail qui est un capital à investir dans une activité productive au sens ordinaire du terme. Donc, dépenser pour manger et se reposer est en réalité une dépense de production en même temps que de consommation.
Il faut apporter une précision. Le terme de consommation doit être réservé pour les seules dépenses qui ne permettent pas d'augmenter notre capital productif, et celui d'investissement pour toute dépense qui augmente notre capital productif. Un banquier qui achète un livre sur les fleurs d'altitude détruit son capital. Il consomme de manière improductive. S'il s'achète à manger, il préserve son capital. Il consomme de manière productive. S'il achète un livre sur les nouvelles normes comptables, il fait un investissement, qui lui permettra de mieux travailler, et peut-être de demander une augmentation ou une promotion. On peut donc distinguer, à la manière des comptables, les charges et les investissements. Les charges sont les dépenses permettant de remettre en marche les moyens de production. Les salaires sont des charges, et les salaires permettent justement aux salariés de retrouver l'énergie qu'ils ont dépensée au travail. Alors que l'investissement est la dépense qui vient après les charges, et qui permet à l'entreprise de s'étendre, de conquérir de nouveaux marchés. On peut ainsi décomposer les dépenses qui sont des charges, comme manger et dormir, et les dépenses d'investissement, comme se payer une formation, lire un livre, sortir se faire de nouvelles relations. Le renouvellement n'est pas la croissance. Quand Marx dit que la consommation est production, il mélange renouvellement et croissance. Je propose de les distinguer plus nettement.
Je résume : le capital peut être mobilisé de deux façons : l'investissement, ou la consommation. L'investissement est toujours productif, car il permet d'accroître le capital. La consommation a deux formes, une productive, qui permet le renouvellement du capital, et une improductive, qui ne sert à rien.

Passons maintenant à la dimension éthique. Les conséquences sont évidentes. L'éthique protestante exige de ne jamais faire de consommation improductive, donc de ne jamais rendre son capital improductif. Elle exige au contraire d'utiliser tout son capital pour investir. Quant à la consommation productive, elle est tolérée, pour la raison que nous humains avons besoin de manger. Mais cela n'a rien de méritoire, il ne s'agit que des nécessités humaines. L'éthique protestante est une éthique intransigeante et perfectionniste. Chaque action doit être passée au crible de ces questions :
- est-ce que cette action augmente mon capital humain?
- quel est le coût d'opportunité de cette action? C'est-à-dire y a-t-il une autre action qui aurait davantage augmenté mon capital humain que celle que je fais, et si oui, quelle est la différence entre les deux?
Plus le coût d'opportunité est faible, plus l'action est bonne. L'action qui est à préférer est celle dont le coût d'opportunité est nulle, donc celle qui apporte la plus grande quantité de capital. 
Noter que, dans cette théorie, le capital n'est pas toujours détruit dans la consommation, car il est parfois transformé en capital improductif. Celui qui achète des livres sur les fleurs transforme son capital productif en capital improductif. Mais il reste toujours possible de rendre ce capital à nouveau productif. Par exemple, si cet individu tente de revendre son livre d'occasion, son capital redevient productif. Ceci a une signification importante : investir, c'est souvent transformer du capital improductif en capital productif. L'investisseur est celui qui sait voir que certaines choses que l'on avait pas pensé à vendre peuvent en réalité trouver preneur. Il y avait ce livre qui prenait la poussière sur une étagère. C'était improductif. L'investisseur voit le capital productif et propose de faire quelque chose de ce livre. Mon exemple est simple, mais la conséquence est que n'importe quoi est potentiellement capital productif, à partir du moment où l'investisseur trouve une manière de le placer sur un marché. Le rapport avec le protestantisme est le suivant : dans un monde dont Dieu s'est retiré (les protestants ne croient pas aux miracles), pouvoir montrer que chacune des choses du monde a de la valeur, est productif, c'est rendre gloire à Dieu. Laisser des choses improductives, c'est dire que l'oeuvre de Dieu ne sert à rien. Rendre sa création productive, c'est dire que son oeuvre est utile. Être un investisseur, c'est être le porte-parole de Dieu chargé de montrer que tout ce qu'a fait Dieu est bon, est utile.
Or, que tout soit potentiellement productif signifie aussi que tout ce que nous faisons peut aussi être productif. Mais que, tant que nous n'avons pas d'idée claire pour savoir comment rendre les siestes, les soirées bière et le surf à Hawaï productifs, notre devoir est de consacrer notre temps à des activités permettant d'augmenter notre capital humain, par exemple se former, apprendre des choses intéressantes, chercher à nouer des relations humaines profitables. Si on avait le goût du jeu, on pourrait construire une grande métaphysique. La réalité serait, non pas matière ou esprit, mais capital. Le capital, souvent, est caché. Il est partout autour de nous et paraît pourtant absent. Mais en regardant bien, on finit par le découvrir et pouvoir l'utiliser. Bien l'utiliser, c'est le rendre visible, c'est faire voir le capital comme capital. Alors que d'autres le découvrent, mais l'utilisent mal. Au lieu de le rendre visible, ils le masquent, ils le rendent à nouveau invisible et inutilisable. L'éthique, c'est rendre le capital visible. Le sommet de l'éthique, c'est d'être soi-même capital, capital qui s'investit en soi pour s'augmenter.
Dernière chose: il est possible de détruire le capital. En tuant quelqu'un, en cassant un objet, en détruisant des billets, en faisant de grands efforts physiques ou intellectuels qui ne servent à rien. Même si, dans l'absolu, le capital peut toujours être redécouvert, il y a des limites pratiques. La mort et la destruction ne sont à peu près jamais productives. Seuls les médias arrivent à vendre des papiers et des documentaires sur les guerres ou sur des faits divers scabreux. Mais c'est exceptionnel. Enfin, il faut dire un mot sur le péché suprême de l'éthique protestante, c'est évidemment le suicide. C'est le seul acte absolument inutile, celui qui ne peut pas être productif. En se suicidant, on détruit le capital en soi, et on renonce à la possibilité de découvrir le capital dans les choses. Il n'y a aucun retour arrière. Le sacrifice pour les autres peut encore se discuter, mais le suicide solitaire est une perte absolue.