vendredi 20 avril 2012

Structure de la lutte sociale

Mon propos, ici, s'inscrit dans le fil conducteur de mes quelques remarques sur la solidarité (Moralité et solidarité). J'avais dans ce post montré que la solidarité, qui est la défense des proches parce que ce sont des proches, est une motivation tout à fait légitime pour l'action, même si elle s'oppose fondamentalement aux exigences morales, qui elles, exigent de chacun l'impartialité, c'est-à-dire le fait de traiter les proches exactement comme ceux qui ne le sont pas.
Ma question à l'origine était la suivante : pourquoi les liens de solidarité paraissent-ils si faibles aujourd'hui, alors que les revendications qu'ils impliquent sont tout à fait justifiées? Pourquoi la lutte sociale semble-t-elle avoir largement perdu de sa force, au profit de stratégies individuelles de défense de ses intérêts? Je laisse aux sociologues et historiens la tâche de faire la description exacte de l'évolution des stratégies de mobilisation. Et je vais plutôt ici, chercher à déterminer les conditions structurelles d'apparition ou de disparition des liens sociaux générateurs de solidarité. Dans la famille, dans l'entreprise, dans l'administration, dans l'espace publique politique, il y a des conditions nécessaires à l'apparition de la solidarité. Et c'est probablement leur disparition qui explique que les liens de solidarité, aujourd'hui, tendent à disparaître. Je vais donc présenter ces conditions structurelles.

Tout d'abord, je voudrais distinguer deux types de luttes sociales. Il y a d'une part les luttes concernant deux camps situés à égalité, et qui cherchent à prendre le dessus sur l'autre camp. Parmi ces luttes, on trouve les matchs de sports collectifs, les débats entre factions politiques, les combats entre pays en guerre. Notons bien que ces camps n'ont peut-être pas la même force, et pour cette raison, l'un l'emportera sur l'autre. Néanmoins, les deux camps, au moins au départ, sont égaux, et le restent tant que la bataille a lieu. Seule la fin de la bataille, avec la victoire qui s'ensuit marque la supériorité d'un camp sur l'autre.
Le second type de lutte concerne la lutte entre un supérieur et un inférieur hiérarchique. Ce peut être la lutte des employés contre leur patron, la lutte d'une région contre l'état central, la lutte des enfants contre leurs parents. Dans tous ces cas, la situation initiale est une situation de différence hiérarchique, de sorte que les personnes ne luttent pas contre un groupe distinct et qui leur est égal, ils luttent contre le tout auquel ils appartiennent en tant que parties. J'expliquerai par la suite pourquoi il est important de ne prendre que des structures hiérarchiques à trois niveaux, ou plus. Les hiérarchies ne contenant que deux niveaux n'en sont pas vraiment, et sont simplement des conflits déséquilibrés entre égaux.

Prenons donc la lutte entre égaux. A quelle condition une solidarité au sein des groupes peut-elle apparaître? La réponse est assez simple. Les individus se sentiront appartenir à leur groupe, et avoir un lien de solidarité avec les autres, si, tout d'abord, il ne leur est pas possible de passer très facilement d'un groupe à un autre. Si les individus de pays en guerre peuvent changer de nationalité instantanément, ils se simplifieront l'existence en adoptant la nationalité du pays qui est en train de gagner la guerre. Personne ne veut bien sûr être dans le cas des perdants, donc les gens fuiront aussitôt qu'ils pensent connaître le camp des gagnants. Dans un tel cas, le sentiment d'appartenance à un groupe serait nul. Personne ne se battra pour défendre le sort des membres de son camp, s'il est libre d'en changer facilement. Plus précisément, on ne se bat pour son groupe que s'il est plus facile de faire avancer la cause de son groupe, que de changer de groupe. On dira donc qu'il est relativement difficile de changer de groupe, s'il est plus difficile de changer que de lutter pour son groupe. Un tel groupe est relativement fermé. Un groupe absolument fermé serait un groupe qui, comme une caste, interdirait totalement de changer de camp.
D'ailleurs, il y a de multiples raisons qui peuvent expliquer la difficulté de passer d'un groupe à l'autre. Ce peut être des raisons légales (les lois sur la nationalisation des immigrés), des raisons morales (nous pensons que la cause de notre pays est juste, nous aimons déjà quelqu'un et nous voulons rester avec lui, etc.), des raisons économiques (il faut payer pour changer de camp). 
Première condition : il n'y a solidarité avec les membres d'un groupe que si ce groupe est absolument ou relativement fermé.

Ensuite, la solidarité n'existe que si le destin d'un membre quelconque d'un groupe dépend du sort de tous les autres, et que ce membre ne peut pas améliorer plus facilement sa situation en défendant ses propres intérêts, plutôt qu'en défendant les intérêts de tout son groupe. Dans la lutte contre un autre camp, chacun espère bien sûr en tirer un avantage. Mais cet avantage peut souvent être de deux sortes : un avantage seulement personnel, ou bien un avantage personnel parce que collectif. Si l'avantage personnel est plus facile à obtenir que l'avantage collectif, pour un gain équivalent du point de vue de l'agent, alors l'agent choisira inévitablement l'avantage personnel. Dans ce cas, il va se désolidariser de son groupe, et agir de manière égoïste. Il y a des sportifs dont on dit qu'ils "jouent perso", c'est-à-dire qu'ils nuisent à leur équipe en gardant trop le ballon, mais en tirent un profit personnel parce qu'il est plus agréable de garder le ballon que de ne jamais le toucher, et parce que cela permet de montrer aux autres son talent. Le joueur personnel s'est donc désolidarisé de son équipe, parce qu'il est plus facile pour lui de s'illustrer, que de faire gagner son équipe. Si au contraire son gain personnel est maximal en jouant de manière collective, alors il est inévitable que la solidarité apparaîtra.
Pour rester sur des exemples sportifs, on peut exposer cette idée par la différence de comportement entre l'avant-centre et le milieu de terrain, au football. Un bon avant-centre est quelqu'un qui marque des buts. Donc, pour s'illustrer, il doit garder la balle de façon à marquer lui-même, et n'a pas du tout intérêt à la donner aux autres. L'avant-centre joue donc très souvent de manière personnelle. Par opposition, le milieu de terrain est quelqu'un qui doit être capable de faire circuler le ballon. Donc, on valorisera chez lui le fait qu'il fait marquer les autres, et il serait mal vu qu'il garde la balle pour essayer de marquer lui-même. On voit donc bien, sur cet exemple, comment les critères d'évaluation des joueurs déterminent leur niveau de solidarité. Il y a des joueurs qui ont un intérêt personnel à la solidarité, parce que le gain collectif, et d'autres qui n'en ont aucun.
Deuxième condition : il n'y a solidarité avec les membres d'un groupe que si le gain personnel à défendre le bien collectif est supérieur au gain personnel à défendre ses propres intérêts.

Prenons ensuite la lutte entre groupes de hiérarchie différente. Tout d'abord, il faut signaler que les deux premières conditions sont aussi valables ici. Si un individu peut gravir les échelons ou bien améliorer sa situation plus facilement qu'il n’améliorerait celle de tout son groupe, cet individu tendra à se désolidariser. Il faut donc toujours que les groupes soient relativement fermés et ne favorisent pas les tendance à jouer personnel.
Mais ce n'est pas tout. J'ai déjà précisé qu'il est important que les hiérarchies soient composées d'au moins trois niveaux. Il faut trois termes : la base, le sommet, et le palier intermédiaire. Dans une entreprise, on parlerait d'employés, du président, et des cadres. Mais on pourrait aussi parler des employés, du patron, et des clients, Les clients, ici, sont supérieurs au patron, puisque ce sont eux qui décident du sort de l'entreprise que ce patron dirige. Il y a donc bien un lien de subordination hiérarchique, même si les clients ne représentent pas une entité unifiée, et qu'ils ne donnent pas d'ordre au patron. 
Maintenant que l'on a trois termes, se pose la question des liens de solidarité, non seulement à l'intérieur des termes, mais aussi entre les différents termes. En effet, tant que l'on a deux termes, les deux termes sont nécessairement en conflit. Par contre, avec trois termes, il peut se créer des liens de solidarité entre deux termes, réunis contre le troisième. A quelle condition cette solidarité peut-elle apparaître? Et comment cette solidarité entre termes peut-elle avoir un effet sur la solidarité au sein des termes?
Ici aussi, la question de la convergence ou de la divergence des intérêts est centrale. En effet, ce qui caractérise le supérieur hiérarchique, c'est de pouvoir décider de la vie et de la mort sociale (j'entends par là le fait d'appartenir ou pas à un groupe) de ses subordonnés, et aussi le fait qu'il a un intérêt pour la vie de ses subordonnés. Tout supérieur veut le plus grand nombre d'hommes sous son commandement, et non pas la disparition ou l'amoindrissement de son équipe. Mais aussitôt que ce supérieur est lui-même soumis à des exigences lui venant de son propre supérieur hiérarchique, la situation devient compliquée. En effet, le sommet, à la différence du palier intermédiaire, n'a pas toujours intérêt au développement de la base. La base et le sommet ont souvent des intérêts divergents (je laisse de côté les cas où leurs intérêts sont convergents, car dans ce cas, il n'y aura aucune lutte entre eux). Mais le palier intermédiaire, lui, n'est pas libre de choisir un des deux camps, son supérieur lui demandera systématiquement de défendre ses intérêts, et pas ceux de la base. Le palier intermédiaire est donc dans une situation délicate : son supérieur lui demande d'affaiblir la base, et peut le récompenser pour cela, alors que lui-même aurait plutôt pour intérêt de développer sa base. Tel est le paradoxe du cadre : il veut une grande équipe, mais est récompensé par le directeur pour en avoir réduit la taille.
Si le palier intermédiaire cède aux exigences de son supérieur, il ne devient pas pour autant solidaire de son supérieur, parce que leurs intérêts continuent à être relativement divergents. L'entreprise est toujours ici un bon modèle : on a beau payer les cadres dirigeants avec des stock-option, qui leur permettent de s'enrichir à court terme en procédant à des licenciements, les cadres dirigeants ne voient jamais les licenciements d'un bon œil. Car cela remet toujours en cause leur propre fonction : un dirigeant doit diriger, et non pas supprimer ceux sur qui sa direction s'exerce. Par contre, en cédant aux exigences du sommet, il se désolidarise de sa base, qui sait dorénavant qu'elle ne peut plus compter sur lui pour la défendre. La base doit maintenant se battre contre le sommet et le palier intermédiaire, et ne peut plus compter sur ce palier intermédiaire pour amortir ou bloquer les exigences du sommet. Un cadre dont le salaire dépend essentiellement de la taille de son équipe a un intérêt à la défendre, et à lutter contre un éventuel plan de licenciement venant du sommet. Donc, il y a solidarité entre les employés et le cadre. Par contre, un cadre dont les revenus dépendent de son obéissance au sommet (c'est-à-dire des bénéfices de l'entreprise) n'a plus du tout intérêt à défendre son équipe (sachant que, à court terme, licencier des employés fait mécaniquement augmenter les bénéfices de l'entreprise).
Et que se passe-t-il au sein de la base, selon que le palier intermédiaire la défend ou pas? La base n'est véritablement solidaire entre elle que si le palier intermédiaire est solidaire avec elle. Car tant que le palier intermédiaire défend sa base, il défend toute sa base, prise comme un tout. Il va lutter pour qu'elle s'agrandisse, qu'elle se porte mieux. Bien sûr, il peut quand même tenter de favoriser individuellement certains individus, de façon à la diviser. Mais dès que la menace vient du sommet, le groupe va se souder derrière son palier intermédiaire. Ceci n'a rien de mystérieux. Deux membres d'une famille se disputent, mais font front commun dès qu'ils sont menacés par une famille extérieure ou par un autre groupe. Deux villes se disputent, mais se réunissent dès qu'elles sont attaquées par un groupe extérieur ou par l'Etat central. A chaque fois qu'une menace extérieure survient, le groupe fait taire ses conflits internes, et fait front commun. Mais ceci n'est possible que si l'extérieur ne dispose pas d'un moyen de faire diverger les intérêts au sein du groupe. Si l'Etat central promet une récompense pour avoir dénoncé un criminel, une famille pauvre risque de se diviser, et de dénoncer un de ses membres, au lieu de le protéger, comme on s'attendrait qu'elle le fasse. Donc, dès que la base n'est plus défendue par son sommet, les stratégies égoïstes réapparaissent. Puisque la base sera frappée, chacun tente d'échapper aux dommages qui lui sera infligée, sans se soucier des autre membres de son groupe, puisque personne ne dispose d'un moyen de défense collective.
Troisième condition : il n'y a solidarité avec les membres d'un groupe que si le supérieur hiérarchique de ce groupe a des intérêts convergents avec lui, et divergents d'avec le sommet.

mardi 17 avril 2012

L'opposition de la liberté et de l'égalité

Le plus fort n’est jamais assez fort pour être toujours le maître, s’il ne transforme sa force en droit et l’obéissance en devoir.
Rousseau Contrat social, livre I, chapitre III

Il est assez courant d'opposer la liberté et l'égalité, comme deux valeurs de tout système politique acceptable, deux exigences à la fois nécessaires, et pourtant très difficile à faire tenir ensemble. On comprend fort bien qu'un régime qui imposerait l'égalité en sacrifiant la liberté serait despotique et insupportable. La moindre innovation, la moindre tentative de se distinguer et de s'améliorer serait immédiatement sanctionnée et l'individu sommé de rentrer dans le rang. A l'inverse, on croit comprendre qu'un régime de parfaite liberté mènerait de manière infaillible à des inégalités énormes, si grandes que les plus faibles ne parviendraient presque plus à vivre, écrasés par les plus forts. En effet, si on laisse les plus forts agir comme ils le veulent, ils vont progressivement battre ceux qui le sont moins, et finir par obtenir une situation de monopole à leur avantage exclusif.
A partir de ce constat, se dégagent deux positions, que l'on place respectivement à gauche et à droite de l'échiquier politique. Pour la première, il faut donner la primauté à la valeur d'égalité. Une société ne peut exister que si les individus sont égaux, et suffisamment semblables. C'est pourquoi il faut développer les services sociaux publics, tels que l'armée, la police, l’hôpital, l'école. En effet, si ces services sont publics, alors tout le monde en bénéficie à égalité, chacun peut avoir accès aux services les plus essentiels pour avoir une vie proprement humaine. Si au contraire ces services étaient privés, nul doute que les plus riches auraient des services très confortables, mais que bon nombre d'individus n'y auraient pas accès, et ne pourraient pas vivre dignement. J'ai volontairement mentionné la police et l'armée dans les services sociaux publics, bien que ces thèmes soient habituellement plutôt classés à droite, car l'exigence que tout citoyen soit en sécurité, quel que soit son statut social est clairement un exigence d'égalité. Si les polices deviennent privés et ne surveillent plus que les quartiers riches qui peuvent les payer, alors l'égalité est perdue.
A l'inverse, la droit donne la primauté à la liberté. Pour elle, nous serions tous perdants à trop développer les services sociaux publics, car d'une part cela entrave la liberté des gens à contribuer et à utiliser les services qu'ils désirent, et non pas les services qu'on leur impose, et d'autre part cela tend à affaiblir l'initiative des individus, qui ont intérêt à tout attendre des services sociaux, plutôt que de travailler pour gagner eux-mêmes de quoi vivre correctement. Ainsi, en forçant tout le monde à être égal, on nivelle vers le bas, et personne n'a intérêt à en faire plus, puisque ce surplus lui serait pris. En forçant à être égal, on rend ainsi très difficile la possibilité de se distinguer. Dans un monde absolument égalitaire, on pourrait peut-être encore choisir la couleur de sa voiture, mais certainement pas de rouler dans des voitures de sport rutilantes ou dans des 4*4 gros comme dans tanks. Bref, toute la diversité qui fait le sel de nos vies disparaîtrait.

Mon but ne sera pas ici de prendre parti pour un camp plutôt que l'autre. Les deux font erreur. Je renverrai plutôt à un autre texte de Rousseau, le Discours sur l'économie politique, dans lequel ce conflit de l'égalité et de la liberté apparaît assez clairement, et la réponse de Rousseau est elle aussi assez tranchée. On voit ainsi que Rousseau, bien qu'il soit censé fournir la matrice idéologique de la gauche d'aujourd'hui, place la liberté avant l'égalité. La valeur politique par excellence est la liberté. Mais Rousseau insiste pour dire que cette liberté ne peut vraiment être obtenue que si les conditions sociales sont très fortement égalitaires. Sans égalité, la liberté est impossible, l'égalité est donc une condition nécessaire de la liberté. C'est donc ici que Rousseau se distingue assez fortement de la pensée de droite, qui considère que la liberté peut exister même en situation d'inégalité, et qui considère même que la liberté produit de l'inégalité. Pour Rousseau au contraire, la liberté ne peut pas produire d'inégalité, puisque les hommes ne sont libres qu'en situation d'égalité. S'ils usaient de leur liberté pour créer de l'inégalité, ils perdraient en même temps cette liberté.
Ainsi, pour Rousseau, un individu n'est libre que s'il n'est pas obligé de se vendre à un autre pour assurer sa subsistance. Le salariat est donc pour Rousseau non pas vraiment un obstacle, mais plutôt un signe que ni l'égalité ni la liberté n'existent. Cette déclaration peut surprendre, pourtant, elle va de soi. Car celui qui travaille pour les autres est forcé de faire ce que les autres lui demandent. Les marchands d'armes peuvent faire travailler les pacifistes, les abattoirs peuvent faire travailler les végétariens, les constructeurs automobiles peuvent faire travailler les écologistes. Ils suffit que ceux-ci aient besoin de manger, sans avoir de terre pour devenir de petits exploitants agricoles autonomes. Ainsi, à partir de simples inégalités de richesse, qui pourraient être anodines si elles avaient pour seule conséquence la beauté des maisons ou la marque des voitures, on aboutit à une situation de domination, dans laquelle une inégalité de richesse permet de supprimer la liberté des défavorisés, en les obligeant à se mettre au service du dominant.
La non domination me paraît donc être la définition de la liberté la plus précise, en même temps que le critère le plus pertinent pour juger les inégalités entre individus. Est libre celui qui n'a pas à subir la contrainte exercée par un autre. Et au lieu de ce célèbre principe rawlsien selon lequel une inégalité est justifiée si elle est à l'avantage du plus défavorisée, principe ridicule, puisqu'il autorise le plus riche à faire main basse sur toutes les richesses s'il accepte en contrepartie de donner une piécette au plus pauvre, on pourrait formuler le principe suivant : une inégalité n'est tolérable que si elle n'aboutit pas à une situation de domination de la part du plus favorisé sur le moins favorisé. Autrement dit, une inégalité n'est tolérable que si la liberté n'est pas entravée. Rien n'interdit de devenir très riche. Mais quand la richesse finit par garantir la domination sur tous les autres, l'inégalité a passé sa borne.
Cette solution rousseauiste accorde donc la primauté à la liberté, et c'est pourquoi elle a un air de loi anti-monopole : la liberté économique ne doit pas mener à s'abolir elle-même. Mais cette solution est aussi, pour cette même raison, très égalitaire. Car les patrons détiennent le monopole du travail, et c'est pourquoi il est exigé que l'on démantèle ce monopole, de façon que tout le monde puisse travailler à peu près où il le veut, dans les conditions qu'ils souhaite. Bref, il me semble que Rousseau défendrait aujourd'hui les coopératives de travailleurs, et autres structures démocratiques. 

Ayant présenté la solution de Rousseau, il me reste à parler de l'erreur que commettent ceux qui opposent liberté et égalité, au lieu de dire que l'égalité est une condition nécessaire de la liberté. Les partisans de gauche, d'abord, font manifestement une erreur de principe en plaçant l'égalité avant la liberté. On n'a que faire d'être inférieur aux autres, si ces autres ne nous entravent nullement dans nos projets personnels. Plus précisément, nous n'aimons guère être considérés comme inférieurs, mais ceci ne justifie aucune revendication politique. L'envie ne fait pas une politique. Donc, bien que chacun aimerait être supérieur aux autres, tant que l'infériorité n'aboutit pas à des situations de servitude et de domination, le politique n'a pas à intervenir.
L'erreur de la droite, qui privilégie la liberté, m'intéresse ici davantage. Elle donnera son sens à la citation en exergue. Pourquoi la droite croit-elle que la liberté aboutit à des situations d'inégalité? C'est parce que nous n'avons jamais vécu dans des régimes de pure liberté, et que même les libertariens, que l'on peut tenir pour des anarchistes de droite, ne défendent pas de tels régimes. En effet, comme le dit Rousseau, le plus fort ne le resterait jamais, il ne pourrait jamais conserver sa situation de domination, si le droit ne venait pas confirmer et maintenir cette situation. Si les hommes étaient toujours libres de faire ce qu'ils veulent, alors ils iraient librement se servir chez ceux qui se constituent des fortunes. Donc il n'y aurait aucune fortune, mais une grande égalité. Par contre, dès lors que la loi arrive, consacre la propriété privée, et qu'un gouvernement mobilise des policiers pour la faire respecter, alors les individus ont la possibilité de se livrer à des stratégies d'accumulation, jusqu'à arriver à des déséquilibres extrêmes. Autrement dit, ce que la droite oublie, c'est que ce n'est pas la liberté qui produit les inégalités, mais la loi. C'est la loi qui autorise l'accumulation du capital et la constitution d'empires financiers, au moment même où elle interdit le vol. Des hommes libres restent égaux. Et je ne parle pas d'un état de nature, mais simplement de cultures dans lesquelles le sens de la propriété n'existe quasiment pas, et où les biens acquis sont immédiatement partagés avec toute la communauté. Dans de telles communautés, règnent à la fois l'égalité et la liberté, pour la raison que la loi ne donne aucune légitimité aux revendications des propriétaires d'objets. 
La droite va donc critiquer ceux qui veulent utiliser la loi pour combattre les défauts que la loi a produits, par exemple ceux qui veulent instaurer des impôts, pour redistribuer les fortunes que la défense de la propriété privée produit nécessairement. La droite critique le caractère liberticide de telles lois. Mais c'est faire un mauvais procès, puisque toute loi vient de toute façon entraver quelque liberté, et que certaines lois donnent davantage de liberté qu'elles n'en suppriment. L'enjeu est donc plutôt de trouver l'ensemble de lois qui garantirait la plus grande liberté possible, donc le moins de domination possible. Car, bien entendu, mon but n'est pas de proposer la suppression de la propriété privée (soyons réaliste!), mais simplement de fixer, de manière générale, ce qu'est un régime politique juste.

mardi 10 avril 2012

L'argent est-il notre religion?

Étudier l'argent en tant que phénomène religieux présente quelques difficultés. La première consiste à s'en tenir à quelques généralités, de préférence plutôt moralisatrices. Ainsi entend-on que l'on voue aujourd'hui un véritable culte à l'argent, que ce culte est religieux en ce qu'il nous fait aimer l'argent bien au-delà de ce qui serait raisonnable. Ce genre d'idées est assez moralisateur, puisqu'il s'agit de reprocher à une personne d'aimer trop l'argent, d'en faire une fin en soi, alors que l'argent ne devrait être aimé que dans la mesure où il permet d'acheter des bien et des services qui nous sont utiles. Pour tout dire, la critique moralisatrice (que l'on trouve dans les Politiques d'Aristote, que nos contemporains citent régulièrement, cf. La grande transformation de Polanyi, pour ne parler que des plus illustres) ma paraît totalement rater sa cible. Sauf pour ceux qui fréquentent des hommes qui en sont victimes, et je concède qu'il est désagréable de fréquenter des gens qui ne savent parler que d'argent, l'amour excessif de l'argent ne pose aucun problème. 
S'il faut faire une critique de tels hommes, ce devra être une critique économique et sociale. Il faudrait par exemple montrer que la tendance à thésauriser plutôt qu'à consommer crée de grands déséquilibres économiques qui fragilisent la situation de ceux qui, réciproquement, n'ont plus assez d'argent et se retrouvent en situation de dette et de dépendance. Il faudrait également montrer que la volonté de s'enrichir à tout prix, quel que soit le type d'activité choisi, est néfaste pour la société, en la contraignant à développer des activités superflues ou même nuisibles, au lieu d'activités plus importantes. Beaucoup pointent aujourd'hui le fait qu'un grand groupe pharmaceutique privilégiera un médicament de confort rentable à un médicament vital mais peu rentable. Ainsi, dans ces deux exemples, la critique n'est pas morale et individuelle, mais socio-économique et collective. Elle montre ce à quoi correspond ce fameux culte de l'argent. Et ce n'est pas lui en tant que tel qui est condamné, mais seulement ce qu'il induit en termes de comportements économiques : des choix qui baissent le bien-être collectif. Chacun voudrait être en bonne santé et indépendant, et le désir de profit maximum produit de la maladie et de la dépendance.
La seconde difficulté consiste à ne pas d'emblée rejeter le phénomène religieux comme un tas de croyances irrationnelles, de rituels absurdes, et de dévotion humiliante. C'est en effet une tendance de certaines personnes qui, probablement athées, utilisent leur haine des religions de façon à cracher en même temps sur l'argent. Je partirai donc ici d'une présentation qui se veut neutre des religions, et même charitable, cette charité consistant à partir du principe que les religions répondent par des moyens adaptés à un besoin qui est réel. Néanmoins, je mettrai l'accent sur la dimension sociale du fait religieux, ce qui peut faire passer cette lecture pour sceptique voire athée. Je voudrais simplement ne pas soulever du tout la question de la vérité de la religion, ici.

Étudions donc d'abord les traits du phénomène religieux, dans l'optique d'en retirer quelques aspects qui puissent être rapprochés de l'argent.
Un aspect capital du religieux est le fait de la croyance, et plus précisément de la foi. Or, étymologiquement, la foi est la confiance, envers quelque chose ou quelqu'un. Dans la religion, la confiance est bien sûr la confiance en un dieu, qui est censé assurer le bonheur de ceux qui ont confiance en lui, dans cette vie ou dans une autre. Mais cette confiance est nécessairement aussi la confiance dans d'autres hommes, parce que personne n'a sa propre religion, n'a inventé ses propres convictions, et les garde pour lui seul. Même ceux qui prétendent se bricoler leurs croyances (comme le font remarquer nombre de sociologues contemporains) sont obligés de piocher dans l'offre préexistante de croyances, pour retenir tel ou tel point de doctrine, telle ou telle pratique. Et la plupart des hommes croyants se contentent d'adhérer à la religion de leurs parents. Autrement dit, adopter une religion c'est avoir foi, d'une part en ses parents, puisque beaucoup d'hommes croient parce que leurs parents croyaient (c'est le principe de la tradition), et d'autre part en les fondateurs des différentes religions, qui ont posé des dogmes, des rituels, des modes de vie. Il faut bien voir que cet aspect de la religion est le plus important, parce que personne n'a de contact avec Dieu. Nous n'avons de contact qu'avec d'autres hommes, et c'est à eux que nous accordons notre confiance. Croire en Dieu, c'est donc d'abord croire en certains hommes qui nous demandent de croire à ceci ou cela. 
Et le second aspect du religieux découle assez naturellement de la confiance accordée à telle ou telle personne. Dès lors que l'on croit qu'il faut accomplir tel rituel, aller dans tel lieu tel jour pour écouter le sermon de telle personne, des rapports sociaux de pouvoir sont établis. Une église est un pouvoir, peut-être pas politique, mais au moins social, en ce qu'il a le pouvoir de commander aux hommes et d'être obéi. Je dis que ce pouvoir n'est pas politique parce qu'il lui manque souvent (c'est-à-dire dans tout régime non théocratique) le pouvoir d'user de la violence, ce qui est le propre du pouvoir politique. Son pouvoir se limite à celui d'exclure ses membres. Mais c'est parfois un très grand pouvoir. Être excommunié peut très bien être synonyme de quasi-mort sociale, si celui qui est excommunié ne peut plus avoir de rapport avec tous ceux qui restent dans l'église.
La religion est donc un phénomène de confiance envers certains hommes, qui fonde le pouvoir de ces hommes sur une communauté, et qui, en même temps, délimite une certaine communauté selon des rituels, des manières de vivre. La religion est un phénomène de croyance performative, de croyance qui créé une communauté et des chefs par le seul fait que les individus de cette communauté croient en elle et en ses chefs. L'église existe parce que les fidèles croient que l'église existe. S'ils cessent d'y croire, l'église disparaît immédiatement. De ce point de vue, il est capital de distinguer l'église et le pouvoir politique. Si tous les citoyens ou presque contestent le pouvoir politique, il est encore possible d'envoyer l'armée pour les réprimer. L'armée a des armes, envoie des balles réelles, et commet des morts réels.Mais si tous les fidèles contestent l'église, alors l'église ne peut rien faire, car excommunier quelqu'un qui ne croit plus en son église n'a aucune force. On craint la sentence d'une église que si l'on est seul à la contester, ou si on reconnaît la légitimité de son jugement. Mais si ce n'est plus le cas, l'église n'a plus aucun poids. On voit donc bien pourquoi une église, à la différence d'un état, repose sur la confiance : sans croyance en la vie après la mort, l’excommunication ne vaut rien; alors que sans croyance en la légitimité du pouvoir politique en place, les balles de fusil continuent à tuer.

Venons en maintenant à l'argent. Peut-on y retrouver les deux aspects relevés dans les phénomènes religieux, à savoir la confiance, et le pouvoir produit par cette confiance?
On oppose encore les monnaies fiduciaires, celles qui reposeraient sur la confiance des individus, au nombre desquelles il faudrait mettre la quasi-totalité des monnaies nationales, et les monnaies non fiduciaires, celles qui seraient convertibles dans un quelconque métal précieux, ou même qui sont constituées de ce métal précieux, en rapport exact avec leur valeur faciale. Cette distinction est totalement absurde. Tout le monde connaît la fameuse histoire du roi Midas, qui se retrouve dans une situation délicate parce que tout ce qu'il touche se change en or, et ne peut donc plus rien manger. Cette histoire montre bien que l'or ne vaut rien par lui-même, il ne vaut que parce qu'il est une monnaie d'échange pour obtenir de la nourriture, un toit, des biens, etc. Autrement dit, tant que l'on n'a pas confiance en la valeur d'échange de l'or, l'or ne vaut rien. C'est bien pourquoi l'or est une monnaie fiduciaire exactement comme les autres. Ceux qui croient le contraire sont simplement dupes de leur croyance. Ils croient tellement en la valeur de l'or, qu'ils oublient qu'ils croient en cette valeur, et pensent que l'or lui-même a cette valeur. 
Donc je tiens pour acquis que toute monnaie d'échange repose sur la croyance que ceux qui en possèdent pourront l'utiliser auprès d'autres personnes, parce que ces autres personnes vont accepter d'en recevoir, en échange des biens qu'ils ont produit. Dans toute vente, il y a dans la tête du vendeur l'idée qu'il pourra par la suite donner à quelqu'un d'autre la monnaie qu'il vient de recevoir, et c'est pour cela qu'il est prêt à se séparer d'un bien réel et utile, contre un bout de papier ou un bout de métal jaune inutile. Donner un bien contre du papier, c'est croire que ce papier pourra à l'avenir être converti en bien, sans quoi personne n'accepterait de céder ses biens aux autres. J'insiste sur le vendeur, parce que c'est sur lui que repose principalement la croyance. Si l'acheteur ne croit plus en la valeur de sa monnaie, il tentera quand même de l'écouler pour récupérer des biens utilisables. Donc, la monnaie circulera. Par contre, si le vendeur ne croit plus en sa valeur, il n'acceptera plus de céder ses biens pour récupérer de la monnaie, puisqu'il croit, par hypothèse, qu'il ne pourra plus l'utiliser à l'avenir. Dans un tel cas, il aurait cédé un bien pour rien. 
Que l'argent produise des relations de pouvoir est compréhensible. J'avais déjà parlé du fait qu'il permet d'acheter le temps des hommes, ce qui est un pouvoir considérable (cf. Qu'achète-t-on avec de l'argent?). Je veux plutôt insister ici sur le fait que ce pouvoir n'existe que parce que les hommes croient que l'argent donne du pouvoir. Tout comme dans le phénomène religieux le prêtre n'a de pouvoir que parce que les fidèles croient qu'il a du pouvoir, en économie, l'argent ne marche que parce que les hommes croient qu'il marche. Un sceptique dirait que les religions sont fausses, et que pourtant elles produisent leur effet, parce que les gens croient qu'elles sont vraies. De même, en économie, nous savons bien que les monnaies ne sont que du papier ou du métal, et pourtant, le fait que les gens croient qu'elles ont de la valeur fait que ces monnaies fonctionnent. En religion comme pour l'argent, la croyance est auto-réalisatrice, elle fait advenir ce que croient les gens. Dieu n'existe pas mais a du pouvoir sur Terre parce que les gens y croient; l'argent n'est rien mais a du pouvoir parce que les gens y croient. Et de même qu'en religion, être excommunié équivaut à une mort sociale, en économie, être privé d'argent, ou bien même refuser soi-même l'argent équivaut aussi à une mort sociale, voire à une mort tout court. Celui qui n'accepte plus l'argent ni n'en donne ne pourra plus profiter du moindre service social. Quand je vais chez le boulanger chercher mon pain, je ne lui propose pas en échange les carottes que j'ai fait pousser dans mon jardin!

Deux remarques pour conclure.
On pourrait dire que l'argent est une convention, au sens d'une attitude que nous adoptons parce que nous constatons que l'adopter est plus satisfaisant que ne pas l'adopter, pour la raison que les autres l'ont déjà majoritairement adoptée. C'est juste, l'exemple du boulanger le montre bien : il est bien meilleur pour moi de payer mon boulanger avec des euros plutôt qu'avec des carottes ou même de petits morceaux de métaux précieux, pour la raison que tout le monde paie déjà le boulanger avec des euros, qu'il ne veut pas de carottes, et ne veut pas non plus se compliquer l'existence à convertir des métaux en monnaie. Simplement, l'idée de convention va avec celle d'arbitraire, alors que je souhaite plutôt ici insister sur le phénomène de la croyance : on n'utilise pas seulement l'argent parce que l'on a constaté que tout le monde l'utilisait déjà et qu'il est bon de faire comme les autres, on utilise aussi l'argent parce que l'on a confiance dans les autres, que l'on croit que l'on pourra à l'avenir leur donner notre argent en échange de biens. Sans cette confiance portant sur l'avenir, la convention qu'est l'argent s'effondrerait. C'est ce qui fait la différence entre une simple convention, et l'argent. Si du jour au lendemain, tous les conducteurs de France se mettent à rouler à gauche, il faut vite que nous fassions de même, mais cela ne pose pas de problème de principe. Par contre, l'idée que la monnaie d'échange puisse changer du jour au lendemain est absolument insupportable. L'argent ne fonctionne que parce que nous avons foi en l'avenir, c'est-à-dire foi dans le comportement futur des autres personnes. Si mon boulanger doute qu'il puisse encore utiliser demain des euros, il acceptera mes carottes plutôt que cette monnaie. Autrement dit, tout comme dans la religion, l'argent fonctionne sur la croyance, c'est-à-dire la confiance, c'est-à-dire l'espérance. C'est parce que l'on espère pouvoir utiliser l'argent à l'avenir qu'on l'utilise aujourd'hui même. La convention ordinaire repose seulement sur l'adaptation à une situation présente. L'argent repose sur des croyances portant sur l'avenir.
Deuxième et dernière remarque, cette fois pour distinguer un peu religion et argent. La religion elle, doit cacher à ses fidèles le fait qu'elle ne repose que sur leur croyance, un prêtre ne dirait pas à ses ouailles que son pouvoir ne repose que sur leur croyance, et pas sur un prétendu rapport avec Dieu (plus ou moins médiatisé par l'institution ecclésiale). Une religion doit se faire passer pour vraie afin d'exister. Il y a sans doute quelques pratiquants non croyants, mais alors, ils réduisent la religion à une simple tradition, une suite de rituels que l'on fait de manière injustifiée, ou bien pour faire plaisir aux anciens, aux parents, à la famille (ce qui est d'ailleurs tout à fait respectable). Par contre, il semble que, dans une certaine mesure, on puisse avouer aux agents économiques que leur argent n'existe que parce qu'ils veulent bien y croire. C'est justement pour cela que l'on parle de monnaie fiduciaire : les agents savent que leur argent n'est indexé sur aucune chose à laquelle ils attribuent une valeur intrinsèque. On peut donc utiliser l'argent, tout en sachant que l'argent ne vaut rien. Cependant, un travail sociologique serait peut-être ici nécessaire pour savoir si la majorité du peuple sait que l'argent ne vaut rien, et si l'argent tiendrait encore, si tout le monde avait les mêmes compétences que les économistes et les individus s'intéressant un peu à cette discipline. Si la réponse est négative, alors le rapprochement avec la religion serait plus d'autant plus fort.