dimanche 30 janvier 2011

Négociation et discussion

Dans le genre très large de la communication verbale humaine, il existe un sous-genre dans lequel le but est de convaincre l'autre (ou de le persuader) de changer d'avis, et le plus souvent, de se rallier à notre propre avis. J'ai un avis, tu as un avis différent, et je souhaite que tu abandonnes ton avis, pour accepter le mien. Dans ce genre d'échanges, chacun parle à son tour, à la fois en vue de faire plier autrui, mais également afin de montrer à autrui quelle est sa position, qui évolue le long de la discussion. Ainsi, tout au long de l'échange, chacun concède quelques points, devient au contraire plus exigeant que sa position initiale, ajoute un nouvel argument à son propos, réfute les arguments d'autrui, etc. 
Or, au sein de ce genre d'échanges, on peut encore discerner deux types assez différents : le type "négociation" (ce que Apel et Habermas rangent sous le terme de "stratégie") et le type "discussion" (que Apel et Habermas nomment de même). Pour ces deux auteurs, et j'accepte évidemment ceci, l'action stratégique obéit à la logique de l'intérêt individuel : quand on négocie, on cherche à faire triompher son propre intérêt, qui n'est pas celui d'autrui, et ce, par tous les moyens que nous estimons bons (y compris, pourquoi pas, les moyens immoraux, comme les mensonges, insultes, etc.). Alors que dans la discussion, on ne cherche pas à faire triompher son intérêt individuel contre celui de l'autre, mais on cherche plutôt une position qui puisse convenir à tous, une position qui soit un intérêt commun. Lorsque l'on cherche à convaincre autrui de la vérité, il est évident que la vérité est un intérêt commun des deux parties en conflit. Donc, chacun cherche à convaincre autrui de quelque chose qui est aussi bon pour cet autre, et ne cherche pas à défendre une opinion qui ne serait bonne que pour celui qui la défend. C'est d'ailleurs pourquoi, à part si l'on est partisan du noble mensonge, on évitera d'employer des moyens immoraux lors d'une discussion. S'il s'agit de convaincre autrui pour son bien seul (puisque, par principe, celui qui défend une position est déjà convaincu de sa vérité), il serait contradictoire de lui nuire afin de faire son bien. Autrement dit, une prétendue discussion dans lequel on cherche à convaincre l'autre non pas pour lui enseigner la vérité, mais avant tout pour le plaisir d'avoir vaincu, ou pour les gains que cela rapportera, n'est pas une vraie discussion mais une négociation, dans lequel il ne serait pas absurde d'employer des moyens immoraux : après tout, c'est tout à fait compréhensible de mentir pour gagner du pouvoir sur les autres.

Deux questions se posent, qui sont malgré les apparences très liées : 
1) comment la négociation peut-elle exister, pourquoi échanger des mots, si les intérêts de chacun, et les rapports de force, sont fixés à l'avance? Pourquoi ne pas se contenter de jauger les forces de chacun, et d'en déduire un compromis en fonction de ces forces? Sur un marché, les prix se fixent ainsi : s'il y a un vendeur, et dix acheteurs, le prix monte jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un acheteur. Echanger des paroles ne changerait rien à l'affaire. Pourquoi alors, dans une négociation, échange-t-on des paroles? C'est bien pourtant ce qui arrive lorsque l'on négocie auprès d'un vendeur le prix d'un bien.
On l'aura deviné, on échange des paroles parce que cet échange modifie les rapports de force, que le but de la négociation n'est donc pas seulement de faire étalage de sa force, mais encore de l'augmenter, et de diminuer celle d'autrui. Négocier, cela signifie chercher à augmenter sa force par les mots. Et c'est pourquoi tous les moyens sont bons pour faire paraître sa force plus grande aux yeux d'autrui. On n'emploiera donc pas seulement des arguments, on cherchera aussi à jouer sur les sentiments d'autrui. On cherchera à l'apitoyer, en se plaignant de la dureté de sa situation; on cherchera à le menacer, en lui disant que l'on va mettre un terme à la négociation, ou bien en parlant de sa famille... On cherchera à l'amadouer, en lui parlant de la très longue amitié qui les unit. On emploiera peut-être le mensonge, en cachant les défauts d'une marchandise, etc. 
La négociation est donc très différente de la discussion, puisque, dans une discussion, menacer ou fondre en larmes ne font pas partie de la palette des méthodes possibles. Celui qui veut convaincre autrui ne procède pas par chantage affectif. Il cherche seulement à lui prouver, de manière argumentée, que la position  qu'il défend est la plus raisonnable, pour les deux. Dans une négociation, celui qui tire le prix vers le bas sait très bien qu'il ne fait pas le bonheur du vendeur.

2) En dehors de la recherche désintéressée de la vérité, existe-t-il un lieu pour la discussion? Notamment, la politique peut-elle faire l'objet de discussions, ou bien n'est-elle qu'un long affrontement de forces en présence, donc une négociation dans laquelle chacun exhibe sa force, avant de procéder à l'évaluation du rapport de force, par une élection? Entre gauche et droite, et entre toutes forces politiques en affrontement, cherche-t-on une position qui soit bonne pour tous (ce qui ne signifie pas une position au milieu, puisque chaque partie pense que sa position est la bonne), ou bien chaque camp cherche-t-il seulement à vaincre autant que possible? 
Entre pauvres et riches, il ne peut y avoir que négociation : transférer de l'argent vers les pauvres, cela signifie évidemment appauvrir les riches. Par contre, un parti politique pourrait montrer que la redistribution s'accompagnera de bénéfices plus grands, y compris pour les riches, donc que la redistribution est bonne pous tous. Ce faisant, il entrerait dans la discussion (j'ai ici décrit un argument plutôt de gauche, un argument de droite dirait qu'il faut diminuer la redistribution, car l'enrichissement des riches aura des retombées auprès des pauvres, en leur donnant du travail par exemple). 
On tient donc notre réponse à la question : il y a bien des discussions en politique, chaque fois que le but de l'échange n'est pas de faire triompher ses intérêts (le pauvre veut de l'argent, le riche veut plus d'argent), mais de montrer ce qui est l'intérêt de tous (nous serons collectivement plus riches, si etc.).

J'ai signalé que les deux questions, celle de l'existence de la négociation, et celle de l'existence de la discussion, étaient liées, il me faut maintenant donner la raison. La raison est la suivante : malgré le caractère évident de la distinction, il est, dans les faits, très difficile de savoir quel est le type d'échange auquel se livrent les protagonistes. La distinction, claire en principe, est confuse en réalité. Mais elle est confuse pour une raison de principe très claire. Cette raison est que la négociation va toujours chercher à se faire passer pour une discussion. On ne négocie jamais en disant que tout ce que l'on fait n'est bon que pour nous. Même en négociant, on cherche à faire croire à autrui que son bien à lui est de baisser ses exigences. C'est, je le concède, assez peu visible dans une négociation commerciale. Mais ce n'est pas complètement inexistant : quand un acheteur veut faire baisser les prix, le vendeur pourra se défendre en disant quelque chose comme "veux-tu ma mort?" signifiant par là que la disparition du vendeur serait aussi une perte pour l'acheteur. On touche ici, d'ailleurs, aux questions liées au commerce équitable. Par contre, c'est manifeste dans toutes les fausses discussions politiques, justement parce qu'on les prend pour des discussions : en manipulant les chiffres, en faisant des discours en apparence très spécialisés, on se fait passer pour quelqu'un de compétent, donc pour quelqu'un capable d'améliorer la situation de tous, alors que l'on ne vise que notre accession personnelle au pouvoir. 

Néanmoins, à la différence d'Apel et de Habermas, je ne tiendrais pas la discussion pour éthique, alors que la négociation serait seulement instrumentale, ou immorale. Ce qui me paraît le mieux distinguer les deux formes d'échange réside moins dans l'intention des protagonistes ("je veux le bien de tous" contre "je veux seulement mon propre bien") que les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Mentir, jouer sur les sentiments, faire peur, appartiennent clairement à la négociation. La discussion, elle, a moins d'outils, elle se limite à l'échange d'arguments. On peut résumer cette différence par les notions de persuasion, et de conviction. La persuasion emploie tous les moyens envisageables. La conviction s'en tient à l'argumentation. 

jeudi 27 janvier 2011

Les signes sont productifs

J'avais, dans un post précédent (Métaphysique des signes) suggéré que la différence entre les signes du langage humain et les signes naturels étaient inessentielle, autrement dit que le caractère arbitraire des signes humains ne les distinguait pas fondamentalement des signes naturels. L'important serait le fait que le signe renvoie à autre chose, et de ce point de vue, le mot "feu" renvoie au feu réel, tout comme la fumée réelle renvoie au feu réel.
Bien entendu, je n'ignore pas l'objection que l'on pourrait me faire, en s'inspirant de ce qu'a dit Peirce, concernant la différence entre un indice, et un symbole (ou une icône, la différence importe peu ici). En effet, le symbole peut continuer à dénoter y compris en l'absence de l'objet dénoté. Ses propriétés conventionnelles (ou bien intrinsèques, dans le cas de l'icône) le lui permettent, quelque soit la situation dans le monde extérieur. Ainsi, le mot "feu" continue à dénoter le feu, alors même qu'il n'y a aucun feu dans le monde, et même s'il n'y en avait jamais eu, et qu'il n'y en aura jamais. Donc un signe serait bien là pour tenir lieu d'un absent, et ne renvoie à quelque chose de présent que de manière accidentelle. Alors que l'indice lui, ne peut exister que si l'objet qu'il désigne existe, puisque c'est un rapport causal, naturel qui le produit. Comme on le dit familièrement, il n'y a pas de fumée sans feu. L'indice du feu n'existe que s'il y a du feu. Donc, mon erreur aurait été de plaquer sur l'ensemble des signes une propriété qui n'appartient qu'aux indices, à savoir un renvoi entre deux choses. Les signes qui ne sont pas des indices ne renvoient pas à des choses, mais les représentent.

Répondre à cette remarque suppose d'attaquer son présupposé sous-jacent, présupposé selon lequel les mots font référence, désignent des entités, que ces entités soient des idées ou des choses. Cette idée est très claire dans la conception représentationnaliste du langage. Si le mot est le représentant d'une chose, ou la phrase la représentation d'un fait, d'un évènement, alors ce mot ou cette phrase font référence à cette chose ou ce fait. Et puisque parfois, les choses ou les faits peuvent ne pas exister, il faut bien en conclure que le langage a le pouvoir de représenter quelque chose d'absent. Et, seconde conclusion, les indices sont fondamentalement différents, puisqu'ils ne peuvent pas représenter quelque chose d'absent. Si la chose est absente, son indice aussi (pas de fumée sans feu).
Or, les mots et les phrases n'ont pas pour fonction de représenter, de faire référence, mais plutôt de renvoyer, au sens le plus matériel, c'est-à-dire de pousser un individu dans une autre direction, de le contraindre d'agir d'une certaine manière. Je ne peux que renvoyer au célèbre exemple des dalles de Wittgenstein. Le mot "dalle" ne désigne pas des dalles, il signifie d'abord le fait d'aller en chercher et de les apporter. "Dalle" n'est pas un nom de chose, mais le déclencheur d'une certaine activité. "Dalle" provoque chez l'apprenti bien éduqué la recherche d'une dalle, et le transport de cette dalle jusqu'au donneur d'ordre. 
Autrement dit, avant même de dire que le langage a une fonction descriptive, il vaudrait mieux dire qu'il a une fonction fonctionnelle. Le langage fait accomplir des choses à ceux qui l'écoutent. Certes les chaînes de discours peuvent être longues avant d'aboutir à une action, une opération, mais le langage se ramène ultimement à la production d'un effet chez l'auditeur. Parler, c'est faire, c'est-à-dire agir sur autrui, provoquer en lui un changement de comportement. Une parole qui ne se réduit pas, in fine, à un changement de comportement, est une parole qui ne dit rien. Le langage est un outil d'opération sur les hommes, pas un moyen de décrire la réalité. Ou plus exactement, la possibilité de décrire est seulement dérivée de cette capacité d'agir sur les hommes. Si le maître d'oeuvre demande une dalle, on peut en conclure que les dalles existent, et qu'il y en a une a proximité. Mais on ne peut pas conclure de l'existence de la dalle que le mot "dalle" demande d'aller la chercher et de l'apporter. Bref, au commencement était l'action, la description ne vient qu'après.

Il en résulte que la différence entre un signe humain, arbitraire, et un indice naturel se réduit à peu de choses. Tout comme le signe produit un certain comportement, par un dressage adéquat des hommes, l'objet produit son indice (ou l'indice produit sont objet, le lien est symétrique ici). La seule différence entre les hommes et la nature réside dans le fait que l'on peut apprendre de nouvelles pratiques, donc de nouveaux signes aux hommes, alors que la nature ne paraît pas pouvoir apprendre de nouveaux liens entre objets et indices. Mais ceci est tout à fait secondaire.
On a donc maintenant une idée plus précise de ce qu'est le renvoi, dans le langage humain. Le renvoi est le fait d'entraîner l'auditeur à faire une certaine chose, et c'est vers cette chose que le signe renvoie. Dès lors, le signe ne renvoie jamais à quelque chose d'absent, puisque le rôle du signe est justement de le faire advenir. Il peut y avoir échec si l'auditeur ne parvient pas à faire ce qu'il doit, ou bien s'il ne comprend pas ce qui est dit. Mais cet échec n'a rien à voir avec l'absence d'un référent, elle a seulement à voir avec l'échec d'un signe à produire son effet, à signifier.

mercredi 26 janvier 2011

Le scepticisme juridique

Le scepticisme juridique est la position selon laquelle le droit n'a aucune légitimité à nous diriger, et ne peut jamais en avoir. Le droit est le résultat d'un rapport de force qui s'est solidifié, jusqu'à ce que le plus fort n'ait plus besoin de contraindre physiquement le plus faible pour le faire obéir, il lui suffit d'énoncer quelques mots, ou bien d'écrire quelques gros livres indigestes (les fameux codes Dalloz rouges...) pour obtenir le comportement désiré. Bref un sceptique, en droit, est quelqu'un qui dit qu'il n'y a pas de droit, mais seulement de la force. Ce que l'on appelle le droit n'est que la force, lorsqu'elle devient capable de se faire obéir sans s'exercer physiquement. Le droit, ainsi nommé, est la substitution à la violence physique d'un ordre énoncé par écrit ou oralement.
On nous objectera Rousseau et son célèbre chapitre 3 du livre I du Contrat social, selon lequel le droit du plus fort n'est pas le droit, parce qu'un droit ne peut pas cesser aussitôt que la force cesse. Celui qui est contraint par la force ne l'est pas par le droit, et celui qui l'est par le droit l'est toujours, même s'il est plus fort. Quand un maître d'esclave enferme son esclave, l'esclave n'a pas le devoir de rester sagement emprisonné, il est seulement contraint de le faire. Et quand un voleur cambriole une maison, il n'a pas le droit de le faire, il en a seulement la force et l'habileté.
Je n'ai rien à objecter à l'argument, il touche sa cible : le droit du plus fort n'est pas un droit. Mais le sceptique ne dit pas que la force fait droit, il dit seulement qu'il n'y a pas de droit, mais seulement de la force. Le prétendu droit n'oblige personne, il est seulement une liste d'instructions à exécuter par celui qui est soumis. Le sceptique ne prétend pas que cette liste d'instructions oblige quelqu'un, il prétend seulement que cette liste d'instructions, si elle est suivie par le dominé, lui permettra d'éviter de subir la violence physique du dominant. Comme le dit Rousseau, lorsque l'on obéit à celui qui est plus fort, on ne le fait que par prudence, pas par devoir. Obéir au code juridique, selon un sceptique, est donc obéir par prudence, pas par devoir.

Y aurait-il donc un argument contre le scepticisme juridique, qui montrerait que le droit peut se voir conférer une légitimité? Peut-être le contrat social le permet-il? Si  on accepte de se soumettre à quelque chose, alors cette chose serait-elle légitime? Oui, mais dans ce cas, tant que l'on reste consentant, alors le droit n'oblige pas, il ne fait que décrire ce que l'on aurait fait de toutes façons ; et dès que l'on n'est plus consentant, alors le droit n'oblige plus, car personne n'est tenu de tenir ses promesses. Celui qui affirme que le droit n'est rien ne risque pas d'accepter sans discussion que l'on puisse le fonder sur la morale! Bref, comme le dit Hume, dans le Traité de la nature humaine III, le devoir de tenir ses promesses découle de la convention passée entre les hommes, mais elle n'en est pas le fondement. Donc, aucun contrat ne peut obliger à respecter le droit, puisque le contrat a tout autant besoin d'être fondé que le droit que ce contrat prétend fonder.

Mais alors, comment réfuter le scepticisme juridique? Il prétend nier le droit, et tout réduire au fait, au fait de la force. Dans ce cas, il convient seulement de lui opposer un fait : les hommes croient qu'il faut obéir au droit, donc le droit existe. Le droit a une efficace, puisque les hommes pensent que le droit est légitime, même si c'est à tort. Donc, on peut prouver l'existence du droit par le fait que les hommes y croient. L'argument me paraît imparable. Le droit existe, puisque le droit est bien une force, distincte de la force physique. Il n'est pas nécessaire de sans cesse rappeler aux hommes que l'on pourrait les violenter pour les faire obéir, la plupart pense qu'ils ont le devoir d'agir comme on leur indique. Donc ces fameux livres rouges de Dalloz ne sont pas sans effet, le droit existe.
Néanmoins, ceci risque de faire enrager un partisan des droits naturels, des droits de l'homme, et autres droits "sacrés et inaliénables". Quoi!? dirait-il, vous faites du droit une puissance parmi d'autres, une force sur le même plan que la force physique, le pouvoir économique, le charisme personnel, etc.! Le droit n'est plus la manière d'arbitrer entre toutes ces forces, mais une force au milieu des autres, sur le même plan. Il n'est pas l'arbitre, mais une partie en conflit. Le droit n'est pas l'instance ultime qui décide de la légitimité politique, elle est la clique des rédacteurs de livres rouges contre la clique des porteurs de Rolex, contre la clique des savants, contre la clique des beaux parleurs, etc.

Le scepticisme est donc réfuté, et pourtant, c'est bien lui qui a gagné. Le droit n'est rien par lui-même, il n'est une force que parce que les hommes croient à sa force. Si tous les hommes étaient sceptiques, la force du droit deviendrait peut-être nulle. Il faut bien dire "peut-être", car le sceptique n'est pas un utopiste, il n'a jamais dit que toutes les forces pourraient disparaître. Son seul souci est d'être soumis à la force qui lui plaît le plus. Et il n'est pas déraisonnable de choisir d'être soumis à la force des textes de loi, plutôt qu'à la force de l'argent ou du charisme.

lundi 24 janvier 2011

L'ontologie négative

Kant aurait, dit-on, distingué la métaphysique générale de la métaphysique spéciale, la première étudiant l'être en général, alors que la seconde étudierait des objets précis de l'être : l'âme, le monde, Dieu. Et Kant condamnerait la métaphysique spéciale, condamnée à des discours antinomiques, alors qu'il conserverait la métaphysique générale, comprise comme philosophie transcendantale. Kant proposerait donc une théorie de l'être, au moyen de ces concepts de phénomènes et noumènes. La réalité serait phénomènes, lorsque le sujet s'y rapporte, ou bien noumène, telle qu'elle est lorsque le sujet ne s'y rapporte pas, ou bien lorsqu'il s'y rapporte avec son entendement seul (ce qui, bien sûr, est impossible pour l'homme).

Je voudrais d'abord montrer que parler d'antinomie est assez trompeur, et qu'il vaudrait mieux dire que tout discours sur les objets de la métaphysique spéciale est impossible. Si l'on prend l'antinomie du commencement du monde, il faut plutôt dire que la notion de commencement est totalement dépourvue de sens appliquée au monde, parce qu'il n'y a tout simplement aucun terme qui puisse caractériser le monde. Ce terme de commencement décrit la naissance d'une chose, à partir d'un état où cette chose n'était pas là. Mais le commencement suppose toujours un espace et un temps préexistant. Pour que quelque chose commence, il faut qu'avant cette chose, il y ait déjà quelque chose, autre chose. Autrement dit, il n'y a de commencement que dans un monde, donc dans un espace et un temps contenant déjà des choses. Et le commencement ne concerne que les choses du monde, pas le monde lui-même. Le monde, par définition, n'est pas une chose qui serait incluse dans un autre monde, le monde est justement ce qui inclut toutes choses. Le monde est l'ensemble des choses, sans être lui-même une chose. C'est pourquoi le monde n'a pas de commencement. Commencer signifierait avoir un lieu et un temps, avoir quelque chose avant soi, alors que le monde n'a ni temps, ni lieu, ni rien avant lui. Il ne faut donc pas conclure stupidement que le monde est infini, puisque sans commencement. Le monde est sans commencement seulement au sens où César n'est pas un nombre premier. On ne peut évidemment pas conclure que César est divisible par un nombre inférieur à lui!

C'est pour cela que la manière néo-platonicienne de parler des objets de la métaphysique est au fond beaucoup plus juste. En parlant de théologie négative, et par extension, de cosmologie négative, on fait bien mieux comprendre que nos termes désignant les choses ne s'appliquent plus aux objets qui ne sont pas des choses, et donc qu'il convient de ne rien en dire. Et il faut refuser les analogies. Infini n'est pas utilisé de manière analogique pour parler du monde. Il n'y a rien du tout à dire sur le monde. 
Plus radicalement, il faut donc en conclure que le monde n'existe pas, car exister c'est être une chose, c'est avoir un lieu et un temps, or le monde n'est rien du tout, il est simplement un terme général désignant toutes les choses. Mais l'ensemble des choses n'est pas une chose, il n'existe pas. Et par là, il faut entendre que "exister" ne s'applique pas au monde  : il est faux de dire que le monde existe, faux de dire qu'il n'existe pas au sens où il n'y aurait rien.

On comprendra que je dois en conclure que la métaphysique générale, le discours sur l'être, est lui aussi absolument impossible. Il n'y a rien à dire du monde, donc il n'y a rien à dire de la réalité, ou bien de l'être. La réalité est l'ensemble des choses, mais la réalité n'est rien. L'être n'est pas, non pas au sens où le néant est, mais au sens où exister ne peut pas se dire de l'être. L'être se dit de toutes les choses, mais pas de lui-même, puisque l'être n'est pas une chose.
Au final, le désaccord avec Kant est assez superficiel. Kant aussi disait que des noumènes, on ne peut rien dire. L'ontologie ne saurait être que négative. Rien ne peut se dire de l'être. On ne parle que des objets de l'être, c'est-à-dire des phénomènes.

samedi 22 janvier 2011

Métaphysique des signes

Le signe est une réalité à deux faces.
Le signe est d'abord une chose matérielle, une production vocale, un dessin plus ou moins conventionnel (si l'on suppose qu'il y a dans tout dessin, même le plus représentatif, une part de convention), ou même un objet quelconque lorsqu'il est investi d'un rôle particulier : une bague, un marque-page, une bâton planté dans le sol, etc.
Mais cet objet n'est pas simplement présent, existant, comme pourrait l'être un objet non encore investi par les hommes, mais il est encore attaché à autre chose, la référence, qui est une autre réalité matérielle, ou bien peut-être une pensée, une idée présente dans l'esprit des hommes. Le signe n'est donc pas là pour lui-même, en soi, comme le sont tous les autres objets, mais il est toujours pour un autre, en vue d'un autre. En voyant, en écoutant un signe, l'important n'est pas le signe comme réalité matérielle, mais le signe comme signifiant, comme objet faisant porter le regard et les pensée vers autre chose.
En termes généraux, on peut donc dire que le signe est l'association d'un signifiant et d'une référence, un objet matériel associé à un autre objet matériel, ou bien à une pensée. Deux choses restent alors très vagues. Le problème paraissant le plus urgent est celui de la référence : est-elle une pensée ou un objet réel? Mais en réalité, ce problème ne trouvera sa réponse que si la nature du lien entre signifiant et référence est mieux comprise. Car il est évident que le lien entre une chose matérielle et une pensée ne peut pas être de même nature que le lien entre deux objets matériels. Quel est donc le lien entre signifiant et référence?

Je vois deux sortes de lien possibles, d'une nature très différente. Le premier type de lien est celui de la représentation, un lien de nature théorique, intellectuel, entre deux choses. Et ce lien de représentation s'applique aussi bien aux objets entre eux qu'aux rapports des objets et des pensées. De même que l'étiquette "bateau" représente un vrai bateau, de même cette étiquette "bateau" peut représenter la pensée du bateau. En parlant de représentation, on parle en termes de présence et d'absence. Par son représentant, un objet absent peut être présent. Le représentant a pour rôle de se substituer à l'objet réel, ou de montrer à autrui une pensée qui n'est pas déjà présente en lui (c'est la communication). Bref, dans cette conception représentative du langage, on verra le langage comme l'accès à un monde symbolique, un plan de la réalité qui n'est plus matériel, qui se substitue au monde matériel, mais dans lequel les hommes peuvent s'orienter, et apprendre des choses aussi bien sur le monde matériel, que sur la vie en société. En faisant des liens entre signes, des raisonnements, des déductions, l'homme apprend sur le monde signifié par ces signes. 
Bref, le représentant se substitue au représenté dans la plupart des opérations courantes, et facilite le retour au représenté. Je regarde une carte routière qui représente la route à parcourir, puis, lorsque je prend effectivement cette route, mon trajet est facilité par cette connaissance symbolique du trajet à parcourir. En ayant parcouru d'abord le chemin symboliquement avant de le parcourir réellement, le trajet réel devient plus facile. Car c'est tout comme si je l'avais déjà parcouru.

Mais une deuxième conception du lien insistera non plus sur la représentation, donc sur la présence de l'absent, mais plutôt sur le renvoi, l'activité réelle de déplacement d'une chose vers une autre. Le signe n'est plus une chose à la place d'une autre, il est une chose qui nous pousse, nous oriente vers une autre. Il serait alors, plutôt que le poteau indicateur, la locomotive, la force qui pousse le wagon (c'est-à-dire nous-mêmes) vers autre chose. Le signe n'est pas quelque chose qui nous fait penser à autre chose, le signe est quelque chose qui nous fait faire autre chose. Entendre le mot "bateau", c'est aller chercher un bateau, ou bien peut-être aller chercher une photographie d'un bateau. Lorsque nous devenons plus grand, que nous maîtrisons mieux le langage, nous pouvons nous abstenir de ces vérifications incessantes, et pouvons retarder ce moment de la mise en mouvement. Au lieu d'aller sans cesse aux choses, seules les dernières paroles produisent les attitudes (les paroles intermédiaires étant ce que l'on appelle la discussion). Mais le signe doit être, au final, producteur d'un certain mouvement. On ne parle que parce que les mots produisent des actions, des réactions. Et ces actions sont justement réglées par la langue : la langue fixe la direction que donne chaque mot à la personne qui l'entend.
Dans cette conception, il n'est pas possible, ou bien profondément inutile, de faire appel aux pensées. Il n'y a que des choses matérielles, les signes, qui renvoient à d'autres choses matérielles : des objets, ou des comportements. Les signes ne tiennent pas lieu de quelque chose d'absent, mais ils renvoient justement vers ces choses que l'on dit absentes, et qui ne le sont donc pas, puisque les signes ont justement pour but de les faire advenir. "Bateau" n'est pas un signe présent pour remplacer l'absence du bateau, "bateau" est là pour pousser le destinataire du mot à aller chercher un bateau. C'est ce qu'il faut entendre par renvoi : le signe pousse le destinataire, agit sur lui, afin de lui faire faire quelque chose. Inutile de préciser que, chez les hommes, cette fonction du signe n'est apprise que par l'entraînement, le dressage. Entre le chien qui s'asseoit quand son maître claque des doigts, et l'enfant qui va chercher un jouet quand on lui dit "bateau", il n'y a aucune différence fondamentale. 
Cette seconde conception paraît donc bien plus modeste et plus générale que la conception représentationnelle. Ici, nul besoin d'entrer dans un monde symbolique. Il suffit d'avoir été conditionné selon des structures de renvoi. Penser et parler consistent à avoir de bonnes réactions conditionnées à de multiples objets différents, les signes. On me rétorquera que je réduis l'homme à une machine ou bien à une animal (comme si c'était la même chose!) et qu'il ne suffit pas d'avoir des réflexes conditionnés pour avoir un langage. Les animaux notamment, ont bien un système de signaux, mais ils sont encore loin d'avoir un langage (cf; Benveniste, dans ses Problèmes de linguistique générale). Je répondrai que la double articulation et la récursivité du langage, qui sont au fond les seules différences avec la communication animale, sont loin de pouvoir justifier la prétendue différence fondamentale du langage humain.

Il y a donc des signes non pas quand les hommes parviennent à se hisser dans un monde symbolique, mais dès qu'une chose renvoie à autre chose. On comprendra que ma conception du signe est assez extensive, puisque la fumée et le feu sont déjà des signes, qu'un rapport causal est aussi un rapport de signification, et donc que le dioxygène et l'hydrogène peuvent signifier l'explosion, s'ils sont mélangés selon certaines quantités, exactement de la même façon que les hommes peuvent signifier l'explosion grâce à une équation bilan sur leur feuille de papier. Le sens commence là où il y a renvoi, quelque soit la procédure exacte par laquelle ce renvoi a été établi. Parfois, la nature établit elle-même des renvois, on parlera alors de causalité. Parfois, ces renvois sont constitués de manière conventionnelle par les hommes, au moyen de l'éducation et de la répététion. Cela ne fait guère de différence.

mercredi 19 janvier 2011

A quoi ressemble une ressemblance?

La notion de ressemblance parait une notion capitale, parce qu'elle est, pourrait-on croire, au fondement de toutes les autres notions générales. Ce serait parce que nous avons la notion de ressemblance, notion primitive, que nous pourrions ensuite construire les autres notions, dérivées, en regroupant les entités qui se ressemblent sous un certain point de vue. Ceci signifie que nous sommes capables de percevoir cette ressemblance pour elle-même, et ainsi de ranger dans la catégorie déterminée tous les futurs objets qui se présenteront . Autrement dit, en percevant la ressemblance entre deux objets, nous abstrayons une propriété, qui sert de critère pour la subsomption des objets sous un concept. J'ai dans la main gauche une pomme Golden, dans la main droite une banane, et je peux en abstraire le concept de jaune, par ressemblance, et ainsi, à l'avenir, subsumer de nouveaux objets jaunes sous le même concept (je ne réponds pas ici au problème de savoir comment on a compris que l'on rassemblait les objets jaunes, et pas les fruits).
Cet argument pourrait avoir un petit parfum nominaliste (les classes n'existent pas en réalité, ce sont les hommes qui créent les classes, à partir des ressemblances qui les intéressent). En réalité, cet argument est très réaliste, puisque les hommes doivent posséder une sorte d'oeil de l'esprit, afin d'avoir l'expérience directe (pour parler comme Russell, dans Problèmes de philosophie, chapitre 9) de l'universel "ressemblance", et ainsi de voir, par le rapprochement de deux choses qui se ressemblent, une instanciation de cet universel ressemblance. Pour reprendre le très bon argument de Russell, si les classes sont construites par ressemblance, alors il faut déjà savoir ce qu'est la ressemblance, donc en avoir une saisie directe, avant de pouvoir construire la moindre classe. Dès lors, autant considérer que cette expérience directe s'étend à bien d'autres notions dont on voit mal comment on pourrait les acquérir autrement (infini, monde, âme, ou je ne sais quoi).

Je voudrais au contraire montrer que les classes ne sont pas construites par ressemblance, mais arbitrairement, et montrer ici, plus modestement, que le concept de ressemblance est appris bien après la plupart des autres concepts plus simples que nous utilisons. Mon hypothèse est que pour comprendre ce qu'est le concept de ressemblance, il faut déjà être capable de manier au moins deux concepts ordinaires.
Plus exactement, comprendre ce qu'est une ressemblance exige de faire une analogie. La ressemblance est certes une relation de deux termes (au moins), mais on ne peut pas voir ce qu'est la ressemblance seulement avec deux termes. Cela signifie qu'en rapprochant une pomme Golden et une banane, on voit certes le jaune, mais pas la ressemblance. Pour voir la ressemblance, il faut rapprocher deux choses en plus, par exemple une pomme royal gala et une fraise, de façon à voir le rouge. Et une fois que l'on a ces quatre termes, on peut comprendre ce qu'est la ressemblance. Lorsque l'on dit que la Golden est à la banane ce que la Royal Gala est à la fraise, on comprend que cette analogie parle en fait de ressemblance. C'est en voyant deux cas de ressemblances, mais portant sur des ressemblances différentes (tantôt le jaune, tantôt le rouge) que l'on peut comprendre ce qu'est la ressemblance en général. On a le concept de ressemblance seulement lorsque l'on peut comparer deux paires d'objets qui se ressemblent. Avec une seule paire, on ne voit pas de ressemblance, mais du jaune ou du rouge. Avec le rapprochement de deux choses jaunes et de deux choses rouges, alors on peut avoir l'idée générale de la ressemblance.

Par conséquent, et je m'excuse d'avance de l'ariditié du propos (on apprend plus vite la notion de ressemblance que l'on explique comment on l'apprend), cette notion n'est pas primitive, elle suppose déjà deux autres notions maîtrisées, et qui sont rapprochées comme deux cas différents de ressemblances. Autrement dit, pour voir à quoi ressemble une ressemblance, il faut deux ressemblances, donc quatre objets. Lorsque l'on n'a qu'une seule ressemblance, on n'a pas le concept de ressemblance, mais seulement le concept précis qui a été utilisé (jaune, rouge, etc.).
Cette position est bien plus nominaliste (je ne dis pas qu'elle l'est complètement), puisqu'elle ne suppose pas que l'homme serait capable de saisir l'universel ressemblance, ni que les choses partageraient des ressemblances réelles. Ressemblance n'est rien de plus que le nom que nous donnons à notre opération de regrouper les choses. Reste à montrer que ce regroupement se fait sans critère. Cela ne doit pas nous effrayer : si l'on commence à former des classes avant même de savoir ce qu'est une ressemblance, alors ces classes ne peuvent avoir été établies qu'arbitrairement. On ne dispose de critères (sous la forme de listes de conditions ou d'un paradigme) que si l'on maîtrise déjà la notion de ressemblance. Les opérations de correction, d'affinement, etc. ne viennent qu'après, quand les besoins s'en font sentir. 

lundi 17 janvier 2011

L'ordre et la connexion

L'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que l'ordre et la connexion des choses, dit Spinoza, dans la proposition 7 du deuxième livre de l'Éthique. Cette formule synthétise toute la théorie dite (plus ou moins inexactement) paralléliste. Les idées ne causent pas des états de choses, et les états de choses ne produisent pas d'idées. Les deux attributs suivent chacun leur déroulement propre, ont leur propre chaîne causale, indépendante de celle de l'autre attribut. 
J'avais déjà eu l'occasion d'exprimer tout le bien que je pensais de cette idée (cf.Le plaisir et les endorphines). Il y a une véritable erreur de catégorie, ou une malhonnêteté intellectuelle, à mélanger ces deux registres explicatifs. Il y a un mode matérialiste, physicaliste de description de la réalité, et un mode psychologique, moral de cette même réalité, et les deux n'ont pas à interférer, sous peine de produire des non-sens. Il y a d'ailleurs ici une piste ouverte à creuser : doit-on dire que la réalité est de nature matérielle, la psychologie étant seulement un mode de description de la réalité, ou bien doit-on tenir le matéralisme seulement comme un mode de description de la réalité, à égalité avec le mode de description psychologique, et non pas une thèse exclusive sur la nature de la réalité? La première solution serait celle des physicalistes, alors que la seconde est plus spinoziste, puisque, chez Spinoza aucun attribut de l'unique substance n'exprime cette substance mieux que les autres attributs. Je laisse la question ouverte pour l'instant, et me concentrerai sur autre chose.

Mon objectif sera ici de critiquer cette idée selon laquelle l'ordre et la connexion des idées sont les mêmes que celles des choses. Ma critique portera sur l'idée d'ordre, plutôt que de connexion (car je ne sais pas trop ce que c'est, dois-je reconnaître avec une naïveté toute humienne). Cet ordre n'est pas du tout de même nature selon les attributs, et il devrait donc être impossible de les comparer.
Quel est l'ordre des choses matérielles? Cet ordre est celui du temps. Une chose en suit toujours une autre, et en précède toujours une autre. Donc, s'il faut parler d'ordre (et de connexion) des choses, alors il faut parler de la causalité d'abord comme d'un rapport de succession chronologique. Telle chose advient, telle autre suit, etc. indéfiniment. Pour être plus précis, on pourrait ajouter un rapport de contiguité spatiale. Une chose en cause une autre, si elle est située dans son voisinage immédiat. Ceci marche aussi bien pour des objets qui s'entrechoquent, que pour des champs de force, des ondes, etc. Ces champs aussi ont une position, et une évolution temporelle.
Mais quel est l'ordre et la connexion des idées? Ne se déploient-elles pas dans le temps? Non, ce serait confondre les hommes qui pensent avec la pensée elle-même. Certes, nous avons besoin de temps pour penser, mais l'ordre entre les idées est logique, et pas chronologique. L'ordre des idées n'est pas l'avant et l'après temporel, mais l'avant et l'après du point de vue du raisonnement. L'idée première est l'idée sur laquelle on bâtit un raisonnement, c'est-à-dire un axiome. L'idée première n'est pas la première idée qui nous est passée par la tête. Donc, certes les hommes ont besoin de temps pour penser, mais l'ordre des idées, en lui-même, ne prend pas de temps. Une démonstration mathématique en cinquante étapes ne demande aucun temps, juste une sucession logique d'étapes, à partir des prémisses. 

On peut maintenant revenir à des considérations plus humaines, afin de montrer que l'ordre et la connexion des choses n'est pas celle des idées. Décrire scientifiquement des phénomènes, c'est décrire la position de chaque élément en fonction du temps. Celui qui a cette description complète a fini le travail. Décrire psychologiquement des évènements, c'est construire un récit qui puisse être racontable, qui ait un sens, et ce, grâce à une succession logique d'actions, de décisions, d'hésitations, etc. Dans un récit, la temporalité n'est pas chronologique, elle est avant tout logique. Les évènements doivent avoir lieu dans le bon ordre, même s'ils sont simultanés. En réalité, la décision et son application son simultanées. Pourtant logiquement, la décision précède l'application. Faire correctement le récit impose donc de dire qu'une personne a pris sa décision, puis s'est mise à agir. 
Enfin, dans toute action orientée vers une fin, on doit bien dire que l'évènement à venir est la cause de la conduite présente. Dans une description matérialiste, ce n'est évidemment pas possible : le futur n'est jamais la cause du présent. Par définition, une cause précède toujours son effet. Alors que du point de vue logique, l'état futur du monde peut très bien être la cause d'une action présente.

En bref, l'ordre logique des idées est incommensurable à l'ordre chronologique des choses. Que l'on puisse assez ponctuellement trouver des points de rapprochement ne change rien à l'affaire. 

jeudi 13 janvier 2011

Le plaisir et la peine

Il est assez courant d'opposer le plaisir et la peine, ou la douleur, le premier étant, au moins l'absence de la seconde, alors que la seconde, elle, serait au moins l'absence du premier. Il convient de préciser que plaisir et peine ne sont pas seulement l'absence de leur opposé, on peut aussi les tenir pour des sentiments positifs, mais ils sont au moins cela. La peine n'est pas la douleur, quand l'un est présent, l'autre ne l'est plus, et réciproquement.

Depuis Platon néanmoins (notamment le Philèbe, qui distingue les plaisirs purs, et les plaisirs mélangés, les seconds étant des plaisirs qui sont mélangés avec la douleur), on sait que le plaisir ne se présente jamais seul, mais qu'il vient plutôt comme compensation d'une douleur. Il s'agit du plaisir mélangé : il ne vient pas à partir d'un état neutre, mais à partir d'un état douloureux, et le plaisir est d'abord la suppression progressive de la douleur, jusqu'à son anéantissement, qui correspond en même temps à l'anéantissement de la douleur. Donc plaisir et douleur, dans les plaisirs mélangés, sont indissociables : le plaisir est suppression progressive de la douleur, et la douleur est l'effacement progressif du plaisir.
Notons d'ailleurs que la première partie de la thèse peut s'appuyer assez facilement sur nos expériences : pensons par exemple aux plaisirs de la table, qui sont liés à l'état de faim, c'est-à-dire l'état douloureux qui le précède. Celui qui n'a pas faim prend moins plaisir, voire pas de plaisir du tout. Par contre, la seconde partie, réciproque, est moins évidente : il semble bien que la douleur peut apparaître à partir d'un état neutre, et qu'elle n'a pas besoin d'un plaisir préexistant pour apparaître. Celui qui est en bonne forme ne sent rien du tout, mais les blessures ou la maladies le feront souffrir, sans commencer par supprimer un plaisir. A partir de ce constat, on est d'ailleurs porté vers un certain pessimisme : le plaisir ne serait que la suppression de la douleur, alors que la douleur, elle, serait un sentiment positif, justement parce qu'elle apporte une modification à quelqu'un qui est dans un état neutre, alors que le plaisir ne le peut pas. Le plaisir ne pourrait donc mener qu'à cet état neutre, alors que la douleur, sentiment positif, pourrait nous mener à un véritable sentiment.
Cette conclusion me paraît fausse, mais peu importe : il y a aussi des plaisirs qui surviennent à partir d'un état neutre, même parmi les plaisirs mélangés. Que l'on pense aux plaisirs de la table : on peut manger sans faim avec plaisir. Il faut avoir énormément mangé, et arriver au seuil de la douleur, pour ne plus prendre plaisir à de bons mets.

Mais qu'en est-il des plaisirs non mélangés, ceux qui pourraient advenir à partir d'un état neutre, et qui ne sont pas du tout la suppression d'un peine? De tels plaisirs ont la particularité suivante : on ne peut jamais tomber dans l'excès, puisqu'ils ne viennent pas compenser autre chose. Le plaisir intellectuel, pour prendre un exemple très platonicien, peut se poursuivre indéfiniment, et ne se dégradera jamais en douleur. N'étant pas la suppression d'une douleur, le plaisir intellectuel n'arrive jamais à son terme, et peut se poursuivre indéfiniment en restant un plaisir. On voit immédiatement l'objection : la fatigue.
Cette fatigue n'est pas un phénomène particulier, liée seulement à l'activité intellectuelle. Elle est en fait liée à tous les plaisirs véritables, dont on verra justement qu'il serait bon de ne plus leur donner le nom de plaisirs purs.
En effet, quels que soient ces plaisirs (je pense à la création artistique, à l'effort intellectuel de compréhension ou de recherche, à un très grande partie des jeux auxquels on peut se livrer, comme les sports), tous sont intrinsèquement liés à l'effort, et donc aussi à la fatigue. On pourra toujours constater qu'il n'y a aucune activité véritablement appréciée, que l'on peut considérer comme plaisir pur, et non pas comme plaisir cherchant à supprimer une peine, qui ne produise pas la fatigue, parce qu'elle ne demanderait pas d'effort. Or, il ne fait aucun doute que l'effort est pénible, douloureux. Même les plaisirs purs ne le sont donc pas, puisqu'ils sont un plaisir toujours mêlé à une peine, celle de l'apparition progressive de la fatigue, due à l'effort permanent qu'ils exigent.

Ainsi, au lieu de cette distinction entre plaisirs purs et plaisirs mélangés, mieux vaudrait distinguer les plaisirs compensateurs de douleur, et les plaisirs producteurs de douleur. Il y a certains plaisirs qui compensent la douleur ou même la fatigue. S'affaler dans un canapé en regardant un programme télévisé de divertissement est un plaisir compensateur de douleur (qu'il convient donc de ne pas naïvement condamner, on peut se reposer autrement qu'en allant se coucher!), s'enfermer dans sa bibliothèque, crayon à la main, pour nerveusement relire un passage retors du Philèbe de Platon est un plaisir producteur de douleur. C'est un plaisir, indéniablement, mais qui fatigue, qui demande un effort, et qui, pour cette raison, demande un deuxième effort, non pas dans l'activité elle-même, mais aussi pour décider de s'y atteler, et aussi pour décider d'y rester. La faiblesse de la volonté concerne plutôt la lecture du Philèbe que le visionnage d'un programme idiot à la télévision. On est sans cesse tenté par le désir d'arrêter et d'aller se reposer, alors que l'on n'est pas tenté de la même manière lorsque l'on est allongé au fond d'un canapé. La paresse ne vaut que pour les plaisirs producteurs de douleur, alors que les plaisirs compensateurs ne sont, au mieux, dérangés que par la mauvaise conscience. Celui qui se dit qu'il perd son temps culpabilise à l'idée de ne rien faire, mais il a avec lui cette force terrible qui nous retient de faire des efforts.

Il faut néanmoins rester platonicien sur un point : ce que Platon appelle les plaisirs purs, qui sont producteurs de douleur, valent beaucoup plus que les plaisirs mélangés, compensateurs. Je ne vois pas comment on ne pourrait pas conclure ceci. Les plaisirs producteurs sont d'ailleurs toujours des plaisirs liés à une activité, à une activité de création ou de production. Même celui qui fait l'effort de lire ce qu'a écrit un autre est quelqu'un qui crée : il crée ses propres idées, ses propres pensées, à partir d'un matériau qui lui résiste (les phrases inscrites sur le livre). Même le sportif qui cherche  à marquer un but cherche à construire une action, un déroulement unique du jeu, qui lui permettrait d'atteindre le but adverse. Alors que les plaisirs compensateurs sont avant tout des plaisirs passifs, au sens de la consommation et du repos. Mettre des aliments dans sa bouche ne demande aucun effort, regarder un programme idiot ne demande pas non plus d'effort.
Il y a donc une supériorité évidente dans l'activité, malgré le fait que cette activité soit douloureuse. Le musicien qui joue de son instrument est supérieur à son auditeur, le cuisinier qui prépare un plat est supérieur à celui qui le consomme. Si nous pouvions choisir entre jouer et écouter d'un instrument, mais que nous pouvions nous passer de la douleur inhérente au long processus d'apprentissage, on choisirait invariablement le fait d'apprendre à jouer. L'effort nous effraie, la paresse est une force terrible, mais nous reconnaissons toujours la supériorité de l'activité, et c'est d'ailleurs pourquoi la paresse nous tracasse. Celui qui considère que rester allongé vaut autant que de faire et de créer ne sait même pas ce que signifie le terme paresse. Savoir ce qu'il signifie, c'est comprendre que l'activité vaut plus que la passivité.
On peut d'aileurs donner une preuve, a posteriori, de la supériorité des plaisirs producteurs de douleur. Cette preuve est le fait-même qu'ils existent. Si certaines hommes se livrent à des activités alors qu'elles sont douloureuses, sans y être forcés, alors ces activités doivent être supérieures à toutes les autres.

Peut-être a-t-on ici obtenu la définition même du bonheur, qui n'est donc pas un état permanent de plaisir, mais qui est au contraire un effort douloureux dans les plus belles activités. Le contraire du bonheur est donc plutôt l'ennui et la paresse que la douleur. L'homme malheureux est celui qui ne fait rien ou qui ne sait pas quoi faire. L'homme heureux, au contraire, est celui qui a la chance de pouvoir se livrer à ces activités plaisantes et douloureuses. Car évidemment, et hélas, toute activité demandant des efforts n'est pas une activité plaisante...

lundi 10 janvier 2011

Éloge de l'échec

Je voudrais ici poursuivre une réflexion sur la possibilité d'utiliser des concepts indépendamment du langage, des concepts qui règleraient non pas des discours, mais des pratiques. Il a été dit (dans mon article sur les activités privées) qu'il y a concept dès lors qu'il y a, dans une activité, la possibilité de réussir ou d'échouer, et que le concept est justement ce qui permet d'évaluer la réussite ou l'échec. On peut donc identifier le concept à une règle, ou bien une norme, déterminant pour une action quelconque, si cette action est réussie ou est un échec. Autrement dit, les concepts sont, en général, des fonctions de réussite, qui assignent à n'importe quelle action la valeur réussite ou la valeur échec.

Ceci dit, j'avais affirmé de manière assez brutale qu'il n'est pas nécessaire d'entrer en rapport avec d'autres personnes pour maîtriser des concepts, mais que le seul rapport à la nature suffit. Pour qu'il y ait concept, l'échec doit être possible, et l'échec devient possible aussitôt qu'une instance extérieure peut nous signaler cet échec. Mais cette instance extérieure peut très bien être la nature, et n'a pas à être d'autres hommes. Voici le rappel des points précédemment évoqués.
Il reste maintenant à clarifier deux idées : 1) celui qui n'échoue jamais n'a pas de concepts ; 2) la douleur est le moyen primitif d'acqusition des concepts : pour penser, il faut avoir mal.

Premièrement, on pourrait simplement rappeler l'idée fort simple selon laquelle un terme n'a de sens que si ce terme a une extension limitée, c'est-à-dire s'il ne s'applique pas à certaines choses. Un terme qui serait vrai de toutes choses est un terme qui ne signifie rien. C'est pourquoi l'effort conceptuel consiste toujours à préciser, à distinguer, de façon à rendre de plus en plus fin l'usage d'un concept. En connaissant les choses de mieux en mieux, en percevant leurs différences, on acquière en même temps une plus grande précision conceptuelle.
Les pratiques, quant à elles, ne sont pas vraies ou fausses, mais réussies ou manquées, ce qui fait une grande différence. Car pour observer qu'une action est manquée, que nous voulions faire autre chose, il faut que quelque chose se signale à nous, que l'on perçoive que tout ne s'est pas passé comme cela aurait dû. Or, un concept détermine justement ce qui aurait dû être, ce qui devrait être, ce qu'une action doit être pour être une action de telle ou telle sorte. Et ce devoir être ne peut être saisi que dans une différence, un écart avec ce qui est. Voir qu'une action a échoué, c'est comprendre que ce qui aurait dû avoir lieu n'est pas ce qui a eu lieu effectivement. Si nous pensons que tout nous réussit, nous n'avons en fait aucun concept, nous n'avons aucune pensée de ce qui doit être. Car réussir n'est pas penser que le devoir être coïncide parfaitement avec l'être. Dire que les deux coïncident parfaitement, c'est dire que le devoir être n'existe pas. Le devoir être ne s'éprouve que dans une différence, c'est-à-dire dans un échec. Donc il n'y a bien qu'en échouant que l'on peut acquérir des concepts. Quiconque réussit toujours ce qu'il fait ne sait pas ce qu'il fait. Celui qui échoue en faisant quelque chose comprend par là même ce qu'il était en train de faire.
Autrement dit, il y a une profonde asymétrie entre réussite et échec, qui fait que l'on ne devrait parler de réussite que pour quiconque a déjà des concepts, et donc, qui est déjà passé par l'échec. Celui qui agit sans concept ne réussit même pas, il agit, tout simplement, en toute innocence. Seul l'échec nous sort de cette innocence, et nous rend conscient de nous-mêmes.

Ensuite, il convient de se demander comment on peut prendre conscience de son échec. Je ne prétend pas faire de l'homme une créature pessimiste, toujours prête à s'attrister sur son sort, et sa faiblesse. L'homme n'invente pas ses propres échecs. Les échecs ne lui sont pas signalés par les autres hommes, ou du moins pas toujours. Ils peuvent l'être par la nature, et la nature le fait en utilisant la sensibilité humaine, le fait que nous soyons sensibles à la douleur. Mal agir, c'est toujours ressentir de la douleur, une peine là où nous attendions du plaisir (ou bien l'absence de douleur). Ce n'est qu'ainsi, qu'initialement, nous pouvons acquérir des concepts liés à l'action. L'enfant fait un geste pour marcher, trébuche et se blesse : il comprend que ce n'est pas ce qu'il aurait dû faire. Ici, l'enfant n'a même pas besoin d'entendre les encouragements de ses parents. Il lui suffit d'avoir mal pour comprendre que ce geste ne doit pas être refait, que marcher exige de s'y prendre autrement. L'enfant s'y prend différemment la seconde fois, et cette variation dans les gestes montre bien que l'enfant emploie déjà des concepts liés à son action. Il sait confusément que marcher est autre chose que ce qu'il a fait, il sait qu'il doit s'y prendre autrement. Son concept n'est certainement pas très fin, mais il existe indéniablement, puisqu'il est capable de révise son action à l'aune de ses échecs passés.
Autrement dit, pour avoir des concepts, il faut et il suffit de procéder selon une démarche d'essais et erreurs. Cette démarche, qui est à la portée de bien des animaux (oui, les animaux manient des concepts, comment le nier?), ne peut être comprise que comme la capacité pour un être vivant, d'identifier son erreur, donc de prendre conscience qu'il aurait dû agir autrement. Chercher à faire évoluer son comportement, voilà ce que signifie prendre conscience de ce qui aurait dû être. Un animal qui répète indéfiniment un geste stéréotypé, jusqu'à la mort, est un animal qui n'a aucun concept, qui ne comprend pas la différence entre ce qu'il fait, et ce qu'il devrait faire. Un animal qui comprend son erreur, c'est-à-dire qui souffre, et qui tente de faire quelque chose d'autre, est un animal intelligent, qui possède et utilise des concepts.
Un animal intelligent peut très bien vivre seul, et c'est aussi pour cette raison que les concepts peuvent être appris sans que d'autres personnes ne nous les transmettent. Ils peuvent s'apprendre par le seul contact avec la nature. Il suffit que la nature soit source de plaisirs et de peines, pour que la pensée se mette en marche. Sans douleur, il n'y aurait pas de conscience de l'échec, donc pas de pensée. Mais puisqu'il y a douleur, alors la pensée peut émerger. Bien sûr, je ne nie pas que la pensée puisse aussi progresser par d'autres moyens, mais je nie qu'elle puisse commencer par d'autres moyens.

Penser, avoir des concepts, c'est donc moins suivre des règles qu'éviter les peines. 

jeudi 6 janvier 2011

Il faut en finir avec le bien commun

On trouve assez souvent des analyses, que l'on peut faire remonter à Aristote, Politiques III, 7 selon lesquelles la démocratie serait le pouvoir du peuple, quel que soit la manière dont il exerce le pouvoir, alors que la république serait le gouvernement en vue du bien public. Une démocratie pourrait donc être un gouvernement tyrannique, qui s'acharne à couper toutes les têtes qui dépassent de la foule, alors que la république, elle, pourrait s'accommoder d'un roi, si ce roi ne cherche qu'à faire le bien de tout son peuple. Bref, comme le dit si bien Aristote, les gouvernements sont droits ou déviés selon qu'ils visent le bien commun ou le bien des gouvernants, et la république est un gouvernement droit, alors que la démocratie est un gouvernement dévié.

Ce que je voudrais montrer, c'est que cette caractérisation de la démocratie, le choix d'en faire un gouvernement pouvant être mauvais, alors que la république serait intrinsèquement bonne, repose en fait sur un présupposé qui n'est pas lui-même démocratique. Autrement dit, la disqualification de la démocratie commet un cercle vicieux, puisque cette classification ne peut s'établir qu'en renonçant d'emblée à une perspective démocratique.
Quel est ce présupposé? Il réside tout simplement dans la manière dont on établit qu'un gouvernement est droit ou dévié. Cette manière est parfaitement autoritaire, ou paternaliste. C'est toujours une personne extérieure à la cité ou à l'État qui se permet de décréter qu'un régime agit pour le bien commun ou pas. Or, quelle est sa légitimité à en juger? Pourquoi un savant, ou même un Dieu tout puissant, aurait-il la légitimité pour décider si un régime agit pour le bien de tous ou le bien de ses gouvernants?
A cette conception autoritaire de la catégorisation des régimes en droits ou déviés, il faut opposer une conception véritablement démocratique, qui considère qu'un régime est droit si tous les citoyens vivant dans l'Etat en question estiment que ce régime est droit, et qu'un régime est dévié si un seul des citoyens s'estime personnellement lésé. Personne ne peut prétendre dire pour les autres ce qui est bon ou pas pour eux. Il n'y a que ces autres eux-mêmes qui peuvent, pour eux-mêmes, dire ce qui est bon ou pas.

Il en résulte quelques conséquences importantes : personne ne peut prétendre parler du bien commun. Chacun peut dire s'il est satisfait ou pas, mais personne ne peut décréter qu'un gouvernement agit effectivement en vue du bien commun. La seule circonstance faisant exception serait celle d'un vote à l'unanimité de la totalité des citoyens, en faveur d'une loi. Ici seulement, la loi aurait en vue le bien commun. Mais ce cas est pratiquement impossible.
De plus, ceci signifie que la république, telle qu'on la définit généralement, comme compatible avec un pouvoir royal qui ferait le bien de son peuple, est impossible. Tant que tout le peuple ne s'est pas exprimé lui-même, le bien commun reste indéfini, et il est impossible de dire si le roi agit en vue du bien de tout le peuple, ou bien en vue du bien de quelques uns, ou de lui-même. Donc, tant que la monarchie n'est pas devenue une démocratie, il n'est même pas possible d'être un gouvernement droit.
A l'inverse, on pourrait dire, qu'en un sens, une démocratie est toujours un gouvernement droit car, certes il y a toujours beaucoup de citoyens en désaccord avec les lois prises par la majorité, mais dans la mesure où chacun (c'est-à-dire tous) estime que le mode de gouvernement par la majorité est juste, alors la démocratie agit effectivement en vue du bien commun. Si les hommes préfèrent être parfois en désaccord avec la majorité, plutôt que d'attendre une unanimité qui n'arrivera sans doute jamais, alors ils considèrent que la démocratie est bonne pour eux tous. Autrement dit, ils pensent que la démocratie est un gouvernement droit.
Néanmoins, un tel raisonnement est très douteux. Pour parler vulgairement, il sent vraiment le contrat social, comme si chaque individu, à chaque instant, pouvait éprouver la légitimité de son gouvernement en réalisant pour lui-même, en pensée, ce moment du contrat. Hélas, quel que soit le résultat de nos réflexions, même si nous aboutissons à la conclusion que nous n'adhérons pas à notre gouvernement, j'ai bien peur que nous soyons pris et contraint par lui. Donc, de toute façon, il est à peu près inévitable que bien des citoyens considèrent que le régime dans lequel nous vivons est un régime dévié.

En conclusion, on peut donc dire que la distinction entre gouvernement droit et gouvernement dévié, distinction qui reste en fait très prégnante aujourd'hui, n'a à peu près aucun sens. Dans les gouvernements non démocratiques, ces concepts ne peuvent être attribués que de manière autoritaire, puisque, par définition, on ne demande pas à tous ce qu'ils pensent des politiques menées. Et dans les gouvernements démocratiques, ces deux concepts n'ont aucun intérêt, car ils ne disent rien de plus que le fait qu'il y a toujours des citoyens en désaccord avec les décisions prises. Dans un régime non démocratique, on ne peut pas déterminer si un gouvernement est droit et dévié, et dans un régime démocratique, il est à peu près inévitable qu'il soit dévié, puisque l'on trouvera toujours un citoyen pour ne pas être d'accord. Ces notions de droit et de dévié sont donc inutiles et inutilisables.
Bref, c'est la notion même de bien commun qui devrait disparaître.

lundi 3 janvier 2011

La fête, l'écologiste, et le gaspillage

En période de fêtes, on souhaite généralement aux autres "joyeuses fêtes", ce qui n'est pas une pure formule de politesse, tant il est vrai que la plupart de nos fêtes sont joyeuses pour la plupart d'entre nous. Les fêtes sont liées aux périodes de repos, de réunion avec les personnes aimées, de cadeaux, etc. Noël ou le jour de l'an sont des jours joyeux, et il faut faire preuve de beaucoup de mauvaise volonté pour regretter la marchandisation de cet évènement, ou regretter la dictature de la fête imposée. Bref, une fête est pour nous un évènement joyeux, exceptionnel mais joyeux.

Cependant, le côté agréable et joyeux de la fête (c'est en ce sens que l'on parle d'un évènement festif) n'est absolument pas essentiel. Autant le caractère exceptionnel est vraiment nécessaire, une fête qui a lieu tous les jours n'en est pas une, autant le caractère joyeux ne l'est pas. La fête peut très bien être pénible, douloureuse, horrible. Je ne souhaite pas parler de fêtes trop lointaines, telles que les rites d'initiation, les meurtres rituels d'hommes ou d'animaux, les orgies, et autres pratiques mystérieuses et exotiques. Dans celles-ci déjà, on reconnaît le caractère franchement déplaisant et même dangereux de la fête. Je ne souhaite pas non plus parler des fêtes plus proches de nous, mais liées à des évènements en eux-mêmes peu agréables, comme les enterrements. Je voudrais parler d'une pratique courante et familière, celle consistant à décorer et accrocher des éclairages sur les sapins, les maisons, dans les rues, etc.
Ces pratiques paraissent plutôt plaisantes : il est plus agréable de vivre dans un milieu lumineux et décoré que dans un milieu sombre et vide. Pourtant, certains écologistes (ou plutôt certains grincheux) critiquent copieusement ces pratiques, vues comme dispendieuses et inutiles. En une période où nous avons le devoir de réduire notre consommation énergétique, cette débauche de lumière passe pour une véritable provocation. Elles le sont, il ne faut pas le nier. Mais il faut bien voir que cette critique des décorations de Noël n'est pas une critique d'une pratique particulière, mais une critique plus générale contre l'existence même des fêtes.
Car la fête n'est pas seulement une exception, elle est aussi un renversement de toutes les pratiques, toutes les manières de vivre. Ce qui est bien tous les jours de l'année devient mauvais une fois par an; ce qui est mauvais tous les jours de l'année devient bon une fois par an. La fête est le seul moment de l'année où le mal est, plus que toléré, exigé. Ici, cela signifie que le gaspillage de l'énergie, si condamnable le reste de l'année, devient bon quelques jours par an. C'est bien pour cette raison qu'une fête n'est pas toujours joyeuse ni plaisante. Une fête peut être rude, pénible, et nous demander de faire ce qui est mal le reste du temps. Donc, autant il est tout à fait raisonnable d'exiger que les décorations de Noël ne restent pas sur les arbres un mois et demi, autant il serait plus exigeant de renoncer à toute dépense excessive. La fête exige cette dépense excessive. Généraliser la fête, dépenser trop d'énergie tous les jours, est criminel, mais refuser qu'un jour par an soit consacré à l'excès, c'est ne plus ressentir un aspect essentiel de ce qu'est une fête.

Condamner les fêtes, c'est donc condamner la possibilité de l'exception, la possibilité de faire ce qui est interdit le reste de l'année. C'est ne plus vouloir garder qu'une version désamorcée de la fête, dans laquelle se maintient l'exception, mais dans laquelle cette exception n'est rien d'autre que le rare, et non plus le transgressif, le subversif. Et c'est aussi ne pas voir que notre liberté s'atteste dans notre possibilité d'agir différemment du reste de l'année, et surtout d'agir mal. Comment différencier un véritable écologiste d'un misérable avare? On les différencie justement à la capacité de l'écologiste de se relâcher une fois par an, de se laisser aller à un grand gaspillage, avant de revenir, le reste de l'année, à une discipline sévère. L'avare, lui, est incapable de se laisser aller à la dépense, même les jours de fête. Il agit bien par impuissance à agir mal. Ainsi, on fait la preuve de sa discipline en prenant plaisir, exceptionnellement, à faire le mal.
La fête est attestation de la liberté, que cette liberté soit plaisante, ou douloureuse.