jeudi 20 octobre 2016

Un salaud peut-il être rationnel?

Le salaud est une personne qui est suffisamment forte pour satisfaire ses désirs aux dépends des autres, et qui ne compte respecter les règles sociales permettant la concorde que si elles sont à son avantage. Chaque fois que cela lui coûte davantage que cela ne lui rapporte, alors le salaud s'en dispense.
Le salaud est ponctuellement un passager clandestin, c'est-à-dire qu'il se permet parfois de violer les lois sans se faire prendre, de façon à garder sa bonne réputation de citoyen intègre, et ne pas payer d'amende ou faire de prison. Mais il n'est pas toujours clandestin, au sens où il se permet aussi d'être publiquement malveillant et dur avec les autres, parce que les bénéfices de cette dureté sont supérieurs aux coûts en termes de réputation que cela engendre. De manière générale, je pense qu'on peut facilement trouver des individus réels, particulièrement chez les personnes admirées et célèbres, qui sont d'authentiques salauds martyrisant leurs proches, mais suffisamment brillants et charismatiques pour susciter de l'admiration de la part des autres. Il est même assez courant que nous soyons tentés de justifier cette méchanceté. On trouve chez Bernard Williams, par exemple, une justification morale de Van Gogh abandonnant sa famille pour aller peindre, le talent exceptionnel du peintre justifiant le fait d'être exécrable, lâche ou même irresponsable (si Van Gogh fait risquer à sa famille la misère voire la mort).
Le salaud est donc un égoïste, si on précise bien que le salaud s'autorise aussi d'être activement malveillant à l'égard des autres, en vue d'en tirer un bénéfice, alors qu'un égoïste pourrait simplement être indifférent aux autres, et ne se soucier que de sa vie personnelle.
Enfin, par hypothèse, j'admets que le salaud est rationnel, c'est-à-dire qu'il ne fait pas d'erreur de calcul, est toujours efficace pour satisfaire ses désirs, et ses désirs sont cohérents.

Pour être rationnel, il faut et il suffit d'agir de sorte que nos actions satisfassent le plus de désirs possibles, et satisfassent les désirs les plus forts. On peut définir l'intensité du plaisir comme étant proportionnel à l'intensité du désir, l'intensité du plaisir causant celle du désir : plus le plaisir pris à la satisfaction du désir est fort, plus le désir sera lui-même fort. Ainsi, la personne rationnelle est celle qui choisit la ligne de conduite qui maximise son niveau de plaisir. On retombe ici sur des affirmations proches de celles de Calliclès : l'homme le plus heureux est celui qui a les désirs les plus forts, car ces désirs correspondent aux plaisir les plus violents. Au contraire, de petits désirs ne rapportent que de petits plaisirs.
Le salaud est quelqu'un dont les désirs les plus intenses sont des désirs de nuire aux autres, de les humilier, de profiter d'eux, etc. Pour cette raison, un salaud rationnel est quelqu'un qui agit de sorte qu'il nuit le plus souvent possible, en faisant en sorte d'être suffisamment habile pour ne pas être mis au ban de la société, ce qui l'empêcherait de nuire à nouveau. Le salaud rationnel trouve donc les bonnes occasions : trop visible, il serait entravé, mais trop timoré, il se priverait d'une grande source de plaisir.

Traditionnellement, la philosophie s'interroge sur la possibilité de convertir à la morale un tel individu. Ainsi, Platon s'interroge en se demandant si une personne possédant l'anneau de Gygès pourrait encore vouloir être juste. Et Gauthier se demande si on peut prouver à un agent rationnel qu'il doit devenir un maximisateur moral plutôt qu'un maximisateur direct. Le problème a toujours cette forme : étant donné le système motivationnel de cet agent, peut-on trouver dans ce système un ensemble de désirs justifiant le fait d'agir moralement? Ou bien, si ces désirs ne suffisent pas à justifier l'action morale, peut-on construire des institutions telles que l'agent serait incité à agir moralement pour maximiser son plaisir?
Cela dépasserait très largement les ambitions de ce post que de prouver que toutes les tentatives de justification échouent. J'admettrai donc par hypothèse qu'il n'est pas possible de prouver à un agent rationnel qu'il est dans son intérêt d'agir moralement. Et pour faire intuitivement comprendre pourquoi, il suffit de relire Platon : si vraiment quelqu'un arrivait à ne jamais se faire prendre, il serait rationnel de s'unir à n'importe qui, d'éliminer ses ennemis par la force, ou se s'enrichir par le vol.
Je voudrais donc prendre une autre voie consistant à montrer qu'il n'est pas rationnel d'être un salaud. Cette manière est moins ambitieuse, mais elle marche.

Le point crucial de la discussion sur le salaud est la thèse selon laquelle ses désirs sont donnés une fois pour toutes. Or, il n'y a jamais de justification de cette thèse qui pourtant ne va pas de soi. La rationalité de l'agent suppose de ne pas désirer des choses contradictoires, et suppose aussi de ne pas se laisser aller aux préférences adaptatives (ajuster ses désirs à la réalité : le cas typique est le pauvre qui essaie de se convaincre que l'argent ne fait pas le bonheur et qu'il ne désire pas du tout être riche). Par contre, rien n'interdit dans l'absolu que l'agent rationnel ait des désirs qui évoluent, pour des raisons variées.
Je ferai donc l'hypothèse que les désirs peuvent varier. Il ne paraît pas raisonnable de postuler que l'on puisse volontairement changer ses désirs. Par contre, il paraît raisonnable de postuler qu'on puisse indirectement, par sa conduite, changer certains de ses désirs, dans une certaine mesure. Par exemple, une personne peut, en se forçant au départ, finir par aimer et donc désirer une boisson ou une nourriture qu'elle n'aimait pas au début. L'exemple typique est la bière : elle paraît souvent amère et désagréable au premier verre, mais les gens finissent souvent par l'aimer. Ainsi, on voit que des gens ont pu indirectement agir sur leur désir de bière en apprenant à prendre plaisir à la boire. On peut aussi très facilement agir sur son désir de travailler et d'apprendre. En faisant au départ un petit effort de se plonger dans un sujet rebutant à première vue, on découvre progressivement l'intérêt de la tâche, et on finit par désirer apprendre et poursuivre l'apprentissage.  
Bien entendu, hors de question de vouloir imposer au salaud des bonnes actions à l'égard des autres, au prétexte qu'il finira par aimer cela. Car ce serait aller contre son désir dominant de nuire aux autres, et cela reviendrait à diminuer le plaisir dont il pourrait jouir. Le salaud ne va pas changer par la contrainte! S'il n'apprécie pas du tout le fait d'aider les autres, alors il ne pourra jamais désirer cela, même par la force.
Il y a pourtant un moyen de convaincre le salaud de changer. En effet, son but est de maximiser son plaisir. Or, par ses propres choix de vie, il peut agir sur le plaisir que lui apporte telle ou telle activité. Et ce faisant, il change en même temps son système de motivation et donc ce qu'il est rationnel pour lui de faire. Mais pourquoi le salaud essaierait-il de prendre davantage de plaisir à aider les autres? Il y a une raison, qui est facile à donner. Admettons qu'il soit plus facile d'aider les autres et d'être plaisant et agréable avec eux, plutôt que d'être manipulateur et méchant. Être bon demande moins d'efforts que d'être méchant. C'est une thèse nietzschéenne, mais elle ne me paraît pas fausse. Donc, si l'agent prend autant de plaisir à aider qu'à nuire, alors il devient rationnel pour lui d'aider plutôt que de nuire, puisque le rapport coût/bénéfice est plus élevé dans le cas de l'aide que dans le cas de la nuisance.
Le salaud rationnel est dans le dilemme suivant : ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour nuire, sachant que nuire lui apporte du plaisir mais que c'est difficile, ou bien déployer des efforts et de l'énergie pour changer ses sources de plaisir, sachant que par la suite, il sera beaucoup plus facile d'avoir de nouvelles sources de plaisir. Un agent rationnel, ici, a intérêt à choisir son intérêt de long terme : accepter de renoncer temporairement à des sources de plaisir (nuire aux autres) en vue de pouvoir profiter de grands plaisirs par la suite (aider les autres, une fois qu'il aura changé).
Bien entendu, tout ceci ne fonctionne que si le salaud peut finir par prendre plaisir à aider les autres. S'il est définitivement hermétique à cela, il n'est pas rationnel pour lui de tenter de changer.

Ainsi, je pense que la morale n'est pas contraire à la rationalité, tant que l'on ne tient pas les sources de plaisir pour pathologiquement déterminés et pour un donné non modifiable par l'action. S'il y a des agents qui sont définitivement sadiques et prennent plaisir à faire du mal aux autres, alors pour ces individus, la raison prescrira toujours de faire quelque chose que la morale réprouve. Par contre, si quelqu'un a toujours le pouvoir de faire en sorte de prendre plaisir à aider les autres, alors il est toujours possible de réconcilier la raison et la morale. Et même, si on admet que les sources de plaisir peuvent être indirectement choisies, alors il est de notre devoir de nous disposer à aimer notre devoir.
Bien entendu, un agent rationnel n'est pas un idiot : s'il pense que la nature humaine est telle que le plaisir pris à faire son devoir restera toujours plus faible que le désir pris à violer et à piller les autres, alors la morale restera toujours différente des prescriptions rationnelles. Par contre, si l'agent rationnel est un optimiste pensant qu'on peut prendre plus de plaisir à la vertu qu'au vice, alors il est de son devoir de nous disposer à aimer la vertu.
En tout cas, personne n'est rationnel s'il ne cherche pas à se disposer de telle sorte qu'il puisse tirer le plus grand plaisir possible des choses qui vont lui arriver, ou qu'il est capable d'obtenir. Nos désirs ne sont pas gravés dans nos gènes, et il est rationnel de faire en sorte de désirer ce qui pourrait nous donner les plus grandes sources de plaisir.
Suis-je en train de faire la défense des préférences adaptatives? Une préférence adaptative consiste à réviser ses désirs en fonction de ce que nous sommes capables d'obtenir, ce qui est en effet de l'irrationalité. Je propose ici quelque chose d'un peu différent, à savoir que l'agent rationnel doive étudier ce qui peut donner les plus grandes sources de plaisir, et se disposer à apprécier ces choses-là. Il ne s'adapte pas au réel, il cherche plutôt à "s'adapter au plaisir". S'il voit qu'un individu moral tire plus de plaisir que lui n'en tire à nuire, alors il devient rationnel pour lui de devenir moral afin de profiter à son tour du plaisir maximum.  

vendredi 7 octobre 2016

Désirer fait-il si mal?

Je voudrais aujourd'hui faire partager mon scepticisme à l'égard d'un de nos plus grands penseurs, Schopenhauer. Voici le texte, célèbre, tiré du Monde comme volonté et comme représentation :

Tout vouloir procède d’un besoin, c’est-à-dire d’une privation, c’est-à-dire d’une souffrance. La satisfaction y met fin ; mais pour un désir satisfait, dix au moins sont contrariés ; de plus le désir est long, et ses exigences tendent à l’infini ; la satisfaction est courte, et elle est parcimonieusement mesurée. Mais ce contentement suprême n’est lui-même qu’apparent : le désir satisfait fait place aussitôt à un nouveau désir ; le premier est une déception reconnue, le second est une déception non encore reconnue. La satisfaction d’aucun souhait ne peut procurer de contentement durable et inaltérable. C’est comme l’aumône qu’on jette à un mendiant : elle lui sauve aujourd’hui la vie pour prolonger sa misère jusqu’à demain – Tant que notre conscience est remplie par notre volonté, tant que nous sommes asservis à l’impulsion du désir, aux espérances et aux craintes continuelles qu’il fait naître, tant que nous sommes sujets du vouloir, il n’y a pour nous ni bonheur durable, ni repos. Poursuivre ou fuir, craindre le malheur ou chercher la jouissance, c’est en réalité tout un : l’inquiétude d’une volonté toujours exigeante, sous quelque forme qu’elle se manifeste, emplit et trouble sans cesse la conscience ; or, sans repos le véritable bonheur est impossible. 

Je ne vais pas faire un commentaire de texte, et ne discuterai pas tous les aspects du texte en détail. Je voudrais plutôt me concentrer sur les principaux concepts mobilisés : la nature des besoins et des désirs, la souffrance et le plaisir.
Avant cela, voici le plan du texte, qui me servira dans la discussion.
Le texte commence par une série d'implications : un besoin implique une privation, et une privation implique une souffrance. La satisfaction du besoin consiste donc en un remplissement qui met fin à la privation, et qui par conséquent met fin à la souffrance. La satisfaction, mettant fin à la souffrance, produit du plaisir.
Deuxième dimension du texte : Schopenhauer fait un constat psychologique et pratique. D'abord, pour satisfaire un désir, il faut en frustrer des dizaines. Ensuite, la satisfaction dure peu, alors que la souffrance qui la précède est bien plus longue. Enfin, la satisfaction est toujours décevante car elle ne met pas fin au désir, qui renaît rapidement.
Troisième dimension du texte : Schopenhauer propose une sorte de sagesse impossible. Le bonheur serait la suppression de tout désir et le calme, mais c'est impossible, car quoi que nous fassions, les désirs renaissent sans cesse. La volonté est infinie et nous condamne au malheur.

Admettons que tout vouloir procède d'un besoin, ce qui, dans une langue plus familière, signifie que toute intention d'agir repose sur un désir. C'est acceptable : on n'agit que s'il y a une motivation à notre action, et c'est le désir qui donne cette motivation. On peut déjà noter que cette motivation a deux dimensions : une dimension psychologique de force qui nous pousse à agir, et une dimension logique de raison justifiant l'action.
Ensuite, il nous faudrait admettre qu'un désir est une privation. Cela va de soi. On désire ou bien ce qu'on n'a pas, ou bien ce qu'on a mais qu'on désire garder (l'avenir n'étant pas certain. Lorsqu'il l'est, désirer est impossible). Cependant, comme chaque fois qu'un propos est évident, cela demande un peu de réflexion, et Schopenhauer va trop vite. Quand on parle de privation, on ne parle pas d'un quelconque état psychologique. Être privé de quelque chose n'est pas un état psychologique. Il y a des gens qui sont dénués d'argent, d'autres dénués de scrupules, d'autres privés de relations humaines agréables, etc. Toutes ces choses sont des privations, et elles ne correspondent à aucun état psychologique particulier. En fait, être privé de quelque chose est une propriété logique, qui s'applique à un objet dans sa relation à un sujet. La privation est un type de relation, et non pas un état subjectif. Bien sûr, on peut dire que le sujet pense à l'objet qui lui manque, mais il n'y pense pas en permanence, et la privation n'est pas exactement cette pensée, car la privation est la relation objective à l'objet qui manque au suejt. De même, la pensée qu'il nous manque quelque chose n'a de signification que parce que la relation objective existe, et est représentable. On parle souvent d'intentionnalité pour désigner le fait qu'une pensée ait un objet, qu'elle porte sur quelque chose. Penser que quelque chose nous manque n'est donc pas seulement un état psychologique, à savoir une souffrance, c'est une pensée intentionnelle, une pensée dont le contenu est l'objet lui-même, et le fait que cet objet manque au sujet. Autant une souffrance psychique n'implique pas de relation à un objet externe, autant une pensée intentionnelle suppose que quelque chose soit visé.
Par conséquent, dire "une privation, c'est-à-dire une souffrance" est faux. Du moins, c'est l'affirmation d'une corrélation entre un état psychologique et une pensée intentionnelle, et cette corrélation doit être vérifiée empiriquement. Rien ne dit qu'elle soit toujours là. On ne peut pas faire passer une telle affirmation pour une certitude indiscutable. Selon moi,on peut trouver plein d'exemples qui montrent que la privation n'implique pas toujours la souffrance. Quand je désire quelque chose que je vais avoir dans très peu de temps, le désir n'est pas souffrance mais joie et excitation. Quand je désire quelque chose sans très bien savoir ce qui m'attend, le désir est curiosité et appréhension. Ramener tout cela sous la catégorie "souffrance" est psychologiquement faux. Surtout, c'est glisser d'une thèse conceptuelle sur la nature du désir (le désir est privation) à une thèse psychologique sur le vécu de la privation (la privation est souffrance). C'est illégitime. La seule thèse uniquement acceptable, c'est qu'il n'y a pas de lien nécessaire entre la privation, et donc le désir, et le vécu psychologique. Il y a sans doute des milliers de façons de ressentir le désir. Et découvrir toutes ces façons demande une enquête psychologique, pas des déclarations de philosophes.
Bien sûr, s'il s'agit de dire que le désir nous pousse à l'action (dans des conditions déterminables), alors c'est vrai et il s'agit d'une vérité conceptuelle. En effet, si nous reconnaissons que nous sommes privés de quelque chose de bon, alors, dans la mesure de nos capacités, nous allons chercher à récupérer cette chose. Par contre, cela ne dit pas comment nous ressentons cette mise en mouvement. On pourrait me faire l'objection suivante : il est évident que le fait de désirer fait mal, car nous avons envie d'agir pour faire cesser le désir, il faut donc que l'état de désir soit moins agréable que l'état de repos après la satisfaction du désir. Mais c'est juste faux. D'abord, personne n'agit pour faire cesser un désir. Le cas général, c'est qu'on agit pour obtenir quelque chose de bon. Certes, parfois, nous agissons pour faire cesser une douleur ou une gêne (par exemple, la faim). Mais le plus souvent, il n'y a aucune gêne, et il y a juste désir de l'objet. En fait, la plupart de nos raisons d'agir ne relèvent pas du tout de causes psychologiques. Quand je décide d'aider les autres dans un pays pauvre, le désir d'aider n'est pas une souffrance en moi, et l'aide n'apportera pas forcément de plaisir. La raison est que je pense, rationnellement, qu'il est bon de venir en aide aux personnes en difficulté. Quand je désire apprendre à coder des jeux vidéo, le désir est de concevoir un jeu, pas de faire cesser un état psychologique. Ici, la raison d'agir est de tirer parti de mon goût et de mon talent pour programmer, il s'agit donc d'une raison sur la manière dont je dois mener ma vie, qui relève aussi de la raison. Enfin, quand je désire faire mon travail et me tirer de ce canapé où je suis assis, je ne suis pas dans une situation de souffrance qui finira au moment où je vais me mettre au travail. Au contraire, le plaisir est dans le repos sur le canapé, et je suis obligé d'accepter la souffrance parce que j'estime qu'une vie passée à travailler est meilleure qu'une vie à ne rien faire.

J'en viens au deuxième aspect du texte. Schopenhauer nous dit qu'un désir satisfait oblige à sacrifier dix autres désirs. La souffrance serait donc toujours plus forte que la satisfaction. Nous avons déjà expliqué pourquoi c'est absurde : les désirs n'impliquent pas toujours de la souffrance. En fait, ils en causent même assez rarement.
Mais on peut encore ajouter de nouveaux arguments. D'abord, un exemple. Je suis une personne assez peu curieuse, intéressée par très peu de choses. Mon seul intérêt dans la vie est la musique. Ce soir, il y a concert. Je désire donc aller au concert, et je m'y rends. Mon désir est satisfait, et aucun autre désir n'est frustré car je ne désirais rien d'autre. Deuxième exemple : je suis une personne très curieuse et intéressée par tout. Ce soir, il y a concert, mais aussi repas avec des amis, et conférence sur la philosophie. Préférant la philosophie, je décide de sacrifier le concert et les amis. Un désir est satisfait, mais les autres sont frustrés. Peut-on maintenant dire que je suis plus heureux dans le premier cas que dans le second? Ce serait totalement arbitraire de le prétendre. Vu de l'extérieur, le deuxième "moi" est plus attirant que le premier. Les multiples désirs que possèdent le second moi rendent sa vie plus riche, plus stimulante, et ne sont pas des sources de frustration, au contraire. Ils sont plutôt la promesse que ce moi sera capable de prendre plaisir à beaucoup de choses, au lieu de se limiter à des activités stéréotypées. Il n'y a donc pas de raison d'admettre qu'une personne qui désire beaucoup de choses sera plus malheureuse qu'une personne qui en désire peu.
En fait, là encore, Schopenhauer ne comprend rien aux désirs, et pense que les désirs tacites sont des désirs présents dans l'esprit qui nous envoient de la souffrance si on ne les satisfait pas. Mais c'est faux. Il y a en nous un nombre quasiment infini de désirs, auxquels nous ne pensons pas, qui ne nous tourmentent pas, et qui ne surgissent que dans des contextes précis. Les désirs sont plutôt des dispositions que des états : c'est-à-dire non pas des phénomènes psychiques actifs, mais des dispositions à penser et à agir, dans certains contextes. Une disposition non actualisée par le contexte n'est rien du tout, et certainement pas une souffrance. On voit bien ici à quel point Schopenhauer est déjà contaminé par une psychologie "allemande" qui donne à l'inconscient une réalité totalement délirante. Qu'il y ait des désirs inconscients, c'est évident. Mais un désir inconscient est juste une disposition à agir, si le contexte se présente. Ce sens d'inconscient est inoffensif, car non réaliste. Il s'agit juste de dire qu'il y a des choses qu'un sujet admettrait même s'il n'y pense pas actuellement. Un désir inconscient n'est donc rien qu'on sente à chaque instant de sa vie. Si on poussait Schopenhauer jusqu'au bout, il suffirait qu'on lui fasse avouer que le nombre de nos désirs est infini (ce qui est facile à montrer, car les désirs peuvent être construits à volonté), pour lui faire conclure que notre souffrance est infinie. Mais c'est absurde. La souffrance est un état psychologique, et son intensité ne peut pas être infinie. Par ailleurs, une souffrance non infinie mais seulement immense suffirait à rendre notre vie intenable. Or, sauf cas pathologiques ou raisons objectives et compréhensibles, personne n'a le sentiment d'être écrasé sous la souffrance.Donc, la souffrance n'est pas du tout proportionnelle au nombre de désirs, et ne dépend pas du tout de ces désirs.
Je passe à la bêtise suivante : la satisfaction dure peu. Là encore, c'est en un certain sens, évident, mais formulé d'une manière particulièrement désastreuse. Parler de satisfaction d'un désir est une description qui relève d'une sorte de logique narrative. Par logique narrative, je veux parler de toutes les notions qui nous permettent d'élaborer des récits : problème, résolution, obstacle, intention, désir, satisfaction, déception, etc. Or, cette logique narrative est relativement indifférente au temps des horloges. Chaque étape d'un récit apparaît comme immédiatement après la précédente, même si, d'un point de vue chronologique, du temps s'est passé. Ainsi, la satisfaction d'un désir est bien quelque chose d'instantané, puisque son rôle est de mettre un point final à un état durable de tension, chez une personne. La satisfaction est comme le dernier point d'un segment. Mais rien n'empêche pour autant que le plaisir pris à la satisfaction soit durable et fort. La simple notion de satisfaction ne suffit pas à dire ce qu'il en est du plaisir, s'il est fort ou faible, court ou long. Car, de même que la notion de privation, celle de satisfaction n'est pas une notion psychologique. C'est une notion qui relève d'un autre registre, celui de l'action et de la narration des actions. Schopenhauer, au contraire, confond totalement les registres, et pense pouvoir déduire de états psychologiques à partir de considérations narratives, ce qui ne marche pas du tout. Dernier argument : il suffit de constater que la satisfaction de tous les désirs a exactement la même durée : elle est instantanée. Une fois qu'on obtient ce qu'on veut, on est satisfait. Par contre, le plaisir pris est extrêmement variable selon le type d'activité ou de bien. J'ajoute que les désirs organiques, comme la faim, et qui sont des états psychologiques, prennent, eux, du temps à être satisfaits. Mais parce que la faim, à la différence d'un désir plus classique, a une dimension physique que n'ont pas la plupart des autres désirs. En conclusion, la satisfaction d'un désir est instantanée, sauf exception. Et personne ne peut dire en toute généralité si une satisfaction est un long plaisir ou un très court plaisir.

Dernière chose : les désirs qui renaissent sans cesse nous tourmentent. C'est une vision totalement psychologisante de l'action humaine. Ce n'est pas du tout parce qu'un désir a disparu que cela laisse place à un autre.
Je ne nie pas que, parfois, nous nous trompions d'objet, et que, une fois obtenu, nous désirions un autre objet, plus à même de nous satisfaire. Mais cela ne me semble pas être un cas général. Si je puis me permettre d'évoquer ma psychologie personnelle, ce serait plutôt l'inverse : en général, je ne désire rien du tout, et, étant forcé à faire quelque chose ou à acquérir des biens, je m'aperçois que ces choses n'étaient pas si mauvaises qu'elles me semblaient initialement. Ainsi, je ne me sens pas sans cesse déçu, mais au contraire presque toujours agréablement surpris. Alors que Schopenhauer nous parle d'être désirants qui s'égarent sans cesse, j'ai l'impression de ne rien désirer mais de finalement tomber au bon endroit. Bref, peu importe mon cas, l'essentiel étant que les généralités psychologisantes de Schopenhauer ne marchent pas. Mais ce n'est pas le plus grave.
Le plus grave vient du fait que ce sont les circonstances qui activent ou désactivent les désirs, et non pas leur satisfaction qui ferait apparaître d'autres désirs. Un désir est ce qui nous pousse à l'action, si les circonstances s'y prêtent. Mais les désirs eux-mêmes ne varient pas du tout, et pas souvent. On peut se le représenter comme un stock définitivement fixé, et les désirs comme se réveillant seulement si nous avons la croyance que nous pouvons les réaliser. Notre agitation permanente doit donc être vue comme la vie qui est pleine de possibilités, et non pas comme une insatisfaction permanente. Bien sûr, en satisfaisant un désir, l'état du monde change, et cela provoque d'autres désirs. Mais cela ne signifie pas que nous sommes sans cesse frustrés et insatisfaits. Cela signifie que nos désirs réagissent à une situation qui change. Qu'il y ait en permanence de l'action, cela n'implique pas que nous soyons malheureux. Schopenhauer dit que le bonheur est dans le repos. Mais pourquoi? C'est arbitraire.

En conclusion, je crois qu'on peut reprocher à Schopenhauer de constamment mélanger les registres, et de tirer des conclusions injustifiées à cause des ces glissements permanents. Une affirmation psychologique ordinaire devient une vérité logique par un tour de passe-passe. Inversement une vérité logique se transforme en une affirmation empirique qui devrait être critiquée et qui passe pourtant pour irréfutable à cause de la manière dont elle a été obtenue. Le fond du problème porte au fond sur les désirs. En posant l'implication "désir implique souffrance" et "satisfaction implique plaisir", on commet cette confusion conceptuelle qui autorise à dire tout et n'importe quoi. Si Schopenhauer avait été plus rigoureux, il aurait posé l'implication "désir implique privation" et "satisfaction implique comblement", et aurait dû expliquer qu'il ne s'agit que d'un vocabulaire logique permet de concevoir des récits.