jeudi 24 septembre 2015

L'ironie, le mensonge. Ou comment prouver l'existence de la pensée à peu de frais.

L'ironie est un acte de parole par lequel on affirme quelque chose en voulant faire comprendre le contraire de ce que l'on dit. Paul dit "quel succès!" à Pierre qui vient de manquer lamentablement son objectif : on comprend que Paul se moque de Pierre, ou peut-être s'énerve parce que Paul savait comment faire et que Pierre n'en a fait qu'à sa tête. 
Pour ironiser, il faut dire quelque chose, tout en pensant le contraire. Il faut donc pouvoir penser quelque chose de déterminé, alors que tout dans notre comportement extérieur indique le contraire de ce que nous pensons. Le behaviorisme est donc réfuté par l'ironie. Le mentalisme a raison : la pensée existe, et est séparable du comportement, puisque l'ironie n'est possible que si la pensée a son autonomie par rapport au comportement. 
Il existe un autre argument tout aussi puissant, celui du mensonge. Un mensonge consiste à dire quelque chose, tout en croyant le contraire de ce que l'on dit, afin de tromper son interlocuteur ou au moins de lui cacher certaines informations. Paul dit à Pierre que Marie ne l'aime pas, ce qui provoque le désespoir de Pierre, et permet ainsi à Paul d'avoir la voie libre, alors que celui-ci sait très bien que Marie est attirée par Pierre. 
Ici aussi, Paul dit quelque chose, alors qu'il pense le contraire. Il faut donc que ses pensées soient distinctes de son comportement, puisqu'il joue avec ce comportement pour faire croire à Pierre quelque chose que lui-même ne croit pas au fond de lui. Là encore, le behaviorisme est réfuté, le mentalisme est validé. Nous avons une pensée au fond de laquelle réside des pensées non nécessairement extériorisées dans des comportements. 
Ainsi, au moyen de ces deux petits arguments ridicules, on prouve l'existence définitive de la pensée, la réalité de la vie mentale intérieure. La vie mentale existe, puisqu'elle est nécessaire pour expliquer le mensonge ou l'ironie, qui, évidemment, sont des pratiques assez courantes dans la communication.

Malheureusement, ce n'est pas la fin de l'histoire. Car on peut donner des explications de ces pratiques sans faire appel à la thèse d'une réalité de la vie mentale. Je propose de le faire ici.
Tout d'abord, partons d'une conception non mentaliste des croyances. Cette conception peut être nommée interprétative. Dans celle-ci, une croyance est un contenu propositionnel attribué à un agent pour donner une signification à ses actions, et tout particulièrement à ses prises de paroles. Ainsi, si je vois un agent se précipiter dans une pharmacie et que je vois qu'il perd du sang, j'en conclus que cet agent croit qu'il pourra trouver dans cette pharmacie de quoi désinfecter sa blessure, la panser, prendre des antalgiques, etc. Attribuer une croyance (et un désir) à un agent, c'est donc donner un sens à son action, indiquer le but que cette action vise. De même pour une prise de parole : si l'agent me demande "où est l'apothicaire le plus proche?", et qu'il se trouve que je ne connais pas le mot "apothicaire", je peux faire l'hypothèse que mon interlocuteur veut parler d'une pharmacie, parce que je lui attribue la croyance qu'il pourra se soigner dans une pharmacie. Ici aussi, c'est au moyen de l'attribution de croyances que je peux établir la signification des mots de cette phrase. Le fait que nous rectifions de nous-mêmes une phrase, si elle semble hors contexte, montre que nous passons notre temps à attribuer aux autres des croyances, ce qui nous permet de retrouver le sens adéquat de la phrase. Si la personne en train de perdre du sang me demande où est la boulangerie la plus proche, je ne lui indique pas la boulangerie, mais je présume que l'affolement lui a fait commettre un lapsus et qu'il cherche une pharmacie et pas une boulangerie. L'attribution à l'agent de croyances (ici : "on trouve des pansements et des antalgiques dans une pharmacie mais pas dans une boulangerie") permet de retrouver le sens de la phrase prononcée, y compris si elle est à première vue étrange. 
Cette conception est interprétative parce qu'elle est indifférente à ce que la personne qui parle pense vraiment en parlant. Il arrive d'ailleurs souvent qu'on ne pense à rien du tout. Celui qui saigne et a affreusement mal ne risque pas de penser des choses comme "on trouve des pansements et des antalgiques dans une pharmacie ; donc je dois aller dans une pharmacie ; mais je ne sais pas où en trouver ; donc je dois demander à quelqu'un". C'est bien trop long et inutile. La personne va simplement foncer et parler sans réfléchir. Par contre, s'il faut rationaliser son comportement, alors celui qui adopte la posture interprétative va lui attribuer ces pensées. Il s'agit donc de pensées non pas réellement présentes dans la vie intérieure, mais plutôt attribuées en vue d'une rationalisation d'un comportement.
J'en viens maintenant à l'ironie. Que pense Paul qui dit "quel succès!" à Pierre qui vient d'échouer lamentablement? Il est probable que Paul ne pense rien de particulier, et qu'il éprouve beaucoup de colère de voir que Pierre ne l'écoute jamais. Psychologiquement, dans sa vie intérieure, on trouve seulement la colère. Par contre, c'est l'interprète qui attribue à Paul une pensée selon laquelle Paul trouve que Pierre a échoué. L'interprète doit aussi juger que Paul utilise correctement la convention de langage selon laquelle le mot "succès" signifie bien le succès. Ainsi, pour interpréter correctement l'ironie, il faut aussi que l'interprète élimine d'autres possibilités, comme le lapsus, ou l'incompétence linguistique. On reconnaît qu'un locuteur est compétent au fait que nous avons déjà suffisamment communiqué avec lui. Ainsi, un locuteur qui apprend le français ne pourra pas faire d'ironie, non pas parce que c'est psychologiquement impossible, mais parce que l'effet serait annulé par le fait que les interlocuteurs vont penser qu'il maîtrise mal le langage. Ensuite, il faut aussi s'assurer que le locuteur n'a pas fait de lapsus, ce dont on n'est jamais certain, mais le fait que le locuteur ne se reprenne pas juste après, et aussi le fait que nous puissions comprendre l'intention à partir de la situation, suffit à garantir que l'effet ironique était bien recherché. Une fois toutes ces vérifications faîtes, l'ironie fonctionne dans la mesure où l'interprète comprend que le locuteur doit avoir la croyance contraire à ce qui est dit. Ainsi, la conception interprétative des croyances est suffisante à expliquer l'ironie. Nul besoin que l'agent pense vraiment et réellement, dans son intériorité, le contraire de ce qu'il dit. Il suffit que l'interprète puisse comprendre que le locuteur croit le contraire de ce qu'il dit. On peut appliquer la même analyse au mensonge. 
Ainsi, c'est toujours la compréhension d'une intention qui rend les phénomènes d'ironie possibles. Si les interprètes ne voyaient pas que l'on souhaite se moquer ou prendre de la distance, l'ironie échouerait toujours. De même pour le mensonge. Même si l'interprète est trompé par ce que l'on dit, puisque le but du menteur est de tromper les autres, son mensonge ne repose pas sur ce qui se trouve dans son intériorité, mais sur l'attribution possible de la croyance contraire à ce qui est dit par un interprète possible (ou réel). C'est pourquoi on peut mentir sans penser à quoi que ce soit, de même qu'on peut avoir des croyances sans penser à quoi que ce soit. Et inversement, on peut penser le contraire de ce qu'on dit, sans faire pour autant de l'ironie, si on y pense sans y croire. Penser à quelque chose sans y croire, c'est pour le mentaliste, une sorte d'ironie envers soi-même.  C'est même une sorte de problème vertigineux pour le mentaliste puisqu'il semble que cela dédouble le sujet en un sujet qui pense quelque chose, et un second sujet qui adhère vraiment à autre chose. Ou pire, le mentaliste pourrait se replier sur l'expérience intérieure de l'adhésion, qui seule serait capable de transformer une pensée en une croyance. Je me demande bien l'effet que cela fait, que de croire! Evidemment, il faut comprendre les choses différemment. La pensée est un phénomène psychologique, les croyances sont des instruments d'interprétation, les deux ne relèvent pas du même ordre, même si, bien entendu, les croyances cherchent aussi à interpréter les pensées! Croire quelque chose, c'est être prêt à faire certaines choses, dire certaines choses, penser certaines choses. La pensée seule (sans croyance) n'a pas ces conséquences pratiques. 

Comprendre que quelqu'un ment, ou qu'il fait de l'ironie, ne prouve absolument pas l'existence de la vie intérieure. Cela prouve juste la capacité de l'interprète de mettre la parole ironique ou le mensonge en lien avec un ensemble d'états psychiques possibles et d'actions possibles. L'ironique éprouve sans doute de la colère, de la distance, de l'amusement, de même, le menteur a sans doute l'intention de tirer parti du manque d'information de ses victimes. Mentir n'est donc pas penser le contraire de ce qu'on dit, car on peut penser ce que l'on veut en mentant, c'est croire le contraire de ce qu'on dit, où la croyance est une proposition permettant l'interprétation d'un agent dont le but est de tromper.
Mais, pourrait-on me rétorquer, si les croyances et les désirs sont des propositions visant à interpréter les autres, il faut bien que l'interprète, lui, pense! Il ne s'agit pas de nier que l'interprète et le locuteur pensent, ni de nier l'existence de la vie intérieure, mais seulement de nier que ce que l'on appelle couramment la pensée se trouve dans la vie intérieure. L'interprète a des croyances comme ceux qu'il interprète, et le contenu de ses croyances est identifiable de la même manière que celle qu'il utilise pour comprendre les autres. La vie intérieure de l'interprète n'est pas tissée de croyances, de désirs, d'intentions qui s'extérioriseraient dans le langage. La vie intérieure est tissée d'états qui n'ont ni sens ni signification. Et elle n'en reçoit qu'en fonction d'une activité d'interprétation.

En résumé, il ne faut pas chercher à prouver l'existence de la vie intérieure. Elle existe, c'est certain, mais elle n'a besoin de rien pour être prouvée. Et surtout, il ne faut surtout pas chercher à la rapprocher des phénomènes intentionnels qui n'ont qu'un rapport extrêmement mince avec la pensée, ce qui ne peut conduire qu'à des confusions. Quand on dit le contraire de ce qu'on pense, on ne met pas en opposition une vie intérieure et des comportements, on met en conflit l'imputation normale des croyances avec l'imputation d'un vouloir dire. Soit le locuteur dit bien ce qu'il veut dire, et il a des croyances anormales, soit ses croyances sont normales, et il ne dit pas ce qu'il veut dire. Ce type d'opérations interprétatives n'a aucune rapport avec la vie intérieure. 

mardi 15 septembre 2015

Trois sortes d'objectivité

Cet article vise à reprendre des discussions assez classiques sur l'objectivité et le relativisme, auxquelles on peut apporter un peu de clarté en distinguant de manière assez abstraite et générale trois sortes d'objectivité. 

Tout d'abord, quelque chose est objectif s'il est naturel, ou réel. En effet, on peut distinguer le réel et le naturel si on estime qu'il existe certaines choses qui ne sont pas naturelles, comme des esprits, des idées, Dieu, etc. Si par contre on admet que tout ce qui existe est naturel, alors le naturel coïncide avec le réel. Or, ce qui est naturel est aussi objectif, au sens où cela possède une existence autonome, cela ne dépend de personne d'autre pour exister (donc cela ne dépend de rien de subjectif), et enfin, on peut le considérer comme un objet.
L'objectif est aussi ce sur quoi l'application d'un concept n'est pas arbitraire. Cette application du concept n'est pas arbitraire parce qu'elle dépend des propriétés de la chose, bien que ce concept puisse tout à fait ne pas être naturel. Par exemple, le concept de célibataire peut être appliqué objectivement, parce qu'il ne dépend que de la notion même de célibat qu'un individu soit célibataire ou marié. Bien que le concept ait évidemment des bords flous (une veuve est-elle célibataire?, peut-on dire de concubins ou de pacsés qu'ils sont célibataires?), son usage n'est pas conventionnel. Tant que le sens du mot reste le même, les personnes célibataires restent les mêmes. Bien entendu, on peut changer le sens du mot, mais c'est un autre problème.
L'objectif est enfin ce dont la caractérisation dépend de conventions sociales. Ici, l'objectivité vient du fait qu'un individu seul ne peut pas décider unilatéralement de changer la convention, parce que les autres continueront à utiliser la convention telle qu'elle existe. Les conventions peuvent bien sûr évoluer, mais cela exige une reconnaissance collective du nouveau sens de la convention. Prenons l'exemple classique : l'argent. Que les billets libellés en euros soient pour nous l'argent relève d'une convention objective parce que je ne peux pas, moi seul, décider d'utiliser une autre monnaie. Par contre, nous pourrions collectivement décider d'abandonner cette monnaie et passer au dollar, revenir au franc, etc. Être de la monnaie n'est donc pas une propriété indépendante de toute subjectivité, mais c'est une propriété indépendante des subjectivités individuelles. Elle est par contre dépendante des subjectivités prises collectivement. 

Ainsi, ces trois sens montrent une sorte de dégradation dans l'objectivité. Le premier sens parle d'une objectivité qui ne dépend d'absolument personne. La nature est ce qu'elle est indépendamment des hommes. Dans le second sens, l'objectivité ne dépend d'aucun choix, mais dépend des activités conceptuelles des individus. Si les individus ne fabriquaient pas des concepts, les choses n'auraient pas les propriétés correspondantes. Par contre, ces fabrications conceptuelles étant données, les choses ont objectivement ces propriétés. Enfin, dans le troisième sens, l'objectivité ne dépend d'aucun choix individuel, mais dépend d'un choix collectif. C'est la convention qui donne aux choses les propriétés qu'elles ont. Sans elle, elles ne les auraient pas. Cependant, une fois ces conventions posées, elles ont une subsistance indépendante des décisions individuelles. 
Ces trois sens impliquent des niveaux de relativité différents. Le premier sens exclut toute relativité. Le soleil est fait d'hydrogène et d'hélium, et la Terre a 4 milliards d'années quoi qu'on en pense. Le second sens aussi exclut toute relativité. Nietzsche était célibataire, philologue et philosophe, ce qui ne dépend pas de nous. Bien que le choix d'utiliser ces concepts soit relatif à certains types de préoccupations pratiques et d'intérêts théoriques, cela n'entame pas l'objectivité des faits. Enfin, le troisième sens implique la relativité des choix. Ce qui est permis d'un côté des Pyrénées n'est pas ce qui est permis de l'autre côté. La monnaie d'un côté de la Manche n'est pas la monnaie de l'autre côté. Il n'y pas ici de propriété objective des choses tant que la société n'a pas décidé librement d'imposer une convention. C'est donc l'instauration de cette convention qui fait passer à l'existence cette propriété. 
Si l'on continuait dans la relativité, on rejoindrait ce qui est subjectif, c'est-à-dire quelque chose qui dépend entièrement des choix individuels. Ici, les propriétés n'existeraient que si un individu seul décide d'instaurer une règle. Par exemple, un enfant pourrait décider, pour jouer, que tel bout de bois est en fait une épée, que telle trace au sol est sa maison, etc.

Il me semble que la distinction la plus importante passe entre le second et le troisième sens. En effet, le troisième sens implique la relativité, et donc, en un certain sens, de la subjectivité, même si cette subjectivité est collective et non pas individuelle. La société, collectivement, fait le choix de tenir ceci pour légalement autorisé ou interdit, cela pour de la monnaie ou de la fausse monnaie, pour un geste de salutation ou une insulte, etc. Alors que le second sens ne porte pas du tout cette dimension relativiste. En effet, les concepts étant définis, les objets tombent objectivement sous ces concepts, sans que les individus aient encore à faire un choix pour déterminer quels objets vont tomber sous tel concept. C'est pourquoi le concept de célibataire et le concept de monnaie n'ont rien à voir. Une fois que l'on a fixé la signification de célibataire (individu non marié), je peux savoir qui l'est ou ne l'est pas. Par contre, une fois que l'on a fixé la signification de monnaie (moyen d'échange), je dois encore m'informer du choix que la société a fait pour établir sa monnaie. Le relativisme est précisément ici : lorsque, les critères de satisfaction d'un concept étant connu, il reste encore à faire un choix pour fixer quels objets satisfont ces critères. Le concept de monnaie exige un tel choix. Le concept de célibataire n'exige pas de choix, juste une reconnaissance. 
Les critiques de Putnam lui reprochant son relativisme (cf. Boghossian, dans La peur du savoir) ont tendance à rendre assez floue cette différence entre second et troisième sens d'objectivité. Et en effet, celui qui ne ferait pas clairement cette différence est relativiste (au moins au plan moral). Car pour lui, tout concept non naturel pourrait être librement appliqué, tout concept moral demanderait en plus un choix collectif pour décider quelles actions tombent sous quels concepts moraux. Or, Putnam parle d'objectivité sans objet, dans Ethique sans ontologie, et essaie justement de montrer qu'il y a une objectivité de propriétés qui ne sont pas des propriétés naturelles. Si je reprends ma classification, Putnam dit qu'il y a un second sens d'objectivité, donc des propriétés non naturelles et qui pourtant ne dépendent pas de nos choix arbitraires. Le concept de courage, une fois qu'il est défini, demande juste à être reconnu dans les situations, et ne demande pas, en plus, un choix. Celui qui admet que la reconnaissance du courage exige un choix individuel ou social est relativiste. Celui qui pense que la reconnaissance du courage est objectivement contrainte par la définition de la notion n'est pas relativiste. Putnam est évidemment du côté non relativiste. 
Mais bien sûr, nous sommes aussi tous sensibles aux thèmes wittgensteiniens. Quand la définition d'un concept ne suffit pas à déterminer objectivement si une chose tombe ou pas sous ce concept, ne faut-il pas faire un choix? Et, ce faisant, ne retombe-t-on pas dans le relativisme? Et bien, pas du tout! Parce que le relativisme consiste à soutenir qu'on peut choisir arbitrairement si une chose est de telle ou telle sorte. C'est totalement autre chose que de constater que nos "sortes" ne sont pas encore bien définies, donc qu'il y a certaines questions qu'on ne peut pas encore leur poser. Ce travail consistant à étendre la définition de nos concepts n'a rien de relativiste. Ce n'est pas le monde qui est flou et qui est solidifié par nos choix. Ce sont nos outils d'interrogation du monde qui sont encore grossiers. En affûtant ces outils, nous n'avons pas créé de la relativité, mais au contraire autorisé une nouvelle activité dans laquelle une réponse univoque et objective est possible. Reprenons l'exemple du célibataire. Il me semble que le mot n'est pas très bien défini concernant le statut des pacsés. Je peux prendre la décision d'inclure les pacsés avec les mariés. Il s'ensuit objectivement que les pacsés ne sont pas célibataires. Il n'y a pas le moindre relativisme ici. 
Peut-être que certains vont me répondre qu'on a introduit du relativisme, parce qu'en rangeant les pacsés avec les mariés, j'ai fait plus qu'une simple construction de concept, j'ai déjà pris parti au sujet de la réalité elle-même, en soutenant que Pacs et mariage sont de même nature. Peut-être que la réalité, en réalité, obligerait à séparer les deux types de contrat, et à mettre plutôt les pacsés avec les célibataires. Je crois que ce genre de questions n'a pas le moindre sens. Ou concept est un outil de classification. Il n'y a aucun sens à dire qu'un outil est vrai ou faux. Il y a des outils commodes, d'autres incommodes, mais il n'y a aucun sens à reprocher aux concepts de ne pas suivre les vraies articulations du réel, justement parce que ce sont les concepts qui fixent ces articulations. Une articulation boiteuse n'est pas une fausse articulation. Donc, il me semble, si je reviens au cas du Pacs, qu'il est impossible de soutenir que les pacsés sont vraiment célibataires ou vraiment non-célibataires. Ceci dépend des préoccupations et intérêts qui sont les nôtres. 

En résumé, la comparaison avec les outils me paraît fructueuse. Le mécanicien peut librement choisir les outils qu'ils va utiliser, mais il ne peut pas choisir librement le résultat que l'application de ses outils va donner. Il en est de même des concepts. On les choisit (ou les construit, cela revient au même), mais on ne peut pas choisir le résultat de leur application. Les conventions, elles, sont aussi des outils, et c'est pourquoi on peut les choisir librement. Ce sont des outils de coopération sociale. Et en adoptant une convention, on choisit à la fois des concepts et les choses qui tombent sous ces concepts. C'est ce qui rend les conventions subjectives, et relatives.
Reste évidemment à aborder la grande question de la morale. Est-ce un outil de coopération sociale, avec tout l'arbitraire que cela implique? Ou bien est-ce une manière de juger la plus ou moins grande conformité d'actions par rapport à une norme posée indépendamment, ce qui impliquerait que la morale soit objective? Hors de question de répondre ici!

mercredi 9 septembre 2015

Bourdieu, l'école, la reproduction, l'inégalité.

Pour des raisons qui tiennent probablement à la visibilité médiatique de leur auteur, les thèses de Bourdieu sur l'école ont traversé la société au point d'en faire un véritable catéchisme, qu'il faut réciter chaque fois que l'on souhaite parler publiquement de l'école. Ce qui est surprenant, c'est le fait que la personne cultivée mais non spécialiste ne connaît absolument rien aux sciences de l'éducation (si ce n'est, à la limite, le nom de Freinet ou de Montessori). Mais elle connaît Bourdieu, et sa théorie de la violence symbolique par l'inculcation arbitraire d'un savoir arbitraire, de la reproduction des inégalités sociales à l'école, du capital culturel qui serait utilisé par les parents afin de faire réussir leur enfant.
Evidemment, tout le monde est contre l'arbitraire et les inégalités (du moins les inégalités injustifiées, et il est certain que le fait d'être avantagé à l'école parce qu'on appartient à une catégorie aisée de la population est une inégalité injustifiée). Mais tout se mélange tellement qu'il semble que tout ce que décrit Bourdieu est injuste et scandaleux, et qu'il faut lutter contre cela. Je voudrais montrer qu'on peut et qu'on doit faire le tri dans cette critique vraiment trop générale.

Tout d'abord, je voudrais rappeler les quelques notions qu'utilise Bourdieu et que je vais ensuite discuter. Il considère que les individus ont des capitaux de nature différente : 
- un capital économique : c'est l'argent sous toutes ses formes dont un individu dispose, et l'emploi qu'il occupe (plus ou moins stable, haut placé dans la hiérarchie, bien ou mal rémunéré).
- un capital social : c'est le réseau familial, d'amis, et de connaissances personnelles qu'un individu peut mobiliser.
- un capital culturel : c'est l'ensemble des connaissances maîtrisées par l'individu, ainsi que les diplômes acquis pendant ses années d'étude.
- un capital symbolique : c'est le niveau de réputation et d'estime que les autres individus lui accordent. 
Admettons pour l'instant que cette classification des capitaux soit satisfaisante (je la critiquerai par la suite). On peut considérer qu'une inégalité est injustifiée si la supériorité de capital d'un individu par rapport aux autres individus a été acquise en utilisant un capital d'une autre nature. Ce principe ressemble beaucoup à celui de la séparation des sphères chez Walzer, bien sûr. Il me semble en effet qu'il a capturé un aspect essentiel de la justice. Utiliser sa richesse pour s'acheter des diplômes scolaires, c'est injuste. Faire jouer ses relations pour se trouver un travail avantageux, c'est injuste. On peut remarquer au passage que certaines conversions de capital ne sont pas injustes. Par exemple, il semble normal que tout capital, quel qu'il soit, se convertisse en capital symbolique. Un grand entrepreneur, un grand intellectuel, méritent d'être connus au même titre. Autre exemple, celui qui convertit son capital social en capital culturel, bref, qui fait appel à ses amis pour apprendre des choses, ne paraît pas commettre d'injustice. Ce n'est injuste que s'il cherche à obtenir des diplômes en se faisant ami avec des directeurs d'écoles, d'universités, etc. Je n'insiste pas, et ce n'est pas mon objet ici, mais il me semble clair que cette absence de généralité est imputable à la théorie des capitaux de Bourdieu, qui mélange des choses qui ne devraient pas l'être, et non pas le principe de justice de Walzer, qui lui, semble fiable. Pour l'instant, admettons que la conversion du capital économique, du capital social ou du capital symbolique en réussite scolaire serait injuste.
Ainsi, on en arrive à cette conclusion précise : si des parents utilisent leurs relations ou leur argent pour faciliter la réussite de leur enfant, ils font quelque chose d'injuste. L'école doit donc faire en sorte que le statut social et économique des parents soit neutralisé, et que tous les enfants aient les mêmes chances de réussir.

Mais je voudrais montrer que la justice s'arrête là, et que toute tentative plus étendue de limiter l'influence des parents sur la réussite des enfants serait au contraire injuste. Je voudrais soutenir qu'il est tout à fait justifié que les parents puissent, à la hauteur de leurs moyens, aider leurs enfants à réussir.
Mais soyons plus précis. Le premier point concerne la transmission ou l'héritage, et en même temps, au type d'entités auxquelles un Etat peut avoir affaire : individus, familles, communautés. On trouvera sans doute des gens qui estiment que l'Etat doit abolir tout héritage, toute transmission, et ne reconnaître l'existence que d'individus. Par conséquent, le fait que des parents transmettent à leur enfant un capital économique ou culturel serait vu comme injuste. Seul l'Etat devrait être le grand pourvoyeur de tous les capitaux. Dans cette conception là, l'école serait un lieu où l'égalité des chances est parfaitement réalisée, puisque toute influence extérieure à l'école est neutralisée, et seule comptent donc les performances scolaires de l'élève. Evidemment, cela pose des difficultés pratiques dirimantes, puisqu'il faudrait retirer les enfants de leur famille le plus tôt possible, et interdire à celles-ci de les voir. Il faudrait aussi limiter au maximum les contacts entre enfants, de peur qu'un bon élève se lie d'amitié avec d'autres élèves, et leur donne des aides pour les devoirs, de la motivation à travailler, etc. Et oui! Il est bien difficile de lutter contre toute forme de transmission, d'autant plus que certaines sont socialement (et moralement) valorisées, comme l'aide ou le don.
Ce modèle à la fois individualiste et tyrannique n'est donc ni possible, ni même souhaitable s'il était possible. L'Etat et l'école reconnaissent les familles, et s'appuient sur elles pour éduquer les enfants. De fait et de droit, on reconnaît donc que les familles apportent un soutien moral, culturel et économique aux enfants. Il arrive que cela soit source d'injustice, et l'Etat peut y pallier, ainsi les bourses d'étude pour les étudiants dont les parents ne peuvent pas financer leurs études. 
Par contre, il n'existe aussi système de correction des inégalités de transmission culturelle. Il y a l'école, qui est un système d'enseignement qui donne à chaque élève le même enseignement, mais pas de système pour donner plus aux enfants dont les parents ont un faible capital culturel. Pourquoi? Parce que, abstraitement parlant, des inégalités de culture ne sont pas des injustices. Il n'y a donc pas à les corriger. De même, qui pourrait trouver injuste qu'un enfant de parent cultivé soit à son tour plus cultivé qu'un enfant de parent inculte? Personne, car c'est parfaitement juste (sauf pour ceux, je l'ai dit, qui refusent en bloc l'héritage). On peut trouver injuste qu'un enfant cultivé grâce à ses parents devienne aussi plus riche, plus puissant politiquement, etc. Par contre, que le savoir engendre le savoir, et se transfère plutôt aux proches qu'aux personnes plus lointaines, il n'y a rien de scandaleux. Pour être plus précis, c'est moralement neutre : si nous n'avons le temps de transmettre notre savoir qu'à un enfant, il est moralement indifférent de choisir son fils ou de choisir un enfant au bout du monde. Par contre, choisir son fils présente des avantages affectifs et pratiques!

Mais la question n'est pas encore résolue. Car les capitaux tels que les définit Bourdieu et ses successeurs ne sont pas satisfaisants. Hors de question de faire la liste de toutes les critiques, des plus générales aux plus précises. Je veux seulement m'intéresser à la notion de capital culturel. Cela inclut toutes les connaissances dont on dispose, et les diplômes, qui sont les signes de notre niveau scolaire. Il me semble qu'il serait vraiment approprié, pour comprendre les enjeux liés à l'école, de distinguer le capital scolaire, et le capital culturel. Je les définis ainsi :
- le capital scolaire : c'est l'ensemble des connaissances qu'un élève ou un étudiant doit officiellement maîtriser pour réussir ses examens.
- le capital culturel : c'est la culture générale, et les cultures techniques qu'un individu a acquises.
Pourquoi faire cette distinction? Justement parce que l'on a vu avec Walzer que le principe de justice consiste en une séparation des sphères. Et il faut pouvoir dire qu'il est injuste que le capital culturel puisse être converti en capital scolaire. Car cela signifierait qu'un élève a pu utiliser sa culture propre pour obtenir de meilleurs résultats qu'un autre élève, alors que les deux satisfont à égalité les attentes purement scolaires. Si un élève a passé plus de temps sur ses devoirs, il est normal qu'il ait une meilleure note. Mais il serait injuste que des connaissances extra-scolaires puissent créer des inégalités scolaires. C'est tout particulièrement sensible dans les filières littéraires : en étalant une belle culture, un élève aura tendance à être mieux noté qu'un élève qui n'a qu'une culture populaire, même si ces deux élèves ont le même niveau scolaire. Bourdieu a souvent pointé ces mécanismes de reproduction, et il a raison : les professeurs ayant eu un parcours littéraire et une éducation à la culture classique, gréco-latine, ayant sans doute tendance à favoriser des élèves qui leur ressemblent, au détriment d'élèves aussi doués mais ayant une culture technique ou scientifique.
On me rétorquera qu'il est très difficile de faire le partage entre connaissances scolaires et connaissances générales. J'en convient. Pourtant, au nom de la justice, il me semble nécessaire de faire cette distinction aussi nettement que possible, ce qui peut être fait en spécifiant précisément les critères d'évaluation scolaire, de façon à minorer la part de l'implicite. 
Ainsi, j'en conclus qu'il serait injuste que le capital culturel que les parents transmettent à leurs enfants puissent avantager ceux-ci dans leur parcours scolaire. Mais il n'y aurait rien d'injuste à ce que le capital strictement scolaire des parents permette aux enfants de mieux réussir à l'école. Ce n'est pas de l'injustice, c'est tout simplement du don, de la transmission. Et le petit catéchisme bourdieusien a tendance à oublier cela : les gens ont droit de tisser entre eux des rapports d'affection, et ces rapports d'affection se manifestent par davantage d'échanges, y compris d'échanges de connaissances. Il est donc tout à fait normal qu'un enfant dont les parents ont davantage à échanger se retrouve lui-même plus riche de connaissance. Là encore, je ne dis pas que c'est bien. Je dis seulement que c'est moralement indifférent. Certains naissent beaux, d'autres riches, et d'autres avec des parents éduqués. Que les enfants beaux réussissent mieux à l'école serait injuste, mais que ceux dont les parents sont éduqués réussissent mieux est de fait inévitable, et de droit acceptable. 


En conclusion, je voudrais d'abord suspecter la théorie bourdieusienne vulgarisée de se réduire à une trivialité : les enfants dont les parents ont plus de capital scolaire réussissent mieux à l'école. Autant la théorie n'est pas triviale s'il est question de classes sociales, autant elle devient franchement triviale s'il est question de niveau d'éducation. Il n'y a bien que le taux précis de reproduction qui reste un mystère, ce qui n'est au fond pas très intéressant. 
Et, en plus d'une trivialité, on trouve aussi un jugement faux : il est injuste que les fils de professeurs réussissent mieux à l'école. Il est immédiatement faux si on ne soutient pas l'abolition de l'héritage. Si on soutient son abolition, alors on pourrait l'admettre. Malheureusement, l'abolition de l'héritage est aussi l'abolition de toute transmission et de tout échange, et on voit mal quel genre de considération pourrait justifier l'interdiction de tout rapport humain. 

mercredi 2 septembre 2015

Faut-il craindre la mort?

Les philosophes antiques avaient une tendance assez agaçante à vouloir passer pour virils et courageux. Qu'on lise L'Apologie de Socrate ou la Lettre à Ménécée, on nous explique que la mort n'est pas à redouter. Socrate se justifie (en 29ab) par le fait que nous ne pouvons pas savoir ce qu'est la mort, de sorte que changer de conduite par peur de la mort, serait agir par ignorance. Alors que lui, qui sait ce qu'il sait et sait ce qu'il ne sait pas, n'agit pas par ignorance, et donc, ne change pas ses actes en fonction de sa crainte de la mort. Quant à Épicure, il prétend savoir ce qu'est la mort, elle est la fin de toute sensation et la disparition complète de la personne, ce qui implique que personne ne doit redouter la mort, puisque personne ne sera là pour ressentir quoi que ce soit. 
Ces philosophes négligent évidemment le fait que la peur de la mort est essentiellement de nature psychologique, et que, même si la personne est profondément persuadée que la peur de la mort est absurde, elle continue quand même à ressentir cette crainte. On ne peut pas se débarrasser d'un sentiment simplement en se donnant des raisons du caractère inapproprié de cette peur. Il y a chez les Anciens une présupposé assez lourd selon lequel nous pouvons entièrement nous maîtriser, que tout ce qui est psychologique est maîtrisable. Nous avons renoncé à cette idée fausse. On trouve encore quelques théories selon lesquelles les sentiments sont volontaires (chez Sartre, notamment), mais plus grand monde (à raison) pour défendre ces théories. Pour être un tout petit peu plus précis, il est clair que nous pouvons indirectement déclencher un sentiment, en pensant à quelque chose qui suscite en nous un sentiment, mais jamais le déclencher directement. De même, en présence de certaines situations, il est pour nous inévitable que nous soyons submergés par un sentiment. En cas de danger grave et imminent, les gens se mettent à avoir peur, à s'affoler, sans que ces réactions soient contrôlées. 
En résumé, de fait, nous craindrons la mort quoi que l'on puisse dire. Mais il reste quand même la question plus normative, à savoir celle qui demande si cette crainte est justifiée ou non.

La manière platonicienne, ou socratique, est bien sûr beaucoup plus modeste que celle d’Épicure, puisque Socrate dit qu'il ne sait pas ce qu'est la mort, alors qu’Épicure dit qu'il le sait. Pour ce dernier, la vérité du matérialisme implique que l'esprit ne survit pas à la mort du corps, donc que l'esprit ne doit pas redouter ce qui se passe après la mort. J'adopte le point de départ de Socrate, justement à cause de sa modestie qui ne présuppose rien. 
Mais Socrate fait un raisonnement qui me semble fallacieux. Son argument est le suivant : Il est toujours mauvais d'agir sous le coup de l'ignorance. Or, nous ignorons ce qu'est la mort. Donc, il est mauvais ou inadéquat de craindre la mort. 
Comme je l'ai dit, je ne contesterai pas l'idée que nous ignorions ce qu'est la mort. Je vais donc critiquer la prémisse restante, à savoir qu'il est toujours mauvais d'agir sous le coup de l'ignorance. Il me semble au contraire qu'il est tout à fait pertinent de craindre la mort. Les gens qui la redoutent comme un terrible danger ont tout à fait raison de le faire. Quant à ceux qui la provoquent, se suicident, il me semble qu'ils prennent un gros risque, mais que, si leur vie devenait vraiment difficile, ils ont quand même raison d'assumer ce gros risque. 

Pour commencer, il est pertinent de faire une distinction anachronique mais utile, entre le risque et l'incertitude. On définit généralement le risque comme une situation dans laquelle nous connaissons tous les événements possibles, et la probabilité de chacun, sans savoir encore l'événement qui va advenir. Et l'incertitude est définie comme une situation dans laquelle nous ne connaissons pas la probabilité de chaque événement, ni même les événements possibles. 
Face à la mort, nous sommes dans l'incertitude. Nous avons quelques conceptions : une approche naturaliste dans laquelle l'âme n'existe pas indépendamment du corps et ne survit pas à sa décomposition, une approche "orientale" dans laquelle l'âme passe d'un corps à l'autre, en se réincarnant à plusieurs reprises, une approche "occidentale" dans laquelle l'âme survit à la mort du corps et va dans un lieu comme le paradis, etc. Mais d'une part nous n'avons aucune certitude que la liste des conceptions soit close, et surtout nous n'avons aucun indice définitif et indiscutable qu'une conception est meilleure qu'une autre.
Cela signifie que ce que nous craignons dans la mort, ce n'est pas directement les souffrances, les châtiments ou que sais-je encore, mais plutôt l'incertitude relative à ce que nous vivrons, une fois mort. Or, l'incertitude est tout à fait redoutable. Car il faut maintenant faire une nouvelle distinction, un peu moins usuelle, mais assez facile à comprendre entre l'incertitude totale et la simple incertitude. L'incertitude totale est celle de celui qui ne connaît pas la liste des événements possibles. La simple incertitude est celle de celui qui connaît (au moins avec une bonne approximation) la liste des événements possibles, bien qu'il ne sache pas très bien la probabilité de chacun. Quand nous sommes en vie, nous sommes dans l'incertitude simple : nous savons ce qui peut nous arriver. Nous savons qu'il y a de grands dangers, de belles réjouissances, des moments d'ennui, etc. Nous ne savons pas toujours comment les déclencher, les éviter, etc. mais la gamme des expériences humaines est assez bien délimitée. Par contre, la mort nous place face à une incertitude plus forte, où cette gamme des expériences n'est même pas connue. 
Craindre la mort, c'est donc d'abord craindre la perte de contrôle, la perte de connaissance. C'est, assez paradoxalement, une crainte très platonicienne. Et c'est ce qui la rend tout à fait justifiée. Il est toujours justifié pour une personne, de ne faire que ce qui ne la place pas dans une situation où elle ne peut plus maîtriser ce qui lui arrive. Et il est aussi justifié de tout faire pour éviter autant que possible des situations dans lesquelles elle ne sait pas ce qui peut lui arriver. J'ai défini trois rangs dans la connaissance : la connaissance du risque, l'incertitude simple, et l'incertitude totale (bien entendu, il faut ajouter à ces trois rangs le premier : la connaissance qu'un événement va avoir lieu ou pas). Et il y a une norme pratique pour l'agent de tout faire pour rester dans le rang de connaissance supérieur, ou pour y remonter. Cette norme est à la fois théorique et pratique. Parce que, bien sûr, l'exigence théorique fondamentale se confond avec le devoir de chercher la vérité et la connaissance la plus complète possible. Mais c'est aussi une exigence pratique, puisque l'action est d'autant plus couronnée de succès qu'elle s'appuie sur une connaissance solide. Ne pas s'appuyer sur des connaissances pour agir, alors qu'on le pourrait, c'est commettre une faute pratique (on pourrait d'ailleurs dire qu'il s'agit d'une faute morale, bien que le terme serait ici utilisé de manière inhabituelle). Ainsi, ne pas craindre la mort, c'est ne pas redouter une situation où nous ne savons pas ce qui peut se passer. C'est commettre une faute pratique. Au contraire, la craindre, c'est redouter de perdre partiellement ou totalement la maîtrise que nous avions sur le monde. Cette crainte est justifiée. 

A la question de savoir s'il faut craindre la mort, je réponds donc oui. La nature est un espace que nous maîtrisons relativement bien, et dans lequel nous savons à quoi nous attendre. L'au-delà est un espace dont nous ne savons rien, pas même s'il existe. Cette perte de connaissance et de maîtrise est toujours à craindre. Je parlai au début de cet article du suicide, et on peut en dire un mot pour conclure : est-il justifié de sacrifier toute sa connaissance et sa maîtrise pour faire cesser une vie misérable ou douloureuse? La réponse est non : il n'est jamais justifié de se placer dans une situation dont on ne sait rien. Il existe un nombre infini de représentations de l'au-delà qui sont encore pires que la pire des existences terrestres. Le suicide, qui signifie ne plus craindre la mort, mais la désirer, est donc toujours injustifiable. Le suicide est un pari fou. 
Mais qu'on me comprenne bien : injustifiable ne veut pas dire condamnable. Aucun individu ne peut arriver à la conclusion qu'il doit le faire, mais il serait ignoble et détestable d'interdire aux personnes de le faire, ou de les punir si elles essayaient. Car la psychologie et la raison relèvent de deux ordres différents. Qu'on ne puisse jamais justifier le suicide est une chose, mais il peut très bien arriver qu'une vie deviennent psychologiquement invivable. Seulement, la simple possibilité que l'au-delà soit encore pire suffit à rendre rationnellement injustifié le suicide.