L'ironie est un acte de parole par lequel on affirme quelque chose en voulant faire comprendre le contraire de ce que l'on dit. Paul dit "quel succès!" à Pierre qui vient de manquer lamentablement son objectif : on comprend que Paul se moque de Pierre, ou peut-être s'énerve parce que Paul savait comment faire et que Pierre n'en a fait qu'à sa tête.
Pour ironiser, il faut dire quelque chose, tout en pensant le contraire. Il faut donc pouvoir penser quelque chose de déterminé, alors que tout dans notre comportement extérieur indique le contraire de ce que nous pensons. Le behaviorisme est donc réfuté par l'ironie. Le mentalisme a raison : la pensée existe, et est séparable du comportement, puisque l'ironie n'est possible que si la pensée a son autonomie par rapport au comportement.
Il existe un autre argument tout aussi puissant, celui du mensonge. Un mensonge consiste à dire quelque chose, tout en croyant le contraire de ce que l'on dit, afin de tromper son interlocuteur ou au moins de lui cacher certaines informations. Paul dit à Pierre que Marie ne l'aime pas, ce qui provoque le désespoir de Pierre, et permet ainsi à Paul d'avoir la voie libre, alors que celui-ci sait très bien que Marie est attirée par Pierre.
Ici aussi, Paul dit quelque chose, alors qu'il pense le contraire. Il faut donc que ses pensées soient distinctes de son comportement, puisqu'il joue avec ce comportement pour faire croire à Pierre quelque chose que lui-même ne croit pas au fond de lui. Là encore, le behaviorisme est réfuté, le mentalisme est validé. Nous avons une pensée au fond de laquelle réside des pensées non nécessairement extériorisées dans des comportements.
Ainsi, au moyen de ces deux petits arguments ridicules, on prouve l'existence définitive de la pensée, la réalité de la vie mentale intérieure. La vie mentale existe, puisqu'elle est nécessaire pour expliquer le mensonge ou l'ironie, qui, évidemment, sont des pratiques assez courantes dans la communication.
Malheureusement, ce n'est pas la fin de l'histoire. Car on peut donner des explications de ces pratiques sans faire appel à la thèse d'une réalité de la vie mentale. Je propose de le faire ici.
Tout d'abord, partons d'une conception non mentaliste des croyances. Cette conception peut être nommée interprétative. Dans celle-ci, une croyance est un contenu propositionnel attribué à un agent pour donner une signification à ses actions, et tout particulièrement à ses prises de paroles. Ainsi, si je vois un agent se précipiter dans une pharmacie et que je vois qu'il perd du sang, j'en conclus que cet agent croit qu'il pourra trouver dans cette pharmacie de quoi désinfecter sa blessure, la panser, prendre des antalgiques, etc. Attribuer une croyance (et un désir) à un agent, c'est donc donner un sens à son action, indiquer le but que cette action vise. De même pour une prise de parole : si l'agent me demande "où est l'apothicaire le plus proche?", et qu'il se trouve que je ne connais pas le mot "apothicaire", je peux faire l'hypothèse que mon interlocuteur veut parler d'une pharmacie, parce que je lui attribue la croyance qu'il pourra se soigner dans une pharmacie. Ici aussi, c'est au moyen de l'attribution de croyances que je peux établir la signification des mots de cette phrase. Le fait que nous rectifions de nous-mêmes une phrase, si elle semble hors contexte, montre que nous passons notre temps à attribuer aux autres des croyances, ce qui nous permet de retrouver le sens adéquat de la phrase. Si la personne en train de perdre du sang me demande où est la boulangerie la plus proche, je ne lui indique pas la boulangerie, mais je présume que l'affolement lui a fait commettre un lapsus et qu'il cherche une pharmacie et pas une boulangerie. L'attribution à l'agent de croyances (ici : "on trouve des pansements et des antalgiques dans une pharmacie mais pas dans une boulangerie") permet de retrouver le sens de la phrase prononcée, y compris si elle est à première vue étrange.
Cette conception est interprétative parce qu'elle est indifférente à ce que la personne qui parle pense vraiment en parlant. Il arrive d'ailleurs souvent qu'on ne pense à rien du tout. Celui qui saigne et a affreusement mal ne risque pas de penser des choses comme "on trouve des pansements et des antalgiques dans une pharmacie ; donc je dois aller dans une pharmacie ; mais je ne sais pas où en trouver ; donc je dois demander à quelqu'un". C'est bien trop long et inutile. La personne va simplement foncer et parler sans réfléchir. Par contre, s'il faut rationaliser son comportement, alors celui qui adopte la posture interprétative va lui attribuer ces pensées. Il s'agit donc de pensées non pas réellement présentes dans la vie intérieure, mais plutôt attribuées en vue d'une rationalisation d'un comportement.
J'en viens maintenant à l'ironie. Que pense Paul qui dit "quel succès!" à Pierre qui vient d'échouer lamentablement? Il est probable que Paul ne pense rien de particulier, et qu'il éprouve beaucoup de colère de voir que Pierre ne l'écoute jamais. Psychologiquement, dans sa vie intérieure, on trouve seulement la colère. Par contre, c'est l'interprète qui attribue à Paul une pensée selon laquelle Paul trouve que Pierre a échoué. L'interprète doit aussi juger que Paul utilise correctement la convention de langage selon laquelle le mot "succès" signifie bien le succès. Ainsi, pour interpréter correctement l'ironie, il faut aussi que l'interprète élimine d'autres possibilités, comme le lapsus, ou l'incompétence linguistique. On reconnaît qu'un locuteur est compétent au fait que nous avons déjà suffisamment communiqué avec lui. Ainsi, un locuteur qui apprend le français ne pourra pas faire d'ironie, non pas parce que c'est psychologiquement impossible, mais parce que l'effet serait annulé par le fait que les interlocuteurs vont penser qu'il maîtrise mal le langage. Ensuite, il faut aussi s'assurer que le locuteur n'a pas fait de lapsus, ce dont on n'est jamais certain, mais le fait que le locuteur ne se reprenne pas juste après, et aussi le fait que nous puissions comprendre l'intention à partir de la situation, suffit à garantir que l'effet ironique était bien recherché. Une fois toutes ces vérifications faîtes, l'ironie fonctionne dans la mesure où l'interprète comprend que le locuteur doit avoir la croyance contraire à ce qui est dit. Ainsi, la conception interprétative des croyances est suffisante à expliquer l'ironie. Nul besoin que l'agent pense vraiment et réellement, dans son intériorité, le contraire de ce qu'il dit. Il suffit que l'interprète puisse comprendre que le locuteur croit le contraire de ce qu'il dit. On peut appliquer la même analyse au mensonge.
Ainsi, c'est toujours la compréhension d'une intention qui rend les phénomènes d'ironie possibles. Si les interprètes ne voyaient pas que l'on souhaite se moquer ou prendre de la distance, l'ironie échouerait toujours. De même pour le mensonge. Même si l'interprète est trompé par ce que l'on dit, puisque le but du menteur est de tromper les autres, son mensonge ne repose pas sur ce qui se trouve dans son intériorité, mais sur l'attribution possible de la croyance contraire à ce qui est dit par un interprète possible (ou réel). C'est pourquoi on peut mentir sans penser à quoi que ce soit, de même qu'on peut avoir des croyances sans penser à quoi que ce soit. Et inversement, on peut penser le contraire de ce qu'on dit, sans faire pour autant de l'ironie, si on y pense sans y croire. Penser à quelque chose sans y croire, c'est pour le mentaliste, une sorte d'ironie envers soi-même. C'est même une sorte de problème vertigineux pour le mentaliste puisqu'il semble que cela dédouble le sujet en un sujet qui pense quelque chose, et un second sujet qui adhère vraiment à autre chose. Ou pire, le mentaliste pourrait se replier sur l'expérience intérieure de l'adhésion, qui seule serait capable de transformer une pensée en une croyance. Je me demande bien l'effet que cela fait, que de croire! Evidemment, il faut comprendre les choses différemment. La pensée est un phénomène psychologique, les croyances sont des instruments d'interprétation, les deux ne relèvent pas du même ordre, même si, bien entendu, les croyances cherchent aussi à interpréter les pensées! Croire quelque chose, c'est être prêt à faire certaines choses, dire certaines choses, penser certaines choses. La pensée seule (sans croyance) n'a pas ces conséquences pratiques.
Comprendre que quelqu'un ment, ou qu'il fait de l'ironie, ne prouve absolument pas l'existence de la vie intérieure. Cela prouve juste la capacité de l'interprète de mettre la parole ironique ou le mensonge en lien avec un ensemble d'états psychiques possibles et d'actions possibles. L'ironique éprouve sans doute de la colère, de la distance, de l'amusement, de même, le menteur a sans doute l'intention de tirer parti du manque d'information de ses victimes. Mentir n'est donc pas penser le contraire de ce qu'on dit, car on peut penser ce que l'on veut en mentant, c'est croire le contraire de ce qu'on dit, où la croyance est une proposition permettant l'interprétation d'un agent dont le but est de tromper.
Mais, pourrait-on me rétorquer, si les croyances et les désirs sont des propositions visant à interpréter les autres, il faut bien que l'interprète, lui, pense! Il ne s'agit pas de nier que l'interprète et le locuteur pensent, ni de nier l'existence de la vie intérieure, mais seulement de nier que ce que l'on appelle couramment la pensée se trouve dans la vie intérieure. L'interprète a des croyances comme ceux qu'il interprète, et le contenu de ses croyances est identifiable de la même manière que celle qu'il utilise pour comprendre les autres. La vie intérieure de l'interprète n'est pas tissée de croyances, de désirs, d'intentions qui s'extérioriseraient dans le langage. La vie intérieure est tissée d'états qui n'ont ni sens ni signification. Et elle n'en reçoit qu'en fonction d'une activité d'interprétation.
En résumé, il ne faut pas chercher à prouver l'existence de la vie intérieure. Elle existe, c'est certain, mais elle n'a besoin de rien pour être prouvée. Et surtout, il ne faut surtout pas chercher à la rapprocher des phénomènes intentionnels qui n'ont qu'un rapport extrêmement mince avec la pensée, ce qui ne peut conduire qu'à des confusions. Quand on dit le contraire de ce qu'on pense, on ne met pas en opposition une vie intérieure et des comportements, on met en conflit l'imputation normale des croyances avec l'imputation d'un vouloir dire. Soit le locuteur dit bien ce qu'il veut dire, et il a des croyances anormales, soit ses croyances sont normales, et il ne dit pas ce qu'il veut dire. Ce type d'opérations interprétatives n'a aucune rapport avec la vie intérieure.