mercredi 29 décembre 2010

L'argument de l'activité privée

On distingue traditionnellement le langage privé et le langage public selon que le sens des mots a été donné et est maintenu par une communauté linguistique, ou bien par un seul individu, pour lui-même. Cette distinction a commencé à être thématisée avec Russell, lorsqu'il affirmait que certains noms propres ont une signification qui peut varier selon les locuteurs. Selon son exemple, nous, personnes actuelles, avons une compréhension du sens de "Bismarck" différente de la compréhension que Bismarck lui-même pouvait avoir de son propre nom. Autant lui pouvait se référer à lui-même de manière directe, autant nous ne le pouvons que par une description définie donnant une caractérisation historique qui lui corresponde. L'usage de ce nom est donc privé : chaque locuteur lui attribue un sens différent, même si les différents sens aboutissent tous à la même personne, ce qui permet l'accord dans la communication. Néanmoins, l'idée du langage privé était présente bien avant, c'est particulièrement évident chez Hobbes, Locke, Hume, qui passaient leur temps à rappeler que beaucoup de nos querelles viennent du fait que nous n'avons pas associé les mêmes idées aux mêmes mots. Autrement dit, chacun a pu attacher un sens qui lui est propre à chacun des mots, et utiliser ce mot avec le sens que lui seul a donné.

Mais un célèbre argument de Wittgenstein prétend montrer que la possibilité de se servir d'un terme de manière parfaitement privée, sans aucun contrôle par la communauté linguistique, est impossible. Cet argument est celui du journal des sensations, des Recherches philosophiques : Si je suis le seul à savoir quelle sensation désigne le terme S, alors ce terme S n'a aucune règle d'usage, car n'importe quelle utilisation du mot pourrait toujours être tenue pour en accord avec la règle d'usage. S'il suffisait de croire que l'on suit une règle pour la suivre, alors la règle serait sans force contraingnante, sans contenu. Pour qu'il y ait une règle, il faut qu'une instance contraignante puisse nous rappeler que nous avons mal appliqué cette règle, il faut que cette instance puisse nous dire que nous n'avons pas nommé cette sensation S, mais autre chose qui ne l'est pas.
Wittgenstein prend, dans cet exemple, une sensation, car c'est l'exemple le plus délicat, celui justement dans lequel nous pensons désigner quelque chose de purement privé. Pourtant, même dans ce cas, il faut un contrôle extérieur pour que l'usage soit correct. Même pour tous les termes psychologiques, nous avons besoin des membres de notre communauté linguistique, qui nous apprend à les utiliser. Personne n'invente et n'utilise de mot tout seul.
Je tiendrai cet argument pour valide, et son objectif accompli : il n'y a aucun terme que l'on puisse utiliser seul, sans instance extérieure contraingnante, qui puisse contrôler l'usage que nous faisons d'un terme. Autement dit, il n'y a aucune règle que l'on puisse suivre en privé. Toute règle ne peut être appliquée que si quelque chose d'extérieur contrôle son bon usage. Cela signifie que le sens des mots est justement la règle de leur usage. C'est pourquoi les concepts, qui sont justement le sens des termes généraux (et peut-être aussi des autres termes, je ne soulève pas le problème), sont des règles pour l'usage de ces mots. On ne peut utiliser un concept que collectivement, sans quoi il serait toujours vrai, donc sans contenu. Il faut que les autres puissent nous rappeler que nous nous trompons, que nous disons faux, pour que notre concept ait un sens.

Définir les concepts comme le sens des termes généraux est juste mais incomplet, trop partiel. Les définir comme des règles d'usage est déjà mieux. Et il serait encore mieux de parler de règles d'action. Le concept est lié au langage, mais il ne se limite pas au langage. Le concept est, dans le langage, une fonction de vérité : il associe chaque individu de l'univers du discours à une valeur de vérité, le vrai ou le faux. Cela signifie que pour chaque individu, le concept fixe s'il a ou n'a pas une certaine propriété, et le concept donne le vrai s'il a cette propriété, le faux s'il ne l'a pas. Donc les concepts semblent liés au vrai et au faux, et comme le rappelle Davidson, répétant ainsi l'argument de Wittgenstein, il faut être plusieurs pour que l'idée du faux puisse apparaître. Etant seul, personne ne pourrait s'apercevoir qu'il se trompe. Ce n'est qu'en observant autrui, en comprenant que autrui croit quelque chose, mais que la réalité est différente, que l'on peut aboutir à l'idée du faux. 
C'est pourquoi, selon Davidson, avoir des concepts suppose appartenir à une communauté linguistique. Il faut qu'autrui puisse refuser nos emplois des termes pour apprendre à les utiliser. Il n'y a donc de capacité conceptuelle que pour ceux qui parlent, puisque parler est nécessaire pour avoir un usage public des termes. En parlant, l'autre assentit ou rejette ce qu'on lui dit, et dans cette activité d'assentiment et de dissentiment, chaque locuteur contrôle l'usage que font les autres des termes, et corrige son propre usage, s'il le faut. Davidson raisonne donc ainsi : les concepts sont des fonctions de vérité, donc des règles pour déterminer si une phrase est vraie ou fausse; les règles ne peuvent être utilisées que collectivement; donc seul les êtres qui parlent peuvent avoir des concepts, une créature seule ne peut pas avoir de concept.


Si j'accepte l'argument du langage privé, je rejette l'idée selon laquelle le concept serait seulement une fonction des individus dans les valeurs de vérité. Un concept est une règle, et existe dès qu'il y a une pratique, une action réglée, et pas seulement dans l'activité langagière. Pour le dire de manière brutale : le jeu du vrai et du faux dans le langage n'est qu'une activité parmi d'autres, un cas particuler du jeu de la réussite et de l'échec. Le concept n'est pas une fonction de vérité, mais une fonction de réussite. Le concept détermine, pour chaque action, si cette action a réussi ou a échoué. La vérité n'est qu'un cas particulier de la réussite. 
Quand un patineur sur glace accomplit un triple saut, il utilise un concept autant que le commentateur sportif qui parle de ce triple saut. Le concept existe dès lors qu'une activité peut réussir ou échouer. Si le patineur fait quelque chose et réussit, alors c'est que son action était conforme au concept. S'il échoue, son action n'était pas conforme. Partout où il peut y avoir de la réussite et de l'échec, c'est qu'une règle existait, donc un concept de ce qu'il fallait faire. Car une action pure, sans règle, sans concept, serait un pur fait, ni réussi, ni manqué, mais simplement présent, existant. Pour qu'une action puisse être réussie ou manquée, il faut encore que préexiste un modèle, ou une règle, de ce qu'il fallait faire, que l'on puisse comparer à ce qui a été fait. Le patineur sait ce qu'est un triple saut (il peut d'ailleurs le savoir sans pouvoir le décrire avec des mots), il peut donc comprendre si son action a réussi (c'est un triple saut), ou a échoué (c'est autre chose qu'un triple saut). 
Ainsi, nous avons deux couples de notions proches : vérité et fausseté, et réussite et échec. Mais la différence entre les deux concerne non pas le domaine, mais le niveau de généralité. Le langage est aussi une activité, la vérité est aussi une sorte de réussite. Et les concepts ne commencent pas avec l'activité langagière, ils commencent avec l'activité tout court. Partout où il y a activité, il doit y avoir réussite et échec, donc norme de l'action, donc concept. 

On peut ainsi reprendre l'argument du langage privé, et l'adapter à la nouvelle définition des concepts. Il n'y a concept que s'il y a instance extérieure de contrôle. Mais nul besoin que cette instance extérieure soit une personne humaine. La réalité est largement suffisante, car la réalité résiste à notre activité. Il ne suffit pas de croire faire un triple saut pour le faire, il faut encore que notre force physique, que les patins, que l'état de la glace, etc. le permettent. La réalité peut donc nous contraindre, nous pousser à échouer. Cet échec est justement ce qui est nécessaire pour qu'un concept puisse apparaître. Le patineur voulait faire un geste, il l'essaie, mais le manque et retombe à plat ventre sur la glace : voilà l'écart entre le modèle et l'acte réel, écart nécessaire pour avoir un concept, une règle d'action. Dans sa souffrance, dans la dureté de l'échec, le patineur fait la différence entre ce qui est (le geste maladroit) et ce qui doit être (un beau triple saut), la différence entre ce qu'il a fait, et ce qu'il aurait dû faire.
Ainsi, autant dans le langage, les autres nous rappellent à l'ordre, en nous disant que ce que nous disons n'est pas ce que nous aurions du dire, autant pour toutes les activités, la réalité suffit à rappeler que ce que nous avons fait n'est pas ce que nous aurions dû faire. 

Y a-t-il donc des activités privées? Oui si on considère qu'une activité peut se faire indépendamment de tous les autres hommes; mais non si on considère qu'une activité peut se faire indépendamment d'une réalité capable de nous faire sentir nos échecs, nos erreurs.  Une activité est toujours réglée, mais la règle peut être rappelée par la nature, plutôt que par d'autres personnes humaines.

jeudi 16 décembre 2010

Peut-on apprécier une oeuvre d'art?

Dans l'art dit savant, et dans une grande partie de l'art populaire, il nous semble très important de connaître le nom de l'auteur d'une œuvre. Il n'y a guère que dans les arts anciens, ou dans les arts folkloriques, que la question de l'auteur n'est plus pertinente. On pourrait, au fond, dire que les œuvres ne sont pas alors produites par un individu déterminé, mais par une époque entière. Celui qui observe un beau tombeau égyptien, ou un chant celte, n'en connaît pas l'auteur, mais ne ressent pas pour autant un manque. Il lui suffit de savoir que le tombeau qu'il observe est égyptien, daté approximativement, ou que le chant est bien celte, et pas d'une autre culture. Mais pourquoi, en dehors de ces quelques cas, l'auteur paraît-il si important? Pourquoi nous semble-t-il nécessaire de savoir qui a réalisé l'œuvre? Et ce besoin se ressent dans tous les arts : en peinture,  en musique, en architecture, etc. on ressent le besoin d'identifier l'auteur de ce que nous observons ou écoutons. C'est particulièrement notable en peinture : bon nombre d'artistes ne donnent aucun nom à leur tableau. Par contre, ils continuent à les signer, et tant mieux pour les spectateurs, qui seraient véritablement troublés s'ils n'avaient plus aucun indice de l'auteur de l'œuvre qu'ils observent. On constate aussi que la plupart des ouvrages et expositions d'art prennent l'auteur comme principe d'unité des oeuvres. Un livre d'art est bien souvent une monographie d'auteur. Pourquoi?

Ce besoin de savoir qui a réalisé l'œuvre, quitte à se contenter d'une réponse vague (tombeau égyptien, musique celte), et pas d'un individu particulier, s'explique par le fait, me semble-t-il, qu'il y a un véritable obstacle à l'appréciation d'une œuvre d'art, et cet obstacle est justement le fait qu'il n'y a parfois qu'une œuvre d'art. Lorsqu'une œuvre est seule, isolée, unique, et non rattachable à d'autres œuvres par le fait qu'elles aient un auteur commun, l'oeuvre devient un véritable mystère.
Ce mystère est dû, pour reprendre les termes de Goodman dans Langages de l'art, à la densité syntaxique et sémantique d'une œuvre. Par densité syntaxique, il faut entendre qu'il y a continuité, et non séparation tranchée, entre un symbole et un autre, c'est-à-dire qu'une marque quelconque sur une toile, un son quelconque dans une musique, ne correspond pas à un signe distinct de tous les autres, mais ressemble plus ou moins à de multiples signes. Chaque élément de l'œuvre pourrait être la marque de tel signe, mais aussi de tel autre signe. Et par densité sémantique, il faut encore entendre la continuité non plus entre marques et signes, mais entre les signes et ce qu'ils signifient. Un signe, sur une œuvre, est potentiellement le signes de multiples choses différentes, là encore parce qu'il n'y a pas discontinuité entre les choses signifiées, mais continuité.
En termes moins techniques, on pourrait dire que, dans l'œuvre, tout fait sens. Le moindre élément, la plus petite nuance, a son importance dans l'œuvre entière. Rien n'est indifférent. C'est le sens de la densité sémantique et syntaxique. Elle signifie que n'importe quelle marque constitue un signe, et que les signes peuvent signifier une infinité de choses différentes. Ceci différencie l'art de l'écriture alphabétique, par exemple. Lorsque nous écrivons un message dans nos langues vernaculaires, toutes les petites erreurs d'écriture, la manière d'écrire personnelle, ne constituent pas des signes, ils sont indifférents (indifférents relativement au contenu du message, bien qu'ils soient peut-être des signes de la personnalité de leur auteur).
Autrement dit, face à une œuvre d'art, si tout fait sens, alors nous ne savons pas où et comment regarder. D'où la question : peut-on apprécier une oeuvre d'art? La réponse me paraît clairement non. Celui qui ne sait pas comment s'y prendre, qui ne connaît pas le genre d'art, l'auteur de l'oeuvre, le contexte de sa création, ne peut littéralement rien voir, car tout pourrait être vu, tout pourrait être signe. On ne peut commencer à apprécier des oeuvres que lorsque l'on peut comparer des oeuvres, c'est-à-dire identifier des éléments de rapprochement et des éléments de différence. Ce faisant, tous les éléments de l'oeuvre ne sont plus mis sur le même plan. Certains vont devenir des éléments structurels, appartenant au genre artistique lui-même, et qui ne demandent pas d'attention particulière (le peinture se réalise toujours avec de la couleur posée sur une toile. Evidemment, on peut faire sauter ces éléments structurels), alors que d'autres demandent une attention plus soutenue, parce qu'ils singularisent une oeuvre.
Or, ce jeu entre éléments connus, et reliés à d'autres œuvres, et entre éléments inconnus, uniques à une œuvre, constituent justement le moment du plaisir esthétique. Et ce jeu est d'autant plus agréable que nous disposons d'éléments de comparaison. L'auteur est, à ce titre, un des moyens les plus puissants. En sachant que telle œuvre doit être attribuée à tel auteur, on peut établir des ressemblances entre les différentes œuvres de l'auteur, et ainsi identifier un style, une continuité artistique. Et en même temps, on peut ressentir avec plus de singularité la spécificité de l'œuvre. En ne connaissant pas l'auteur, on ne voit pas la spécificité de l'œuvre, on ne sait pas quoi regarder. En connaissant l'auteur, on sait identifier le style et en même temps ce qui fait l'unicité de l'œuvre.

En termes philosophiques, on peut donc dire que l'auteur est le principe d'unité d'une multiplicité. Alors qu'une oeuvre est, prise en elle-même, une diversité pure, l'oeuvre rapportée à son auteur devient une unité, dans laquelle vit encore une diversité. L'unité autant que la diversité ont leur importance, et produisent le plaisir esthétique. L'unité demande à être recherchée : dès que l'on connaît deux oeuvres d'un même artiste, on cherche immédiatement quels sont les éléments communs, comment on peut rattacher l'une à l'autre. Quant à la diversité, elle est là pour compliquer la recherche de l'unité, et donc pour produire le plaisir et le désir de rester devant l'objet plus longtemps.
Si un artiste faisait deux fois la même oeuvre, l'unité serait immédiatement perçue, et l'intérêt immédiatement étient. Si un artiste faisait deux oeuvres absolument différentes, la recherche de l'unité serait impossible, et l'oeuvre paraîtrait purement arbitraire (l'arbitraire, ou l'imprévisiblité, sont l'exact opposé de la répétition à l'identique, et ces deux extrêmes correspondent aux deux échecs de l'oeuvre à susciter le plaisir. Toute oeuvre réussie navigue entre ces deux pôles). Il faut que des choses, dans une nouvelle oeuvre, soient reconnues, parce que ces éléments reconnus permettent sa lecture, sa compréhension. Mais il faut aussi qu'il y ait une part de différence avec les oeuvres précédentes pour ne pas provoquer l'ennui et l'indifférence.

Ainsi, prendre plaisir à une oeuvre, c'est chercher à retrouver l'unité dans une multiplicité, c'est-à-dire chercher à comprendre pourquoi cette oeuvre appartient à tel auteur et pas à tel autre. Je dis bien pourquoi une oeuvre appartient à tel auteur. La recherche ne s'arrête pas quand l'on sait à qui elle appartient. Elle s'arrête quand on sait pourquoi. Ceci implique d'une part que cette recherche n'est jamais finie, à cause de la densité syntaxique et sémantique de l'oeuvre. Et ceci implique d'autre part que cette recherche n'est pas possible si l'on n'a qu'une oeuvre de cet artiste. Car alors, il n'y a pas de moyen de retrouver l'unité d'une pluralité.
Néanmoins, l'auteur n'est pas le seul principe d'unité. Les courants artistiques, les époques, les cultures, peuvent aussi constituer un principe d'unité, et donc aussi un moyen de rechercher cette unité. Une fois que l'on a découvert de multiples sarcophages égyptiens, on peut se demander le point commun de tous ces sarcophages. De même, l'impressionisme, la musique sérielle ou l'art nouveau peuvent aussi constituer des principes d'unité. Connaissant l'impressionisme, je peux apprécier un Monet et un Pissaro sans avoir plusieurs oeuvres de ces peintres (par exemple, Pissaro produit souvent un effet de vibration par de petits coups de pinceau parallèles, effet qui n'est pas présent chez Monet). Mais celui qui ne connaît pas l'impressionisme, et qui n'a qu'un Monet sous les yeux ne peut pas voir quoi que ce soit. 

mercredi 15 décembre 2010

Pourquoi y a-t-il des lois contre le monopole économique?

Le libéralisme serait la doctrine visant à faire de la liberté le but de la politique, et de mettre pour limite au politique la liberté individuelle. Ce serait en quelque sorte inscrit dans son nom lui-même. "Libéralisme" viendrait de liberté, le libéralisme serait la doctrine selon laquelle la liberté serait la chose la plus importante. Plus exactement, il faudrait dire que le libéralisme serait la doctrine qui laisse, et qui affirme que le politique doit laisser, aux individus la liberté de fixer ce qui, pour eux, est la chose la plus importante.
Ceci n'est pas faux, mais ce n'est pas non plus exact. Car en disant cela, on semble affirmer par différence que le libéralisme n'est pas une doctrine qui met l'égalité au premier plan, que l'égalité serait seulement seconde par rapport à la liberté. Or, au contraire, l'égalité est une valeur absolument centrale, et elle l'est peut-être plus que jamais dans la doctrine dite néo-libérale. Pour obtenir la liberté, le libéralisme est obligé de défendre l'égalité. le libéralisme est la doctrine de l'égalité autant que celle de la liberté. Pour le montrer, on peut examiner un point précis, celui des lois anti-monopole, les lois qui interdisent aux grandes entreprises de parvenir à une situation de domination sur un certain marché.

En effet, le simple fait de décrire la loi anti-monopole montre déjà bien quel est son but : non pas exactement laisser libres les agents économiques, en interdisant les monopoles qui seraient des entraves à la liberté. C'est certes vrai, mais ce n'est qu'une conséquence de l'inégalité entre l'entreprise en situation de monopole, et les autres. Lorsqu'une entreprise est trop grande, toutes les petites entreprises disparaissent, et aucune entreprise ne peut plus naître. L'inégalité tue la liberté d'entreprendre. Ce que les lois anti-monopoles interdisent n'est donc pas exactement le fait de dominer, de priver de liberté. Elles interdisent les inégalités, parce que les inégalités qui deviendraient trop fortes finissent par porter atteinte à l'ensemble du système. Certes, ces inégalités ont aussi pour conséquence une privation de liberté. Quand une entreprise a le monopole sur un marché, plus personne n'est libre d'investir sur ce marché. Mais ce n'est pas l'absence de liberté qui est condamnée, c'est l'absence d'égalité. On peut laisser libres des entreprises à peu près égales, mais il faut punir et contraindre des entreprises inégales, afin de préserver la liberté de toutes. Le libéralisme contraint, lorsque l'égalité, qui est la condition du système, est menacée. On peut priver de liberté celui qui est si inégal qu'il menace l'ensemble du système.Ainsi, un marché, et les lois "libérales" qui l'encadrent, est un système qui repose sur l'égalité des agents économiques, et qui ne se maintient que si ces agents sont suffisamment égaux. 

On peut d'ailleurs pointer une certaine difficulté dans les convictions politiques de certains de nos concitoyens. Ceux qui prétendent défendre l'égalité plutôt que la liberté sont aussi ceux qui prétendent vouloir limiter la compétition, éviter ce libéralisme qui ne parlerait que de compétition libre, non faussée, généralisée. Pour dire les choses grossièrement : la droite défendrait la liberté, la gauche l'égalité, la droite accepterait donc le libéralisme, alors que la gauche le rejetterait.
Or, il doit maintenant paraître clair que la compétition n'est possible que s'il y a égalité, et que l'égalité favorise considérablement la compétition. Un marché est un lieu de compétition, et il n'y a marché que si les agents sont relativement égaux. Une petite entreprise n'est pas en compétition avec une multinationale, elle est en compétition avec les autres petites entreprises sur son créneau, dans son lieu géographique. Dit autrement, pour prendre une image sportive, le gardien de but remplaçant dans une équipe de football est en compétition avec le gardien de but titulaire, mais pas avec l'avant centre. Et le gardien de but du petit club de village n'est pas non plus en compétition avec le gardien de but de l'équipe nationale. Là où il y inégalité, la compétition est impossible, là où il y a égalité, alors la compétition est quasi inévitable.
C'est pourquoi la défense de l'égalité est loin d'être facile à concilier avec le refus du libéralisme, surtout sous sa forme néo. Si chacun, pris individuellement, doit être l'entrepreneur de sa force de travail, si l'Etat aussi doit être gouverné comme une entreprise, bref, si tout le monde et toutes choses sont égaux, alors la concurrence, la compétition, est généralisée, et non pas supprimée. A l'inverse, la manière la plus simple de diminuer les conflits et tensions serait de créer de l'inégalité. Je pense notamment à l'aristocratie : quand il y a des hommes qui naissent nobles, d'autres qui naissent gueux, il n'est pas possible que les uns et les autres entrent en concurrence, puisque jamais le noble ne pourra perdre sa noblesse au bénéfice du gueux. Ici, la différence héréditaire, l'inégalité, annule toute possibilité de concurrence.
Bref, si la gauche et la droite étaient cohérentes, la gauche égalitaire devrait défendre le libéralisme, et la droite inégalitaire devrait défendre un modèle véritablement hiérarchique. La véritable opposition (ce qu'ont bien vu Tocqueville, ainsi que Louis Dumont) passe entre égalité et hiérarchie, pas entre égalité et liberté. Liberté et égalité marchent ensemble.

Ainsi, le libéralisme et le néo-libéralisme sont peut-être moins des doctrines de la liberté, que des doctrines de l'égalité et de la compétition. Leur but est bien plutôt d'étendre la compétition à toutes les sphères de la société, et de maintenir cette compétition en vie, contre ce grand danger de la victoire définitive, c'est-à-dire du monopole. Le marché est un jeu dans lequel il ne doit pas y avoir de gagnant, donc d'inégalité, mais des joueurs en compétition permanente, donc égaux. L'aristocratie, la noblesse, étaient des formes historiques de ce combat définitivement gagné par un des camps. Le monopole est tout à fait semblable : c'est une victoire définitive. Pour que le libéralisme (et l'égalité qui va avec) vive, il faut que les hiérarchies n'existent pas, ou bien qu'elles soient si peu marquées et si précaires qu'elles puissent sans cesse se renverser.

lundi 13 décembre 2010

Le public et le privé

On serait tenté d'opposer le public et le privé comme étant le lieu du politique, de la vie en commun, et celui de l'absence du politique, du lieu dans lequel chaque individu mène la vie qu'il  souhaite, protégé de l'intrusion du politique. On serait alors dans la droite ligne d'un Benjamin Constant, distinguant liberté des Anciens et liberté des Modernes. Autant la liberté des Anciens consistait à pouvoir intervenir et avoir du poids sur la vie publique, autant la liberté des Modernes serait le droit à un repli sur une existence individuelle, qui ne soit pas menacée par l'intrusion, toujours vécue comme tyrannique, du pouvoir politique.
Bref, le public serait le lieu du pouvoir, et le privé serait le lieu où le pouvoir cesse de s'aventurer, le lieu qu'il laisse aux individus. Cela n'empêche pas que ce soit le politique lui-même qui fixe les limites entre privé et public. L'important serait que, une fois les limites fixées par le politique lui-même, ces limites ne soient pas franchies.

Or, de ce point de vue, ce qui arrive depuis bien longtemps, à savoir l'introduction permanente du pouvoir dans le plus intime de nos choix les plus privés, devrait apparaître comme un scandale, comme une violation de l'espace privé. Que l'on pense à la règlementation sur la sexualité (relations autorisées ou interdites, droit à l'avortement, etc.), sur le port de la ceinture, sur les clôtures entourant les piscines de jardin, un nombre incroyable de lois s'immiscent dans les maisons, les conduites privées, afin de les réglementer. On peut assez souvent prétendre justifier ces interventions par le fait que les conduites individuelles ont des conséquences sociales : ne pas porter sa ceinture n'a de conséquences que sur son porteur, mais on peut toujours dire que cela crée des frais supplémentaires pour les secouristes, hopitaux, etc. Mais d'une part, on ne peut pas toujours justifier ainsi ces interventions. Et d'autre part, on pourrait toujours trouver un moyen de faire compenser par les individus eux-mêmes, le coût de leur conduite. 
Par conséquent, si l'Etat intervient dans la vie privée des individus, ce n'est pas seulement parce que cela a des conséquences publiques, mais c'est aussi parce que la vie privée des individus le concerne. L'Etat n'a jamais abandonné son pouvoir d'imposer des normes jusque dans les maisons. L'hygiène ou les droits de la femme, tout est bon pour imposer la vaccination ou interdire la polygamie. Pourtant, il n'y a rien là de public : le non-vacciné s'expose lui seul à des risques de maladies, et la polygamie est compatible avec le consentement de toutes les parties (au moins en principe, dans les faits, il est possible que ce soit plus délicat). 

Mais alors, faut-il dire que ces notions de privé et de public sont caduques, si l'Etat s'est toujours permis d'intervenir dans les vies privées? Ou bien faut-il dire que la vie privée est une notion normative, qui montre ce que l'Etat devrait laisser aux individus, sans intervenir?
Ni l'un, ni l'autre. Plutôt que de partir du privé, et de le penser comme l'espace privé de politique, où il n'y a pas de politique, mieux vaut partir du public. En art, le public est l'ensemble des individus qui assiste à une représentation. En politique, le public doit être compris ainsi, il est l'espace dans lequel tout est visible, dans lequel on ne peut rien cacher. Le privé peut se cacher, le privé est ce pour quoi on ne dipose pas de droit de regard. Le public, au contraire, est ce que l'on a le devoir de montrer, ou réciproquement, ce qu'autrui a le droit de nous demander de montrer.
Autrement dit, le privé n'est pas du tout une protection contre l'intervention de l'Etat, c'est un espace de protection contre le regard de la société. Ce que je fais chez moi, personne n'a le droit de le regarder. Ce que je fais dans l'espace public, tout le monde est autorisé de le regarder, le surveiller. L'Etat intervient dans le public comme dans le privé. Mais nos concitoyens, eux, n'assistent qu'à ce qui a lieu dans le public, et ne peuvent pas prétendre assister à notre vie privée. Bien sûr, chacun est libre de donner au public une partie de ce qui était encore sa vie privée. Mais justement en la montrant à tous, elle cesse d'être privée pour devenir publique.

Ainsi, la distinction du public et du privé n'est pas la distinction entre l'intervention ou la non-intervention du pouvoir d'Etat, mais la distinction entre le visible de tous, et le caché de tous. Le privé n'est pas la limite d'un pouvoir, mais du regard. Et cette limite ne concerne pas l'Etat, qui la franchit allègrement, mais la société. L'espace privé protège du regard de la société, mais pas de l'intervention de l'Etat. 

samedi 11 décembre 2010

La prophétie auto-réalisatrice, et la technocratie

Tout d'abord, il convient de mettre les choses au clair, tant l'abus du terme de performatif vient parfois obscurcir la discussion. Le performatif est un discours qui réalise un certain état de choses, simplement par le fait de déclarer qu'il existe, lorsqu'une autorité a justement l'autorité de le faire advenir. Le maire a une certaine autorité, celle de déclarer les personnes mariées, et il suffit donc que le maire le dise pour que les personnes le soient. Le maire créé quelque chose par ses mots, parce qu'il est dépositaire d'une certaine fonction, d'une autorité.
Je ne souhaite pas ici parler du performatif, mais plutôt de la prophétie auto-réalisatrice, ce qui n'a rien à voir. La prophétie est un discours à l'indicatif, elle décrit un état de choses futur. Elle n'est pas un performatif, qui lui, ne décrit pas, mais crée un état de chose présent. La prophétie parle seulement de ce qui va arriver, elle ne crée rien du tout.
Le fait que la prophétie puisse être auto-réalisatrice signifie seulement que les informations qu'elle transmet ont un effet sur ceux qui ont entendu cette information. Cela n'a rien d'extraordinaire. Quand on dit à un automobiliste qu'une rue est en sens interdit, alors il prendra évidemment une autre rue, s'il doit se rendre au bout de cette rue en sens interdit. Autrement dit, il est normal que des énoncés à l'indicatif, descriptifs, aient un effet sur les pratiques des individus. On ne dira pas pour autant que tout énoncé descriptif ayant un effet sur les pratiques est un performatif! Donc la prophétie auto-réalisatrice ne se distingue pas fondamentalement d'un énoncé descriptif au futur, qui oblige les hommes à changer leurs pratiques. La seule différence de la prophétie auto-réalisatrice est qu'elle donne une information telle que le fait de tenir compte de cette information a pour conséquence d'aider cette prophétie à se réaliser. L'information donnée se trouve confirmée par les pratiques qu'elle implique, chez ceux qui l'écoutent. On annonce la future faillite d'une banque, les hommes changent leurs pratiques pour tenir compte de cette information, donc ils vont retirer leur argent de la banque, et cela a pour conséquence de faire s'effondrer cette banque, réalisant la prophétie. 

On peut maintenant entrer dans le vif du sujet. On sait que, dans les sciences humaines, le fait de prédire quelque chose a toujours un effet sur les pratiques, et bien souvent dans le sens de la prophétie auto-réalisatrice. On annonce une récession, et la récession arrive parce que tous les investisseurs vont retirer leur argent. On constate une inégalité entre diverses catégories de personnes, ou entre divers territoires, et les inégalités vont encore se creuser, les individus ayant désormais une information supplémentaire pour faire des choix, c'est-à-dire accentuer les inégalités. Dîtes que tel lycée est huppé, et vous verrez tous les riches y mettre leur enfant, rendant de fait le lycée huppé, qu'il l'ait été à l'origine ou pas. 
Bien sûr, il ne suffit pas toujours de la prononcer pour que la prophétie se réalise, il faut encore que les acteurs y croient. Et on peut dire, sans prendre énormément de risque, qu'une excellente politique à laquelle personne ne croirait échouerait complètement. Si on ajustait les taux d'impots, de prélèvement, etc. de sorte que le chômage baisse, mais que personne ne croie que cela va marcher, alors personne n'embaucherait, et la politique en question serait un échec. Autrement dit, il ne suffit pas de faire de bonnes politiques, il faut aussi que les individus y adhèrent. Car les hommes ne sont pas exactement comme les précipités chimiques : il ne suffit pas de réunir les conditions pour que les conséquences aient lieu. Il faut encore que les hommes fassent les choses pour lesquelles on a préparé les conditions.

Cela doit venir nuancer fortement la place que peuvent tenir les experts dans un régime politique. L'expert est celui qui connaît les liens de causalité entre phénomènes (ici, on n'évoquera que les experts en politique et en économie, pas les experts en sciences physiques). L'expert est celui qui peut dire : pour faire baisser le chômage, il faut agir sur ceci et ceci, pour réduire les inégalités, il faut agir sur ceci et ceci, etc. Il ne s'agit pas de dire que les experts ne possèdent aucun savoir. Il s'agit plutôt de dire que ces experts sont confrontés à la propre force des agents qu'ils décrivent. On peut faire une très bonne analyse, et la voir réfutée tout simplement parce que les agents en ont décidé autrement, et n'ont pas suivi un mode de pensée rationnel (ou du moins, simplement prévisible, plutôt que rationnel).   
Autrement dit, la technocratie, le régime politique dans lequel les experts prennent les décisions, est rendue quasiment impossible par l'imprévisibilité de l'objet de la politique, à savoir le peuple. Puisqu'il est toujours possible que celui-ci réagisse de manière imprévisible, alors l'expert n'a pas, en droit, toujours raison. L'expert parfait, s'il en existait, celui qui disposerait de toutes les théories économiques et politiques vraies, serait encore un conseiller imparfait, parce que toutes ses prévisions seraient encore susceptibles d'être démenties par les comportements imprévisibles du peuple.

Ceci nous donne-t-il des arguments pour soutenir le contraire de la technocratie, à savoir la démocratie? Il semble bien que oui. Car si on considère la démocratie comme le régime dans lequel le plus de personnes possible prend part au pouvoir, alors le risque d'un échec d'une politique lors de sa mise en oeuvre est considérablement atténué. Si tout le monde a accepté une mesure, alors cette mesure a très peu de chance de ne pas aboutir, justement parce que tout le monde fera des efforts pour la réaliser. Le risque d'un comportement imprévisible est annulé par le fait que tout le monde a clairement donné ses intentions, lors de la procédure de vote de la loi. Chacun sait ce qu'il doit faire, et le fait justement parce qu'il a donné son accord. Par conséquent, même si la mesure était, d'un point de vue de la science économique ou politique, assez mauvaise, le fait de chacun fasse l'effort d'atteindre le but qu'elle s'est donnée aurait pour résultat que ce but serait atteint. Si chacun croit que les hausses d'impôts vont augmenter la compétitivité des entreprises, et se met donc à travailler avec plaisir, alors cette compétitivité va augmenter, alors même que cette mesure s'y oppose manifestement. Là encore, je ne prétend pas que tout soit possible (mon exemple, ici, est peut-être un peu extrême). Mais ceci montre bien que le fait que les personnes adhèrent à un mauvais programme peut très bien le rendre bon, justement parce que les personnes y adhèrent.

Il faut donc, en même temps, rendre hommage à une capacité de la technocratie, capacité qu'elle ne peut avoir, paradoxalement, que si les agents ne la connaissent pas : elle est capable de produire de la conviction, chez tous ceux qui croient qu'ils sont vraiment gouvernés par des experts. C'est pourquoi la technocratie a aussi un grand pouvoir pour émettre des prophéties auto-réalisatrices. Si chacun est persuadé que les réformes sont bonnes, parce qu'elles ont été prises par des experts, alors il y a plus de chance que ces réformes soient un succès. 
Evidemment, la technocratie ne pourrait pas avoir un tel pouvoir, si les agents savaient que son seul pouvoir est un pouvoir de conviction. La technocratie n'existe que si les hommes croient vivre en technocratie. S'ils ne croient pas qu'ils soient gouvernés par des experts, alors le pouvoir des experts s'envole, et toutes les prédictions scientifiques peuvent toujours être balayées par les comportements passionnels et imprévisibles de leur objet d'étude, le peuple.
Bref, la technocratie n'est pas la science mise au service de la politique, c'est une structure idéologique, et qui marche, certes, si personne ne sait qu'elle n'est que cela.

mercredi 8 décembre 2010

Jusqu'à quel point être anthropomorphiste?

On semble bien progresser dans notre conception de la nature lorsque l'on abandonne l'anthropormorphisme débridé, qui considère que la pluie existe pour faire pousser les arbres, ou que les pommiers poussent pour nourrir les hommes. L'anthropomorphisme est l'erreur fondamentale dont il semble qu'il faille se libérer pour commencer à faire véritablement de la science. Lorsque l'on décrit les processus qui mènent à la pluie : évaporation de l'eau, condensation dans les nuages, etc. on ne fait intervenir aucune pensée humaine ou divine, pensée qui introduirait des considérations liées à la finalité. La pluie ne tombe pas pour faire pousser les arbres. La pluie tombe parce que tel phénomène produit une évaporation, et tel autre produit les précipitations. Aucune intention ne préside à ces phénomènes, mais un simple processus physique, mécanique, sans intention, donc sans anthropomorphisme. 
Tout le programme de la science moderne, programme qui se poursuit jusque dans son étude de l'humain, est encore celui de chasser les raisonnements anthropomorphiques. Quand on étudie le cerveau d'un consommateur en train de faire des choix entre produits, on ne doit pas expliquer son choix en donnant telle ou telle de ses préférences, on doit l'expliquer en montrant comment telle activité cérébrale a enclenché le processus d'achat. Donc, l'ambition scientifique moderne est de pousser le refus de l'anthropomorphisme jusque dans l'étude de l'homme lui-même. L'homme est aussi une mécanique qui devrait pouvoir être étudiée selon une perspective strictement physique, et sans jamais faire intervenir de considérations de finalité. La sensation de plaisir à la vue d'un bon produit n'est pas causée par le fait que le sujet reconnaît que ce produit est bon ou peu cher, il est produit par le fait qu'une certaine substance chimique produit le sentiment de plaisir. 

J'ai déjà souligné qu'il y aurait une confusion assez grave à dire que telle hormone produirait telle pensée. Il y aurait une erreur catégoriale, et une erreur dangereuse, qui vise à cacher son ignorance... Par contre, la science neurologique atteindrait sa perfection si elle parvenait à décrire la totalité des évènements cérébraux sans jamais faire intervenir le moindre élément de finalité, donc d'anthropomorphisme. Si le discours sur les fins, et tout ce qui appartient aux pensées, pouvait être traité comme  un simple épiphénomène, alors la neurologie aurait accompli sa mission. Autrement dit, s'il était possible de naturaliser entièrement l'homme, jusque dans ce qui paraît le plus culturel, alors la neurologie aurait atteint son but. 

Mais ce que la science ne montre pas, et ne cherche pas à montrer, c'est jusqu'où s'étend cet épiphénomène. Autrement dit, nous avons un projet passionant de naturalisation de toute la réalité (la science moderne), mais nous sommes dépourvus d'un projet inverse de "culturalisation" de toute la réalité. Pourquoi limiter la culture à l'homme, et pas l'étendre aux animaux, aux plantes, et aux nuages? Et même si on rejette l'idée d'un projet visant à étendre l'anthropomorphisme le plus loin possible, on a encore le devoir, pour qui cherche à comprendre la réalité, de trouver un critère nous permettant de définir ce qui agit selon des intentions, une pensée, de la finalité, et ce qui n'agit que "mécaniquement". La science s'est donnée une hypothèse méthodologique : tout est naturalisable. Mais personne n'a formulé clairement l'hypothèse méthodologique inverse : tout est "culturalisable". 
Et nos réponses au sujet des limites du cuturalisable sont bien arbitraires : seul ce qui a un cerveau peut penser, seul ce qui parle peut penser, etc. 

Qu'ont en commun ces réponses? Elles affirment que l'anthropomorphisme s'arrête avec la pensée. Seul ce qui pense agit selon des intentions, une finalité. Or, il faut peut-être oser renverser l'hypothèse, et considérer non pas que ce qui pense agit selon une finalité, mais au contraire que tout ce qui agit selon une finalité pense. Penser, c'est avoir un comportement doué de sens, un comportement qui sait s'orienter selon ses intérêts. Là où une action a un sens, alors il y a de la pensée. 
A partir de là, l'hypothèse méthodologique fondamentale de cette position "culturaliste" est la suivante : "tout fait sens". C'est, je le concède, le mot d'ordre de la pensée magique. Mais je ne tenais qu'à dire que cette pensée magique n'a jamais été réfutée, elle est seulement une hypothèse inverse de la science moderne (et inverse ne signifie pas du tout incompatible, car ces deux hypothèses sont compatibles). On dira donc que la pluie tombe pour une raison, et on cherchera cette raison dans la colère des dieux ou la méchanceté des hommes. On dira que l'arbre pense qu'il serait bon pour lui d'avoir des racines profondes, afin de profiter de la pluie. La pensée magique, au lieu de n'attribuer la pensée qu'à l'homme afin de dire que seul l'homme a un comportement doué de sens (voire de n'attribuer de pensée à personne, mais juste des activités neuronales), attribue un comportement doué de sens à toutes choses, et attribue donc aussi la pensée à toutes choses. Mais là encore, qu'est-ce qui nous permet de rejeter cette position? 
Je crois que la réponse est à trouver dans des considérations plus ou moins pratiques. Un arbre ne pense pas, parce que l'on aurait peine à dire qu'il peut commettre des erreurs. Si ces racines poussent mal, on dira plutôt qu'il est malade, ou trop faible, mais pas qu'il est trop stupide pour comprendre ce qu'il doit faire. Par contre, on dira que les hommes pensent, parce que chez eux, les anomalies et comportements imprévisibles sont plus courants, et gagnent à être traités comme des ignorances, des défauts d'information. La pensée s'attribue donc d'abord selon la fréquence des anomalies, des erreurs, et le moyen de les rectifier. Celui qui se trompe, et qui peut corriger ses erreurs grâce à des sons produits par la bouche ou des signes sur du papier (l'information) est quelqu'un qui pense. Pourtant, on pourrait aussi bien dire que l'homme est une machine avec des défauts de fabrication, qui se corrige par une procédure aussi mécanique que la montre ou l'arbre à qui on donne de l'engrais. 

En conclusion, je dirais donc que l'hypothèse qui distingue nature et culture, c'est-à-dire zone de non-sens et zone de sens, est peut-être l'hypothèse la plus difficile à défendre, parce qu'elle crée un nouveau royaume à cause d'une pratique qu'elle considère comme différente spécifiquement : l'apprentissage. Alors qu'elle pourrait très bien penser l'apprentissage sur le modèle de la réparation mécanique, ou penser la réparation mécanique sur le modèle de l'apprentissage.
Le grand projet de naturalisation de la réalité, mais aussi le projet inverse de la culturalisation de la réalité sont bien plus cohérents.

samedi 4 décembre 2010

"Ce qui est bon, c'est ce que les hommes croient bon."

Face à une affirmation comme celle-ci, n'importe quel philosophe, et plus généralement n'importe quelle personne cultivée ne peut que tiquer. Cette phrase paraît évidemment fausse. Il se peut que les hommes croient quelque chose, mais se trompent, donc il se peut que les hommes croient que quelque chose est bon, alors que cette chose ne l'est pas en réalité. 
De manière plus abstraite, on peut donc dire que les personnes qui savent un peu raisonner acquièrent assez vite l'habitude de penser la différence entre le fait et le droit, ce qui, de fait, est le cas, et ce qui, de droit, devrait être le cas. Ainsi, on dira que de fait, tous les hommes croient que quelque chose est bon, alors que, de droit, ils devraient croire que cette chose ne l'est pas, parce que cette chose, en réalité, ne l'est pas. Cette distinction est commune, aussi bien dans nos discours courants que dans le discours philosophique. Quand la délinquance se généralise, aucun homme politique n'affirme qu'elle doit se généraliser. Quand on dit que le bleu est la couleur préférée des Français, on ne dit pas que le bleu doit être la couleur préférée de tous les Français. Par contre, on dit bien que chacun doit respecter la loi, et on le dit surtout quand on ne la respecte pas...

Or, malgré le caractère apparemment évident de cette distinction, on constate assez vite que les élèves de terminale ne parviennent pas à l'appliquer en philosophie, et à voir que le discours philosophique appartient bien plutôt au droit qu'au fait. Le philosophe qui décrit la science dit ce que devrait être la science, et pas ce qu'est la science effectivement, sans quoi il deviendrait un historien, ou un sociologue. De même, en politique, il essaie de penser ce que devrait être la politique, et pas ce qu'elle est effectivement. De même en morale, il essaie de penser ce que serait une action bonne, et pas de décrire ce que les hommes tiennent pour une action bonne. Bref, la philosophie se tient à un tout autre niveau que celui de la simple description factuelle. Je ne veux pas dire que la philosophie ferait des utopies. Elle ne fait que définir des concepts. Mais ces concepts sont toujours normatifs : en définissant ce qu'est la science, on détermine ce qu'il faut être, pour être de la science. Après, que nos pratiques réelles soient effectivement de la science, ou bien autre chose, est une autre question, une question factuelle.
Bref, tout l'enjeu de l'enseignement de la philosophie, peut-être le point le plus décisif, celui à partir duquel les élèves comprennent vraiment ce qui est demandé dans cette discipline, consiste à leur faire saisir ce point de vue du droit, ce point de vue conceptuel, normatif, sur la réalité. Il ne faut pas décrire, mais dire ce que devrait être tel ou tel phénomène. je reconnais que ceci est schématique, mais pas faux pour autant. Même un partisan des méthodes descriptives (phénoménologie, empirisme) cherche à donner de la généralité à ses descriptions. On ne décrit pas n'importe quoi, n'importe comment. Une description ne vaut que si elle permet de fixer des concepts, de donner des normes pour penser la réalité.

De cette manière, on peut expliquer ce lien étrange entre les conceptions des jeunes penseurs qui ne comprennent pas encore très bien la différence entre le fait et le droit, et ces plus vieux penseurs qui, eux, prétendent supprimer cette distinction. Quand un philosophe comme Stuart Mill se propose de prouver que le plaisir est le plus grand bien en arguant que tous les hommes recherchent le plaisir, ce qui ferait s'arracher les cheveux à tous les philosophes expérimentés (pensons à G.E. Moore et son sophisme naturaliste) devient chez les élèves une évidence toute plate. Lorsque l'on affirme avec Thrasymaque de la République que le pouvoir politique n'est rien d'autre que le moyen du gouvernant pour tirer profit des gouvernés à leur dépends, ce qui devrait là aussi scandaliser passe pour une vérité bien banale. On affirme en tremblant que l'essence du politique est la domination, et l'on se voit répondre un terrible : "c'est tout?".
Que des thèses si audacieuses puissent passer pour évidentes vient justement de cette confusion du fait et du droit. Bien sûr que de fait, nous n'avons pas d'autre moyen de déterminer ce qui bien qu'en y réfléchissant nous-mêmes. Bien sûr que de fait, les politiques cherchent à s'en mettre plein les poches (cela dit, ne tombons pas dans le poujadisme, tous sont loin de s'équivaloir de ce point de vue). Pourtant, on ne voudrait pas décrire ce qui se fait, mais plutôt affirmer qu'il ne peut en être autrement, qu'il doit en être ainsi. Ce que des philosophes comme Thrasymaque, comme Pascal aussi, soutiennent, c'est justement que le point de vue du droit est impossible, que le droit n'est que la force qui s'est consolidée, que le droit n'est que la force qui a pris l'apparence du droit, et que le droit ne peut jamais être rien de plus.
Ainsi, la secrète alliance entre les élèves de terminale et Thrasymaque ou Pascal vient d'une confusion du fait et du droit d'une part, et du refus du point de vue du droit d'autre part. Les élèves sont pascaliens, par leur refus, ou leur incapacité, de prendre ce point de vue du droit, ce point de vue consistant à vouloir établir des normes du politique, du pouvoir, de la morale, etc. La seule bonne morale est celle qui est pratiquée, parce qu'il n'y a rien qui puisse fonder cette morale.

Tout comme les habiles sont justement ceux qui reviennent aux conceptions du peuple, alors que les demi-habiles sont justement attachés à cette distinction du fait et du droit, il conviendrait que les philosophes reviennent aux conceptions de leurs élèves, après avoir passé tant de temps à s'en arracher.

vendredi 3 décembre 2010

A-t-on inventé le libre-arbitre pour punir les hommes?

Le libre-arbitre est l'idée que l'homme serait libre de faire ou de ne pas faire une certaine action, parce que sa volonté garderait en permanence la possibilité d'adhérer ou pas à cet acte, alors même que l'entendement, la raison, lui représente cet acte comme étant le meilleur possible. Le libre-arbitre est donc la liberté de la volonté d'adhérer ou pas, et donc en même temps, la liberté de l'agent d'agir ou pas.
Or, il semble aller de soi que la punition civile, par le juge, ou la punition morale, par la communauté, présuppose cette liberté de la part du condamné. Si quelqu'un n'était pas libre de faire ce qu'il a fait, mais qu'il a été contraint de le faire, la punition serait injuste. On ne punit pas quelqu'un qui n'aurait pas pu agir autrement, on ne punit quelqu'un que s'il pouvait s'abstenir de ce qu'il a fait. Donc, pour être puni, un homme doit être libre, un homme contraint n'est pas libre, donc un homme contraint ne peut pas être puni. On sait comment Nietzsche s'est engouffré dans ce raisonnement, pointant chez les partisans du libre-arbitre un désir secret de justifier un désir de punir, d'exercer sa cruauté. Or, Nietzsche me semble avoir commis la même erreur que les partisans de la liberté. En faisant la généalogie de la théorie du libre-arbitre, il reconduit l'erreur à sa racine. Et il ne fait que la confirmer lorsqu'il la renverse, en affirmant que les hommes sont nécessités par le destin, et donc qu'il est inutile de punir.

Ce qu'il faut plutôt montrer, c'est que la punition ne dépend absolument pas de l'existence d'un libre-arbitre, entendu comme cette propriété métaphysique de liberté de la volonté. On peut punir des hommes même s'ils n'ont pas de libre-arbitre. On peut punir des hommes alors même que l'idée de responsabilité n'existe pas.
Il est toujours nécessaire de se poser la question de la légitimité de la punition : est-il légitime de punir un homme, s'il n'est pas libre? La réponse à donner est la suivante : la punition est légitime, si elle est efficace. Autrement dit, une punition a une raison d'être dès lors qu'elle modifie le comportement de celui qui la subit (et peut-être aussi de ceux qui y assistent, mais c'est une autre question). A l'inverse, une punition serait illégitime, et il conviendrait mieux de dire stupide, si elle est inefficace, qu'elle ne produit aucun changement de comportement. Lorsque l'on punit un homme qui agresse physiquement les autres, il finit par s'arrêter de le faire : la punition est justifiée. Lorsque l'on punit un homme parce qu'il ne parvient pas à se déplacer en planant avec les mains, la punition est stupide, car jamais elle ne parviendra à produire le résultat attendu.
Autrement dit, la punition ne dépend absolument pas du libre-arbitre et de la responsabilité des hommes, mais seulement de la capacité de la punition à produire le comportement attendu. C'est pourquoi la punition a exactement la même signification pour l'enfant qui n'est pas "responsable" et pour l'adulte qui l'est "pleinement". Dans les deux cas, cette prétendue responsabilité n'intervient pas. On punit seulement parce que cela produit son effet. On pourrait même dire, à ceux qui pensent que l'enfant est déjà plus ou moins libre, que l'on punit l'adulte comme on punit son chien. La punition est un dressage, qui ne vaut que par ses effets. Nul besoin de supposer la liberté métaphysique du chien pour le punir, il suffit que la punition lui inculque le bon comportement. 

On pourra constater que cette conception de la punition, même si elle ne fait aucune place à l'idée de libre-arbitre, laisse néanmoins une place pour une idée de liberté conçue de manière plus modeste. On peut appeler libres les actions susceptibles d'être modifiées par la punition. Ce qui ne peut être changé par la punition est quelque chose qui n'est pas en notre pouvoir. Voler en battant des mains, se nourrir avec des cailloux, vivre nu en hiver ne sont pas des gestes que nous avons la liberté de faire. Mais nous sommes libres de parler ou de nous taire, d'agresser les autres ou de les respecter, etc. Etre libre est donc ici tout simplement pouvoir faire une certaine action, et pouvoir s'abstenir de la même action, dans une contexte semblable. On refusera donc autant la théorie du libre-arbitre, qui n'a pas d'intérêt, que les remarques spinozistes selon lesquelles les hommes ne sont pas libres de parler ou de se taire. On appréciera certes sa tentative de se servir de ce genre de propos pour justifier la liberté de parole, mais autant ne pas assoir ce principe sur des théories si manifestement dépourvues de sens. Bien sûr que les hommes sont libres de se taire.
On peut même retrouver une théorie de l'action volontaire et involontaire, elle aussi beaucoup plus modeste. Cette conception doit être statistique. Dire qu'une action peut être faite de manière involontaire, c'est dire qu'on assistera parfois à certains actes particuliers qui ne sont pas rectifiables par la punition, alors que l'on peut quand même agir sur ces actes, en général. En punissant les meurtres, on diminue leur fréquence, mais il en restera toujours une marge irréductible : les homicides involontaires. Cette marge irréductible, cette fréquence irréductible est l'involontaire. Là encore, l'involontaire est compris à partir de la punition. Alors que la liberté définit le champ du punissable, le volontaire détermine la marge de réduction de la fréquence d'une certaine action. Si toutes les actions étaient volontaires, le pouvoir de la punition serait en droit sans limite. Mais parce qu'il y a de l'involontaire, alors il restera toujours quelques actions qui échappent aux effets correcteurs de la punition.

Il n'y a donc pas de fondement de la punition, quelque chose qui viendrait justifer son application. Son seul fondement, si l'on peut dire, réside dans la réussite de son opération. Une sanction est justifiée si elle est efficace. Peu importe que les être punis soient des chiens, des enfants, ou des hommes. 
Evidemment, on maintiendra une certaine différence entre le juste et le bien : une punition justifiée n'est pas pour autant une bonne punition...

jeudi 2 décembre 2010

Le conflit et la distance

Face à une situation déplaisante, on peut réagir de plusieurs manières, et ces manières constituent de grands profils comportementaux :
- l'attitude de la conciliation : face à la situation déplaisante, on cherche à établir un compromis avec autrui, ou bien à s'adapter à la situation. Un courtisan est typiquement quelqu'un qui adopte cette attitude : face au tyran qui le menace, il préfère s'en rendre ami, et faire que ses propres intérêts soient en accord avec ceux du tyran. De cette façon, le danger est supprimé, puisque le tyran ne cherchera pas à nuire à son ami, et tout ce que fait le tyran est aussi bon pour le courtisan.
- l'attitude de la confrontation : face à la situation déplaisante, il n'est pas question de se couler dans le flot, d'aller dans le sens du vent, mais il faut au contraire s'y opposer en déployant toute son énergie. Le résistant, le guerrier, sont des personnes qui adoptent cette attitude. Ils chercheront le conflit, le combat violent s'il le faut, afin de triompher du danger. Et c'est par l'élimination du danger que la sécurité est assuré, et non plus par l'adaptation à ce danger. 
-l'attitude de l'évitement : face à la situation déplaisante, il n'y a pas à s'opposer, ni même à se concilier avec le danger, mais plutôt à s'enfuir, à se mettre à l'abri de ce danger. Par la fuite, on peut se préserver, sans avoir à agir face à la situation déplaisante. On dira peut-être que cette attitude ne résout rien. Pourtant ce n'est pas si simple : il y a bien des dangers qui s'atténuent avec la simple disparition de la chose qui a provoqué ces dangers. Quand on est fâché contre quelqu'un, et prêt à en découdre, il suffit parfois que l'on s'éloigne de cette personne, pour que la colère retombe et que la paix soit rétablie.

Ces grands profils sont des attitudes très générales de l'action, et ne sont pas liées à un domaine plutôt qu'un autre. On peut les retrouver aussi bien dans les questions techniques et scientifiques (faut-il plutôt construire un vaisseau spatial pour nous enfuir de la Terre qui deviendra invivable avec le réchauffement, ou bien faut-il trouver des techniques pour contrer le réchauffement, ou bien encore faut-il apprendre à vivre avec quelques degrés supplémentaires?) que dans les questions politiques (faut-il collaborer avec les pays dominants afin de ne pas être écrasé, ou bien faut-il s'y opposer de front, justement pour faire cesser cette domination? Faut-il accompagner et réguler le capitalisme, ou bien faut-il le supprimer et le remplacer par un autre système?).

Ces grands profils d'action, pour justes qu'ils soient, masquent néanmoins le fait qu'ils ne sont pas tant des options différentes et exclusives, que des opérations qui se mélangent, et interviennent toutes en même temps, dans des proportions diverses. 
Ce que nous voudrions montrer ici, c'est qu'entre le conflit et la distance, il n'y a pas véritablement opposition, parce que la distance n'est pas réductible à la fuite. Pour être plus précis, la lutte par le conflit peut certes viser la destruction d'autrui, mais même cette destruction doit être comprise comme une mise à distance. Il y a donc une différence très importance entre mettre à distance, et prendre ses distances. Fuir, c'est prendre ses distances. L'ermite qui va vivre seul dans le désert prend ses distances. Alors que celui qui est mis en prison est mis à distance. Le prisonnier ne fuit pas, il est combattu, et repoussé. Entre mettre et prendre ses distances, il y a donc la différence entre vaincre et fuir; entre être mis et prendre ses distances, il y a la différence entre perdre et fuir.
Autrement dit, l'attitude de confrontation est, malgré ce que laissent penser les trois grands profils d'action, incroyablement proche de l'attitude d'évitement, de fuite. Celui qui lutte cherche, non pas à s'éloigner du danger, mais à éloigner le danger. Au lieu de fuir lui-même, le combattant pousse l'autre à fuir. Et la destruction de l'autre n'est, de ce point que vue, que l'ultime moyen de mettre à distance cet autre dangereux. Ainsi, lutter consiste à rechercher la distance, et plus la distance est grande, plus la nécessité de la lutte est faible : l'intensité de la lutte est inversement proportionnelle à la distance entre les parties en conflit. Entre distance et conflit, il n'y a donc pas deux attitudes exclusives, mais une contrariété, une opposition sur une même échelle, avec des intermédiaires.

Ceci étant dit, on peut mieux comprendre ce qu'il en est aujourd'hui de la question de la lutte des classes. Si la lutte des classes a, selon beaucoup, disparu, ce n'est peut-être pas à cause de la disparition des classes, mais peut-être à cause de la distance entre ces classes. Plus la distance est forte, plus le conflit est faible. Or, qu'appelle-t-on distance aujourd'hui? Chômage, isolement, ruralité. Lorsqu'une certaine catégorie de la population est mise à distance d'une autre catégorie contre laquelle elle aurait tendance à s'opposer, le conflit est annulé, la situation pacifiée. En termes marxistes, lorsque les prolétaires ne côtoient plus les capitalistes, les possibilités de conflit disparaissent. Il peut encore circuler quelques fables sur les patrons voyous ou les traders fous, mais il ne s'agit que de mythes désamorcés, qui ne sont jamais porteurs d'une véritable conflictualité. 
Bref, on ne s'oppose qu'aux proches. Personne ne s'oppose à ceux qu'il ne connaît pas. Et c'est pourquoi les personnes privilégiées préfèrent évidemment se tenir à l'écart, vivre dans des résidences séparées et sécurisées. La séparation est encore le meilleur moyen de gagner une lutte. Je ne saurais donc dire si la lutte des classes existe encore (il faudrait faire de la sociologie pour y répondre), mais la mesure de la distance (géographique, économique, culturelle, etc.) en serait un bon révélateur. Plus la distance est grande, plus les classes existent, mais plus le conflit s'atténue. Plus les distances se restreignent, plus les classes se diluent, et plus le conflit est fort.

dimanche 28 novembre 2010

Accords et désaccords

En philosophie aussi, l'un précède le deux. La division suit l'unité. Lorsque rien ne fait obstacle à la pensée, lorsqu'aucune contradiction n'apparaît, alors rien ne se présente divisé, un unique concept suffit à épuiser le réel. On pourrait alors avoir un et un seul concept pour tout penser, ce serait justement le concept de tout, ou bien le concept d'un. Jamais le besoin de posséder un second concept, tel que le rien, ou bien l'autre, n'apparaîtrait puisque le tout englobe tout, et que tout est tout, et que rien n'est rien. Autrement dit, si la contradiction ne se manifeste jamais, si jamais le désaccord ne surgit, alors jamais un second concept n'apparaîtrait, parce que son extension serait nulle. Dans un monde où tout est tout, le rien n'existe pas, le rien n'a pas d'extension, bref, le rien est un concept vide, dépourvu de signification, dépourvu d'usage.
On rétorquera que si le rien n'a pas de signification, n'a pas d'usage, alors le tout ne peut pas en avoir davantage : un concept qui désigne tout est en fait un concept qui ne désigne rien. Cette remarque est juste. Les concepts n'existent que par paire, par deux. Autrement dit, s'il n'y a pas de division dans l'être, il n'y a pas de concept. Parménide peut bien répéter à longueur de journée "être, être, être", il ne dit rien. Parménide commence à dire quelque chose lorsqu'il montre une portion de l'être et qu'il dit "un", et qu'il peut montrer une autre portion de l'être et dire "autre". 
En conclusion, dire que l'un précède le deux, c'est dire que le non-conceptuel précède le conceptuel (puisque le conceptuel, lui, commence à deux). Avant de penser, avant de faire des distinctions parmi les choses, il y a non pas une unité de toutes choses, mais l'absence pure et simple de choses. On commence à penser quand les choses résistent, quand l'être n'est pas le non-être, quand une chose n'est pas une autre. La pensée vient avec le non, avec l'échec, avec la douleur. Si rien ne s'oppose, si rien ne fait souffrir, la pensée n'apparaît pas. La pensée, la conscience, naît de la souffrance. Je mange  une chose, elle est bonne et rassasiante, j'en mange une autre, elle est amère et indigeste : je dois distinguer deux choses. Je fais un pas en avant, je reste en équilibre, donc j'ai réussi à marcher, je fais un pas maladroit, je chute et me blesse, j'ai échoué à marcher : il faut distinguer entre deux manière de faire un pas. Je produis un son par la bouche, la réaction d'autrui m'enchante (maman apporte le biberon), je produis un autre son, autrui ne réagit pas : j'en conclus que j'ai produit deux sons différents. 

Ainsi, dire que l'on introduit des distinctions pour éviter la contradiction, c'est dire que c'est la contradiction qui met en marche la pensée, mais aussi, puisque personne n'est tenu de trouver des contradictions là où il n'y en a pas, que la pensée la meilleure, n'est justement pas celle qui fait le plus de distinctions, mais au contraire celle qui en fait le moins. Autant que possible, chacun doit chercher à éviter les complications, à penser aussi simplement que possible. 
Bref, le plus grand philosophe est celui qui écrit le livre le plus court.
Par court, il ne faut peut-être pas entendre le nombre de pages, ou la durée du discours, mais plutôt le nombre de concepts mobilisés. Moins un philosophe dispose de concepts, plus ses concepts sont forts, capables d'englober une plus grande partie du réel. Et ce philosophe n'aura à affaiblir son système, c'est-à-dire introduire une nouvelle distinction, que si quelque chose ne parvient pas à entrer dans ce système. S'il y a une chose qui n'est pas pensable, mais qui existe pourtant, alors il faut introduire une nouvelle distinction, compliquer le système donc l'affaiblir. Mais si aucune objection ne se présente, nul besoin d'introduire des distinctions. 
C'est en ce sens que l'un devrait être dit "principe" au sens grec (arché), plutôt que "premier". L'un est principe parce qu'il est le commencement de la pensée : avant de penser, l'indivision originaire régnait. Et il est principe au sens de but ultime : la pensée doit s'efforcer de tendre le plus possible vers cet état d'indivision, elle doit diviser le moins possible. Plus la pensée est indivise, plus elle est forte. La pensée la plus forte est donc, paradoxalement, celle qui est la plus proche de la non-pensée. Le but de la pensée, mais aussi de l'homme en général, est de ne pas penser. Car lorsque l'on ne pense plus, c'est que plus rien ne résiste, ne fait souffrir. Lorsque tout réussit, il n'est pas utile de penser.

Alain est donc certes trop intellectualiste quand il dit que penser c'est dire non. Mieux vaudrait dire que penser, c'est rencontrer la contradiction, c'est-à-dire échouer, c'est-à-dire souffrir. Mais il touche juste lorsqu'il parle de la conversation : c'est seulement parce qu'autrui nous objecte quelque chose que nous nous mettons à penser, à préciser, à distinguer. Notre pensée se résume à un slogan stupide, tant qu'autrui ne nous rappelle pas tel ou tel fait, telle ou telle affirmation que nous tenons par ailleurs.
Mais en même temps, la pensée recherche toujours l'accord, donc recherche autant que possible à éteindre la discussion, à limiter les divergences. L'accord, but suprême de la discussion, est le terme de la pensée; le désaccord, moyen et cause de la discussion, est aussi la cause de la pensée.

jeudi 25 novembre 2010

Relativisme et autres préjugés

Il y a un préjugé parmi les philosophes, celui selon lequel les jeunes élèves qui leur arrivent en classe de terminale auraient des préjugés. Et par préjugé il faut entendre une croyance injustifiée, sans raison, jamais réfléchie ni examinée pour elle-même.
Or, si l'on retrouve effectivement une croyance absolument universelle parmi les personnes n'ayant pas de culture philosophique, c'est bien l'idée du relativisme des valeurs : tout se vaut; ce qui est bien pour moi n'est pas bien pour un autre; ce qui est vrai pour moi n'est pas vrai pour un autre. Il faut ajouter, pour être précis, que cette croyance ne fonctionne pas seule, mais va presque toujours avec une autre dont on ne peut pas penser qu'elle n'est pas contradictoire avec la précédente : la science, elle, progresse et est indubitablement vraie. Là encore, face à des croyances manifestement si contradictoires, il serait facile de crier au préjugé. Mais il convient plutôt de s'interroger sur l'universalité de ces croyances. Si elles sont partagées par presque tous les esprits, est-ce que cela ne signifie pas qu'elles ont une fonction précise à jouer, de sorte qu'elles ne sont pas des préjugés, mais remplissent une fonction absolument nécessaire?

Or, il me semble que c'est justement le cas. Le relativisme est moins une doctrine qu'une stratégie, une manière de couper court à la discussion, de faire cesser d'avance la possibilité d'un conflit. De sorte que l'adhésion au relativisme n'est pas l'affirmation que tout se vaut, elle est la volonté de ne pas entrer dans un conflit, situé dans un champ donné (la morale et la politique notamment). C'est la peur du conflit, et non pas les préjugés, qui est à l'origine des déclarations relativistes. Pourquoi? Parce que dans ces champs donnés, les élèves savent aussi bien que Weber que la polémique fait rage, qu'il y a une guerre des dieux. Dès lors, plutôt que de rentrer dans une discussion, c'est-à-dire plutôt que d'ouvrir un conflit, ils préfèrent d'avance prévenir ce conflit, en désamorçant immédiatement toute possibilité de leur répondre.
Lorsque l'on dit, par exemple, qu'il est bien de sacrifier un homme pour en sauver deux (lorsque l'on défend l'utilitarisme), on s'engage, on prend des risques, on s'expose à des contre-arguments, la discussion peut s'envenimer etc. Un kantien répondra que la dignité humaine passe avant, et qu'il n'est jamais acceptable d'attenter à la vie d'un homme, fut-ce pour en sauver d'autres. Alors que si l'on dit que certains veulent bien accomplir ce genre d'actes, et que d'autres ne le veulent pas, on se protège immédiatement contre tout argument contraire. On se replie assez platement sur une description factuelle (certes, de fait, les hommes ne sont pas d'accord), sans entrer dans le véritable débat.
Et comme Weber, les élèves pensent pouvoir se replier dans un lieu paisible, celui des faits, celui de la science. Si les élèves sont platement positivistes en même temps que dangereusement relativistes, c'est parce qu'ils n'ont encore jamais expérimenté les conflits qui secouent les sciences, et qui ne sont pas moins virulents que ceux qui ont lieu en morale ou en politique (mais qui sont moins répandus, car réservés aux spécialistes, aux experts).
En résumé, partout où le conflit est inévitable, le relativisme règne. Partout où les élèves n'ont jamais expérimenté de conflit, le dogmatisme le plus robuste s'impose. On est donc bien loin du préjugé irrationnel.

Ceci peut nous amener à réfléchir sur la place très spéciale qu'occupe la philosophie parmi les autres disciplines scolaires. Les autres disciplines présentent un savoir établi et pacifié. Dans tous les cours, c'est la "vérité" qui est transmise aux élèves. Les élèves peuvent donc recueillir la parole de leur professeur avec confiance, puisqu'il y a une forme de pacte à ce que les professeurs ne mentent pas, ni ne disent d'erreur.
En philosophie, les choses sont différentes. Les philosophes ne prétendent pas avoir la vérité. Pourtant, ils s'engagent dans des débats comme s'ils pouvaient les faire avancer, c'est-à-dire, au moins lutter contre quelques erreurs. La philosophie demande de prendre position, tout en sachant prendre au sérieux les opinions contraires. Autrement dit, la philosophie est nécessairement une discussion, un conflit entre positions. Une position qui ne s'oppose à rien est une position qui ne dit rien. 
C'est pourquoi la philosophie ne vise pas du tout à combattre les préjugés ou à donner l'esprit critique. En un sens, elle exige au contraire d'oser endosser des préjugés, d'avoir des convictions tout en sachant que nous ne les aurions pas si nous étions capables de pousser plus loin notre réflexion. La philosophie exige de l'engagement, l'engagement de celui qui sait qu'il se trompe, mais que, compte tenu de ce qu'il sait, il adhère à ce qui est le plus vraisemblable. Bref, la philosophie n'est pas une lutte contre les préjugés, mais une lutte contre la peur. C'est la peur du vide ("je ne vois pas les fondements") et du conflit ("l'autre n'est pas d'accord") qu'il convient d'exorciser.

mardi 23 novembre 2010

Le plaisir et les endorphines

Il y a des phrases qui n'ont un sens que si l'on comprend convenablement ce que l'on veut leur faire dire. On entend assez souvent dire qu'une personne pourrait ressentir un état de plaisir parce que son niveau d'endorphines augmente. Les endorphines sont des neuro-transmetteurs, des substances produites par le cerveau et capables d'agir sur l'état global de ce cerveau, en réaction à telle ou telle circonstance. Le plaisir est un état psychologique, caractérisé par le fait que celui qui le ressent cherche à le conserver, ou bien cherche à le retrouver, s'il l'a perdu. Bref, le plaisir est un sentiment désirable. Que dit-on quand on dit que l'on a du plaisir parce que l'on a une sécrétion d'endorphines?
C'est le "parce que" qui est ici, pris en un certain sens, parfaitement ridicule. Socrate nous le rappelle très bien dans le Phédon : il serait ridicule de dire que Socrate est assis parce que ses muscles sont ainsi et ainsi, ou que Socrate court parce que ses muscles des jambes se contractent de manière répétée. 
En un autre sens, ce "parce que" n'est pas ridicule, mais cache une ignorance. Celui qui n'a pas compris pourquoi Socrate reste assis plutôt que de prendre ses jambes à son cou pourrait dire qu'il reste assis parce que ses muscles sont ainsi et ainsi. Il ne ferait qu'avouer qu'il ne sait pas que Socrate reste assis parce qu'il estime que son devoir est de ne pas désobéir aux lois de son pays. Mais l'ignorance est également réciproque : tel le neurologue contemporain qui se permettrait, lorsque sa connaissance physiologique devient insuffisante, de faire référence aux pensées et à la psychologie des individus. Un neurologue qui affirme que la pensée de quelque chose de plaisant produit des endorphines ne fait qu'avouer qu'il ne sait pas quel mécanisme physiologique produit de l'endorphine. Et le recours à la pensée de l'individu n'est là que pour masquer cette ignorance, pour combler ce trou dans la chaîne causale à établir.
Autrement dit, les pensées, les raisons, les actions ont des liens entre elles, mais n'ont pas de lien avec nos états cérébraux. On peut se mettre à courir parce que l'on décide de s'échapper de prison. Mais on ne court pas parce qu'une bouffée d'adrénaline nous envahit. De même, les états physiologiques entretiennent entre eux des liens, mais n'en ont pas avec les actions et les pensées. Une contraction musculaire peut provoquer une bouffée d'adrénaline, mais le fait de courir a une autre raison. 
Pourtant, cette thèse paralléliste aussitôt posée, il faut peut-être la nuancer. Et en la nuançant, on peut alors établir le seul sens sérieux du "parce que"de "on a du plaisir parce que l'on a une sécrétion d'endorphines". Dire ceci, c'est dire que tel sentiment de plaisir n'a absolument aucune raison psychologique, qu'il y a une brisure dans la chaîne des raisons, des actions et des pensées, et que dans cette brisure vient se glisser le sentiment correspondant à l'état physique, qui lui, est normalement causé par d'autres processus physiques. Bref, quand un plaisir n'a pas d'explication (si c'est possible) alors la seule explication de ce plaisir est l'état physiologique.
Évidemment, une telle explication, un tel "parce que" est toujours une explication par défaut, faute d'explication plus convaincante. Et c'est pourquoi on pourrait toujours tenter de donner des raisons psychologiques, qui seraient toujours prioritaires. C'est d'ailleurs ici que se glisse la psychanalyse : plutôt qu'attribuer un tourment existentiel à une baisse d'endorphine, elle préfèrera l'attribuer à une pensée inconsciente. Ce faisant, elle restaure la chaîne causale, en ajoutant un "anneau" invisible à cette chaîne. C'est évidemment coûteux, mais cela évite cette confusion conceptuelle que constitue l'affirmation d'un lien causal entre cerveau et état psychologique. 

jeudi 18 novembre 2010

A quoi sert le profit?

Tous ceux qui étudient un peu l'histoire des idées sont surpris de croiser une grande doctrine, le libéralisme, qui non seulement présente une pluralité de sens, ce qui est le cas de bien des mouvements philosophiques et politiques, mais des sens qui paraissent profondément opposés. Entre le libéralisme, doctrine qui promeut la liberté individuelle, et qui promeut un système politique dans lequel un individu peut choisir et mettre en pratique ses propres valeurs, sans être arrêté par les autres ou par un pouvoir tyrannique, et le libéralisme tel qu'on l'entend dans son sens plus courant, à savoir l'apologie de l'argent roi, du grand marché libre d'exploiter les travailleurs clandestins et de jouer sur le chomage et la délocalisation pour faire baisser les salaires, il y a plus qu'une différence, il y a une quasi opposition. Le premier est revendiqué par presque tous, excepté quelques communautaristes religieux. Le second est conspué par presque tous, et l'on ne rencontrera presque personne pour faire l'apologie de l'argent et du libre marché. Pourquoi deux choses aussi différentes peuvent-elles se trouver regroupées sous le même terme?

Parce qu'en réalité, il y a un lien assez fort entre ces deux conceptions du libéralisme, lien si fort que l'on peut se demander si on peut conserver le premier tout en abandonnant le second. La question restera donc posée : peut-on vraiment être un libéral au sens politique d'une liberté des individus à vivre comme ils l'entendent, sans être en même temps un libéral au sens économique, à savoir quelqu'un qui soutient que tout doit être fait pour entretenir la croissance des entreprises, et un marché le plus efficient possible?

Ce lien est le suivant. Il est dans l'idée même du libéralisme que l'Etat ou la communauté, et plus généralement autrui, ne doit pas chercher à imposer sa propre conception du bien à autrui. Chacun doit être libre de fixer lui-même le but de sa vie, la manière dont il souhaite l'occuper. Cela consiste aussi bien dans le droit de choisir sa profession, que dans ses opinions politiques, ou religieuses, ou même le droit de s'assembler avec d'autres hommes. L'Etat libéral ne choisit pas le travail de ses citoyens, il ne leur impose pas un parti unique, ni n'interdit les regroupements. Autrement dit, l'Etat ne détermine pas lui-même la fin ultime, le plus grand bien des individus, et laisse à ses individus le droit de le choisir. L'Etat ne donne que les moyens à chacun de réaliser ses fins personnelles.
Or, cette liberté de choisir ses propres fins est naturellement porteuse de la valorisation du seul objet qui n'est jamais lui-même une fin (quoi qu'on en dise), mais qui est un pur moyen, à savoir l'argent. Si aucune fin ne peut être imposée aux autres, alors l'Etat, mais aussi l'entreprise, n'ont pas à dire à l'individu ce qu'il devrait faire. Par contre, l'Etat, et l'entreprise peuvent lui imposer une chose : le devoir de chercher à gagner le plus d'argent possible, parce que l'argent est la seule chose qui ne porte pas en elle-même de fin, mais qui (croit-on, et c'est sans doute là que réside l'erreur) ouvre la voie à toutes les fins. Autrement dit, on ne se mettra jamais d'accord sur la fin ultime (l'amour de Dieu, la vérité absolue, la jouissance sensuelle, etc.), par contre, on doit pouvoir se mettre d'accord sur quelque chose qui permet d'atteindre toutes ces fins, à savoir l'argent.

En conclusion, c'est bien parce qu'à la question "a quoi sert le profit?", il n'y a aucune réponse définie, mais que l'on suppose (à tort, je le répète) qu'avec ce profit, chacun pourra se mettre en route vers ce qu'il considère comme étant son plus grand bien, que l'argent se retrouve valorisé par le libéralisme. L'argent est la seule valeur sur laquelle tout le monde peut se mettre d'accord, parce que l'argent permet toutes les fins, et n'en impose aucune. Valoriser la liberté et valoriser l'argent, c'est donc, en ce sens, la même chose.

mercredi 17 novembre 2010

La pensée occidentale à l'état sauvage

Un professeur de philosophie en classe de terminale rencontre des jeunes personnes dont l'esprit n'est évidemment pas une tablette vierge, mais qui contient moins un ensemble d'idées que l'on qualifierait de préjugés si l'on ne comprenait pas les mécanismes tout à fait compréhensibles qui y mènent (mécanismes dont il faudra parler à l'avenir), qu'un ensemble de dispositions, d'habitudes, de manières de faire lorsqu'on leur demande de réfléchir, de s'exprimer, ou de lire un texte. Je rassemble ces activités qui pourraient sembler si différentes, pour une raison qui s'éclaircira par la suite. Lire un texte et s'exprimer mobilisent des capacités très voisines, et c'est la manière dont les élèves mettent en œuvre ces capacités qui est remarquable.

On serait tenté de distinguer le commentaire, le fait de lire un texte venant de quelqu'un d'autre, et la dissertation, le fait de réfléchir et de s'exprimer en son nom propre, comme le passif se distingue de l'actif. Le commentaire serait un exercice passif, au sens de la réceptivité, de l'attente de la parole d'autrui. Lorsque l'on écoute autrui, on se tait, on ne mélange pas ses paroles avec celle de l'autre, on s'efforce de faire le vide en nous autant que possible pour recueillir la parole venant de l'autre. Il viendra sans doute un moment où il faudra réagir, comprendre si la parole d'autrui est pertinente, vraie, etc. Mais avant cela, il faut s'efforcer de se taire, et de recevoir passivement la parole d'autrui. J'insiste sur le terme de passivité, car il est injustement frappé d'une connotation péjorative. La passivité est utile, nécessaire, bonne. Il n'y a pas de rapport à autrui qui ne soit pas la moitié du temps passivité. A l'opposé, la dissertation serait un moment d'activité, celui dans lequel on ne suit plus les propos d'un autre, mais où l'on élabore quelque chose qui vient de nous-mêmes, où donc, on est actif dans la production d'un discours, au lieu d'être passif dans sa réception. Là encore, les choses sont évidemment plus subtiles, puisque bien souvent, on avance en suivant les pas d'une personne qui a pensé avant nous. Mais ce faisant, on doit d'abord s'être approprié cette pensée, l'avoir fait sienne, de sorte que l'on peut toujours parler d'activité. Lorsque je suis quelqu'un parce qu'il me semble qu'il va là où je veux aller, je suis actif, à l'origine de mon mouvement.

Or, on penserait bien volontiers qu'il est plus facile de suivre les autres, d'être passif, que de penser et parler par soi-même, d'être actif. De sorte que l'école, et particulièrement la classe de philosophie, aurait pour première mission de rendre actifs les élèves, de leur donner la capacité de penser par eux-mêmes. Or, l'expérience montre que la classe de philosophie ne vise pas cet objectif d'activité, car les élèves pensent déjà par eux-mêmes. Le but de la philosophie en terminale est de leur apprendre la passivité, la réceptivité. Donnez n'importe quel sujet, même le plus difficile à des élèves, ils seront tous capable d'écrire quelque chose, même si c'est un peu extravagant. Donnez le texte le plus facile à commenter, et vous verrez des imprécisions invraisemblables.
Pourquoi? Parce que la pensée occidentale à l'état sauvage, non domestiquée, est une pensée qui ne sait pas rester en place, qui passe incessamment d'une idée à l'autre, selon un mécanisme absolument sauvage d'associations d'idées. Ce que l'école apprend n'est donc pas à associer des idées, à faire des raisonnements. Elle cherche au contraire à faire taire tous ces raisonnements qui passent dans l'esprit des jeunes, et qu'elle veut éliminer ou bien parce qu'ils sont incorrects, ou bien, pour un commentaire, parce que ce ne sont tout simplement pas ceux que l'auteur a effectués. L'école n'apprend pas à penser, mais à faire le vide en soi, à se mettre dans une posture de réceptivité, qui est un effort terrible infligé à nos jeunes esprits. Les esprits ne se laissent pas vider d'activité ainsi. Ils résistent face à cette exigence scolaire de passivité, de réceptivité. Laissé à l'état sauvage, l'esprit n'est pas passif, n'est pas réceptif, mais il va et vient librement, il divague, fait des associations d''idées en tous sens. L'esprit à l'état sauvage est actif, la domestication est un apprentissage de la passivité.

Pourquoi avoir rapproché le fait de parler par soi-même et le fait d'écouter les autres? Parce que pour parler, il faut aussi s'écouter, se comprendre, s'assurer de la cohérence de ce que l'on dit. Or, cette résistance à être réceptif vaut aussi bien pour la parole d'autrui que pour sa propre parole. De sorte que les élèves ont autant de mal à lire un auteur philosophique classique, qu'à relire leur propre travail. Cette même difficulté à dompter une pensée sauvage qui s'échappe sans cesse produit des effets aussi bien lors de la lecture de textes que lors de la relecture des devoirs. De sorte que, comme Levi-Bruhl, il faut conclure que l'évitement de la contradiction n'est pas du tout la priorité de la pensée sauvage. La pensée sauvage associe des idées, imagine, tisse des liens, mais cherche peu à s'écouter elle-même, pour débusquer des contradictions résiduelles.

De sorte que l'école et la classe de philosophie exercent sur les esprits la même chose qu'elle exerce sur les corps. L'enfant en liberté s'agite en tous sens, change sans cesse d'activité, l'enfant à l'école reste sur sa chaise. L'esprit en liberté part en tous sens de manière anarchique, l'esprit devenu scolaire est un esprit réceptif, réflexif, qui perçoit lui-même et les autres.
Il ne s'agit pas ici de condamner une forme de pensée ou une autre : sans réceptivité, l'esprit deviendrait incontrôlable ; sans activité, l'esprit ne produirait rien de neuf, et ne serait même plus capable de porter le moindre jugement. Il s'agit plus modestement de comprendre ce que les jeunes viennent chercher à l'école, et ce que leur professeurs peuvent leur apprendre.
Le professeur de philosophie n'apprend pas à penser, mais au contraire à se taire.

le concept et l'exemple

Les premiers dialogues de Platon mettent en scène Socrate discutant avec divers sophistes, généralement assez ridicules, parce qu'ils sont incapables de répondre correctement aux réponses de Socrate. L'Hippias majeur est de ce point de vue très caricatural : lorsque Socrate demande à Hippias ce qu'est le beau, celui-ci semble ne tout simplement pas comprendre la question, et répond que le beau est une belle jeune fille, puis l'or (le métal précieux), ou bien un bel enterrement, célébré par les siens, et avec les honneurs de son pays. Or, ceci ne satisfait pas du tout Socrate, qui se moque passablement de lui. Socrate cherche à définir un concept, il veut une définition qui puisse déterminer pour n'importe quelle chose, si cette chose est ou n'est pas belle. Supposons que le beau soit ce qui procure un plaisir des yeux et des oreilles, alors, armé de cette définition, on pourra ensuite dire de chacune des choses que l'on considère, si elle est belle ou pas, selon que cette chose suscite du plaisir ou n'en suscite pas. Socrate recherche donc une définition générale, qui se présente comme un critère permettant de déterminer ce qui est beau et ce qui ne l'est pas.
Hippias, lui, fait quelque chose de tout à fait différent. Au lieu de donner un critère général, une définition permettant de classer les objets en deux catégories, les objets beaux et les objets qui ne le sont pas, il se contente de donner un exemple. Sans doute n'a-t-il pas choisi son exemple n'importe comment. Socrate a beau jeu de se moquer d'Hippias en parlant de belle jument ou de belle casserole. Hippias, s'il a commencé par choisir la jeune fille plutôt qu'un autre exemple, l'a fait pour une bonne raison. Cette raison est que, pour Hippias, cet exemple n'est pas un exemple de quelque chose de beau, mais le meilleur exemple de quelque chose de beau, l'exemple de quelque chose de beau au plus haut point, à côté duquel tous les autres exemples paraissent ternes. On pourrait donc dire que Hippias, loin d'avoir donné un exemple parmi d'autres, a donné la chose belle au plus haut point, le modèle de la beauté, le paradigme, ce à partir de quoi toute beauté doit être évaluée. Pour savoir si quelque chose est beau, on n'emploie pas, selon Hippias, une définition abstraite et générale, mais on rapproche cette chose à examiner du paradigme ( d'où le sens de paradigme : "ce que l'on met à côté"). Celui qui veut savoir si une casserole est belle doit rapprocher la casserole de la jeune fille. Si l'on parvient à voir des points communs entre la jeune fille et la casserole, alors on pourra dire que la casserole est belle. Si l'on ne voit aucun point commun, alors la casserole n'est pas belle. Ainsi, Hippias ne s'en tient pas à un exemple choisi au hasard, mais a construit sa réponse de façon à donner le modèle même de la beauté, ce à partir de quoi il faut mesurer toutes les autres beautés. Socrate considère que la beauté doit se mesurer à l'aune d'une définition telle que "le plaisir des yeux et des oreilles", Hippias considère lui que la beauté doit se mesurer à l'aune de la belle jeune fille. L'incompréhension entre Socrate et Hippias n'est pas due à l'incapacité de Hippias à se hisser à la pensée abstraite, conceptuelle, mais au refus même de la démarche qui préside à la formation des concepts. Être beau n'est pas posséder les propriétés nécessaires pour être beau, mais c'est entretenir un certain rapport avec les belles choses. Être beau, c'est ressembler aux belles choses.

Évidemment, ce genre de propos est menacé par un problème évident, celui de la circularité, du cercle vicieux. S'il faut un modèle exemplaire pour déterminer ce qui est beau, alors comment pourrait-on dire que ce modèle lui-même est beau? Le modèle ne peut pas être à lui-même sa propre norme, il ne peut pas dire de lui-même qu'il est beau, puisqu'une chose n'est belle que si elle ressemble au paradigme. Or le paradigme ne ressemble pas à lui-même, il est lui-même. Donc, ou bien Platon a raison, et il faut une définition abstraite avant d'avoir un premier exemple, ou bien ce premier exemple est choisi arbitrairement, sans raison.
Et un deuxième problème est celui de la ressemblance. Pour établir qu'une chose est belle, il faut observer que cette chose ressemble au paradigme. Or, pour comprendre ce qu'est la ressemblance, il n'est pas possible d'avoir un paradigme, parce qu'il n'y a aucun point commun entre, par exemple, la ressemblance de deux belles jeunes filles, et la ressemblance de deux casseroles, ou plutôt, il y a un point commun, mais c'est la ressemblance elle-même. Ainsi, on n'explique rien du tout, en montrant deux objets, et en disant qu'ils se ressemblent. Car il faut déjà comprendre que deux autres objets mis ensemble forment un groupe qui ressemble au premier groupe, afin de dire que ces deux objets formant la paire se ressemblent. Bref, on peux montrer une paire d'objets qui se ressemblent pour montrer ce qu'est la ressemblance, mais on ne pourra voir dans une autre paire d'objets deux objets qui se ressemblent que si on sait déjà que les deux situations se ressemblent. Autrement dit, on ne définira jamais ce qu'est la ressemblance, on l'apprendra par l'exemple, sans justifier, sans donner de raison.
Ainsi,  ce deuxième problème apporte une réponse au premier. Comment apprend-on à manier des concepts? Non pas en donnant des critères nécessaires et suffisants pour qu'une chose soit ce qu'elle est, mais par l'exemple, et par des rapprochements qui ne peuvent pas être justifiés en termes de critères. Former des concepts signifie établir des ressemblances, et la ressemblance, elle, n'est pas susceptible d'être définie en termes de critères, parce qu'il faudrait supposer que le concept de ressemblance est déjà maîtrisé, afin d'observer si les critères sont satisfaits ou pas. C'est-à-dire qu'il faudrait déjà manier le concept de ressemblance avant de pouvoir utiliser des critères, donc des concepts. Donc, s'il faut déjà manier un concept, celui de ressemblance, avant de pouvoir employer des critères tels qu'en donne Socrate, autant considérer que la plupart de nos concepts ne reposent pas sur des critères, mais sont appris et utilisés exactement comme celui de ressemblance. On établit les choses belles exactement comme les choses ressemblantes, sans raison, à même les exemples.

Qui comprend ces propos devrait avoir le vertige, parce que se dévoile à lui un grand vide sous ses pieds. Sous la convention, il n'y a rien. Nous sommes d'accord sur les choses qui se ressemblent, mais cet accord ne repose sur rien d'autre que sur cet accord lui-même. Il n'y a pas d'accord sous-jacent sur ce que signifie la ressemblance, parce qu'il faudrait encore un accord sur ce que signifie la signification de la ressemblance. Notre accord ne peut donc que reposer sur quelques exemples initiaux, puis par la suite, sur de nouveaux accords, que chacun doit faire valider auprès des autres. Vous percevez une nouvelle chose, mais cette chose ressemble-t-elle aux choses que l'on tient pour belles, ou pas? La réponse à la question n'est pas gravé dans le ciel des idées, justement parce que la définition de la ressemblance n'existe pas, et que la ressemblance s'établit au coup par coup. Chacun se fait une opinion, et tente de faire valider son opinion auprès des autres. Telle est la manière dont la notion de ressemblance est définie : progressivement, par un accord sans cesse renouvelé entre les hommes.
Dans le duel entre Hippias et Socrate, ne faut-il donc pas donner raison à Hippias, qui lui seul avait vraiment compris ce qu'est un concept?