samedi 30 avril 2016

Dire que p et mentir au sujet de p

Je voudrais ici donner une explication de ce qu'est mentir, avec l'intention de mieux comprendre ce qu'est la croyance en la vérité, ce qui permettra de mieux comprendre la nature du mental

Mentir ressemble beaucoup au fait de dire quelque chose, mais il y a évidemment une différence. Pour expliquer cette différence, on pourrait penser que ces deux verbes désignent des actions légèrement différentes. Ainsi, "dire" et "mentir" s'opposeraient de la même façon que "dire" et "marcher".
Pourtant, ce n'est pas le cas. Car quand on marche, on peut ne rien dire, et quand on dit quelque chose, on peut ne pas marcher. Ces deux actions ne se recouvrent donc pas du tout, et les deux concepts n'ont pas du tout même signification. Par contre, pour "dire" et mentir", c'est autre chose. En effet, soit "p" une proposition quelconque. Pour mentir au sujet de p, il faut dire que p. Il est impossible de mentir sans avoir dit que p. C'est une condition nécessaire. Cependant, il ne suffit pas de dire que p pour mentir au sujet de p. Dire que p n'est pas une condition suffisante. Ce qu'il faut ajouter, c'est l'idée que le locuteur pense que p est faux. Dire que p, tout en pensant que p est faux, c'est mentir. Ainsi, on peut donner la définition suivante : mentir (au sujet de p) = dire que p + penser que p est faux.
Je précise immédiatement que ma définition n'est pas parfaite, notamment parce qu'elle ne permet pas de distinguer les cas d'ironie, les cas de plaisanterie, des cas plus typiques du mensonge dans lesquels il s'agit de tromper l'interlocuteur en lui laissant croire quelque chose que l'on pense faux. Pour la simplicité de la discussion, je ne mentionne pas l'intention du mensonge, ce qui serait nécessaire pour distinguer l'ironie et le mensonge. Je ne discuterai que cette définition générale, qui vaudrait donc aussi bien pour l'un et l'autre cas.
Une fois donnée la définition du mensonge, reste à expliquer le lien entre dire et mentir. Il semble que mentir soit une action qui diffère spécifiquement du fait de dire. Dire serait une notion générale, alors que mentir serait un terme plus spécifique. Parmi les autres espèces, il y aurait le fait d'enseigner, le fait de faire la réclame, le fait de prévenir ou d'avertir, le fait de tenter de convaincre, etc. Tous ces termes seraient différentes espèces du genre "dire".
Mais ça ne va pas, pour la raison suivante : tous les autres exemples donnés sont en effet des spécifications de l'action de dire. C'est par les adverbes et les informations contextuelles que l'on peut indiquer à quelle espèce de parole on a affaire. Par exemple, si, en salle de classe, une personne seule face à la classe dit que p, alors il s'agit du professeur qui enseigne à ses élèves que p. Si dans une salle de réunion, un commercial face à des clients potentiels dit que p, on comprend qu'il tente de montrer les qualités du produit qu'il doit vendre. Et dans chaque cas, la manière de dire et le contexte vont déterminer de quelle sorte de parole il s'agit. Et ces différentes espèces de parole sont sur un même plan. C'est pourquoi il est impossible d'enseigner et de faire la réclame en même temps. De même, il est impossible de prévenir d'un danger imminent ("un tram arrive à toute vitesse!" adressé à un passant distrait) et d'enseigner à la fois, etc. Dans chacun des cas, le contexte indiquera la signification précise de l'acte, mais l'acte ne peut pas recevoir des significations contradictoires. On est professeur ou commercial, mais pas les deux (en même temps),  commercial ou politique, mais pas les deux (en même temps), etc.
Au contraire, il n'y a rien de tel pour le mensonge. On peut être professeur et mentir, être commercial et mentir, faire une farce à un passant, etc. Le fait de dire la vérité ou de mentir n'est pas incompatible avec les différentes sortes de parole, mais est quelque chose de transversal, qui s'applique à toutes ces sortes. Dire la vérité et mentir ne sont donc pas des espèces du genre "dire", mais autre chose. Reste à déterminer ce qu'ils sont.

A ce stade, on peut affirmer que dire et mentir ne sont pas des actions différentes comme peuvent l'être dire et enseigner, ou dire et marchander, puisqu'on peut parler en étant sincère ou en mentant, qu'on peut marchander en étant sincère ou en mentant, etc.
Il faut quand même aller plus loin. Car il se pourrait que dire et mentir soient différents, mais pas dans le même sens que dire et enseigner. On pourrait suggérer que les différentes sortes de paroles sont déterminées par le contexte extérieur à l'acte, alors que le fait d'être sincère ou d'être menteur seraient plutôt déterminés par l'état psychologique du locuteur, donc non pas quelque chose d'extérieur, mais quelque chose d'intérieur. De cette façon, on peut comprendre le caractère transversal de ces notions.
On pourrait ainsi constituer une sorte de tableau à double entrée, avec en ligne les différents contextes, et en colonne les différentes attitudes du locuteur dans ces contextes. La spécification complète de la situation exigerait donc de tenir compte de ces deux dimensions : le contexte extérieur, et l'attitude intérieure.
Mais cela ne va pas, pour la raison que le mensonge n'est pas déterminé par l'attitude psychologique du locuteur. On peut mentir avec le même aplomb que celui qui dit sincèrement la vérité. Je ne sais pas si certains agents secrets arrivent à passer tous les détecteurs de mensonge avec succès, mais rien ne paraît conceptuellement l'empêcher. On peut imaginer qu'une personne ait passé tant de temps à s'entraîner et à répéter des mensonges qu'il peut ensuite prononcer ceux-ci exactement comme s'il pensait qu'ils étaient vrais. Il lui reste encore la pensée qu'ils sont faux, mais cette pensée est si abstraite, si théorie et lointaine qu'elle n'a plus la moindre force sur sa psychologie (un peu comme un événement d'enfance dont les autres ont été témoins, ce qui nous garantit de son existence, bien que nous ne puissions pas attester avec conviction qu'il l'est, car il a totalement disparu de notre mémoire).
L'exemple de l'agent secret ne suffit pas à montrer que la différence entre être sincère et mentir n'est pas empirique, car on pourrait tout à fait admettre que la différence entre ces deux "actes" est une différence contextuelle, et plus particulièrement historique. En effet, l'agent secret a été formé pour apprendre une légende à son sujet qui est entièrement fausse mais qui lui sert à cacher son identité d'agent. Il a appris et répété une fausse histoire jusqu'à ce qu'elle deviennent naturelle pour lui. Cette biographie explique pourquoi tous les propos qu'il tient sont des mensonges. Au contraire, si cette personne avait été enlevé par des extra-terrestres qui lui avaient implanté une puce sur le cerveau le poussant à raconter la même histoire que l'agent secret, alors cette personne ne mentirait pas, mais parlerait sincèrement, alors même que, dans les deux cas, l'histoire racontée soit fausse. Evidemment, cela ne veut pas dire que la dimension psychologique soit totalement inappropriée. Mais il me semble qu'il ne faut pas la couper de l'histoire globale qui inclut le contexte extérieur. Si la personne kidnappée par les extra-terrestres ne s'interroge jamais sur le récit qu'elle débite, elle est sincère. Si par contre, elle se met intérieurement à se questionner, à trouver ce récit étrange et incohérent par rapport à l'ensemble de sa vie, et qu'elle en vient à penser que ce récit est faux, elle mentirait si elle continuait à le raconter. Ainsi, la psychologie fait partie du contexte global et a souvent de l'importance pour déterminer si quelqu'un ment ou pas. Cependant, ce contexte global est loin d'être suffisant pour déterminer si elle ment ou pas. 
Le seul critère suffisant pour qu'une personne puisse être considérée comme en train de mentir, ou être considérée comme sincère, c'est que cette personne reconnaisse sincèrement ce qu'elle pense, si on lui demande d'en rendre compte. Or, ce genre d'épreuve ne peut pas être réalisée dans le monde réel, car la personne qui ment a intérêt à mentir, et il n'y a pas de raison que cet intérêt disparaisse par magie. C'est pourquoi, ce qui est décisif pour déterminer si une personne dit la vérité ou ment, ce n'est pas son attitude psychologique en mentant, ni même son histoire, mais ce qu'elle affirmerait dans une circonstance contrefactuelle dans laquelle la personne doit dire ce qu'elle pense vraiment de ce qu'elle raconte, donc dans laquelle elle répond sincèrement parce qu'aucune pression d'aucune sorte ne s'exerce sur elle. Il faut placer la personne dans un monde contrefactuel où tout intérêt et tout enjeu a disparu, et se demander ce que la personne dirait. Ce qu'elle dirait alors, c'est la vérité. Evidemment, ce genre d'expérience de pensée n'a jamais valeur de preuve. Ce n'est pas parce qu'on imagine que la personne ment qu'elle ment réellement. Mais l'impossibilité d'avoir une preuve est quelque chose de normal, et même de souhaitable, car ce manque de preuve fait partie des particularités de la communication humaine dont il faut rendre compte. Si nous avions une technique rationnelle de preuve de la véracité des personnes, c'est que nous serions en train de parler d'autres choses que d'humains!

"Dire que p" et "mentir (au sujet de p)" se distinguent seulement par les caractéristiques épistémiques de la situation. Par épistémiques, je veux dire relatives aux croyances des interlocuteurs impliqués dans la communication. C'est la croyance d'un locuteur à l'égard de ce qui est dit qui distingue ces deux termes. L'expression "dire que p" est neutre à l'égard des considérations épistémiques. La phrase ne renseigne pas sur ce que croit l'agent. Au contraire, "mentir (au sujet de p)" n'est pas neutre, l'expression précise que le locuteur ne croit pas ce qu'il dit. Et nous avons vu que ces considérations épistémiques ne sont pas des considérations psychologiques. Il n'est pas très important de savoir à quoi pense effectivement une personne quand elle ment. Il n'est pas non plus décisif de savoir ce qu'elle a vécu, sa biographie. Les considérations épistémiques s'établissent dans des conditions contrefactuelles : on détermine ce que croit une personne lorsqu'on peut déterminer ce qu'elle affirmerait si aucun enjeu d'aucune sorte, aucun intérêt pratique ou moral, ne la poussait à travestir la vérité. La seule méthode dont nous disposions pour établir des conditions contrefactuelles, c'est en y pensant, en faisant de petits expériences de pensée. Mais cela ne signifie pas que croire soit quelque chose de psychologique. C'est notre mode d'accès à nos croyances qui exige une opération psychologique, pas les croyances elles-mêmes. C'est si vrai que ce mode d'accès psychologique est exactement le même pour nos propres croyances et pour celles d'autrui. Quand on veux savoir si autrui nous ment ou est sincère, on l'imagine dans des conditions contrefactuelles où il n'aurait plus le moindre intérêt à nous mentir, et on imagine ce qu'il pourrait nous dire. S'il dit la même chose, alors il est sincère, ou du moins on peut le tenir pour sincère. Si par contre il dit autre chose, on peut deviner qu'il ment parce qu'il a intérêt à nous cacher quelque chose.
La compréhension correcte du mensonge exige donc une bonne compréhension de ce qu'est une croyance. Coire que p n'est pas un état psychologique, mais une disposition à affirmer p sous certaines conditions contrefactuelles, et c'est pourquoi dire que p et mentir au sujet de p ne se distinguent pas comme le font des actions, mais seulement de manière contrefactuelle. Dire que p et mentir au sujet de p sont exactement la même action. Mais placé dans des circonstances contrefactuelles dans lesquelles l'agent n'aurait plus d'intérêt à mentir, cet agent avouerait qu'il ment, et pourrait dire ce qu'il croit vraiment.

Je tire de ce petit parcours la conclusion suivante : mentir est un acte dont la différence entre dire la vérité est d'ordre contrefactuelle : dans une circonstance où les intérêts à mentir n'existeraient pas, l'individu sincère dirait la même chose, alors que l'individu trompeur dirait autre chose. C'est donc sur un plan non empirique que se distinguent le fait de dire que p, et le mensonge au sujet de p.
Ce plan non empirique est le niveau de l'interprétation des agents. Dans ce niveau, nous pouvons attribuer des croyances, croyances dont le contenu est d'être des dispositions à affirmer certaines choses, dispositions pouvant s'actualiser ou non selon les conditions établies dans chacun des mondes possibles.
Cette approche du mensonge est donc très éloignée d'une approche psychologique dans laquelle c'est la pensée de l'agent qui déterminerait s'il ment ou non. Cependant, il ne s'agit pas non plus de nier que les aspects psychologiques figurent au titre de conditions nécessaires au mensonge. Néanmoins, cette condition nécessaire psychologique ne suffit pas à déterminer la véracité d'un acte de parole. Seul le plan contrefactuel de l'interprétation le permet. 

mardi 19 avril 2016

Une bonne raison est-elle aussi une bonne excuse?

Suite à des propos d'un homme politique (Valls) et d'un journaliste (Val), Bernard Lahire s'est senti obligé d'écrire un petit livre de circonstance, Pour la sociologie, dans laquelle il prend la défense de sa discipline contre des accusations grossières et démagogiques. Ces accusations sont les suivantes : "la sociologie aurait un effet social ravageur parce qu'elle excuserait les délinquants, en expliquant pourquoi ils en viennent à avoir des conduites répréhensibles. La bonne attitude serait de les punir et de refuser d'expliquer leurs actes, dans la mesure où expliquer, c'est déjà justifier, donc déjà pardonner." Lahire estime à raison que ce discours est totalement confus et demande une réplique sans concession. Son propos consiste à rappeler, de manière assez plate, la vulgate wébérienne : la science vise seulement à décrire, mais ne s'engage sur aucun jugement de valeur. Elle peut décrire le mode de pensée des délinquants, mais certainement pas les excuser ni d'ailleurs les condamner. Cela ne serait tout simplement pas son rôle. Bref, Lahire rappelle à cet homme politique la bonne vieille distinction entre les faits et les valeurs, qui même, si elle est critiquable, reste, à ce niveau de bêtise, nécessaire. Confondre expliquer et excuser, sans même essayer de dire un mot de justification, c'est tout de même ahurissant!

Cependant, la discussion a quelque chose d'ironique, du fait de la position théorique de Lahire. En effet, même si celui-ci n'a cessé de prendre ses distances à l'égard de Bourdieu, Lahire en reste un disciple, quelqu'un qui prend au sérieux la notion d'habitus, ne renonce pas aux idées de classes sociales, et est attaché à la sociologie de tradition durkheimienne, assez holiste et déterministe. Or, c'est justement cette tradition qui fait l'objet des attaques du politique et du journaliste. Celle-ci nierait la responsabilité de l'individu, en le transformant en un pantin qui serait manipulé par une puissante causalité collective. On ne peut nier que Bourdieu ait souvent tendance à tenir un discours fataliste sur le monde social, laissant penser que les parcours individuels sont statistiquement déterminés et qu'il est illusoire d'imaginer qu'on puisse s'exempter de ces puissants mécanismes.
Cependant, c'est justement parce que Bourdieu et avec lui toute la tradition durkheimienne sont déterministes qu'il est absurde de leur reprocher d'excuser les comportements délinquants. Un délinquant n'a certes pas le choix de le devenir, mais cela n'est ni une excuse, ni un reproche. Les choses étant parfaitement déterminées par des lois sociologiques, les notions de responsabilité, de culpabilité, d'excuse ou de justification n'ont aucune application. On peut donc à la limite reprocher à Bourdieu de nous donner une lecture du monde qui nous prive d'utiliser des catégories morales, mais certainement pas d'excuser qui que ce soit! Je pense en effet que des approches si déterministes, comme peut l'être celle de Spinoza en philosophie, ont quelque chose de totalement paradoxale, dans la mesure où elles nous poussent à la contradiction performative (contradiction de ce que l'on dit et de ce que l'on fait) : elles nous placent en situation d'observateur, libre de juger de la vérité ou de la fausseté de ce qui est dit, tout en disant que la liberté n'existe pas. Bourdieu aussi succombe à ce paradoxe : il décrit les conceptions morales des individus, tout en défendant une thèse qui soutient que ces conceptions morales sont totalement impossibles (elles ne sont que l'expression mécanique et irréfléchie des mœurs de notre classe sociale). En tout cas, on est bien loin d'une culture de l'excuse!

Au contraire, la critique de Val et Valls serait beaucoup plus pertinente si elle était adressée à l'autre tradition sociologique, celle de Weber. Evidemment, celle-ci est plus individualiste, et elle donne superficiellement l'impression qu'elle ne nie pas la responsabilité individuelle. C'est pourquoi le politique et le journaliste n'auraient jamais adressé cette critique à des sociologues comme Weber, Boudon, ou Crozier. Pourtant, ils auraient pu, et auraient mis au jour un problème particulièrement intéressant. Je me propose de l'exposer ici.
Pour Boudon, qui a exposé cette idée de manière systématique dans tous ces livres (voir entres autres La sociologie comme science), une explication sociologique est satisfaisante si elle parvient à montrer que les agents sociaux avaient de bonnes raisons de faire ce qu'ils ont fait. Au contraire, si les agents passent pour fous, pour idiots, pour irrationnels, c'est probablement parce que l'explication sociologique est mauvaise. Une bonne raison est un motif ou une croyance qui rationalise le comportement d'un agent, sachant que la rationalisation peut être de nature instrumentale (elle montre que l'agent a choisi la ligne de conduite la plus efficace pour atteindre le but qu'il s'était fixé) ou axiologique (elle montre que l'agent a fondé sa ligne de conduite sur un principe faisant l'objet d'une évidence immédiate. Parmi les exemples classiques de Boudon, on trouve par exemple "toute contribution mérite rétribution"). La théorie de Boudon a pour précurseur Max Weber, qui pensait aussi que la sociologie devait donner des explications compréhensives, dans laquelle le comportement d'un agent devait être expliqué en référence à un idéal-type, c'est-à-dire en référence à une ligne de conduite parfaitement rationnelle (voir ses Essais sur la théorie de la science). Cela signifiait que Weber pouvait bien accepter des conduites irrationnelles, mais que celles-ci devaient rester marginales, secondaires, l'explication sociologique centrale étant celle qui consiste à ramener un agent à un idéal-type. L'irrationnalité (par exemple, des affects) n'est qu'une déviation locale et limitée par rapport à l'idéal-type. 
Or, appliqué au délinquant, cette approche individualiste et rationaliste a des conséquences étonnantes : le délinquant a de bonnes raisons de faire ce qu'il fait, il n'est pas un pantin manipulé, mais au contraire quelqu'un qui a examiné les différentes lignes de conduite possibles, et a retenu celle-ci en connaissance de cause. Mais si ce délinquant a de bonnes raisons de l'être, alors il est justifié de l'être. Et s'il est justifié de l'être, alors il est excusé de l'être! Aucun délinquant ne peut être condamné, parce qu'aucun n'est mauvais. Tous ont fait le meilleur choix qui se présentait à eux, compte tenu des contraintes qui pesaient sur eux. On peut imaginer qu'en contexte plus favorable, des voies non délinquantes auraient été plus rationnelles. Mais dans un contexte défavorable, la délinquance était la meilleure option. On peut donc à la limite regretter que le délinquant ne se soit pas trouvé dans un contexte plus favorable. Mais on ne peut pas le condamner, dans la mesure où on juge qu'il est rationnel de faire ce qu'il a fait effectivement.
Tel est donc le problème radical auquel est exposée la sociologie wébérienne : elle est une vraie sociologie de l'excuse, puisque, en montrant que les agents sont (presque) toujours rationnels, elle montre que les agents sont (presque) toujours excusables. Val n'y avait pas pensé, et pourtant, plus on tient les agents pour adultes, rationnels et responsables, plus il devient impossible de les condamner. Un agent rationnel fait le bon choix, et il n'y a jamais rien à lui reprocher. Et c'est justement ce qui est totalement scandaleux : la morale doit être suivie, et les agents, même rationnels, doivent être condamnés s'ils sont immoraux. Mais comment défendre à la fois l'idée que les agents n'auraient pas dû faire ce qu'ils ont fait, tout en défendant l'idée qu'il était rationnel de faire ce qu'ils ont fait? S'ils sont rationnels, ils ont raison. Donc on ne peut rien leur reprocher. S'ils sont condamnables, c'est qu'ils auraient dû agir différemment, donc qu'ils n'avaient pas raison d'agir ainsi, donc qu'ils sont irrationnels. Il y a problème.

Val et Valls auraient donc besoin de distinguer entre la raison et la morale (ou la raison et la loi. Peu importe ici que l'on parle de morale ou de loi). Ils auraient besoin de dire qu'on peut avoir de bonnes raisons d'agir, sans avoir le droit d'agir ainsi, parce que la morale s'y oppose. Mais cela n'a rien de simple. Cela semble nous engager à dire que certaines raisons d'agir sont des raisons, mais ne sont pas de bonnes raisons, puisque nous avons le devoir de ne pas les suivre. Cela signifie qu'il faut construire une séparation entre comprendre par des raisons, et justifier par des bonnes raisons. Or, on ne voit pas comment faire une telle chose. Peut-être ceci surprendra-t-il le wébérien orthodoxe qui pense qu'on peut séparer les faits et les valeurs. Pourtant, dans l'interprétation d'un agent, on est inévitablement conduit à les mélanger : comprendre les intentions et les actions d'une personne, ce qui est une question factuelle, nous entraîne inévitablement sur le terrain des valeurs, à savoir la question de ce qui compte pour nous comme une justification satisfaisante de l'action en question. Si nous prêtons à un agent une intention qui nous semble indéfendable, alors nous devons la corriger. Au contraire, si l'intention prêtée à l'agent nous semble légitime, alors il est probable que ce soit la bonne. Pour le dire dans de tout autres termes, il y a un principe de charité qui joue dans l'interprétation des actions, et qui exige que les actions des individus interprétés soient globalement rationnelles, justifiées, bonnes. Si ce n'est pas le cas, cela remet en cause la valeur de notre interprétation plutôt que la rationalité des individus observés. Weber, souvent, laisse penser qu'il suffirait de comprendre le système de valeurs des agents sociaux pour interpréter leurs actions. Mais ça ne va pas. Car une raison n'est pas quelque chose qui pourrait être valable pour autrui sans l'être pour nous. Bien sûr, autrui n'est pas dans le même contexte que nous. Mais une fois que nous avons compris dans quel contexte autrui agit, si nous attribuons à autrui une bonne raison pour agir, c'est que cette raison est bonne aussi pour nous (je veux dire : placé dans le même contexte, nous aurions fait la même chose). Il y a une universalité de la validité des raisons qui exclut qu'on puisse ainsi séparer valeurs auxquelles adhère un agent, et valeurs du sociologue. Une raison valide l'est pour toute personne. En résumé, si une raison en est une pour un délinquant, alors elle l'est aussi pour nous. Il n'y a pas moyen de dire qu'une raison en est une mais n'est pas bonne. Donc, si nous avons rationalité l'action d'un délinquant, nous ne pouvons plus le condamner!
On pourrait être tenté de faire des délinquants les cas marginaux que le principe de charité autorise. Les personnes qui respectent la loi sont rationnelles, et elles sont majoritaires. Par contre, il existe quelques personnes qui ne respectent pas la loi et sont irrationnelles. Elles doivent donc être punies, justement à cause de leur irrationalité. De cette façon, avec l'individualisme méthodologique, on sauve la responsabilité individuelle, sans pour autant avoir à admettre que tous les agents sont justifiés de faire ce qu'ils font. Mais le prix à payer serait lourd. Car si les délinquants sont tenus pour irrationnels, cela signifie qu'on ne peut pas donner d'explication convaincante de leur comportement, donc que la sociologie est impuissante à leur sujet. C'est un échec, car le but était de dire que la sociologie n'excuse pas, et non pas que la sociologie ne peut pas expliquer la délinquance! N'étant pas dans l'esprit de Val et Valls, j'ignore s'ils seraient prêts à accepter de telles conséquences, qui de toute façon seraient plus embarrassantes pour les sociologues que pour les politiques. Après tout, dire qu'il n'y a rien à comprendre mais juste à frapper est peut-être assez vendeur politiquement. Par ailleurs, rien ne prouve a priori que ce soit faux. Il se pourrait bien, qu'au fond, les délinquants soit terriblement irrationnels. A mon humble avis, c'est le cas, le rapport bénéfices/risques de la délinquance paraît vraiment faible, tant les risques sont sérieux de finir en prison pour des gains très modestes.
Evidemment, dire que les délinquants sont irrationnels nous mène dans une autre difficulté. Peut-on vraiment condamner quelqu'un d'irrationnel, donc qui ne semble pas totalement adulte et responsable? C'est une question assez difficile et vaste, que je ne soulèverai pas ici. Elle sorte de toute façon de mon propos, puisque je ne souhaite pas me demander si l'absence de bonne raison pourrait être une bonne excuse. Il me suffit en effet de montrer que les raisons sont toujours en même temps des excuses. 

Que conclure? Quelqu'un qui braque une banque en risquant de tuer quelqu'un ou d'être tué, et qui sait que son butin se limitera à quelques milliers d'euros, est nécessairement irrationnel, sauf si ses possibilités d'actions sont si terriblement limitées que cette voie est la meilleure. Dans les deux cas, la société est clairement responsable. Dans le premier (l’irrationalité), la société est responsable de ne pas avoir mieux éduqué une personne. Dans le second, elle est responsable de ne pas proposer de possibilités d'actions moins désastreuses. 
On ne peut donc pas accepter les propos démagogiques des politiques sans réagir. Car ils reposent en plus sur une autre confusion. Dire que la société est responsable de mener les délinquants à de telles actes, ce n'est pas dire que les délinquants ne doivent pas être punis. Cela veut simplement dire que la politique doit aussi se soucier d'agir sur la société. En attendant, la punition, comme moyen d'inciter les agents à ne pas commettre de crimes ou de délits, reste parfaitement légitime. La punition est légitime aussi bien à l'égard des agents rationnels, parce qu'elle produit une incitation à changer de conduite, qu'à l'égard des agents irrationnels, parce qu'elle leur fait peur. C'est, je crois, l'avantage de la sociologie d'inspiration wébérienne de nous faire sortir des discours moralisants, tout en donnant un sens aux pratiques punitives. 

mercredi 13 avril 2016

Le mystère et l'angoisse : la problématique

En classe de philosophie, on attend de tout élève qui choisit la dissertation qu'il trouve une problématique et qu'il construise un développement reposant sur celle-ci. Mais, cette exigence suscite une angoisse terrible, parce que la plupart des élèves n'arrivent tout simplement pas à savoir ce que l'on attend d'eux, et le nom "problématique" évoque quelque chose de totalement mystérieux, quasiment fantomatique, quelque chose qui ne serait pas tout à fait la question posée par le sujet, mais qui ne serait pas non plus quelque chose de différent. La problématique est, semble-t-il, un vrai fantôme : pas tout à fait là, mais pas vraiment ailleurs non plus. Je voudrais donc donner indirectement quelques conseils aux chasseurs de fantômes débutants, et plus directement réfléchir à la nature d'une problématique, qui exige que l'on comprenne ce qu'est un problème théorique.

Tout d'abord, il faut un peu mieux comprendre la différence entre les questions et les problématiques. Certaines questions exigent une problématique pour être résolues, mais d'autres n'en exigent aucune. Une question empirique n'exige pas de problématique, parce qu'on peut y répondre par simple observation, ou bien par expérimentation. Si on me demande s'il pleut, je regarde par la fenêtre et je réponds. Si on me demande le pourcentage de la population française sous le seuil de pauvreté, je mets en place un protocole expérimental (qui utilisera probablement des échantillons et des statistiques), puis je réponds. J'ai pris ici deux exemples situés aux extrêmes des questions empiriques : une très simple qui peut être résolue par observation directe, une très compliquée qui mobilise pas mal d'outils scientifiques et mathématiques. Mais dans ces deux cas, il n'y a pas de problématique. Il suffit juste d'aller obtenir l'information désirée.
Une question empirique est donc une question qui porte sur une connaissance que nous n'avons pas nécessairement, que nous ne pouvons pas obtenir par simple réflexion, et qui exige de nous une forme d'enquête pour l'acquérir. Répondre quelque chose à une question empirique, c'est apprendre quelque chose à quelqu'un qui ne connaissait pas la réponse (sauf dans le cas où la personne qui posait la question le faisait afin de tester notre niveau de connaissance).
Ensuite, il faut préciser qu'une question empirique n'est résoluble que parce que les concepts ont une signification bien fixée, non susceptible de varier, et ne sont pas sujets à polémiques. Je peux mesurer le pourcentage de la population française sous le seuil de pauvreté seulement si tout le monde est d'accord sur le manière de fixer ce seuil (par exemple, pour le seuil de pauvreté relatif, on utilise en France le fait d'avoir un revenu mensuel inférieur de 60% au revenu médian). Une fois la définition du seuil de pauvreté fixée, la mesure devient une question empirique. Par contre, si tout le monde se bat pour savoir comment fixer ce seuil, alors l'enquête empirique n'est pas utile, et les débats, eux, ne sont pas vraiment de nature empirique.   

On peut maintenant faire un pas dans la bonne direction. Il y a des problématiques derrière les questions chaque fois que le sens des mots est en jeu. Si je dois savoir ce qu'est la pauvreté avant de répondre, alors je tiens une problématique. Mais ce n'est pas encore tout à fait cela. Car il existe pléthore de mots qui ont besoin d'être définis précisément, qui doivent donc faire l'objet d'une convention explicite, mais qui pourtant ne soulèvent aucun problème philosophique. Par exemple, tous les termes de couleur font l'objet d'une définition extrêmement rigoureuse chez les teinturiers. Un jaune paille, un rose corail, un blanc cassé, un bordeaux, etc. sont des nuances qui doivent être fixées de manière très précise, et qui, évidemment, conditionnent tout jugement empirique sur la couleur de tel ou tel objet. Pourtant, là encore, bien qu'il faille des conventions extrêmement rigoureuses sur la manière de nommer chaque nuance, cela ne suffit pas à poser des problèmes philosophiques. Certes, ceux-ci ne sont jamais très loin. Par exemple, on pourrait se demander si les couleurs sont objectives ou subjectives, si nous ressentons la même chose quand nous voyons la même couleur, s'il y a des qualia, des vécus subjectifs des qualités visuelles, etc. Mais tous ces problèmes philosophiques, même s'ils sont proches, ne sont jamais nécessaires pour résoudre des questions de teinturiers tels que : "cet objet est-il rose fuschia ou rose corail?".
De manière générale, quand les problèmes de définitions de mots ne sont que des problèmes sur les choix de conventions, il n'y a aucune problématique. Une convention n'est utile que dans la mesure où tous les hommes utilisent la même, et une convention n'est jamais bonne ou mauvaise en soi. Donc, nous avons à nous mettre d'accord, et respecter nos conventions, mais il n'y a pas d'intérêt à discuter de la valeur de nos conventions, si ce n'est pour des raisons pragmatiques. Par raisons pragmatiques, il faut entendre la facilité d'usage : autant éviter d'adopter des conventions, si elles sont trop compliquées à utiliser, ou nous font commettre régulièrement des fautes. Pour donner un exemple de discussion pragmatique sur les conventions, on pourrait prendre l'exemple des chiffres romains et arabes. Les chiffres arabes sont préférables parce qu'ils permettent d'exprimer un nombre infini de nombres avec seulement dix signes, et surtout parce que le zéro est un redoutable moyen pour faire des calculs rapidement, simplifier des fractions, etc. Mais il n'y a pas d'enjeu théorique, et le choix du système de notation n'implique pas, par lui-même, de révision de nos notions de nombre.
En résumé, même si les questions philosophiques sont proches des questions de la forme "Qu'est-ce que...?", il ne suffit pas qu'une question ait cette forme pour être philosophique, car bon nombre de ces questions peuvent être résolues simplement en nous mettant d'accord sur une convention.

On peut encore aller plus loin pour indiquer ce que n'est pas une problématique. Notamment, ce n'est pas la tentative d'obtenir la définition d'un concept à partir de ses usages. Comme le dit Kant, dans la Critique de la faculté de juger, il n'y a que deux types de jugements :
1) les jugements déterminants : un concept étant donné, on se demande si tel ou tel objet tombe sous ce concept.
2) les jugements réfléchissants : un ensemble d'objets étant donné, on se demande quelles caractéristiques ils ont en commun, caractéristiques qui indiquent le contenu du concept.
Il est évident que les jugements déterminants sont ce que j'ai appelé des affirmations empiriques, en réponse aux questions empiriques. Par contre, on pourrait être tenté de tenir les jugements réfléchissants pour des jugements philosophiques. En effet, fixer le contenu d'un concept n'est pas une question conventionnelle, puisque nous sommes limités par nos exemples et ne pouvons pas faire n'importe quoi. Et fixer le contenu d'un concept n'est pas non plus une question empirique, puisqu'elle ne se résout pas par l'observation, mais par la réflexion à partir de connaissances empiriques.
Pour bien expliquer cela, il faut rappeler la différence entre un concept, et un ensemble d'objets. Un ensemble d'objet n'est rien de plus que ce qui est dit, à savoir un regroupement abstrait (je veux dire, regroupement par la pensée, et non pas un regroupement spatial) d'objets. Un concept, lui, est un critère d'appartenance à ce regroupement, ou, autrement dit, une règle de reconnaissance des objets comme étant bien de la sorte en question. En ayant un concept, on dispose d'une règle permettant de distinguer les objets appartenant à l'ensemble, et ceux qui n'y appartiennent. On dispose donc aussi d'une règle permettant de faire la distinction pour tous les cas possibles, et pas seulement pour les cas réels. Or, cette considération des possibles est une opération intellectuelle et non pas empirique. Il n'existe aucune enquête empirique sur les possibles, évidemment, dans la mesure où la plupart des possibles sont des contrefactuels. Alors que l'enquête porte sur le réel et pas sur le contrefactuel, par définition. J'en conclus donc que les jugements réfléchissants viennent de l'esprit pur réfléchissant sur des données dont il dispose déjà, à la différence des jugements déterminants qui ne peuvent être prononcés qu'au moyen d'une enquête empirique.
Ce type d'exercice intellectuel est-il philosophique? La réponse est loin d'être évidente, mais il ne me semble pas. Cet exercice consiste à considérer des possibles, et à les faire varier, jusqu'à trouver ce qui est nécessaire, et ce qui est contingent, et ainsi, à définir le concept au moyen de ce qui est nécessaire. Par exemple, on veut définir le concept de voiture : on peut en faire varier la couleur, la forme, la taille, le système de propulsion, mais pas le nombre des roues, ni la présence d'un moteur, ni le fait de disposer de places à l'intérieur pour que des humains s'y installent, etc. On a ainsi, par ce petit jeu mental, défini la voiture;
Mais ce qui fait que la définition des voitures n'est pas philosophique, c'est l'absence de problème théorique. Nous ne rencontrons aucune contradiction, aucun conflit entre définitions, aucun problème théorique. En définissant la voiture, nous allons inévitablement tomber sur des bords flous (par exemple, un véhicule à trois roues est-il vraiment une voiture?) mais pas sur un problème théorique. Les bords flous sont rendus précis, si besoin est, par des conventions. A nous de décider arbitrairement de nommer voitures les véhicules à trois roues, ou de les appeler tricycles à moteurs. Cela ne change rien, ne suscite aucun embarras.

Je résume brièvement la discussion. Les problématiques ne sont pas :
1) des questions empiriques
2) des questions relatives au choix des conventions linguistiques
3) des questions relatives à la délimitation des concepts
Ces trois réponses possibles sont toutes insatisfaisantes car elles ne font pas la moindre place à l'idée qu'il puisse y avoir un problème théorique. C'est maintenant aux problèmes théoriques que je souhaite me consacrer.


Quand on veut expliquer de la manière la plus simple possible la manière de formuler un problème théorique, on le fait généralement de la manière suivante : on part d'abord d'une affirmation tenue pour évidente, et qui répond à la question posée, puis, on montre qu'une seconde affirmation, qui s'oppose directement à la première, semble pourtant tout aussi valable. La problématique naîtrait donc d'un paradoxe, de deux affirmations contradictoires et pourtant vraisemblables.
Cette manière de présenter les choses n'est pas parfaite. Un élève malicieux ou idiot pourrait respecter cette consigne tout en étant totalement à côté de la plaque. Par exemple, sur le sujet "Les lois sont-elle une limite à la liberté?", un élève pourrait répondre : "Les lois sont bien des limites à la liberté puisqu'elles empêchent les gens de faire ce qu'ils veulent, pourtant, en réalité, il n'y a pas de limite, car en étant très fort, on peut désobéir aux lois sans se faire prendre". Dans la forme, l'élève a suivi la consigne, mais il ne fait pas du tout ressortir de problème théorique. Il s'est au fond contenté d'aligner deux propositions vaguement empiriques et contradictoires, mais n'a pas du tout vu la difficulté dans le concept de liberté.
Il faut donc présenter les choses d'une autre manière, mais sans pour autant exclure totalement l'idée qu'un problème théorique soit une sorte de paradoxe. Ce qui ne va pas dans la remarque de cet élève imaginaire, c'est qu'il présente deux cas différents, un premier dans lequel on est faible et soumis aux lois, et un second dans lequel on est suffisamment fort pour ne pas être entravé par les lois. Il n'a donc pas vraiment mis le doigt sur une contradiction, mais seulement sur deux cas différents. Pour qu'il y ait véritablement contradiction, il faudrait parler de la même chose, et montrer qu'on pourrait le voir de deux manières différentes. Ces deux manières ne seront donc pas deux cas, mais deux conceptions différentes de la liberté. En l'occurrence, ici, on peut proposer la problématique suivante : "Si être libre, c'est pouvoir faire ce que l'on veut sans entrave ni sanction, alors les lois sont bien des limites à la liberté, puisque la désobéissance aux lois entraîne punitions et enfermement ; mais si être libre, c'est avoir partout et toujours la capacité de faire ses propres choix sans être déterminé par autre chose que nous-mêmes, alors les lois ne sont pas du tout des limites à la liberté, mais simplement des paramètres que nos choix prennent en compte."
On voit ici qu'il ne s'agit pas de cas empiriques, ni d'ailleurs de contrefactuels. Car il se pourrait qu'aucun contrefactuel ne puisse nous dire si la liberté est plutôt la capacité de faire tout ce qu'on veut, ou la capacité de choisir. Ce n'est pas une question d'exemples. Car même en ayant une liste consensuelle d'exemples de personnes libres, la question reste entière. Résoudre un tel problème suppose de donner des arguments, c'est-à-dire des affirmations aussi générales que les affirmations qu'il s'agit de discuter. Et par générales, il ne s'agit pas d'affirmations empiriques quantifiées par un quantificateur universel (de type "tous les F sont des G") il s'agit d'affirmations qui portent sur les concepts eux-mêmes, donc d'affirmations d'un niveau sémantique supérieur (de type "être F, c'est être G"). D'un point de vue logique, cette montée sémantique signifie le passage à un langage de second ordre (comme il y a une logique de second ordre) . D'un point de vue épistémique, cela signifie que nous cessons de parler empiriquement des individus, et que nous parlons théoriquement des concepts. Car notre accès cognitif aux individus n'a plus rien à voir avec notre accès cognitif aux concepts. Autant les discours sur les individus sont empiriques, autant les discours sur les concepts sont théoriques.

Mais ceci est loin de résoudre tous les mystères. Car pourquoi y a-t-il parfois besoin de poser des thèses et des objections au sujet des concepts? Pourquoi y aurait-il des affirmations vraies et d'autres fausses au sujet des concepts, et pas simplement des définitions plus ou moins commodes? Dans la première partie de ce post, j'ai montré que certaines discussions ont pour objet de délimiter les concepts, et que ces discussions visent à trouver la convention la plus pratique. C'est le cas pour l'exemple de la voiture.  Mais aucun philosophe n'accepterait qu'on fixe conventionnellement une définition pour la liberté, pour la justice, ou pour la science, définition qui aurait pour seule qualité d'être très respectueuse des usages et facile à utiliser. Les philosophes veulent une définition vraie, qui passe toutes les critiques que l'on fait habituellement à ces notions. Mais qu'est-ce qui autorise à penser qu'il y a du vrai et du faux en matière de concepts, et pas seulement en matière de description empirique? Je ne le sais pas.
Evidemment, pas mal de problèmes conceptuels sont liés à des problèmes pratiques ou moraux. Quand on se demande si la justice consiste à suivre les lois de son pays ou bien à réaliser un idéal, on pose à la fois un problème théorique et un problème qui aura des conséquences sur nos choix de vie (en l'occurrence, faut-il être conservateur, progressiste, partisan de la désobéissance civile, etc.). Mais ce n'est pas le cas de tous les problèmes conceptuels. Déterminer si la connaissance est une croyance vraie et justifiée ou bien un dévoilement de l'être n'a pas d'enjeu pratique. Déterminer si le mental est une substance ou bien l'entéléchie d'un corps vivant humain n'a pas non plus d'enjeu pratique. Déterminer si les mathématiques sont une boîte à outils pour les sciences empiriques ou bien la description d'un monde d'idéalités mathématiques n'a pas non plus d'enjeu pratique. Pourtant, toutes ces questions sont éminemment philosophiques.
Je ne suis pas sûr d'avoir une réponse à cette énigme de l'existence de problèmes théoriques. Tout ce que je peux proposer, c'est une reformulation du même mystère. Les problèmes théoriques sont un cas particulier des problèmes pragmatiques (c'est-à-dire relatifs à l'usage que nous faisons des concepts). Parmi les valeurs pragmatiques, la valeur fondamentale est la facilité d'usage. Un concept n'est acceptable que si nous humains pouvons l'utiliser sans mobiliser une énergie intellectuelle considérable. Mais il existe une autre valeur pragmatique : la cohérence. Les concepts, en effet, ne sont jamais tout seuls. Ils se présentent en système, chacun ayant des liens avec beaucoup d'autres (ces liens étant tissés selon les définitions des concepts). Les philosophes sont une catégorie de personnes soucieuses de ce que les concepts qu'ils utilisent ne se contredisent pas. Même si, dans la vie ordinaire, cette contradiction n'est pas gênante, dans l'activité théorique, cette contradiction est gênante. Ainsi, même si nous ne nous trompons jamais pour distinguer les hommes libres et ceux qui ne le sont pas, nous voulons savoir si la liberté repose sur la puissance d'agir, ou sur la capacité de choisir. Même si nous savons que tous les hommes ont un esprit, nous voulons savoir si cet esprit est un objet en plus du corps, ou plutôt une certaine opération qui résulte de l'activité physiologique du corps. Nous utilisons de nombreux concepts, et nous ne voulons pas que ce que l'on peut dire d'eux soit contradictoire.
Evidemment, dire que les concepts peuvent se contredire n'explique pas pourquoi il peut y avoir du vrai et du faux en matière de concept, car cela revient exactement au même. Et d'ailleurs, on ne comprend pas bien non plus pourquoi les concepts pourraient se contredire alors que les concepts ne sont justement pas des propositions, qui, seules, peuvent avoir des valeurs de vérité. Bien sûr, on dira qu'on fait des propositions au sujet des concepts, et que ce sont ces propositions qui peuvent être vraies ou fausses, et pas les concepts eux-mêmes. Mais cette précision étant faite, le mystère reste entier : comment pourrait-on faire des propositions vraies ou fausses au sujet des concepts? S'il s'agissait seulement de décrire l'usage des concepts, cela n'aurait rien de mystérieux. Mais puisqu'il s'agit non pas de décrire les usages, mais de les prescrire, on se demande bien comment il pourrait y avoir le moindre sens à parler de vérité ou de fausseté en ces matières.
Et pour redoubler encore le mystère, il faut rappeler que certains concepts ne semblent pas créer de contradiction. Il n'y a pas de problématique sur les voitures, ni sur la marche, ni sur le tir à l'arc, ni sur les séries télévisées, ni sur plein d'autres notions qui font l'objet de livres à la mode et qui ne contiennent rien de plus que des descriptions empiriques, au mieux informées et intelligentes, mais sans le moindre gramme de philosophie.  Donc, pourquoi y a-t-il des problèmes philosophiques plutôt que rien? C'est un mystère.


Il me semble que je peux répondre à la question de départ. Une problématique est un problème qui porte sur des concepts plutôt que sur des faits ou des individus. Et il y a des problèmes qui portent sur les concepts dès lors que des affirmations au sujet de ces concepts en contredisent d'autres. La philosophie est donc une discussion qui se situe sur un niveau sémantique de second ordre. Elle ne parle pas des faits, mais de la manière dont on qualifie les faits. Et la philosophie est une activité normative : elle ne décrit pas la manière dont on qualifie les faits, mais cherche à prescrire la manière dont on doit les qualifier.
Ce qui par contre reste aporétique, c'est la question de savoir pourquoi certaines affirmations au sujet des concepts mènent à des contradictions, alors que d'autres ne mènent à aucune contradiction, et sont de pures affaire de conventions plus ou moins commodes. L'existence de la philosophie reste un mystère.

vendredi 8 avril 2016

Le réalisme direct : le problème de l'erreur

Dans les discussions contemporaines sur la perception, bon nombre de philosophes se rangent du côté du réalisme direct (en gros, tous ceux qui ne sont pas tournés vers les sciences cognitives). Parmi eux, le premier est Austin, dont Le langage de la perception est le première à avoir énoncé assez clairement l'idée, même si Austin n'en fait pas une thèse mais plutôt un motif de critique de la thèse adverse. Puis ses successeurs sont Putnam, Travis, Benoist.
La thèse du réalisme direct est la suivante : lorsque nous percevons un objet du monde extérieur, nous percevons directement cet objet. Il n'y a aucun intermédiaire mental, aucune interface entre le sujet et l'objet. Notre perception n'est pas mise en forme par des concepts, schèmes, etc. En cela, le réalisme direct est en opposition massive avec les idées fondatrices de la philosophie moderne depuis Descartes, et particulièrement de Kant, qui a beaucoup brodé sur la révolution copernicienne qu'il faisait accomplir à la philosophie. En effet, pour Kant, l'idée que la perception pourrait accéder directement à l'objet aboutit à une aporie, aporie qui repose sur le fait que nous devrions être capable de spécifier les propriétés de l'objet indépendamment de ce que nous en connaissons, et cela semble contradictoire (puisque cela reviendrait à dire ce que nous savons de l'objet, indépendamment de ce que nous savons de l'objet). Pour Kant, la seule solution est donc d'admettre que le sujet impose à l'objet des structures transcendantales, qui donnent la forme générale de toute connaissance possible de cet objet. En l'occurrence, le temps et l'espace sont les formes que l'esprit impose à toute représentation sensible, en vue d'organiser celle-ci. On ne peut donc pas dire que l'objet est en soi spatial et temporel, mais seulement que l'objet apparaît pour nous dans l'espace et dans le temps. Au contraire de Kant, le réalisme direct refuse totalement cette idée que l'esprit produirait ou contiendrait une interface entre le sujet et l'objet, interface dont la fonction serait de mettre en forme la connaissance de cet objet. Lorsque nous voyons un objet, nous voyons l'objet lui-même, et non pas une représentation constituée par des données sensibles mises en forme selon les formes pures de la sensibilité, les catégories, et pour finir les concepts empiriques.
Le réalisme direct n'est donc pas vraiment une thèse ontologique, même s'il est aisément admissible par le naturalisme. Le réalisme dont il est question est seulement le refus de l'idéalité des objets de pensée ou de perception. Quand nous percevons (ou que nous pensons à) un objet, c'est vraiment cet objet auquel nous avons affaire, et pas à une idée de cet objet. Quand je touche un objet, c'est bien lui que je touche. Quand je vois un objet, c'est bien lui que je vois. La perception n'est pas un rapport entre un sujet et une représentation, mais un rapport entre un sujet et un objet.

Il existe un argument très souvent répété contre cette position, c'est l'argument de l'erreur. Son origine est cartésienne. Il dit ceci : admettons que la perception soit un rapport entre le sujet et l'objet, sans formation de représentation. Alors il n'est même plus possible de faire erreur, de se tromper, de croire voir quelque chose alors qu'il n'y a rien. En effet, s'il n'y a rien, on ne peut pas s'y rapporter, donc on ne peut pas le percevoir. Pas d'objet donc pas de perception, pour le réaliste direct. Au contraire, pour un représentationnaliste, on peut percevoir quelque chose même s'il n'y a rien, puisque ce sont les représentations que nous voyons. Les représentations nous montrent quelque chose, alors que la réalité est différente. Et ainsi, nous faisons erreur.
Il me semble que cet argument est totalement faux, et qu'il confond tout. Austin ayant déjà beaucoup critiqué cet argument, je ne vais pas reprendre ce qu'il en dit, qui est satisfaisant. Je voudrais explorer un autre aspect, dans le but de mieux comprendre les notions de vérité et d'erreur, quand on les applique à la perception.
Un premier argument d'esprit wittgensteinien serait le suivant : admettons qu'il soit difficile de comprendre comment faire erreur, dans la théorie du réalisme direct. Le représentationnalisme cependant ne s'en tire par mieux, car il lui faut expliquer pourquoi l'œil de l'esprit voyant des représentations ne pourrait pas se tromper (en effet, pour le représentationnaliste, l'erreur se glisse toujours entre la représentation et la réalité, puisque l'erreur vient du fait d'avoir à l'esprit une représentation non conforme à l'objet). Connaissons-nous vraiment un mode de perception qui ne fasse jamais d'erreur? Non. Et si nous admettons malgré cela que l'œil de l'esprit ne se trompe jamais dans la saisie des représentations, pourquoi ne pas aussi admettre que les yeux physiques ne se trompent jamais non plus? Bref, le représentationnaliste a besoin d'une théorie pour expliquer ce qui rend l'œil de l'esprit si différent des yeux physiques. Et ce n'est pas un problème facile à résoudre. Donc, le réaliste direct n'est pas moins solide que le représentationnalisme, puisque les deux ont une fragilité. Le premier doit expliquer comment l'erreur est possible, le second doit expliquer comment l'impossibilité de faire erreur est possible. Et si on concède au représentationnalisme ce dont il a besoin, on peut dans le même temps défendre aussi le réalisme direct.
Un second argument, plus traditionnel, mais toujours important, est la menace de la régression à l'infini. Si la perception est le fait de se rapporter à une représentation faisant intermédiaire entre le sujet et l'objet, alors il faut que l'œil de l'esprit lui-même perçoive sa représentation au moyen d'un nouvel intermédiaire. Et cela va continuer à l'infini. Or, cet infini ne semble pas acceptable. Il faut donc que, à un certain point, nous percevions l'objet directement. Donc, pourquoi ne pas admettre le plus simple, à savoir que l'objet physique est déjà directement perçu?

Après ces arguments qui visent à montrer que la thèse du réalisme direct est déjà impliqué de manière implicite par le représentationnalisme, je voudrais montrer plus spécifiquement comment fonctionne la notion de perception. Pour ce faire, je vais suivre la voie de Travis, dont le livre Le silence des sens, pourrait être résumé par la thèse : "les sens ne disent rien". Les sens ne peuvent donc jamais être trompeurs, car pour tromper il faut dire le contraire de ce qui est le cas, et que celui qui ne dit rien ne trompe personne. On pourrait évidemment être tenté de changer l'expression, en soutenant que, même si les sens ne disent rien, ils nous montrent quelque chose. Mais cela ne résout rien. Car montrer, c'est utiliser un signe pour désigner quelque chose. Là encore, nos sens n'utilisent aucun signe, ils n'ont pas de doigt pour pointer, pas de voix pour parler ou s'exclamer. Les sens ne font rien du tout, et c'est pourquoi on ne peut pas leur attribuer la moindre action, comme tromper, être fiable, dire la vérité, etc.
Pourtant, il ne suffit pas de dire cela pour convaincre, car on a quand même encore envie de penser que c'est parce que les sens déforment la réalité que l'on se trompe. On a beau facilement admettre que l'action de déformer n'est pas une opération consciente effectuée par les sens, tout se passe quand même comme si les sens nous montraient quelque chose, en nous trompant. Nous n'arrivons pas à abandonner cette métaphore des sens comme construisant un tableau qu'ils nous présentent, et dont il nous faut juger s'il ressemble à l'objet peint. Pour combattre cette métaphore, il faut indiquer ce qu'on appelle précisément se tromper ou avoir raison, en matière de perception d'objets.
Tout d'abord, quelques distinctions élémentaires : on peut se tromper quand on fait quelque chose qu'il ne fallait pas faire, qu'on a mal agi, de manière maladroite, etc. Cela relève donc de la pratique. Dans la pratique, une action peut être réussie ou manquée. Ensuite, on peut se tromper quand on croit quelque chose de faux, ou qu'on ne croit pas ce qui est pourtant vrai. Cela relève donc de la théorie, ou de la connaissance. Il n'est donc pas ici question de réussite ou d'échec, mais de vérité ou de fausseté. Néanmoins, ces deux couples de notions entretiennent bien des rapports. On pourrait en effet tous les deux les rassembler sous les notions de bien et de mal :
1) le bien et le mal dans la pratique : la réussite et l'échec.
2) le bien et le mal dans la théorie : le vrai et le faux.
Prenons quelques exemples. Si j'essaie de monter une étagère, mais que je ne perce pas le mur à la bonne hauteur, j'échoue à monter mon étagère, c'est un échec pratique. Ensuite, si je fais un calcul pour établir le partage des coûts de l'organisation d'une fête, mais que j'oublie de compter les boissons, je fais une erreur théorique, mon résultat est faux. Il faut pourtant remarquer que c'est loin d'être si évident et tranché. Car si j'ai échoué à construire l'étagère, c'est parce que j'ai mal apprécié les distances, et établi un mauvais emplacement pour percer, ce qui est plutôt une théorie théorique. Et inversement, mon calcul comptable faux repose sur une compétence pratique, à savoir faire rigoureusement des listes en passant tout en revue. Le théorique et le pratique sont donc assez profondément embrouillés. Mais la différence semble néanmoins importante. Il y a des erreurs qui relèvent de ce qu'on fait, et des erreurs qui relève de ce qu'on dit ou croit.
J'en viens maintenant à la perception. De quel type d'erreur parle-t-on? La réponse n'est pas évidente, malgré les tendances philosophiques à vouloir immédiatement rabattre cette discussion sur un problème de vérité, donc un problème théorique. Il me semble que ces tendances sont particulièrement forte dans l'empirisme, qu'on trouve aussi bien chez Aristote que chez Locke ou Hume. La sensation étant le fondement de la connaissance, on en vient naturellement à penser que la sensation elle-même est une connaissance, puisque l'on résout ainsi plus facilement le problème de savoir comment la sensation pourrait être le fondement de propositions verbales théoriques. En effet, si la sensation n'est pas une connaissance mais une action, alors il n'est pas facile d'expliquer comment une action pourrait être le fondement de la connaissance. Par contre, si on défend que la sensation est une connaissance sensible (y compris si on dit, à la mode viennoise, que la sensation fournit des propositions protocolaires, ou atomiques), alors le lien logique entre connaissance sensible et connaissance propositionnelle est évident à mettre en place. Qu'on puisse d'ailleurs critiquer ce lien, j'en conviens (c'est ce que fait Sellars, dans Empirisme et philosophie de l'esprit). Néanmoins, de manière superficielle, ça paraît marcher : "je ressens une sensation de rouge" permet d'inférer "il y a un objet rouge", etc. En résumé, il ne faut pas se précipiter, et d'emblée écraser la spécificité de la perception pour en faire une simple production en nous d'une proposition. On ne peut pas dire d'une perception qu'elle est fausse, car rien ne dit qu'il s'agit d'une proposition (ou d'une connaissance, pour le dire d'une manière qui peut paraître moins mystérieuse bien qu'elle revienne au fond au même).
La perception pourrait au contraire être vue comme une activité, qui peut réussir ou échouer. Réussir signifie nous mettre en contact avec l'objet attendu, échouer signifie ne pas nous mettre en contact avec l'objet attendu. Mais c'est insuffisant, car de cette manière, nous ne pouvons différencier que l'aveugle et le voyant. Nous voudrions dire plus, et parler des voyants qui font erreur. Par exemple, nous pensons voir de l'eau, et il s'agit en fait d'une illusion d'optique due à la chaleur. Ici, la perception elle-même n'est pas en échec, car nous voyons bien de l'eau. L'erreur ne commence que si on veut passer de la vue de l'eau à l'énoncé "il y a de l'eau, là bas", car ce jugement est faux. L'erreur théorique, ici, vient donc d'une autre erreur, qui cette fois est pratique plutôt que théorique, celle consistant à énoncer des phrases vraies à partir de nos perceptions. La perception est une activité, qui peut être bien faite ou mal faite. Puis vient une autre activité, qui consiste à rapporter ce qu'on a vu en comprenant ce que nous avons fait, en comprenant notre position. En l'occurrence, il s'agit bien d'une connaissance pratique qui nous fait savoir que la vue est trompée lorsqu'il fait très chaud, parce que la surface au loin émet une chaleur qui est prise pour de l'eau. Celui qui maîtrise un peu ses sensations doit donc savoir qu'il ne peut rien conclure sur ce qui existe au loin.
Je résume : la vérité ou la fausseté ne valent que pour des propositions, pas pour des pratiques. "Il y a de l'eau, là bas" peut être vraie ou fausse. Par contre, la perception n'est ni vraie ni fausse. Elle est effectuée correctement, ou incorrectement. Celui qui croit voir de l'eau perçoit correctement. Simplement, il fait erreur s'il dit ensuite qu'il y a de l'eau, parce qu'il ne maîtrise pas correctement la technique consistant à rapporter des compte-rendu d'expérience. S'il maitrisait mieux cela, il saurait qu'il ne peut rien conclure dans ces conditions. La personne manque de maîtrise.
L'argument qui me semble montrer cela de manière convaincante repose sur l'analyse de la notion de croyance, analyse qui est assez classique. Une croyance peut être :
1) le contenu cognitif, la proposition.
2) l'acte d'adhérer, de tenir pour vrai cette proposition.
Or, seul 1 relève de la théorie, seul 1 peut être vrai ou faux. Au contraire, 2 n'est ni vrai ni faux, mais a lieu ou n'a pas lieu, est bien fait ou mal fait. C'est à première vue un peu étrange de parler de bien croire ou mal croire, mais pas totalement absurde, par exemple dans un contexte religieux. Et dans le contexte de la perception, cela a un sens évident. Il y a des personnes qui savent s'y prendre, parce qu'elles savent ce qu'elles doivent croire, compte tenu des données de la perception dont elles disposent. Il y en a d'autres, les jeunes, qui se font piéger, parce qu'ils ne savent pas comment s'y prendre avec ces données. Ils ne savent pas si elles leur permettent d'avoir confiance ou pas. Mais les données des sens n'ont pas de rapport direct avec le contenu cognitif. Il n'y a pas d'inférence, de déduction, de rapport logique. Les enfants et les adultes ont les mêmes (à peu de choses près). Par contre, seul un individu compétent est capable de former des croyances globalement vraies. Il voit une illusion d'optique, mais s'abstient de se prononcer. Au contraire, dans la vie ordinaire, il sait toujours passer de ce qu'il voit à une croyance vraie. Le réalisme direct est donc la thèse selon laquelle les données sensibles sont utilisées pour 2, mais que ces données ne portent aucun contenu informationnel permettant d'inférer 1. En cela, mieux vaudrait arrêter de parler de données, car ça n'en est pas. Les "données sensibles" sont comme un fil à plomb pour construire mon étagère. Elles servent à bien agir, mais elles n'ont pas plus de contenu propositionnel que le fil à plomb.

J'en conclut la chose suivante : ce que le réalisme direct rejette dans le représentationnalisme, ce n'est pas exactement l'idée qu'il y ait des images mentales, mais plutôt que ces images aient une intentionnalité, qu'elles désignent quelque chose, à savoir l'objet qu'elles représentent. Car ces images mentales ne sont ni vraies ni fausses, elles sont expérimentées, vécues. Simplement, les sujets sont plus ou moins compétents pour utiliser ces images mentales comme des matériaux pour produire des énoncés qui, eux, peuvent être vrais ou faux. Celui qui a de l'expérience sait que la chaleur produit des illusions, mais les images mentales d'eau au loin ne disparaissent pas. Par contre, il sait qu'il ne peut rien en dire. Il s'agit bien d'une adresse, d'une compétence pour savoir exploiter ce qu'on ressent, et en tirer des énoncés qui eux, sont représentationnels (puisqu'ils ont bien une référence).  

jeudi 7 avril 2016

La contradiction en sciences et en morale

En sciences, la contradiction a une fonction assez simple : si deux propositions se contredisent, alors au moins une des deux est fausse, et il est nécessaire d'apporter une correction quelque part dans l'édifice scientifique de façon à ce que notre théorie n'implique plus la proposition fausse, ou bien les deux propositions, si les deux sont fausses. Dans la mesure où les sciences décrivent la réalité, la notion de fausseté a un sens assez clair, et c'est pourquoi la contradiction aussi a un sens assez clair : une proposition fausse ne décrit rien, ou décrit mal ce qui existe, et la contradiction révèle le fait qu'une ou deux propositions contradictoire ne décrit rien ou décrit mal.
La fonction de la contradiction n'est donc pas très compliquée, quand on parle des sciences. La seule véritable discussion porte sur la nature des corrections à apporter. Certains philosophes sont plutôt atomistes (par exemple, Carnap et sa théorie des propositions protocolaires, qui donnent un fondement à l'ensemble des autres propositions scientifiques), d'autres sont plutôt holistes (notamment Duhem et Quine, dont la thèse nommée "Duhem-Quine" signifie que les propositions scientifiques s'exposent à l'expérience en groupe, et que c'est le groupe de propositions qui est remis en cause par une expérience récalcitrante, et non des propositions isolées). Mais, au-delà de cette querelle, les atomistes et les holistes sont d'accord sur l'essentiel : en sciences, les propositions décrivent, et une contradiction entre propositions signifie l'échec d'une ou plusieurs propositions à faire ce qu'elles doivent.

J'en viens maintenant à ce qui m'intéresse, le statut de la contradiction en morale. Sa fonction est loin d'être aussi claire. Je voudrais donc en explorer différents aspects. Ma thèse est qu'elle joue un rôle indispensable dans toute discussion morale, même si une discussion morale ne consiste pas à décrire adéquatement des faits moraux, mais à prescrire des conduites.
Le cas le plus pur est celui du philosophe qui étudie une théorie morale. Parmi les principales théories morales, on trouve l'utilitarisme, la doctrine déontologique d'inspiration kantienne, l'éthique des vertus, l'éthique du care, etc. Le philosophe part des principes fondamentaux de ces théories, et en tire des conséquences. Parfois, un désaccord entre philosophes peut apparaître sur les conséquences à tirer. Il y a deux types de désaccord :
1) un désaccord purement logique : les deux philosophes sont parfaitement d'accord sur tous les principes, mais l'un des deux a commis une faute de raisonnement qu'il faut corriger. Ou bien, l'un des philosophes a, pour des raisons psychologiques diverses, négligé de tirer les conséquences de ses propres prémisses. On pourrait par exemple prendre l'utilitarisme : on trouve dans L'utilitarisme de Mill l'idée que sa théorie peut justifier le sacrifice d'un individu au bénéfice des autres, mais Mill n'a pas imaginé la situation plus embarrassante qu'on trouve dans Ethique et économie de Sen, le cas d'une bande de skinheads qui augmentent leur bien-être en tabassant un individu noir. Mill, ici, a négligé une conséquence difficile de sa théorie.
2) un désaccord théorique : ici, le désaccord est plus difficile à résoudre, car il y a certains principes ou certaines conséquences des principes qui ne sont pas acceptés, et qui expliquent le désaccord. Le désaccord n'est pas logique mais moral. Et l'apparente contradiction n'est que le révélateur que nous avons accepté une prémisse inacceptable. Par exemple, la discussion qui oppose Kant et Constant sur le droit de mentir n'est pas vraiment une querelle logique. Constant ne reproche pas à Kant d'avoir interdit le mensonge alors que sa théorie morale l'autorise. Il pense plutôt que la théorie morale de Kant ne marche pas, et que le problème du mensonge n'en est qu'une illustration. Pourtant, Constant ne rejette pas non plus en bloc la morale kantienne, et ne lui préfère pas une autre théorie. Constant admet l'approche de la morale en termes déontologiques de devoirs et de droits, c'est même le cœur de son argument : "Dire la vérité est un devoir. Qu'est-ce qu'un devoir? L'idée d'un devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d'un autre. Là où il n'y a pas de droit, il n'y a pas de devoirs. Dire la vérité n'est donc un devoir qu'envers ceux qui ont droit à la vérité. Or, nul homme n'a droit à la vérité qui nuit à autrui." (cf. Constant, La France de l'an 1797). Constant pense donc que Kant a mal construit sa théorie des devoirs moraux, et tente d'y substituer sa propre version, qui a des conséquences différentes et plus satisfaisantes selon lui.
En résumé, le désaccord 1 est un vrai cas de contradiction, alors que le désaccord 2 n'est pas une contradiction, mais une différence de vue sur ce qui est vrai, donc seulement un désaccord et non une contradiction. Dans la querelle Constant/Kant, aucun des deux ne se contredit (au moins à première vue), mais chacun a une conception morale différente.
Il me semble très clair qu'un philosophe en tant que philosophe et non en tant que moraliste, n'a pas nécessairement besoin de tenir pour vraie la théorie morale qu'il cherche à développer. Qu'on lui montre que sa théorie est fausse ne signifie donc pas pour lui qu'il doit abandonner ses recherches. Par contre, si on lui montre que son raisonnement est contradictoire, alors il doit réagir et modifier quelque chose. Autant le faux ne l'oblige à rien, autant le contradictoire l'oblige à corriger sa théorie. Et pire, si on pouvait montrer qu'une théorie est intrinsèquement contradictoire (par intrinsèquement contradictoire, je veux dire que la théorie implique des propositions contradictoires, et non pas qu'un humain a tiré par erreur des conséquences contradictoires d'une théorie qui est cohérente par elle-même), alors la théorie doit être abandonnée. Enfin, il y a des théories morales dont les conséquences ne sont pas partout déterminées. Il est difficile de savoir quelle attitude adopter à leur égard. Je pense particulièrement à l'éthique du care : dans le célèbre exemple du dilemme de Heinz qui se demande s'il doit voler le médicament pour le donner à sa femme malade, la réponse de l'éthique du care n'est pas déterminée. Elle prescrit à Heinz de discuter avec le pharmacien et avec sa femme, et de voir ce qu'ils en disent. Mais à la question précise "Heinz doit-il, ou non, voler le médicament?", il n'y a pas de bonne réponse. Cette faiblesse explique sans doute pourquoi l'éthique du care est une invention si récente, et qu'elle reste une morale terriblement marginale chez les philosophes professionnels (alors qu'elle a totalement envahi les métiers du soin). En effet, elle ne permet à peu près aucun développement théorique, et ne permet de répondre à aucune question précise. Dans la plupart des cas, sa réponse sera : "prenons en compte chacun, discutons, et on verra bien".
En conclusion, pour un théoricien, la contradiction ou l'indétermination est un motif de rejet d'une théorie. La fausseté, par contre, est bien sûr embarrassante, mais supportable jusqu'à un certain point.

Je passe ensuite à l'individu ordinaire ou aux hommes politiques dans une discussion publique. Pour ces personnes, l'enjeu n'est plus théorique mais pratique. Leur but n'est pas de développer des théories morales, mais de suivre les règles de la vraie justice et de la vraie morale. Pour cette raison, la vérité passe avant tout, et la contradiction logique, elle, n'est pas aussi gênante que pour le philosophe. Pourtant, la contradiction est quand même gênante pour l'individu ordinaire, puisqu'elle révèle que ses convictions morales sont en partie fausse. Mais il faut discuter ceci plus en détail.
Partons d'un exemple d'actualité. Pour des raisons morales diverses, pas vraiment explicitées, mais qu'on devine liées à ce que Ogien appelle le paternalisme (à savoir le désir de protéger les individus du mal contre leur propre consentement), la France vient de pénaliser l'achat de prestations sexuelles, dorénavant passible d'une contravention pour le client. Admettons sans discuter que cela soit en effet une très mauvaise chose de payer ce genre de services, parce que l'amour devrait être gratuit et non pas une marchandise échangeable, et parce que les femmes devraient être protégées contre les désirs sans frein des hommes. Or, la loi n'a pas interdit le fait de rémunérer des actrices pornographiques qui réalisent des films dans lesquelles elles se livrent à des actes sexuels. Au contraire, on peut même supposer que la loi protège ces actrices contre le fait de travailler sans être payé (ce qui serait de l'esclavage, et un non-respect du contrat de travail). En résumé, la loi interdit un homme de payer une prostituée pour avoir une relation sexuelle, mais la loi autorise un homme à payer une prostituée pour avoir une relation sexuelle, à la condition qu'une caméra filme cette relation, et que ce film soit ensuite diffusé. J'imagine que tout le monde admettra que la présence d'une caméra, dans ce contexte, ne change absolument pas la valeur morale de l'acte. Si payer pour avoir du sexe est mal, alors c'est mal avec ou sans caméra. Inversement, si payer pour avoir du sexe est acceptable, alors c'est acceptable avec ou sans caméra. La caméra ne peut rien changer du tout à la valeur morale. Or, le député en a décidé autrement. Avec caméra, on peut payer pour avoir du sexe. Sans caméra, c'est impossible. Inutile d'ajouter que c'est une contradiction flagrante.
Faut-il que le député avoue qu'il subit différentes pressions de différents publics, et qu'il lui fallait faire une loi pour faire plaisir aux petits commerçants qui détestent voir le défilé des demoiselles dans leur rue, sans pour autant fâcher le secteur de l'industrie des films pornographiques? Sans doute, oui. Mais admettons que le but du député ne soit pas de faire une loi hypocrite visant seulement à satisfaire les lobbys, mais une véritable loi qui vise le bien moral et la justice. Pourrait-il alors défendre sincèrement sa loi, alors que nous venons de lui montrer qu'il semble manifestement se contredire ?
Je pense qu'il le peut. Car il semble que la morale n'ait pas vraiment pour but de désigner par des qualificatifs moraux des situations déjà toutes formées. Le but de la morale est aussi de fixer, de choisir, la manière dont nous allons qualifier ces situations. La morale prescrit, plutôt qu'elle ne décrit. Mais il faut comprendre par là que son opération consiste à prescrire ce qu'il faut dire des situations. Ce ne sont peut-être pas seulement les actions qui sont prescrites, mais aussi la vision des choses. Cela donne un sens complètement différent à la contradiction. Dans la description, se contredire signifie dire quelque chose de faux. Dans la prescription, se contredire n'est pas possible. La contradiction manifeste seulement que celui qui reçoit l'ordre n'a pas perçu ou compris une distinction qui doit être faite. Le député veut que nous traitions différemment ces cas, alors que je ne le veux pas. Il n'y a donc pas contradiction, mais seulement des différences d'intentions.
Donc, quand je reproche au législateur de se contredire, il pourrait me répondre que je n'ai pas compris la vraie raison de sa loi, et que si je la comprenais, je verrais alors qu'il n'y a pas contradiction. Restons sur cet exemple. Le député dirait peut-être : "évidemment que ce n'est pas la présence d'une caméra qui change la valeur morale de l'acte! Et cette accusation de paternalisme manque totalement l'enjeu! Ce qui importe, c'est la présence d'un contrat de travail. Une actrice pornographique passe un contrat avec un réalisateur. C'est donc un travail normal, qui ne doit pas être interdit. Par contre, la fille dans la rue n'a pas de contrat de travail, n'a donc aucune protection juridique ou autre, et est donc par principe à la merci des clients, des proxénètes, etc. L'enjeu n'est pas de pénaliser le sexe tarifé, c'est de pénaliser le fait de profiter de personnes dans une situation précaire au niveau social et juridique". Ce que me dit le député imaginaire, ce n'est donc pas vraiment qu'en réalité, il n'y a pas contradiction. Il m'incite plutôt à voir les choses autrement, à penser en termes d'insécurité sociale plutôt qu'en termes de paternalisme sexuel. Je n'aurais vu chez lui une contradiction que parce que j'utilise de mauvaises conceptions morales. J'ai manqué son intention, qui est la protection des faibles, alors que je pensais que son souci était de légiférer en matière de pratiques sexuelles.
En cela, ma querelle avec ce député imaginaire n'est pas une discussion interne à une théorie, dans laquelle l'un de nous pourrait se contredire, et tirer de mauvaises conclusions de la théorie. C'est plutôt une discussion externe, pour savoir qui utilise la bonne théorie. Et pour cette raison, il n'y a pas de sens à pointer chez l'autre une contradiction, puisque l'autre peut nous répondre qu'au sein de sa théorie, il n'y a pas contradiction, et que la seule contradiction qui existe réside dans les prescriptions contradictoires de deux théories au sujet de la même action (en l'occurrence ici, ma critique du paternalisme autorise la prostitution, alors que la lutte contre l'insécurité interdit la prostitution).
Mais le problème est le suivant : comment alors discuter, si chacun peut se replier sur ses propres conceptions morales pour justifier n'importe quoi? Comment critiquer quelqu'un pour son incohérence totale, s'il peut toujours fabriquer une théorie avec plus ou moins de bonne foi pour sauver sa théorie?

La contradiction en morale reste utile, parce que nous pouvons toujours pousser les autres dans leurs retranchements, jusqu'à les faire renoncer à leurs convictions morales qui les amèneraient à défendre des idées absurdes, ou bien à des conclusions normatives indéfendables. Par exemple, mon député imaginaire affirme qu'il ne situe pas la discussion sur le terrain du paternalisme sexuel, mais uniquement sur la question de la lutte contre la traite, et de la lutte contre l'insécurité sociale et juridique. Alors, il lui faut pouvoir tirer les conséquences logiques de ses positions. Si un autre cas d'exploitation se présente, il doit y réagir de la même manière, avec la même sévérité. Prenons un exemple : un travailleur sans papier dans le secteur du bâtiment. Celui-ci tombe en plein dans la catégorie des travailleurs exploités et sans la moindre protection juridique. Tout comme les prostituées risquent l'agression par les clients, l'ouvrier risque l'accident sur un chantier sans pouvoir se défendre. Le député a-t-il vraiment pris en compte ces deux cas de la même façon? La réponse est évidemment non. Les quelques sanctions existant déjà contre le travail clandestin n'empêchent pas les pratiques de proliférer, et mon député imaginaire n'a pas l'intention de s'attaquer au problème. C'est donc que mon député se contredit. Il y a deux raisons à cela :
1) la contradiction logique : mon député n'a pas vu ce qu'impliquait sa propre conception, ou bien l'a vaguement entrevu, mais n'a pas souhaité, pour des raisons variées (manque de temps, pression des lobbys, etc.) en tenir compte dans son texte de loi.
2) l'erreur théorique : en réalité, mon député n'a pas en tête la grille de lecture "insécurité sociale et juridique", mais la grille de lecture "paternalisme sexuel", bien qu'il ne s'en rende pas compte. Tout son raisonnement est juste, mais il part de prémisses implicites qu'il n'a pas bien perçues ou ne veut pas percevoir.
On voit cependant que l'erreur théorique reste quand même une forme de contradiction logique, puisque la personne tire des conclusions erronées parce qu'elle ne part pas des bons principes, alors que ses raisonnements seraient corrects si elle explicitait vraiment ses principes. Et de manière générale, reste-t-il vraiment un autre moyen d'avoir des discussions morales, si la contradiction ne sert à rien? En effet, il faut bien, dans une discussion morale, que l'un finisse par admettre que l'autre avait raison. Pour cela, il n'y a qu'un seul moyen : admettre une proposition tout en avouant qu'elle contredit l'ensemble des affirmations qu'on défendait jusque là. Il nous faut donc espérer qu'en morale, personne ne se replie sur des positions morales parfaitement cohérentes et pourtant indéfendables. Car nous ne pourrions plus discuter avec elles. Il est important que, chaque fois que nous avons des discussions morales, nous ayons quelques principes communs. Ainsi, la contradiction est le signe que nous avons fait une erreur.

Et pour finir, on peut soutenir, je pense, que même dans la discussion avec le député, la discussion n'est pas purement externe, c'est-à-dire un affrontement entre deux systèmes moraux. Car nous pouvons toujours finir par nous mettre d'accord sur quelques principes communs, puis ensuite vérifier que nos deux théories sont encore compatibles avec ces quelques principes communs. La discussion n'est jamais une confrontation héroïque entre deux visions du monde, "à la Weber". La discussion entre ces conceptions arrive toujours à s'articuler à des convictions communes que l'on cherche à utiliser pour prouver la validité de notre propre conception.
C'est ainsi, comme l'explique Putnam dans Raison, vérité, et histoire, que l'on peut même discuter avec les nazis, et qu'il n'y a pas vraiment de nazi rationnel. Il sera toujours possible de lui faire admettre un certain nombre de principes moraux qu'il partage avec nous, et qui invalident ses prescriptions scandaleuses (par exemple, que le simple fait d'être un humain donne droit d'être traité avec respect) . Ou bien, il sera aussi possible de lui faire admettre certains faits qui eux aussi, rendent les prescriptions morales non défendables, pour des raisons non morales, mais simplement d'efficacité instrumentale (par exemple, si on peut montrer que les prétendus complots juifs reposent sur de faux documents, la prescription qu'il faut éliminer les juifs ne tient plus, même en tenant pour acceptable la prémisse morale selon laquelle il faut éliminer tous les complotistes).  
Ce dernier point mériterait une discussion plus longue, qui viendra dans un prochain post. Pour l'instant, je dois me contenter de cette conclusion plus modeste : si les discussions ne sont jamais purement externes, alors la contradiction logique a toujours un rôle en morale. Elle cesserait de jouer son rôle si nous vivons dans un monde "à la Weber", où de grands systèmes moraux en concurrence se livrent une guerre sans avoir la moindre proposition morale commune. Ceci me paraît insensé, mais il reste à le montrer. Je pense quand même que peu de gens seraient prêts à admettre qu'ils ne partagent même pas une règle morale commune avec les autres communautés ou groupes culturels.

samedi 2 avril 2016

Logique et psychologie des désirs

La liste serait longue d'auteurs philosophiques (en tête de liste, figurent Platon dans le Banquet, ou Schopenhauer, dans Le monde comme volonté et comme représentation) pour qui le désir est manque, et le manque souffrance. Je voudrais critiquer cette idée, mais pas du tout à la manière de ceux qui nient que le désir est manque, parce qu'il serait, selon eux, puissance (on cite généralement l'Ethique de Spinoza comme défenseur de cette conception du désir). En effet, je ne veux pas du tout corriger la thèse selon laquelle le désir est un manque et une souffrance, je veux plutôt éclairer son statut, et montrer qu'elle est ambiguë.
Ce n'est que dans un second temps que je dirais un mot sur cette question plus traditionnelle du désir comme manque ou comme puissance.

Tout d'abord, commençons par les choses les plus évidentes. La souffrance est un état psychologique. Nous pouvons la ressentir quand nous avons très faim, très soif, très mal à cause d'un coup, d'une blessure, d'une brûlure, etc. Nous pouvons encore la ressentir quand nous sommes seuls et que nous voudrions des amis, que nous avons du désir sexuel frustré, quand nous avons échoué à une épreuve qui nous tenait à cœur, etc. Il se peut que chacune de ces expériences produisent un sentiment différent, mais mon travail ici n'est pas de faire de l'introspection psychologique, seulement de dire que chacune de ces situations est accompagnée d'un état psychologique désagréable. Chaque désir, quand il est frustré, produit donc de la douleur, de la souffrance. Et chaque désir, lorsqu'il se manifeste, avant qu'il soit frustré ou satisfait, produit aussi de la souffrance, mais plus douce, plus légère (Locke, dans l'Enquête sur l'entendement humain, parle d'inquiétude).
Cela pourrait nous laisser penser que le désir est identifiable à cette souffrance ressentie. Non pas que le désir cause de la souffrance, mais que le désir soit cette souffrance. Cela signifierait que le désir est une notion psychologique désignant un état intérieur de l'individu. Un individu peut ressentir du bien-être, notion psychologique, ou au contraire du désir, c'est-à-dire de la souffrance. Je crois que cette idée, malheureusement, est fausse.

Pour s'en apercevoir, il faut s'intéresser plus précisément au manque. Schopenhauer est particulièrement clair quand il dit, "tout vouloir a pour principe un besoin, un manque, donc une douleur", dans le Monde. livre 4, §57. Lorsqu'il doit définir une volonté, ou un désir, il le définit d'abord en termes de besoin ou de manque, les deux notions semblant pour lui équivalentes ; puis il ajoute "donc une douleur" ce qui signifie que l'on peut déduire qu'il y a douleur, mais que la douleur n'est pas exactement la même chose qu'un manque. Il y a identité entre besoin et manque, mais seulement implication entre manque et souffrance.
Là, je sors du texte et propose mon interprétation : de manière confuse, Schopenhauer a vu que le manque et la souffrance ne sont pas des notions identiques, mais il n'a pas vraiment expliqué en quoi elles sont différentes. Il me semble que la réponse est la suivante : comme je l'ai dit, la souffrance est une notion psychologique, alors que le manque n'est pas du tout psychologique. Il n'est pas un état d'esprit. Personne ne peut ressentir le manque, cela ne correspond pas à un sentiment, une pensée, ou quoi que ce soit que nous pourrions avoir en tête. Ce n'est pas non plus un comportement déterminé. Et de manière générale,  ce n'est tout simplement pas une notion décrivant quelque chose d'empirique. Au contraire, la notion de manque est d'ordre logique, ou conceptuel. Je veux dire par "logique" ce qui relève de la signification des notions (je n'emploie pas "linguistique" ou "sémantique", car il ne s'agit pas seulement de donner la signification du dictionnaire, mais de construire philosophiquement une notion). La notion de manque sert à expliquer la signification de "désir". Dire que nous désirons quelque chose, c'est dire que nous n'avons pas quelque chose que nous devrions pourtant avoir parce que cette chose est bonne pour nous. C'est marquer l'écart entre un constat empirique et une exigence pratique ou morale posée par un individu. L'exigence (qui est l'intention, ou au moins un but envisageable) dit que les choses devraient être pour nous dans un certain état. Les faits montrent que nous ne sommes pas dans cet état. C'est pourquoi on peut conclure qu'il y a manque. Dire cela, c'est très exactement dire que nous désirons quelque chose. Le manque n'est rien d'autre que le désir, puisque le manque est juste l'explication de la signification du concept de désir.
Pour preuve que la souffrance et le manque ne peuvent pas du tout être de la même catégorie logique, on peut rappeler que la souffrance, en tant que notion psychologique, est une notion purement empirique. Elle décrit un fait, l'état dans lequel est plongé une personne. Au contraire, le manque est une notion normative, qui exige une comparaison entre un fait et une norme (la norme étant ici fixée par l'individu, sous la forme d'une intention ou d'un but). Il y a manque quand le fait ne satisfait pas la norme. Le manque est au contraire comblé quand le fait satisfait la norme. Avec la notion de souffrance on décrit les faits, avec la notion de manque on juge les faits relativement à une norme. Cela n'a rien à voir. Car la norme n'étant pas un quelconque fait, le jugement énonçant que les faits ne suivent pas la norme n'est pas non plus un jugement factuel, mais normatif. Tout ceci est au fond trivial : dire que quelque chose manque, c'est énoncer un jugement normatif. Dire qu'on a mal, c'est factuel.
Quant au rapprochement que fait Schopenhauer et besoin et manque, il ne me semble pas très pertinent, ni très justifié. En effet, les besoins doivent surtout être opposés aux désirs, et il ne sert à rien de dire qu'un désir est une sorte de besoin. Ce serait plutôt le besoin qui est un sorte de désir. L'essentiel est de pouvoir dire qu'un désir est le fait de reconnaître quelque chose comme bon, et de reconnaître que nous devrions avoir cette chose alors que nous ne l'avons pas. Une telle caractérisation rend inutile le fait de parler de besoin.
Mais alors, si la notion de manque ne sert qu'à indiquer la signification du terme de désir, donc que la relation entre manque et désir est purement logique, il se peut aussi que la notion de désir ne soit pas psychologique, mais qu'elle soit elle-même une notion permettant de comprendre les comportements, attitudes et pensées d'un individu, et non pas une notion désignant un état mental. Le désir n'est pas un état supplémentaire de l'individu, en plus de diverses pensées et de divers comportements, le désir est la qualification logique donnée à ces divers pensées et comportements. Pour le dire autrement, le désir est une notion normative permettant de signaler que l'agent a une certaine intention ou un certain but, et qu'il n'est pas encore parvenu à le satisfaire. Le désir indique une norme non satisfaite et des efforts pour la satisfaire.
Pour conclure, et être précis : le manque est seulement le fait qu'une norme ne soit pas satisfaite. Le désir est un manque relatif aux intentions et but de l'agent. Le désir est donc une sous-espèce du manque. Le manque introduit la dimension normative dans la notion de désir. Alors que celle-ci mentionne que l'agent se donne des buts ou des intentions et cherche à les réaliser.  

Le problème est donc le suivant : soit on associe le désir à la souffrance, alors, la souffrance étant psychologique, le désir lui-même est de nature psychologique ; soit on associe le désir au manque, alors, le manque étant une qualification logique, le désir lui-même est de nature logique. Soit le désir est une souffrance, donc il est un état psychologique qui accompagne tous les efforts que nous faisons pour obtenir un objet. Soit le désir est un manque, donc il est la qualification appropriée pour caractériser l'ensemble de nos comportements visant à obtenir un objet.
On pourrait sortir de cette difficulté en disant que le désir est une notion ayant un double sens, le sens psychologique et le sens logique. Pourquoi pas (même si, au fond, c'est faux, ce que je montre juste après). Néanmoins, ce que l'on ne peut pas soutenir, c'est qu'il y aurait quand même une implication d'un sens à l'autre. Schopenhauer, dit "un manque donc une souffrance". Or, rien ne permet de dire que le manque est une souffrance. Le mot est ambigu parce que bon nombre de cas typiques de désirs sont à la fois un manque et une souffrance. Mais rien ne permet de généraliser et de dire que tout désir est souffrance. Rien ne permet de légitimer cette ambiguïté. Par ailleurs, plus rigoureusement, cette généralisation n'a aucun intérêt philosophique, et même génère la confusion que je cherche justement à défaire. Il faut au contraire insister sur la différence radicale, la différence de catégorie sémantique, pourrait-on dire, entre la souffrance psychologique, et le manque qui est la définition du désir.
Juste quelques exemples pour montrer que le désir n'est pas souffrance, mais qu'il est toujours manque. Un individu travaille afin de réussir un examen difficile. Il désire réussir cet examen. Mais il ne souffre pas du fait de vouloir le réussir. A la limite, il peut souffrir de trop travailler, mais alors, le désir est ici seulement cause d'action qui elles-mêmes font souffrir, mais ce n'est pas le désir qui est souffrance. N'importe quel joueur de n'importe quel sport désire aussi gagner, mais son désir ne cause pas de souffrance, mais au contraire de l'énergie, de l'excitation, du plaisir. On peut donc à la limite dire que le désir de gagner, ici, est un manque, parce que le joueur n'est pas encore gagnant et pourtant estime que cette victoire est bonne pour lui. Cette différence entre ce qu'on a et ce qu'il serait bon qu'on ait peut être qualifié de manque. Mais il n'y a pas de souffrance. La seule solution de se sortir de ces remarques serait d'admettre une notion de souffrance si vague et imprécise que n'importe quel sentiment pourrait être de la souffrance. Une telle généralisation serait inacceptable pour une notion empirique. Un état psychologique ne peut pas être n'importe quoi qui nous passe par la tête au moment de faire ceci ou cela. En fait, si nous avons cette tentation de rendre désespérément vague la notion de souffrance, c'est juste à cause de l'identification fallacieuse que je dénonce dans cet article entre qualification logique et état psychologique.
Je conclus que l'aspect psychologique des désirs est une question purement psychologique, justement, et qu'elle n'a donc en tant que telle aucun intérêt philosophique. Ce n'est pas au philosophe de dire ce que cela fait de rester le ventre vide pendant une semaine ou de ne pas avoir eu de relation sexuelle depuis dix ans. Le seul travail philosophique est d'étudier le statut logique des désirs. Le philosophe a donc le droit d'affirmer que le désir est manque. Et d'autres ont aussi le droit de le contester.

J'avais annoncé que j'allais dire un mot sur la discussion entre Platon et Spinoza sur la nature des désirs, le premier les prenant pour des manques, alors que le second les prend pour des puissances d'agir. Pourquoi faire cette différence? Il me semble que la question devient plus intéressante une fois qu'on a évacué tout ce qu'elle pouvait avoir de psychologique. Il ne s'agit pas de plonger en soi pour se demander si le désir donne de l'énergie, ou bien au contraire nous inquiète, nous tiraille. C'est, je le répète, aux individus et aux psychologues de répondre, pas aux philosophes.
Le désaccord entre Platon et Spinoza porte d'abord sur le statut de la norme, ou de l'idéal. Platon n'a aucun mal à admettre l'existence des idéaux. C'est pourquoi le désir est pensé comme le fait de ne pas être à la hauteur de l'idéal, donc en termes de manque. Le paradigme de la copie et du modèle ne vaut pas seulement pour les objets, mais aussi pour les personnes. Il y a un idéal de sagesse et de justice, et ce désir que nous avons pour elles signifie que nous sommes imparfaits, en manque de ces valeurs morales. Au contraire, Spinoza refuse l'existence d'idéaux transcendants, et donc en même temps ce paradigme de la copie et du modèle. Un désir ne peut donc pas être un manque à l'égard du modèle. Il ne peut donc être qu'une tendance à se mouvoir, un effort.
La thèse de Spinoza implique que tout mouvement du corps corresponde à un désir, et que, réciproquement, une pensée qui ressemblerait à un désir mais qui n'est pas accompagné d'un mouvement physique ne serait pas vraiment un désir, mais autre chose (comme un vague souhait, un désir très général ; j'imagine qu'il arrive à tout le monde de souhaiter beaucoup de choses sans jamais les chercher activement, parce que nous nous pensons incapables de les obtenir, ou que nous n'avons pas le temps, pas l'argent, etc.). Au contraire, pour Platon, nous pouvons tout à fait avoir un désir sans agir, et il se peut même que nous ayons des désirs sans même savoir très bien ce que nous désirons (la théorie de la réminiscence, en effet, ne s'applique pas qu'à la diagonale du carré, cf. le Ménon, elle s'applique aussi aux valeurs morales et aux vies dignes d'être vécues, cf. les allégories de l'âme dans le Phèdre, et à la fin de la République). Par ailleurs, même si ma remarque est franchement spéculative, rien n'interdit chez Platon de mouvement et d'actions de la part d'un individu, sans que cela corresponde à la recherche de réalisation d'un but. On doit pouvoir errer sans but, par exemple, alors que Spinoza semble interdire cela, puisque tout mouvement dans l'attribut étendu correspond à un désir dans l'attribut pensée.
Il y aurait encore beaucoup à dire pour être complet (par exemple, Spinoza ne refuse pas les normes, mais les rend immanentes à chaque individu, puisque chacun cherche à persévérer dans son être et augmenter sa puissance ; Platon semble admettre l'universalité de certaines normes, tout en admettant aussi que chaque humain a un naturel différent, certains étant plutôt tournés vers le savoir, d'autres la guerre, d'autres la production). Impossible de tout dire ici. L'essentiel est de départager Spinoza et Platon sur la question du manque et de la puissance. Comment comprendre les désirs? Si vraiment il faut les comprendre comme des outils de compréhension des comportements, alors cela implique qu'il faut poser une exigence méthodologique selon laquelle chaque comportement doit pouvoir être interprété en termes de désirs. Nous donnons donc sur ce point raison à Spinoza pour qui tout mouvement est désir, et tout désir est mouvement. Cependant, Spinoza échoue totalement à expliquer la nature des désirs. En les identifiant à la puissance d'agir, Spinoza rend les désirs aussi épiphénoménaux et inutiles que la totalité des pensées. N'ayant pas la nécessité d'admettre comme lui Dieu et son infinité d'attributs, je ne me sens aucunement lié à admettre par pur souci de système l'attribut pensée! Et surtout, il me semble justement, comme Platon, que les désirs ont une utilité évidente, qui est de mesurer l'écart à la norme. Les désirs indiquent quel modèle l'agent a choisi. Et c'est pourquoi la représentation du désir comme manque est tout à fait pertinente. On attribue un désir à un agent parce qu'on veut indiquer le modèle que cet agent a choisi, et indiquer aussi qu'il se juge imparfait par rapport à ce modèle. Il y a donc une dimension de transcendance à conserver. Mais tout comme je n'ai pas besoin d'être spinoziste, je n'ai pas non plus besoin d'être platonicien. Nul besoin de dire que la norme est une réalité transcendante dans un ciel des Idées. Il suffit de dire que les individus se donnent des normes, donc des modèles, et qu'ils cherchent à être à la hauteur de leurs modèles.

En conclusion, je peux donc dire que le désir est conceptuellement lié au manque, parce que l'attribution d'un désir à un agent revient logiquement à lui  attribuer une insuffisance à l'égard d'un modèle ou d'une valeur, modèle ou valeur que l'agent s'est donné à lui-même. En cela, attribuer un désir à quelqu'un est presque comme le juger, et c'est pourquoi l'attribution d'un désir est aussi normatif que le juger. La seule différence est que l'attribution d'un désir signifie que la norme est choisie par l'agent, alors que dans le jugement, c'est le juge qui choisit la norme. Cette attribution d'un désir, de nature normative, et n'a rien à voir avec la psychologie de l'agent. Que le désir soit souvent accompagné de souffrance, c'est indéniable, mais cela n'a aucun intérêt philosophique.