J'appelle théorie critique cette approche des discours qui voit en eux les véhicules d'une idéologie qu'il faudrait combattre en l'exposant au grand jour. L'approche critique est soupçonneuse, elle voit toujours un sens caché, une vérité plus importante ayant trait aux rapports de pouvoir, derrière l'apparente neutralité du propos et des arguments.
Aujourd'hui que fleurit une branche de la philosophie nommée éthique des affaires, même sans le génie des grands généalogistes du passé (Marx, Nietzsche, Freud, etc.), on arrive facilement à développer un discours critique. On entend donc souvent que cette éthique des affaires ne serait rien d'autre que le moyen qu'a trouvé le capitalisme mondialisé et financier pour amoindrir les résistances intellectuelles, les luttes syndicales, les combats politiques. L'éthique des affaires serait une image inversée (selon le fameux modèle venant de Feuerbach et Marx pour penser l'idéologie) des pratiques réelles de l'entreprise. L'entreprise serait cruelle, inhumaine, uniquement soucieuse du profit à court terme, alors que l'éthique des affaires nous endormirait en nous parlant de responsabilité sociale des entreprises, de prise en compte des externalités négatives, du développement durable et de l'écologie, etc. Bref, sans l'éthique des affaires, le citoyen concerné par la justice et le bien se mobiliserait pour la lutte globale contre le capitalisme, mais à cause d'elle, il est victime de l'idéologie qu'elle diffuse, et donc aliéné. Un exemple typique d'individu aliéné est le jeune chercheur en économie, ou en philosophie, statistiquement plutôt désargenté et précaire, et qui se mettrait sans s'en rendre compte au service des puissants en leur fournissant un alibi. Non seulement il trahit sa classe en ne participant pas à la lutte, mais il la trahit une seconde fois en apportant un soutien positif aux capitalistes de toute la planète.
Je voudrais montrer que cette approche critique est contre-productive, c'est-à-dire qu'elle aboutit très exactement à entretenir ce qu'elle déclare vouloir combattre. Et ce phénomène est dû à une stratégie argumentative profondément fautive.
Ce sujet avait déjà fait l'objet d'une polémique entre Pierre Bourdieu et Jacques Rancière. Bourdieu, fidèle partisan de la théorie critique, soutenait que la dénonciation était libératrice, et donc qu'il fallait dénoncer la nocivité du capitalisme en montrant ses vraies pratiques, et en montrant que les idéaux de justice et d'égalité masquent les pratiques réelles. Mais Jacques Rancière répondait que la démarche critique tend à nous faire abandonner les idéaux, puisque, après tout, ils ne sont qu'idéologie manipulatrice. Malheureusement, si l'on abandonne les idéaux, il ne reste plus rien pour mener la lutte, et les "méchants" auront alors libre cours pour déployer toute leur nocivité sans la moindre honte, sans même avoir à se cacher. Pour Rancière, les idéaux ne doivent donc pas être dénoncés comme de l'idéologie, mais au contraire être sans cesse rappelés, pour pousser les faits à se rapprocher du droit, pour pousser les "méchants", autant que possible, à calquer leurs pratiques réelles sur les idéaux que eux-mêmes proclament.
Il ne fait aucun doute que Rancière a tout à fait raison, et je n'y reviendrait pas davantage sur ce point. Ce n'est pas en proclamant que les capitalistes étaient, sont et resteront toujours des exploiteurs que l'on arrivera à les faire changer de pratiques. Mieux vaut les pousser, par les moyens politiques dont on dispose, et par la lutte, à mettre en concordance leurs idéaux proclamés et leurs pratiques réelles. Autrement dit, la théorie critique ne doit surtout pas dénoncer les idéaux comme idéologie, tant qu'elle n'a pas d'autres idéaux à proposer en remplacement. Car s'il n'y a plus du tout d'idéaux, il ne reste que la force pure et simple, le cynisme absolu. Et au jeu de la force pure, on se doute bien que ce n'est pas le petit ouvrier qui doit nourrir sa famille qui l'emportera...
Simplement, je voudrais ajouter un nouvel argument contre la théorie critique, argument plus théorique. Ce qui rend cette théorie profondément malhonnête, c'est le fait qu'elle se place dans une position d'irréfutabilité de principe. Elle s'immunise contre toute objection. Beaucoup de questions se sont posées à l'époque de Popper pour savoir si le marxisme est une science ou pas, en se demandant si le marxisme formule des propositions réfutables. Mais ce débat est ambitieux et compliqué. Alors qu'on peut montrer très facilement que la théorie critique, est (paradoxalement!) invulnérable à la critique.
Comment procède-t-elle? Elle commence par poser une thèse vaguement soutenue par quelques indices empiriques et quelques réflexions sur l'air du temps. Par exemple, on dira que les capitalistes sont assoiffés d'argent à court terme, absolument pas soucieux du bonheur de leurs employés et encore moins soucieux du bien-être de la société dans laquelle ils vivent. En bref, ce sont, comme on dit familièrement, des requins. Et une fois cette thèse posée, pour toute action, il y a une lecture critique à en proposer. Et quand je dis "toute action", je veux dire par là que si un capitaliste fait l'action A, alors il se comporte comme un requin, mais que s'il fait l'action non-A, alors l'effet est plus compliqué à expliquer, mais il se comporte quand même comme un requin. Au final, la théorie critique nous dit que les choses sont comme elles sont, et que les faits ne pourront jamais nous montrer le contraire.
Pour revenir à notre exemple, prenons deux entreprises. Une première entreprise néglige totalement l'éthique des affaires. Une seconde entreprise, au contraire, y consacre des moyens, du temps, etc. Il s'agit de deux actions strictement contraires. Soit on s'y consacre, soit on ne s'y consacre pas. Pourtant, pour le théoricien critique, ces deux attitudes contraires reviennent au même. Dans le premier cas, l'entreprise exploite ses salariés de manière éhontée; dans le second cas, l'entreprise exploite tout autant ses salariés, mais tente de cacher ses méfaits en diffusant une idéologie. Bref, nul moyen de sortir de son statut, quoi que l'on fasse, on reste ce que l'on est. Par nature, un capitaliste est un requin, et la théorie critique est construite pour que cette vérité soit analytique, donc irréfutable.
Mais on m'objectera que les paroles et les actes ne sont pas la même chose, et qu'il n'y a rien d'extraordinaire à tenir de beaux discours tout en faisant le contraire. Oui, certes, j'admets parfaitement cette objection. Sauf que la théorie critique est une méthode pour toute action, quelle qu'elle soit. Chaque action, même la plus bienveillante, pourra systématiquement être retournée pour en dévoiler les mauvaises intentions et les effets pervers. Que l'entreprise laisse plus d'autonomie à ses employés, et on dénoncera immédiatement des méthodes qui accentuent le stress, l'isolement, et l'exigence de mobilisation permanente des employés. Que l'entreprise cherche à développer des liens de solidarité et d'esprit d'équipe, et on la soupçonnera de vouloir développer la surveillance mutuelle entre employés. Que l'entreprise propose des services de garderie pour les enfants, et on verra tout de suite l'incitation à rester plus tard le soir. C'est étonnant de voir à quel point ces mécanismes d'immunisation à la réfutation fonctionnent de manière puissante et quasiment instinctive. Pour raconter une anecdote personnelle, j'ai vu récemment un court documentaire présentant des entreprises américaines qui accordent aux employés le droit de prendre autant de vacances qu'ils le veulent. J'ai pensé immédiatement, peut-être même avant de les envier (ce qui devrait être la réaction spontanée), qu'il s'agissait d'un mécanisme pour instiller le sentiment de culpabilité, et pour donner plus de travail aux employés, de sorte que partir en vacances devienne presque impossible à cause du volume de travail à effectuer. Ici aussi, la théorie critique fonctionne comme stratégie d'immunisation : les capitalistes étant par définition des requins, voyons ce qui s'ensuit.
Voilà pourquoi la théorie critique est contre-productive : elle agit sur la réalité en la faisant se conformer à ce qu'elle veut absolument trouver. Des énoncés dont la vérité est contingente sont transformés en vérités ultimes et nécessaires poussant ainsi la réalité à se conformer à elles. Si vraiment un patron est nécessairement un exploiteur, pourquoi devrait-il changer quoi que ce soit à ce qu'il fait? Bref, la théorie critique, est, malgré ce qu'elle croit, le seul et unique vecteur de l'idéologie, parce qu'elle est le seul et unique moyen de proclamer le cynisme. Un patron ne pourra jamais nous habituer à l'idée qu'il nous exploite en nous disant simplement "je suis le plus puissant, donc je fais ce que je veux". Un tel discours provoquerait des grèves, des conflits. Par contre, un théoricien critique a le pouvoir de nous habituer à une telle chose, il a le pouvoir de nous pousser à nous résigner à ce cynisme. Il lui suffit de dire "le patronat a toujours agi en exploiteur de la classe ouvrière, et le discours sur la responsabilité sociale des entreprises n'est que de l'idéologie". La théorie critique, pouvant expliquer tout et son contraire, brise toutes capacité d'imagination, toute réflexion sur les alternatives. Bref, le théoricien critique nous habitue à vivre comme des dominés, en acceptant notre condition.