mercredi 22 octobre 2014

La théorie critique est contre-productive

J'appelle théorie critique cette approche des discours qui voit en eux les véhicules d'une idéologie qu'il faudrait combattre en l'exposant au grand jour. L'approche critique est soupçonneuse, elle voit toujours un sens caché, une vérité plus importante ayant trait aux rapports de pouvoir, derrière l'apparente neutralité du propos et des arguments.
Aujourd'hui que fleurit une branche de la philosophie nommée éthique des affaires, même sans le génie des grands généalogistes du passé (Marx, Nietzsche, Freud, etc.), on arrive facilement à développer un discours critique. On entend donc souvent que cette éthique des affaires ne serait rien d'autre que le moyen qu'a trouvé le capitalisme mondialisé et financier pour amoindrir les résistances intellectuelles, les luttes syndicales, les combats politiques. L'éthique des affaires serait une image inversée (selon le fameux modèle venant de Feuerbach et Marx pour penser l'idéologie) des pratiques réelles de l'entreprise. L'entreprise serait cruelle, inhumaine, uniquement soucieuse du profit à court terme, alors que l'éthique des affaires nous endormirait en nous parlant de responsabilité sociale des entreprises, de prise en compte des externalités négatives, du développement durable et de l'écologie, etc. Bref, sans l'éthique des affaires, le citoyen concerné par la justice et le bien se mobiliserait pour la lutte globale contre le capitalisme, mais à cause d'elle, il est victime de l'idéologie qu'elle diffuse, et donc aliéné. Un exemple typique d'individu aliéné est le jeune chercheur en économie, ou en philosophie, statistiquement plutôt désargenté et précaire, et qui se mettrait sans s'en rendre compte au service des puissants en leur fournissant un alibi. Non seulement il trahit sa classe en ne participant pas à la lutte, mais il la trahit une seconde fois en apportant un soutien positif aux capitalistes de toute la planète. 

Je voudrais montrer que cette approche critique est contre-productive, c'est-à-dire qu'elle aboutit très exactement à entretenir ce qu'elle déclare vouloir combattre. Et ce phénomène est dû à une stratégie argumentative profondément fautive. 
Ce sujet avait déjà fait l'objet d'une polémique entre Pierre Bourdieu et Jacques Rancière. Bourdieu, fidèle partisan de la théorie critique, soutenait que la dénonciation était libératrice, et donc qu'il fallait dénoncer la nocivité du capitalisme en montrant ses vraies pratiques, et en montrant que les idéaux de justice et d'égalité masquent les pratiques réelles. Mais Jacques Rancière répondait que la démarche critique tend à nous faire abandonner les idéaux, puisque, après tout, ils ne sont qu'idéologie manipulatrice. Malheureusement, si l'on abandonne les idéaux, il ne reste plus rien pour mener la lutte, et les "méchants" auront alors libre cours pour déployer toute leur nocivité sans la moindre honte, sans même avoir à se cacher. Pour Rancière, les idéaux ne doivent donc pas être dénoncés comme de l'idéologie, mais au contraire être sans cesse rappelés, pour pousser les faits à se rapprocher du droit, pour pousser les "méchants", autant que possible, à calquer leurs pratiques réelles sur les idéaux que eux-mêmes proclament.
Il ne fait aucun doute que Rancière a tout à fait raison, et je n'y reviendrait pas davantage sur ce point. Ce n'est pas en proclamant que les capitalistes étaient, sont et resteront toujours des exploiteurs que l'on arrivera à les faire changer de pratiques. Mieux vaut les pousser, par les moyens politiques dont on dispose, et par la lutte, à mettre en concordance leurs idéaux proclamés et leurs pratiques réelles. Autrement dit, la théorie critique ne doit surtout pas dénoncer les idéaux comme idéologie, tant qu'elle n'a pas d'autres idéaux à proposer en remplacement. Car s'il n'y a plus du tout d'idéaux, il ne reste que la force pure et simple, le cynisme absolu. Et au jeu de la force pure, on se doute bien que ce n'est pas le petit ouvrier qui doit nourrir sa famille qui l'emportera...

Simplement, je voudrais ajouter un nouvel argument contre la théorie critique, argument plus théorique. Ce qui rend cette théorie profondément malhonnête, c'est le fait qu'elle se place dans une position d'irréfutabilité de principe. Elle s'immunise contre toute objection. Beaucoup de questions se sont posées à l'époque de Popper pour savoir si le marxisme est une science ou pas, en se demandant si le marxisme formule des propositions réfutables. Mais ce débat est ambitieux et compliqué. Alors qu'on peut montrer très facilement que la théorie critique, est (paradoxalement!) invulnérable à la critique.
Comment procède-t-elle? Elle commence par poser une thèse vaguement soutenue par quelques indices empiriques et quelques réflexions sur l'air du temps. Par exemple, on dira que les capitalistes sont assoiffés d'argent à court terme, absolument pas soucieux du bonheur de leurs employés et encore moins soucieux du bien-être de la société dans laquelle ils vivent. En bref, ce sont, comme on dit familièrement, des requins. Et une fois cette thèse posée, pour toute action, il y a une lecture critique à en proposer. Et quand je dis "toute action", je veux dire par là que si un capitaliste fait l'action A, alors il se comporte comme un requin, mais que s'il fait l'action non-A, alors l'effet est plus compliqué à expliquer, mais il se comporte quand même comme un requin. Au final, la théorie critique nous dit que les choses sont comme elles sont, et que les faits ne pourront jamais nous montrer le contraire.
Pour revenir à notre exemple, prenons deux entreprises. Une première entreprise néglige totalement l'éthique des affaires. Une seconde entreprise, au contraire, y consacre des moyens, du temps, etc. Il s'agit de deux actions strictement contraires. Soit on s'y consacre, soit on ne s'y consacre pas. Pourtant, pour le théoricien critique, ces deux attitudes contraires reviennent au même. Dans le premier cas, l'entreprise exploite ses salariés de manière éhontée; dans le second cas, l'entreprise exploite tout autant ses salariés, mais tente de cacher ses méfaits en diffusant une idéologie. Bref, nul moyen de sortir de son statut, quoi que l'on fasse, on reste ce que l'on est. Par nature, un capitaliste est un requin, et la théorie critique est construite pour que cette vérité soit analytique, donc irréfutable.
Mais on m'objectera que les paroles et les actes ne sont pas la même chose, et qu'il n'y a rien d'extraordinaire à tenir de beaux discours tout en faisant le contraire. Oui, certes, j'admets parfaitement cette objection. Sauf que la théorie critique est une méthode pour toute action, quelle qu'elle soit. Chaque action, même la plus bienveillante, pourra systématiquement être retournée pour en dévoiler les mauvaises intentions et les effets pervers. Que l'entreprise laisse plus d'autonomie à ses employés, et on dénoncera immédiatement des méthodes qui accentuent le stress, l'isolement, et l'exigence de mobilisation permanente des employés. Que l'entreprise cherche à développer des liens de solidarité et d'esprit d'équipe, et on la soupçonnera de vouloir développer la surveillance mutuelle entre employés. Que l'entreprise propose des services de garderie pour les enfants, et on verra tout de suite l'incitation à rester plus tard le soir. C'est étonnant de voir à quel point ces mécanismes d'immunisation à la réfutation fonctionnent de manière puissante et quasiment instinctive. Pour raconter une anecdote personnelle, j'ai vu récemment un court documentaire présentant des entreprises américaines qui accordent aux employés le droit de prendre autant de vacances qu'ils le veulent. J'ai pensé immédiatement, peut-être même avant de les envier (ce qui devrait être la réaction spontanée), qu'il s'agissait d'un mécanisme pour instiller le sentiment de culpabilité, et pour donner plus de travail aux employés, de sorte que partir en vacances devienne presque impossible à cause du volume de travail à effectuer. Ici aussi, la théorie critique fonctionne comme stratégie d'immunisation : les capitalistes étant par définition des requins, voyons ce qui s'ensuit. 

Voilà pourquoi la théorie critique est contre-productive : elle agit sur la réalité en la faisant se conformer à ce qu'elle veut absolument trouver. Des énoncés dont la vérité est contingente sont transformés en vérités ultimes et nécessaires poussant ainsi la réalité à se conformer à elles. Si vraiment un patron est nécessairement un exploiteur, pourquoi devrait-il changer quoi que ce soit à ce qu'il fait? Bref, la théorie critique, est,  malgré ce qu'elle croit, le seul et unique vecteur de l'idéologie, parce qu'elle est le seul et unique moyen de proclamer le cynisme. Un patron ne pourra jamais nous habituer à l'idée qu'il nous exploite en nous disant simplement "je suis le plus puissant, donc je fais ce que je veux". Un tel discours provoquerait des grèves, des conflits. Par contre, un théoricien critique a le pouvoir de nous habituer à une telle chose, il a le pouvoir de nous pousser à nous résigner à ce cynisme. Il lui suffit de dire "le patronat a toujours agi en exploiteur de la classe ouvrière, et le discours sur la responsabilité sociale des entreprises n'est que de l'idéologie". La théorie critique, pouvant expliquer tout et son contraire, brise toutes capacité d'imagination, toute réflexion sur les alternatives. Bref, le théoricien critique nous habitue à vivre comme des dominés, en acceptant notre condition. 

mardi 21 octobre 2014

Relativisme et relativité

Je souhaite ici clarifier la distinction qu'il convient de faire entre le relativisme et la relativité. En effet, les deux notions sont proches, et pourtant s'excluent. Là où vaut le relativisme, il n'y a guère de sens à parler de relativité, et là où quelque chose est relatif, il n'y a pas relativisme. 
La relativité est le fait qu'un phénomène varie de manière systématique en fonction d'un autre phénomène. Il s'agit d'une relation de covariance, mais asymétrique, dans le sens où la chose relative dépend d'une autre, mais que cette autre ne dépend pas nécessairement de la première. Cette caractérisation est très générale, et recouvre de multiples formes de relativité. Par exemple, on peut dire que la législation qui s'applique à un individu est relative au territoire qu'il occupe. On peut aussi dire que la fragilité d'un vase est relative au matériau qui le constitue. On peut dire encore que l'existence de choses qui sentent bon ou mauvais est relative à l'existence d'un être vivant ayant un sens de l'odorat. On peut dire enfin que l'heure d'arrivée du train est relative à sa vitesse de circulation. Etc. On pourrait multiplier les exemples, mais l'idée est assez claire : lorsqu'une chose reçoit son existence ou ses caractéristiques en fonction d'une autre chose, on dit que la première chose est relative à la seconde.
Il est important de comprendre que cette relativité est parfaitement objective. La relation entre deux choses factuelles est elle-même une donnée factuelle, pouvant faire l'objet d'une étude empirique ou scientifique. Ce n'est pas parce qu'une chose a besoin d'autre chose pour exister que cette chose a moins de réalité que les choses qui sont subsistantes par elles-mêmes. Même pour des choses d'apparence plus subjectives, comme les odeurs, il y a un sens évident à dire qu'elles sont objectives. En effet, une chose a en soi une certaine odeur, et même la manière dont un sujet ressent cette odeur est objective, puisqu'on peut la déduire à partir de la connaissance que l'on a de son système respiratoire, son système nerveux, etc. Certes, me dira-t-on, les qualia sont purement subjectifs, par définition. Néanmoins, dans la mesure où il y a un rapport systématique entre le qualia produit et la situation empirique (situation comprenant la chose odorante, et l'individu dans l'état physique où il est), alors on peut tenir le qualia pour objectif. Chaque être vivant ressentira les odeurs différemment, mais puisque cette différence est entièrement explicable par les différences physiologiques minimes entre individus, alors une explication objective de la relativité est possible. Et surtout, les individus n'ont pas les moyens de produire arbitrairement n'importe quel odeur ressentie à partir d'une situation factuelle donnée, c'est pourquoi on peut dire que la relativité des odeurs n'implique pas de relativisme. (Quiconque n'est pas du tout convaincu par ces histoires de qualias se dépêchera donc d'oublier cette petite section, qui n'est pas nécessaire à mon argumentation globale, et ne s'adresse qu'à ceux qui y croient). 

A l'inverse, le relativisme implique la possibilité d'une variation arbitraire. C'est une caractérisation grossière, mais qui montre bien que le relativisme exclut la relativité. En effet, si un certain phénomène peut être produit simplement par une décision arbitraire d'un sujet, alors ce phénomène n'est plus vraiment relatif à quoi que ce soit du monde. Il ne dépend plus de rien dans le monde. Il se retrouve en quelque sorte entièrement fondu dans la décision même d'un sujet qui veut le faire advenir.
On peut certes, par commodité, définir le relativisme comme la relativité d'un phénomène à un sujet. Mais c'est un peu maladroit, parce que l'on retrouve certes l'idée d'une dépendance de la chose relative à une autre chose, mais on ne trouve pas l'idée d'une variation réglée, suivant une certaine fonction. Au lieu de la variation réglée, on ne trouve qu'une décision arbitraire. Même si elle est motivée, une décision reste arbitraire, elle ne confère pas l'objectivité qu'un fait naturel pourrait donner à un autre fait sur lequel il agit. L'assemblée qui vote une loi peut constituer un code civil de manière parfaitement relativiste. Pour la faire sortir du relativisme, il faudrait qu'existe une norme transcendante (le droit naturel a historiquement joué ce rôle) qui serve de modèle au droit positif. Dans ce cas, c'est alors la nature de la relativité du droit civil au droit naturel qui protège le droit civil du relativisme. Dès que le législateur ne peut plus faire n'importe quoi, mais suit rigoureusement une règle, la relativité reprend le dessus et exclut le relativisme.
Une manière plus sémantique d'approcher cette opposition serait de dire que la relativité d'un phénomène signifie que la possibilité qu'a un sujet de tenir un discours ayant une valeur de vérité sur ce phénomène dépend de l'existence d'autre chose. Si cette chose existe, alors l'énoncé possède une valeur de vérité. Le sujet doit alors mener l'enquête pour déterminer cette valeur, sachant que le résultat de l'enquête dépend de faits strictement objectifs. Par opposition, le relativisme signifie que c'est le sujet qui détermine de lui-même la valeur de vérité d'un énoncé. L'énoncé n'est plus relatif à rien, il n'a plus de condition de vérité, sauf en un sens particulièrement étrange dans lequel c'est l'individu lui-même qui est souverain sur les conditions de vérité. "p est vrai si je le veux" n'est pas une phrase qui satisfait aux exigences de la fameuse convention T tarskienne. Cette phrase veut plutôt dire que "p" n'a pas de condition de vérité. C'est pourquoi il serait absurde de mener l'enquête pour connaître la vérité d'une phrase, si cette phrase est relativiste. Si vraiment je peux arbitrairement choisir la valeur d'un oeuvre d'art, d'une règle morale, ou que sais-je encore, alors il serait contradictoire de mener une enquête. Celle-ci ne mènera jamais à mieux comprendre, à mieux connaître, car il n'y a rien à comprendre, mais juste à décider.

Ainsi, pour résumer cela en empruntant une terminologie passablement datée, ce qui est relatif est affaire d'entendement, ou de connaissance. Alors que ce qui est relativiste est affaire de volonté, de décision. Les deux s'excluent mutuellement. Là où il faut trancher, il n'y a rien à connaître. Là où il y a à connaître, il serait fautif de trancher. 
Peut-on maintenant indiquer le domaine du relativisme? On le peut en répondant à la question suivante : dans quels domaines est-il inutile de chercher à mieux connaître les faits? Quelques éléments de réponses : dans les conventions de politesse, dans bon nombre de coutumes sociales, dans nos petites décisions individuelles (manger le poisson à midi, porter une chemise rouge plutôt qu'un polo beige). Mais le reste n'est, autant qu'on puisse en juger, pas du tout relativiste. Il arrivera peut-être un jour que notre connaissance des faits moralement pertinents soit si parfaite que le choix entre différents systèmes moraux ne soit plus qu'affaire de pure décision. Mais nous en sommes bien loin. De même en art, il se pourra peut-être que notre compréhension d'une oeuvre soit si parfaite que notre avis global ne nous paraîtra plus qu'un jugement arbitraire. Mais ici aussi, nous en sommes bien loin. 
Bref, le relativisme me semble un territoire fort restreint, et guère intéressant. 

lundi 13 octobre 2014

La psychologie morale fantaisiste du stoïcisme

Tout le monde connaît la célèbre maxime que Descartes formule dans le Discours de la méthode, qui est la troisième de sa morale par provision. Elle est d'inspiration stoïcienne, puisque les stoïciens exigent que nous fassions le partage entre ce qui dépend de nous et ce qui n'en dépend pas, et de ne pas désirer de chose qui ne dépende pas de nous, sans quoi nous risquerions de nous mettre à la merci du hasard, et de souffrir. Malgré tout ce que cette tradition a de respectable, il semble évident que sa conception du désir est profondément incohérente, et il me semble que c'est assez facile de le montrer. C'est à cela que je voudrais m'atteler ici.

Tout d'abord, il est nécessaire de distinguer les désirs et les croyances. Ceci n'implique d'ailleurs pas, comme on a souvent tendance à le faire dans la philosophie contemporaine, que cette distinction soit une dichotomie, et que toute pensée se range soit dans l'un, soit dans l'autre. Par exemple, il me semble que les sentiments ne sont ni des croyances, ni des désirs ; l'expérience sensible des choses non plus ; les intentions non plus ; et on pourrait aussi discuter de la nature des jugements logiques et mathématiques (croit-on que "3+3=6", ou bien doit-on plutôt parler de réaliser une opération, qui dans ce cas est bien faite ou mal faite, mais pas vraie ou fausse? Car les énoncés mathématiques ne parlent, à première vue, de rien du tout. Mais c'est un autre sujet). 
Maintenant, si l'on suit la métaphore d'Anscombe dans L'intention et de Searle dans L'intentionnalité, les croyances et les désirs se caractérisent par leur direction d'ajustement. La croyance a pour propriété d'être une représentation qui s'ajuste au monde tel qu'il est. Si c'est le cas qu'il pleut, alors nous nous formons la croyance qu'il pleut. Si notre croyance ne s'ajuste pas au monde, elle est fausse. A l'inverse, un désir a pour caractéristique de pousser l'agent à ajuster le monde à l'image de ce désir. Si nous désirons qu'il fasse beau, alors nous devons agir pour changer le monde (en l’occurrence, la solution simple est de partir en voyage, dans une région ensoleillée). Donc, le désir est satisfait lorsque la représentation qui l'accompagne sert à ajuster le monde, jusqu'à ce que le monde y soit conforme. 
Ainsi, ajuster ses désirs à l'ordre du monde est une expression absurde, qui contredit l'usage normal du mot. C'est par définition le désir qui change l'ordre du monde, et non l'inverse. Un ajustement systématique du désir à l'ordre du monde signifierait que nous parlons en fait des croyances, et non des désirs. Vouloir exactement ce qui est, et seulement ce qui est, cela veut dire croire à ce qui est, mais rien de plus. Bref, la maxime stoïcienne engendre une confusion conceptuelle.

On pourrait vouloir être plus bienveillant. On pourrait donc dire que Descartes (ou les stoïciens) nous enjoint à désirer seulement ce qui dépend de nous, et à ne pas désirer ce qui n'en dépend pas. Ceci dit, là encore, une objection se présente. Le désir, comme le soutient Aristote dans l'Ethique à Nicomaque, ne porte ni sur l'impossible, ni sur le nécessaire, mais sur le contingent (Aristote parle de la délibération et de la volonté, mais la différence ici, n'est pas pertinente). Or, que demande le stoïcisme? Il demande de ne désirer que ce qui dépend de nous, autrement dit de ne désirer que ce qui est nécessaire, à la condition que nous le voulions. Nos pensées sont en  notre contrôle absolu, donc, si nous en désirons une, alors il est nécessaire qu'elle advienne. Dès lors, quelque chose de nécessaire ne puis pas faire l'objet d'un désir. Personne ne désire penser à son meilleur ami, puisque cette action est pour nous immédiate, sans le moindre obstacle. De même, une personne en bonne santé physique ne désire pas bouger les bras, les jambes, etc. car le lien entre volonté et exécution est immédiat, il y a nécessité entre volonté et acte, donc le désir ne peut pas se former.
Il faut donc que le désir se forme sur le contingent. Or, est contingent ce qui ne dépend pas de nous, ou pas complètement de nous. Et c'est justement ce que le stoïcisme nous demande de ne pas désirer. Ici aussi, c'est une contradiction majeure. Nous désirons seulement les choses que nous ne sommes pas sûrs d'obtenir, soit parce que nous ne sommes pas sûrs d'avoir assez de force, d'intelligence, etc. soit parce que les événements extérieurs peuvent l'en empêcher. Donc renoncer à désirer dans ces circonstances, c'est renoncer à tout désir. Mais cela n'a aucun sens sérieux. Même les stoïciens ont mis du pain à la bouche. Donc, s'ils ont fait cette action, c'est qu'ils avaient le désir de manger. On ne peut pas dire qu'ils n'ont aucun désir, sinon aucune action ne s'ensuivrait. Une action sans désir qui le porte n'est pas une action, c'est un geste mécanique. Aucun humain ne mange mécaniquement. Seules les plantes y arrivent, peut-être aussi les animaux, si on ne leur prête pas la moindre pensée, mais c'est déjà fort contestable pour les animaux. En tout cas, un homme qui mange pour se nourrir le fait parce qu'il désire vivre, et rester en bonne santé. Donc il désire quelque chose.
Bref, en ne voulant désirer que ce qui est absolument en notre pouvoir, on ne désire rien. On ne peut désirer que le contingent, et il nous faut désirer le contingent pour vivre.

Reste le dernier argument stoïcien : il faut se mettre en tête que ce qui est contingent est impossible ; il faut se forcer à croire que ce qui n'est pas complètement en notre pouvoir (c'est-à-dire tout sauf nos pensées) est impossible. Il est vrai que, si quelque chose est impossible, alors le désir de cette chose s'éteint. Sauf que cette méthode d'auto-duperie au niveau conscient est grotesque. Comment pourrions-nous croire que quelque chose est impossible, alors que nous savons très bien que ce n'est pas vrai, et que cette chose est contingente? Ce n'est pas le genre d'opérations que l'on peut réaliser consciemment. Je n'exclus pas les cas de "self deception" ou "wishful thinking", mais cela requiert des mécanismes psychologiques inconscients, dont l'existence demande à être prouvée. Et de toute façon, ce n'est pas ce dont veut parler le stoïcisme, qui en reste à la pensée consciente. Or, au niveau conscient, on ne peut pas se duper soi-même, c'est un non sens. Donc, nous ne pourrons jamais supprimer un désir simplement en se persuadant que quelque chose est impossible. Cela ne marche tout simplement pas ainsi.

Autrement dit, on ne change pas ses désirs à volonté, ni directement en agissant sur eux, ni indirectement en agissant sur les croyances qui les portent. Les croyances et les désirs ne sont tout simplement pas le genre de choses qui sont en notre pouvoir, et il faut donc entièrement renverser les principes stoïciens. S'il y a bien quelque chose qui ne dépend pas de nous, ce sont nos désirs et nos croyances. Ceux-ci dépendent de notre constitution physique, psychologique, de nos contacts avec la nature, de notre situation sociale, etc. mais pas de nous. A l'inverse, ce qui dépend de nous, pas totalement, certes, mais autant qu'il est possible, c'est le fait de se trouver ici plutôt qu'ailleurs, de faire ceci plutôt qu'autre chose. Bref, notre liberté est à son maximum dans nos actes, et elle est nulle dans nos croyances et nos désirs. 
Un dernier mot, maintenant, pour distinguer croyances, désirs, et autres pensées. Wittgenstein, dans les Fiches, différencie nettement les opérations mentales et les dispositions. Une opération mentale est vécue intérieurement, et a un moment précis. Il est possible de dire que, aujourd'hui, entre 19h et 20h, je réfléchis à ce que je reproche au stoïcisme. Par contre, bon nombre de termes mentaux, dont les croyances et les désirs, ne sont pas des opérations, mais des dispositions ; et il est absurde de chercher à indiquer quel type de vécu subjectif leur correspond, ou à quel moment on les a eus. La croyance que la doctrine psychologique du stoïcisme est ridicule n'est pas chez moi seulement entre 19h et 20h. Je ne saurais pas exactement dater l'origine de cette croyance, et elle continuera après que j'ai fini d'écrire cet article.
Or, il est facile de comprendre, une fois cette distinction en tête, que les dispositions ne dépendent nullement de nous. Nos opérations mentales dépendent de nous, mais les dispositions qui en sont les conséquences, non. Or, on ne peut pas tromper ses dispositions mentales en réalisant volontairement de fausses opérations. Je ne peux pas faire volontairement un faux raisonnement, tout en produisant en moi la disposition à croire mon raisonnement. 
Ainsi, nous avons en notre pouvoir nos opérations mentales, et bon nombre de nos actions dans le monde, mais pas nos dispositions. Or, les désirs faisant partie des dispositions, nous ne pouvons pas changer nos désirs plutôt que l'ordre du monde. Il faudra que l'ordre du monde ait vraiment changé pour que nos désirs, parfois, changent aussi.

Quelle est donc la psychologie la plus rudimentaire? 
Nous avons en notre pouvoir de penser à ce que nous voulons, mais
- nous ne sommes absolument pas maîtres de la croyance que produit le fait de penser à quelque chose, 
- ni maîtres du désir que cela suscite. 
Et malheureusement, 
- il n'y a pas de moyen de tricher avec les règles normales de fonctionnement des croyances et des désirs 
La psychologie stoïcienne voulant prendre le contre-pied de tous ces points, elle en devient complètement fantaisiste. 

lundi 6 octobre 2014

La justification des traditions

Il est assez courant d'opposer les droits de l'homme et les traditions. Les premiers sont universels, soucieux des libertés individuelles, et du bien-être, alors que les secondes sont particulières, soucieuses des rites collectifs, et de la dimension symbolique plutôt que du bien-être. 
Les droits de l'homme ont une argumentation qui a fait ses preuves. Même si les principes du bien-être et ceux de la liberté ne sont pas faciles à harmoniser précisément (je pense aux discussions classiques sur l'opposition des droits formels et des droits réels, sur les libertés de base et les capabilités, etc.), dans bon nombre de cas, ils nous permettent d'arriver à une conclusion univoque, qui tient pour illégitime bon nombre de politiques tyranniques, de rites absurdes et cruels, etc.
Par contre, la défense des traditions n'est pas aussi bien rodée. Dire qu'une pratique est bonne parce qu'elle est pratiquée, c'est commettre un sophisme naturaliste grossier. Je veux dire que, même si l'on n'admet pas une distinction marquée entre faits et valeurs, il est néanmoins absolument nécessaire de conserver une distance (qui est celle de la distance critique) entre ce qui se fait, et ce qui devrait se faire. Il ne suffit pas qu'une tradition soit pour qu'elle soit bonne. Pourtant, les traditions semblent n'avoir rien d'autre à proposer que ce sophisme sous sa forme la plus grossière. Toutes les modulations dans l'argumentation ("notre tradition est très vénérable parce que très ancienne", "nous avons toujours agi ainsi", "nous sommes les premiers arrivés", etc.) reviennent au même, à savoir au sophisme naturaliste. Le reste des arguments n'en sont pas du tout, et consistent essentiellement à se boucher les oreilles quand les reproches viennent d'une autre culture. "Chez nous, on fait comme ça", est malheureusement un propos souvent entendu, qui évidemment n'est pas un argument. Si une bande de brigand affirme que, chez eux, on égorge les riches que l'on vole, on comprend bien que ceci n'est pas un argument en faveur du vol et du meurtre.
Bref, le propos de ce post est le suivant : y a-t-il un argument ayant une valeur rationnelle, pouvant s'appliquer à la défense des traditions, en tant que traditions?

Il en existe quelques uns. Le premier type d'argument est de nature épistémologique. Il consiste à faire jouer le scepticisme contre le changement. On trouve un tel argument chez Burke : les traditions sont un capital accumulé par le temps, résultat de la sagesse des Anciens, qui ont gardé ce qui était bon, et éliminé ce qui était mauvais. C'est pourquoi nous devons nous fier à eux, et ne pas changer les coutumes si nous ne savons pas très bien ce que nous faisons. En effet, les coutumes se sont tellement enrichies, avec le temps, que des modifications importantes sont difficiles à évaluer, relativement à nos capacités cognitives. Burke ne refuserait donc pas un changement ponctuel et précis, mais certainement pas de grands changements, puisqu'ils reviendraient à agir à l'aveugle, et à tenir pour nul et non avenu tout le travail moral et social des générations précédentes. C'est pourquoi il s'est opposé à la Révolution Française, qui représente une rupture importante avec l'Ancien Régime.
Un argument plus fort se trouve chez Locke, même si Locke utilise cet argument dans un sens libéral et non pas conservateur. Pour Locke, il est tout simplement impossible de savoir quelle est la bonne religion, car ceci repose sur la foi, non la connaissance. Dès lors, il serait fou de vouloir imposer aux autres une religion, puisque cela reviendrait à leur faire prendre le risque de rater le salut (ce qui est la chose la plus importante). Mieux vaut que chacun, en son âme et conscience, fasse son choix, de sorte que, si mauvais choix il y a, l'individu ne puisse s'en prendre qu'à lui-même. Cependant, on voit bien comment on pourrait utiliser cet argument dans un but conservateur : puisqu'on ne sait pas évaluer les conséquences de l'abandon d'une pratique, alors mieux vaut la garder, puisque nous savons évidemment évaluer les coûts de sa conservation, et que ceux-ci ne sont pas rédhibitoires. Bien entendu, l'argument peut difficilement être poussé jusqu'à l'absurde de vouloir conserver une pratique dont le coût est gigantesque, alors que nous n'avons pas d'idée précise des conséquences de son abandon. Je pense notamment à la discussion de Putnam sur les Aztèques, qui sacrifiaient parfois des milliers d'hommes pour des fêtes rituelles dont la fonction était de faire offrande au soleil pour qu'il continue de se lever. Ici, un minimum de sens pragmatique aurait dû pousser les Aztèques à essayer de sacrifier moins d'humains, ou même de risquer de n'en sacrifier aucun, pour voir si le soleil continuait à tourner. Néanmoins, dans des cas moins caricaturaux, il est clair qu'on peut arguer d'un manque de connaissance pour ne pas changer nos pratiques. 

Le second type d'argument est plutôt moral qu'épistémologique. On trouve ce genre de propos chez Pascal, entre autres. Il consiste à soutenir que l'injustice est préférable à la sédition, qu'il vaut mieux vivre avec les lois actuelles, même injustes, que créer le chaos en voulant les faire changer, ou même, ce qui est différent, mais aussi grave, que la société se retrouve désordonnée, déstabilisée, par le changement des lois. Je tiens à distinguer ces deux cas, car le premier nous évoque la guerre civile, qui, dans une société démocratique, est heureusement assez rare. Cet aspect là risque donc de ne plus beaucoup nous parler. Nous n'avons pas l'impression que l'autorisation de la gestation pour autrui aux personnes homosexuelles serait un facteur de guerre civile. Par contre, il est tout à fait possible de soutenir que cela fragiliserait un grand nombre de repères moraux, qui ont besoin de l'habitude, et de la pression sociale, pour fonctionner correctement (je ne prends pas position pour ou contre la GPA, je dis seulement que la discussion est légitime). De même, dans beaucoup de questions moins graves sur le plan humain, comme les questions fiscales, il est clair que les changements de législation pourraient déstabiliser les agents, qui ne sauraient pas comment appliquer les nouvelles lois, ou qui les appliqueraient mal, ou continueraient pas réflexe à appliquer les anciennes.
Bref, cet argument consiste à pointer le coût de la transition, qui serait supérieur au gain supposé qu'apporterait le changement de pratique. Si c'est bien le cas, alors en effet, il est inutile de changer les choses. Le but de la politique n'est pas de réaliser un monde idéal absolument parlant, mais de mener la société réellement existante vers la meilleure des conditions que la situation initiale permet. C'est pourquoi la politique doit tenir compte de l'existence des mauvaises lois, des mauvaises traditions, et ne peut pas se contenter de jugements hâtifs préconisant l'élimination pour la seule raisons que ces lois ou ces traditions sont mauvaises.

Ainsi, on peut tirer de ces deux types d'argument le noyau commun à la défense des traditions. Sans grande surprise, c'est le facteur temps qui est décisif. La défense des traditions repose sur une valeur pragmatique, à savoir celle de la lenteur, vue comme quelque chose de bon, alors que l'accélération est vue comme une chose mauvaise. Car accélérer, c'est bouleverser des habitudes, donc se retrouver déstabilisé, en difficulté pour effectuer ce que l'on doit. Et c'est aussi, du fait même de l'accélération, perdre la capacité de bien voir où l'on va. La vitesse rend plus difficile l'action, et la compréhension du sens de nos actions. Alors que la lenteur du changement permet à l'action de reposer sur des habitudes acquises depuis longtemps, et permet à l'esprit de comprendre facilement ce qui arrive. 
La défense des tradition est donc toujours un conservatisme, si on entend par là non pas un refus du changement, mais un refus du changement rapide. Il faut toujours, autant que c'est possible, conserver tout ce pour quoi il n'y a pas de raison impérieuse de changer. Quant aux changements majeurs, révolutionnaires, mieux vaut les introduire graduellement, laisser le temps aux habitudes d'évoluer, plutôt que proposer des abrogations ou des légalisations massives. Autrement dit, d'abord diminuer les peines, plutôt que légaliser, autoriser dans des cas précis, plutôt qu'autoriser sans condition, etc. Toujours appliquer la stratégie du petit pas, pour éviter les erreurs irrémédiables, et la déstabilisation totale. C'est pourquoi, me semble-t-il, on peut être conservateur tout en étant ouvert au changement. Il suffit de vouloir ne pas tomber dans la frénésie législative, et les réformes grandioses qui s'empilent chaque année (il y a peu, un ministre prétendait refonder l'école, comme si tout détruire et tout reconstruire était la meilleure image de ce qu'on veut faire à l'école, alors qu'elle marche globalement bien). 

Je pense ne pas être si original en défendant les traditions. Le mot choque, pourtant, chacun a aujourd'hui la sensation que le monde va trop vite, que les choses sont devenues trop liquides, que trouver un travail durable est très difficile, que les couples se défont aussi vite qu'ils se font, que les innovations technologiques nous obligent à changer sans cesse nos modes de communication, que la législation est d'une complication aberrante parce qu'elle évolue tous les six mois, etc. Tous ces reproches adressés au monde sont de nature conservatrice. Ils me semblent fondés.