mardi 5 février 2013

La mort est-elle une option?

Je voudrais ici mêler quelques considérations existentielles et épistémologiques sur la mort. La mort peut signifier trois choses : 
1) le fait de mourir de vieillesse, d'une maladie que nous ne sommes pas parvenus à guérir, ou dans un accident imprévisible.
2) le fait de se suicider, donc de programmer sa propre mort, parce que la vie nous est à charge.
3) le fait d'être exécuté par un État, c'est-à-dire subir la peine de mort.
Je laisserai de côté la première catégorie, dans la mesure où ma question est de savoir si la mort peut être un choix, et que celle-ci contient justement toutes les circonstances dans lesquelles la mort n'est pas un choix, mais quelque chose qui survient malgré nous. Par conséquent, les morts de la première catégorie sont celles que nous cherchons à éviter, ou du moins à retarder autant que possible (concernant la mort naturelle). Mais les deux dernières catégories correspondent à des morts qui ne sont pas toujours évitées, et qui peuvent être désirées : certains individus tentent de se suicider, et d'autres sont des partisans de la peine de mort (pas pour eux, bien sûr, mais pour les autres!).
Le propos de ce post sera donc très simple : peut-on justifier la possibilité de se suicider, et peut-on aussi justifier la peine de mort? Ou bien ces actes ne trouvent-ils aucune justification, de sorte qu'il faut ou bien les déconseiller, ou bien même les interdire?

Je pense que cette manière de poser la question sera jugée provocatrice, et maladroite. On m'objectera que je mélange deux problèmes, et que la question des sanctions judiciaires, problème proprement politique, n'a pas à être mêlée à des questions d'ordre moral, sur la manière dont un individu peut librement ou pas diriger sa vie, en juger la valeur, et décider d'y mettre fin. Il y aurait d'un côté un problème sur ce qu'une société peut faire à ses membres, de l'autre un problème sur ce qu'un individu, dans son rapport à lui-même, peut faire ou pas. Enfin, on m'objectera, en bon libéral, que la peine de mort doit être abolie parce que c'est une punition barbare et inefficace, alors que le suicide n'a pas à l'être, parce que chacun a la liberté de mener sa vie comme il l'entend. En bref, le libéral me demandera de séparer ces deux questions, et de répondre différemment à chacune d'elle. En voulant répondre en bloc à ces deux questions, je m'expose nécessairement, selon lui, à commettre une grosse erreur : ou bien justifier la peine de mort, ou bien interdire le suicide.
Si j'expose en détail l'objection libérale au traitement que je propose de cette question, c'est parce que j'adhère pour l'essentiel à cette critique. Je pense en effet que la peine de mort est cruelle et inefficace (que toute sanction soit cruelle est un autre débat, mais il est avéré que la suppression de la peine de mort n'augmente pas le niveau de violence d'une société; quoiqu'elle semble entraîner une augmentation de la durée des peines de prison!). Et je pense aussi que le rapport à soi-même doit être laissé à l'individu, et que l’État n'a pas à dire à la place des individus ce qui est bon pour eux. Une législation interdisant le suicide me paraîtrait donc être une grave erreur, à la fois parce que c'est largement ridicule (va-t-on punir les morts, ou seulement ceux qui ont tenté de se suicider? Ceux qui ont tenté n'ont commis aucun crime, puisqu'il n'ont pas réussi leur tentative), et parce que c'est philosophiquement insatisfaisant, puisque l’État n'a pas la propriété des vies de ses citoyens, qui ne sont pas des esclaves.

Mais ceci dit, la question est à peine effleurée, et je souhaite montrer qu'on peut la pousser plus avant, en traitant de la possibilité de la mort en général, sans distinguer la peine de mort et le suicide. Pour cela, il me faudra introduire quelques considérations épistémologiques, qui devraient facilement faire pencher la balance en faveur de l'interdiction.
Il y a deux attitudes dans le rapport au savoir, une attitude dogmatique, et une attitude sceptique. Pour le premier, il existe des connaissances solides, définitives, prouvées par des données qui ne sont pas susceptibles d'être révisées. Pour lui, la science est une entreprise de connaissance constituée d'un noyau dur de théories non révisables, et d'une périphérie plus fragile, celle qui se trouve à la toute pointe de la recherche, et qui est encore incertaine. La recherche hésite, tâtonne, commet des erreurs. Mais au bout d'un certain temps, les opinions divergentes des scientifiques commencent à converger vers une théorie, la bonne, celle qui va être incorporée au cœur de notre conception scientifique, et qui sera gardée définitivement. Les arguments relativistes tels qu'on peut les construire à partir des théories de Kuhn, avec sa notion de paradigme, n'effraieront pas un dogmatique. Il dira simplement que chaque théorie contient un noyau de vérités, qui sont reprises avec des concepts différents dans le nouveau paradigme. Ainsi, la théorie de la relativité d'Einstein n'efface pas celle de Newton, même si les concepts utilisés ne sont plus les mêmes. Elle en reprend bon nombre de vérités, notamment relatives au calcul du déplacement des planètes à des échelles raisonnables, et des objets ayant une vitesse limitée. 
Pour le second, la connaissance est par nature faillible, révisable. Nous croyons savoir, mais nous faisons erreur, parce que nos connaissances sont approximatives, ou bien fausses, ou bien encore vraies, mais pour de mauvaises raisons. Le sceptique a moins de difficultés à se justifier, il lui suffit de renvoyer aux faits : les scientifiques se trompent presque tout le temps, les politiques aussi, les hommes ordinaires aussi. Certes, on peut bien concéder que certaines vérités sont très stables, et qu'on a bien du mal à imaginer ce que cela pourrait signifier qu'elles soient fausses (il suffit de penser aux mathématiques, et à la plupart des vérités élémentaires de biologique, physique, chimie, etc.). Mais ces connaissances sont froides, sans grand intérêt, sans enjeu. Nous nous en servons souvent, mais ce ne sont pas elles qui font l'objet des discussions sérieuses et graves sur ce que nous devons faire à l'avenir. Quand on discute de la meilleure manière de se nourrir, de la manière d'avoir une énergie qui ne pollue pas, ou de la meilleure politique économique, on soulève des sujets chauds, des questions vives, sur les OGM, le gaz de schiste, ou bien la libéralisation du marché du travail. Personne ne s'intéresse aux vieilles questions tranchées depuis longtemps et qui n'ont plus vraiment cours dans les discussions scientifiques et politiques. Par conséquent, dans le monde réel, celui que nous habitons, il me semble incontestable que nous sommes dans la situation décrite par le sceptique : des connaissances faillibles, des sources d'informations contradictoires, des choix très difficiles à faire. Même si le dogmatique avait philosophiquement raison, c'est-à-dire que certaines vérités sont éternelles, il aurait pratiquement (dans la pratique) tort, parce que le monde dans lequel on vit est un monde d'incertitudes. 

Nous sommes maintenant capables d'apporter une réponse au problème qui nous inquiète : faut-il ou non autoriser la peine de mort, et faut-il ou non autoriser le suicide? Je crois que l'attitude sceptique répondrait non, dans les deux cas. Ce faisant, le sceptique propose le seul argument véritablement convaincant contre la peine de mort : la peine de mort est une sanction définitive, sur laquelle on ne peut pas revenir une fois qu'elle a été appliquée. Or, la justice se trompe, inévitablement, elle commet des erreurs judiciaires. Elle enverrait donc nécessairement des innocents à la mort. Et elle s'apercevrait après qu'elle a commis une erreur. Mais si elle a déjà tué l'accusé, il sera trop tard pour le rappeler et le libérer. C'est pourquoi, si vraiment on admet que la justice est faillible, comme toute autre entreprise humaine de connaissance, alors il lui faut absolument se passer de toutes les sanctions définitives, et la peine de mort en fait partie. De ce point de vue, la prison est une sanction acceptable. Car certes, les années perdues le sont définitivement. Mais il reste possible de libérer sur le champ quelqu'un qui a été enfermé à tort, et on peut éventuellement compenser la peine par des avantages financiers ou en nature. Bien sûr, on ne rend pas les années, mais on peut au moins arrêter la peine aussitôt que de nouveaux indices ont révélé l'innocence de la personne enfermée.
Et qu'en est-il pour le suicide? Je parle ici du suicide de celui qui pense que sa vie est un échec, et que plus rien de bon ne va lui arriver. C'est le suicide de désespoir, de l'individu seul, souffrant, échouant tout ce qu'il entreprend. Or, là encore, l'attitude sceptique est indispensable. Il faut absolument lutter contre les jugements définitifs, surtout ceux concernant sa propre vie. Personne ne sait de quoi demain sera fait, c'est une évidence. Mais personne ne peut dire non plus que sa vie passée a été une ruine. Qui nous dit que ces échecs ne peuvent pas être regardés d'un autre œil, qu'ils n'ont pas aussi participé à construire une personnalité hors norme? N'y a-t-il pas aussi des évènements heureux, auxquels on ne prête pas assez attention, à cause d'une tendance à la dépression? Bref, il ne faut pas tomber dans le dogmatisme d'une vérité unique et définitive sur la valeur de notre vie. La bonne conception de notre vie viendra plus tard, elle se renouvelle sans cesse. C'est pourquoi se suicider serait renoncer à voir notre vie sous un meilleur angle, c'est commettre un acte irréparable, alors que nous ne sommes pas sûrs de bien savoir ce que vaut notre vie. Alors que rester en vie, c'est considérer que l'on peut mieux voir, devenir plus intelligent, et donc mieux comprendre la valeur de notre vie. Il s'agit donc de se laisser une chance, d'accepter que nous nous trompions peut-être, donc que nous ne devons pas prononcer la sentence définitive. Peut-être que notre vie ne vaut rien et qu'il fallait se suicider le plus tôt possible. Mais ceci, nous ne pourrons le savoir que bien plus tard, aussi tard que possible, c'est-à-dire que nous ne le saurons jamais, parce que la mort naturelle ou accidentelle nous aura emporté avant que nous puissions nous prononcer. 

Ainsi, la peine de mort et le suicide sont des mauvaises options, parce qu'ils rendent définitifs des décisions judiciaires ou des jugements sur la valeur de notre vie qui sont faillibles et révisables. Mieux vaut donc être prudent, tenir compte de la faiblesse de notre savoir, et ne pas tomber dans l'excès en voulant agir bien au-delà de ce que notre savoir permet. Bien entendu, il ne s'agit pas d'interdire légalement le suicide (cela ne concerne que le rapport à soi, qui ne devrait pas relever de la loi), mais simplement de dire que, d'un point de vue éthique, il s'agit d'une mauvaise solution, qu'on ne peut recommander à personne
Ultime aspect que je ne compte pas soulever en détail, mais qui doit quand même être mentionné : l'euthanasie. Je la range dans la catégorie du suicide. J'apporterai donc la même réponse que pour celui-ci. Ce n'est pas une solution que l'on peut recommander, car on ne sait jamais si l'avenir ne va pas redevenir plus clément. Je conçois bien qu'il y ait des situations insupportables, de sorte que l'on veuille à tout prix faire cesser la douleur. Je réponds seulement que l'on prend alors un risque, qui est plus ou moins gros selon la maladie dont on est atteint, l'âge que l'on a, etc. Il y a peut-être des circonstances où ce risque mérite d'être pris; il suffit de se rappeler que l'euthanasie reste toujours un pari, et jamais une solution absolument bonne.