mercredi 29 août 2012

Esquisse d'un programme... (suite)

Ce post est une suite directe de mon récent petit essai d'une formulation cohérente de programmes politiques (Esquisse d'un programme de gauche et de droite). Les exigences liées au format du blog (brièveté...) m'ont incité à ne pas aller au-delà de quelques remarques sur certains points importants. Il reste donc à prendre une perspective plus générale pour montrer en quoi les deux programmes que j'ai tracés sont cohérents, structurés, et reflètent des positions qui sont toutes deux défendables.

Ce post-ci a pour nom : Individualisme et libéralisme.
Je voudrais ici soutenir deux choses à la fois : d'une part l'individualisme et le libéralisme sont loin de bien s'accorder, contre ce que croient la plupart des libéraux, mais aussi des critiques du libéralisme, et d'autre part l'opposition de la gauche et de la droite revient à cette opposition des individualistes et des libéraux.

J'entends par individualisme tout système politique dans lequel l'individu est la seule entité qui soit sujette au droit, et tout type de société dans lequel l'individu peut vivre tout à fait correctement sans avoir besoin du soutien de groupements collectifs autres que l’État. 
La première partie de cette définition est précise et formelle. Il suffit de scruter la réglementation d'un État pour comprendre s'il est ou pas individualiste. Autorise-t-il la création d'associations, de syndicats? Si oui, leur donne-t-il un statut de personne morale aux associations et entreprises? Donne-t-il des droits supplémentaires aux familles? Donne-t-il accès à certains services sociaux seulement si les individus sont salariés? Verse-t-il de l'argent aux associations religieuses ou sportives? Chacune de ces questions montre le niveau de prise en compte des collectifs au sein de l’État. Dans un régime parfaitement individualiste, l’État n'en tient absolument pas compte, voire même, interdit leur création. Car, comme le dit fort brutalement Rousseau (dans le Contrat social II, 3), de telles associations déformeraient ou détruiraient la volonté générale, en comptant comme un de multiples individus, en effaçant les petites différences entre individus dont l'intégration est censée constituer la volonté générale. Mais un tel individualisme irait jusqu'à remettre en cause les liens familiaux. Car de ce point de vue, l’État n'a pas à donner de statut particulier à l'association familiale. Que des individus aient décidé de passer une partie de leur vie sous le même toit est une chose, donner un statut légal à cette association (ce qui inclut un traitement fiscal différent, des devoirs entre époux et vis-à-vis des enfants, etc.) en est une autre. L’État parfaitement individualiste doit donc entièrement contractualiser les liens privés : il reconnaît ceux-ci comme des contrats qui lient entre elles des personnes consentantes, et s'assure que chacun respecte bien les clauses de ce contrat, mais il n'a pas lui-même à donner un contenu à ce contrat. Mes lecteurs les plus attentifs ne manqueront pas de remarquer que les enfants ne sont pas en mesure de passer des contrats avec leurs parents pour les contraindre à les élever correctement. Cette remarque est fondée, il est très difficile d'être individualiste jusqu'au bout.
La second partie de la définition concerne la vie sociale des individus. Elle est donc un peu plus imprécise, informelle. Il y a des sociétés dans lesquels un individu seul, sans famille, sans travail, parvient quand même à vivre modestement, parce que l'Etat subvient à la plupart de ses besoins. L'Etat vient en quelque sorte en renfort du manque d'attaches sociales, en lui reconnaissant des droits, en lui versant un revenu de survie, en s'engageant à lui trouver un logement, etc. Autrement dit, grâce à l'Etat-Providence, il est possible à un individu de vivre seul, sans mourir de faim et de froid. C'est un point absolument capital, et qui n'est pas assez remarqué : l'individualisme n'est pas une invention libérale, mais socio-démocrate. On peut se permettre d'être un individu parce que l'Etat assure un filet de sécurité à ceux qui vivent seuls. S'il n'y avait pas ce filet, tous les gens qui perdent leur emploi (par exemple), sans avoir d'amis et de famille pour les soutenir perdraient leur maison, et se retrouveraient à la rue. C'est pourquoi il est absolument indispensable, dans une société où l'Etat-Providence n'existe pas, de s'assurer suffisamment de liens de solidarités pour ne pas se retrouver dans la misère. Dans une société solidaire, la perte d'un emploi oblige la personne à se faire héberger quelques temps chez des amis, des parents, le temps que la situation s'améliore. Par contre, tant qu'il y a des aides sociales, on peut se fâcher avec sa famille, et ne pas avoir de bons amis, sans se mettre dans une situation très risquée. On pourrait multiplier les exemples sans fin de mesures politiques qui permettent aux individus de vivre isolément, sans recourir aux cercles de solidarité. La crèche permet aux femmes de continuer à travailler sans laisser l'enfant chez grand-mère; la cotisation retraite permet de ne pas compter sur ses enfants pour ses vieux jours; l'école donne une éducation professionnelle à tous sans avoir à entrer dans une corporation; etc. Par ailleurs, notre système économique libérale avec le minimum possible de barrières à l'entrée favorise aussi l'individualisme. Celui qui cherche une banque n'a qu'à choisir une banque, il n'a pas à se demander si celle-ci est réservée aux enseignants, aux agriculteurs ou je ne sais quoi. Autrement dit, on peut faire affaire avec n'importe qui, sans avoir à faire partie préalablement de telle ou telle communauté.
En conclusion, je voudrais insister sur le lien très fort entre la centralisation étatique et l'individualisme. Plus l’État est fort, plus il affaiblit les groupements intermédiaires de toute nature (entreprise, associations), et plus l'individu devient la seule entité politique. L’État centralisateur, qui détient la banque, la poste, le réseau des transports, la monnaie, l'impôt, ne veut s'adresser qu'à des individus nus, et voit comme du corporatisme toute tentative d'interférer, de se protéger en créant des entités intermédiaires. Bref, l’État centralisateur réalise l'égalité des individus, et, si l'on conçoit les communautés comme des entraves à la spontanéité individuelle, il réalise aussi leur liberté. Tel est le programme de gauche lorsqu'il est bien compris : égaliser les conditions, et libérer les individus en les émancipant du poids de la tradition et des autorités traditionnelles (à savoir le père, le patron, le curé)

Vient ensuite le libéralisme, défendu par la droite. Sa grande et noble idée est d'empêcher l’État de confisquer aux individus, non pas seulement leurs libertés, mais avant tout leurs devoirs vis-à-vis des autres. On ne passe pas à droite parce que l'on veut payer moins d'impôts, ou créer de nouveaux marchés. Ce serait de l'opportunisme dans ce qu'il a de plus méprisable. Les arguments "à la Nozick", sur le fait qu'il serait injuste que l’État prélève des impôts sur un travail que l'on a soi-même fourni sont ridicules. C'est l’État lui-même qui éduque, qui autorise à travailler, qui créé les conditions favorables au bon exercice du travail, et qui créé les règles relatives à la propriété des biens. Donc, si l’État veut tout reprendre, il le peut aussi, puisque chacun lui doit tout. Non, l'argument acceptable d'une politique de droite est le suivant : nous voulons conserver nos devoirs vis-à-vis de notre famille (protéger son époux, nourrir ses enfants, leur transmettre nos valeurs); nous voulons que la vertu et l'amabilité régissent les rapports humains plutôt que la peur des policiers; nous voulons pouvoir créer notre propre activité sans être empêchés par les entreprises publiques monopolistiques; nous voulons encore fixer nous-mêmes les grandes orientations politiques de notre lieu de vie, sans que l’État universel vienne régenter nos vies depuis la capitale. Autrement dit, l'idée fondamentale du libéralisme réside dans la confiance accordée aux individus de créer des collectifs dans lesquelles une vie bonne puisse avoir lieu.
Il faut donc comprendre que le libéralisme est intrinsèquement lié au communautarisme, et même au corporatisme, termes qui ne devraient pas être péjoratifs. Il est capital de comprendre cette idée, si on veut comprendre ce qui ne va pas dans les droites réelles de notre époque. Ces droites sont très pressées de détruire ce qu'il reste de liens nationaux de solidarité. Elles veulent en finir avec l’État, sans voir que l’État est aujourd'hui la seule chose qui puisse encore éduquer et protéger les individus. Dans une société individualiste, supprimer l'école publique, c'est supprimer l'éducation en général (sauf pour une infime minorité de privilégiés), supprimer les aides aux chômeurs, c'est condamner à mourir de faim la moitié des travailleurs du pays, etc. Alors que la priorité devrait être au contraire de rétablir les solidarités à l'échelle communautaire, puis, dans un second temps, de lutter contre les interventions de l'Etat. Bref, on ne peut être libéral, c'est-à-dire souhaiter que l'Etat ne régimente pas nos vies, que si les liens entre individus sont suffisamment forts pour assurer à chacun une éducation, la santé, du travail et un revenu, une position sociale reconnue. 
Mais quel argument pourrait-on donner en faveur de ce remplacement des services de l’État, égalitaires et universels, par des liens de solidarité à plus petite échelle, donc probablement moins égalitaires, et pouvant parfois laisser certains hommes de côté (les hommes isolés)? Il ne s'agit pas seulement d'affirmer qu'il est mieux de redonner la puissance d'agir aux individus, plutôt que d'attendre passivement l'assistance publique. La condamnation des assistés n'est pas illégitime, mais ne touche pas a cœur du problème. L'argument le plus important réside plutôt dans le fait que l'invasion des services publics a tendance à constituer ce que Kant appelle, dans son Projet de paix perpétuel, "un peuple de démons". Chez Kant, un régime juridique a pour but de faire en sorte que même un peuple de démons, profondément méchants et égoïstes, seraient tout de même contraints de vivre en bonne entente avec les autres. Par un système d'incitations et de punitions, on pourrait en effet parvenir à les faire obéir, dans leur propre intérêt. Je reprends donc cette formule, mais dans un sens légèrement différent. Je veux plutôt dire que les services publics, en nous privant du devoir de bien agir, nous rendent égoïstes, et calculateurs. En effet, dès lors que l'on prélève sur mon salaire un impôt qui finance les plus démunis, pourquoi devrais-je encore faire l'aumône aux pauvres au coin de ma rue? Que l’État s'en occupe! Tout le monde défend généreusement l'égalité des chances et un système éducatif qui soit le plus équitable pour tous les enfants, mais chacun va chercher à mettre ses propres enfants dans la meilleure école. Puisque la police est chargée de faire régner l'ordre, qui voudrait encore prendre le risque d'interpeler dans la rue un voyou ou de séparer des individus qui se battent? Partout où l’État intervient, les individus se retrouvent scindés en deux. Ils ont d'un côté des sentiments nobles et fraternels, et de l'autre l'injonction rationnelle à agir de manière stratégique et égoïste. S'ils cèdent à leurs sentiments, ce sont des idiots (souvent, les hommes bons paraissent idiots); il faut bien sûr être rationnel. Mais s'ils sont rationnels, ils deviennent méchants et sans cœur; or, chacun veut et doit être bon. Bref, il est, dans un monde régi par l’État, presqu'impossible d'être bon et intelligent, et c'est, je pense, le reproche fondamental que doit faire le libéralisme à la gauche.
Ainsi, le libéralisme est le désir d'accorder du pouvoir aux individus, non pas pour qu'ils restent des individus nus, mais au contraire pour qu'ils puissent établir de multiples liens de solidarités, leur permettant de réaliser leurs projets de vie, et de devenir des hommes bons. Le libéralisme n'est pas la doctrine selon lequel l’État ne promeut aucune valeur, et se contente de faire respecter l'ordre, il est la doctrine selon laquelle les communautés (dont fait partie l'Etat!) ont le pouvoir d'émettre des valeurs, tant qu'elles ne se constituent pas en monopoles. Personne évidemment ne soutiendra jamais qu'il faut laisser faire les démons (sauf Mandeville?). Mais tout l'enjeu est de savoir qui doit s'en occuper. Peut-on vraiment sous-traiter les problèmes moraux à l’État, ou bien doit-on considérer qu'il est du devoir de chacun d'apprendre à devenir bon, d'éduquer convenablement ses enfants, et de choisir ses amis?

Me voici donc parvenu au terme de la présentation des soubassements théoriques des deux programmes politiques. Dire pour lequel je penche demandera un troisième post à l'avenir; j'espère avoir pour l'instant présenté les deux bords de manière convaincante. Les deux partis croient aux valeurs d'égalité et de liberté, bien que, retrouvant en cela le lieu commun, la gauche ait davantage le souci de l'égalité, ce pourquoi elle privilégie la centralisation étatique, alors que la droite a davantage le souci de la liberté (comme capacité d'agir), ce pourquoi elle privilégie la décentralisation.

lundi 27 août 2012

Les formes du travail

Il est généralement reconnu que les métiers sont aujourd’hui très divers, en évolution rapide, et pour cette raison difficiles à classer. La distinction par secteur d'activité, primaire pour l'agriculture, secondaire pour l'industrie, et tertiaire pour le reste, n'est plus très pertinente, parce que le primaire et le secondaire n'occupent plus qu'une part très faible, et que le tertiaire tend à tout absorber. De plus; il ne faut pas compter sur cette catégorisation pour apprendre quelque chose de précis sur la réalité du travail. Entre un ouvrier dans une usine de montage à la chaîne, et un employé faisant seulement de la saisie dans son bureau, on ne conçoit pas de différence essentielle dans l'exercice du travail lui-même, alors que ces deux métiers tomberaient dans deux secteurs différents (respectivement, le secondaire et le tertiaire).
Une seconde distinction se présente à nous, la différence sociologique entre employés, cadres, et dirigeants. Là encore, cette différence est relativement inopérante pour correctement décrire le travail. Un dirigeant d'une petite entreprise fait peut-être un travail semblable à celui qu'exercerait un employé dans une grande. De même, certains cadres ne dirigent pas plus d'une ou deux personnes, ce qui n'a rien à voir avec la direction d'équipes de centaines de personnes. Donc, là encore, la distinction n'est pas très pertinente? Néanmoins, je montrerai par la suite qu'elle n'est pas totalement dépourvue de pertinence.

Vient ensuite une classification d'un autre genre, non pas économique ou sociologique, mais plutôt d'origine philosophique. Il s'agit de la différence entre travail manuel et intellectuel. C'est une très vieille distinction, qui aussi été présenté sous la forme des arts serviles et arts libéraux. Mon souhait n'est pas de me lancer dans une exégèse de ces deux couples de notions, mais d'indiquer brièvement ce qu'elles recouvrent, et la raison pour laquelle elles me paraissent insuffisantes pour penser les différentes formes de travail. Un métier manuel, ou un art servile, est un travail exigeant une technique, du savoir-faire acquis essentiellement par expérience, à savoir imitation des maîtres, essais et erreurs. Un métier manuel peut bien formuler des règles d'action, des recettes, des procédures, mais le cœur du métier reste néanmoins dans la mise en application, demandant de la maîtrise, de l'expérience. A l'inverse, un métier intellectuel, ou un art libéral, est un travail dans lequel la dimension corporelle, la dimension du savoir-faire, est peu ou pas présente, en dehors de quelques capacités très générales. Celui dont le métier est juge doit certes savoir lire, savoir écrire, savoir s'exprimer publiquement, mais ces savoir-faire sont très élémentaires, alors que la compétence propre du juge réside dans la connaissance des textes de lois, de la jurisprudence, et dans la finesse du jugement pour comprendre les situations et attribuer à chacun sa juste part. 
Quelle difficulté pose cette vénérable distinction? Dans un précédent post (La philosophie n'existe pas), j'avais déjà fait preuve de scepticisme vis-à-vis d'une telle division du travail, fortement ancrée à la pratique de l'esclavage. L'intellectuel est en effet assez rapidement identifié à celui qui comprend les hommes et le monde, donc qui connaît les moyens et les fins, donc qui est le mieux placé pour commander, donner des ordres. Alors que l'esclave, à savoir le travailleur manuel, est plutôt voué à exécuter les ordres plein de sagesse que lui donne l'intellectuel. Contre cette vision, j'ai soutenu que toute activité exige une réflexion sur ses principes et sur ses finalités, même la plus manuelle. Chacun doit souvent se demander s'il ne pourrait pas travailler plus efficacement en faisant autrement, se demander si tel ou tel geste a vraiment une utilité, se demander aussi s'il ne serait pas plus efficace à un autre poste, voire à un autre métier. Il peut bien y avoir des chefs et des subordonnés, mais le chef n'épargne jamais à ses subordonnés le devoir de réfléchir. S'il le pouvait, il les aurait depuis longtemps remplacés par des machines. C'est loin d'être toujours possible.
Par conséquent, tous les métiers manuels sont aussi intellectuels, et il serait assez facile de montrer qu'un métier intellectuel est toujours aussi manuel. Rester longtemps assis et concentré en lisant n'est pas d'abord un effort intellectuel, cela exige un très long et sévère entraînement. La plupart des hommes n'arrivent pas à rester sur une chaise plus d'une heure d'affilée. Enfin, pour ajouter à la confusion des métiers manuels et intellectuels, il suffit de regarder encore plus en profondeur la plupart des métiers. Un pâtissier exerce plutôt un métier manuel, mais doit se renseigner sur ce que font ses confrères, imaginer des recettes originales, ce qui est manifestement une activité intellectuelle. Un physicien qui cherche à tester une théorie, et qui se trouve contraint de bricoler son matériel expérimental tombé en panne, exerce donc aussi une activité manuelle. Bref, la distinction est inopérante.

Après cette bien trop longue introduction, j'en viens maintenant à la distinction que je souhaite défendre, comme étant la plus pertinente pour penser le travail aujourd'hui. Il s'agit de la différence entre travail technique et travail psychique.
Par travail technique, j'entends l'ensemble des métiers qui consistent essentiellement à mettre en application des connaissances théoriques, des savoir-faire, son expérience personnelle. Un menuisier qui réalise une chaise pour une client, un informaticien qui programme un jeu vidéo, un chercheur rédigeant un article universitaire sont des travailleurs techniques, des techniciens. En effet, ils disposent chacun de compétences, et utilisent leurs compétence pour réaliser quelque chose, que cette chose soit matérielle, comme la chaise, ou immatérielle, comme le jeu vidéo ou l'article. Dans un métier technique, la principale difficulté vient de la résistance de la matière. Le bois résiste, le programme est buggé, le sujet de recherche est affreusement pointu. Le technicien doit donc mettre en œuvre ses compétences en suivant d'abord le plus rigoureusement possible ce qu'on lui a appris à l'école, et ce que son expérience personnelle lui a enseignée. Puis, si cela ne suffit pas, il fait preuve de créativité, d'originalité, pour trouver une solution nouvelle au problème qui se pose à lui. Encore une fois, j'insiste sur le caractère tout à fait secondaire de la différence entre l'intellectuel et le manuel. Il n'y a pas de différence majeure entre l'ingénieur qui conçoit le plan d'un objet, et l'ouvrier qui va mettre en œuvre son talent pour fabriquer telle ou telle pièce de l'objet.
Par travail psychique, je souhaite parler de quelque chose qui peut paraître un peu inhabituel, mais qui est en fait assez familier aujourd'hui. En effet, dans bon nombre de métiers, la dimension technique n'est pas très importante, par contre, la charge psychique ou affective portant sur le travail est immense. C'est particulièrement le cas pour tous les métiers dans lesquels le travailleur est au contact de clients, d'usagers. Imaginons un employé de Pôle Emploi. Les compétences techniques qu'il doit mobiliser sont relativement limitées : lire des offres d'emploi, trouver celles qui s'adaptent au profil du chômeur dont il s'occupe, etc. Ce n'est pas ici que se joue donc l'essentiel du travail. Il se joue bien plutôt dans la dimension affective : montrer de la compréhension vis-à-vis des chômeurs, écouter leurs histoires individuelles qui peuvent être très dures, trouver les mots justes, supporter les reproches qu'ils peuvent formuler, voire les actes de violence. Ensuite, il faut encore supporter les exigences d'efficacité reposant sur les épaules des employés : abréger les entretiens et attribuer des emplois qui ne conviennent que moyennement, afin de remplir ses objectifs de mission. Autre exemple, lui aussi très facile à comprendre : un trader. Les connaissances dont il dispose sont des mathématiques que des centaines de milliers d'étudiants seraient capables d'apprendre. Là encore, comprendre des produits complexes et les utiliser correctement n'est pas le coeur de leur métier. Car eux aussi ont un métier essentiellement affectif : garder son sang froid, être sans cesse sur la brèche pour découvrir en premier des informations pertinentes, etc.
Je peux maintenant formuler de manière plus générale ce que j'entends par travail psychique, ou affectif. Ce travail consiste à supporter les multiples affects qui sont nécessairement produits par l'accomplissement d'une tâche, lorsque cette tâche implique des relations aux autres hommes. Ces autres hommes peuvent être des clients qui exigent un service, des pairs qui contrôlent la qualité du travail, ou un supérieur hiérarchique qui fixe des délais serrés pour accomplir une tâche. Dans tous ces cas, l'accomplissement technique d'une tâche est nécessairement accompagné d'une dimension affective qui représente alors la part la plus dure du travail. Le vendeur connaît sur le bout des doigts ses produits, mais est épuisé par les clients exigeants et désagréables; l'universitaire connaît aussi mieux qui quiconque son sujet, mais continue à ruminer une objection que lui a fait un interlocuteur lors d'une conférence; l'ingénieur sait qu'il ne pourra jamais finir à temps le travail que son patron lui a demandé, et tente donc de ramener chez lui du travail, et finit par ne plus en dormir la nuit. J'insiste sur le fait que la dimension affective est nécessaire. Certes, certains la supportent mieux que d'autres, mais même chez ceux là, elle doit être présente pour que le travail soit bien fait. Si le vendeur n'était pas sensible à son client, s'il ne s'impliquait pas émotionnellement, il serait d'une part froid et désagréable, et d'autre part manquerait beaucoup d'opportunités qu'il aurait saisies s'il avait été plus impliqué. De même, celui qui ne ressent pas le stress ne pourra jamais accomplir un travail efficace dans un temps limité. La charge psychique, tant qu'elle ne devient pas un poids insurmontable, n'est donc justement pas un poids, mais une condition de la réussite. 

Cette distinction entre travail technique et psychique me semble la plus à même de décrire correctement la nature du travail. Il y a au fond deux sortes de métiers : ceux que l'on exerce essentiellement seul, et ceux que l'on exerce essentiellement avec d'autres. Même un employé dans une grande entreprise peut travailler de manière solitaire. On lui donne une tâche à effectuer, il va dans son bureau, la réalise, et la rend en temps voulu. Il n'a eu qu'à mobilier ses compétences techniques. Il n'a pas à se soucier des tenants et des aboutissants, et lorsqu'il rentre chez lui, il pense à autre chose qu'à son travail. A l'inverse, il y a des métiers que l'on exerce essentiellement avec d'autres. Un professeur est principalement devant ses élèves, il en rencontre qui lui posent problème, se rebellent. Quand il a fini son cours et rentre chez lui, il continue à ruminer ses difficultés et à cherche la solution la plus adaptée à cet élève. 
Ceci étant dit, on peut retrouver, pour une grande majorité des cas, la différence entre employés, cadres, et dirigeants, dans la différence entre métiers techniques et métiers psychiques. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on délaisse les charges techniques. Par contre, on endosse la responsabilité du succès ou de l'échec, des calendriers à respecter, des conflits entre hommes, etc. En caricaturant, on dirait que l'employé travaille, alors que le chef s'inquiète. Pour avoir un bel exemple, il suffit de lire Jacques le fataliste et son maître, de Diderot, dans lequel le valet, déchargé des responsabilité (d'autant plus qu'il croît que tout est écrit d'avance) fait preuve d'énergie et d'audace dans les multiples situations qui se présentent à eux sur leur chemin, alors que le maître lui, semble écrasé sous le poids de ses soucis, et quasiment impuissant. Nous savons toujours très bien qu'il est reposant de n'avoir qu'à obéir aux ordres, car cela nous délivre entièrement de l'inquiétude. C'est aussi pourquoi nous devons aussi reconnaître à sa juste valeur le travail consistant à endosser l'anxiété, le stress, la souffrance que produisent inévitablement le fait d'avoir à s'occuper des hommes, soit pour les commander, soit pour leur vendre des produits, soit pour leur transmettre des connaissances.

Ultime remarque concernant la formation scolaire : comment se fait-il que l'école passe presque tout son temps à enseigner des compétences techniques (manuelles ou intellectuelles), et laisse entièrement au hasard, aux gourous du new-age et aux coachs l'éducation affective? Être sensible aux autres, les comprendre, savoir se défendre des pressions, oser défendre publiquement son travail, sont des compétences qui sont indispensables à presque tous les hommes, et que la dureté de la vie empêche d'acquérir dans la sérénité que permettrait l'école.

samedi 25 août 2012

Esquisse d'un programme de gauche et de droite

Quiconque se penche sur la vie politique de son pays (par hypothèse, mon lecteur est français) ne peut qu'être frappé par le fait que les partis politiques sont remplis d'idées, de projets, de pistes pour expérimenter, etc. Il n'y a aucun parti dans lequel on ne trouverait pas ce foisonnement d'idées. Mais ce qui est décevant, c'est le fait que personne n'est capable de dire ce qui donne une unité à ces idées, la conception du monde qui les sous-tend, et qui serait propre à chaque parti. Les partis semblent avoir des idées sur tout et n'importe quoi, mais sans que l'on puisse comprendre pourquoi ils les ont, ni si ces idées tiennent vraiment ensemble. Au final, on a bien souvent l'impression que les partis sont le résultat de compromis avec les forces en présence ("je me rallie à vous seulement si vous supprimez telle ligne de votre programme"), et non pas le regroupement de personnes possédant des convictions communes. Une personne qui souhaite choisir un parti de manière désintéressée et réfléchie sera donc nécessairement déçue. Elle voudrait s'engager pour un projet collectif cohérent, et on ne lui propose qu'une liste arbitraire de propositions politiques. Pour ne pas désespérer, je voudrais ici tracer les grandes lignes de ce que pourraient être les programmes opposés de deux partis. Ces deux programmes doivent répondre à une exigence capitale : ils doivent être suffisamment bien conçus pour que celui qui ait à choisir doive réfléchir sérieusement et sincèrement. Car il ne me paraît pas du tout normal que nous puissions choisir un parti à la va-vite, parce que nos intérêts et notre conscience de classe nous fait instinctivement choisir un camp plutôt que l'autre. Bref, mon objectif est atteint si les gens de gauche trouvent le programme de droite persuasif, et réciproquement. 

Ma méthode va consister à énumérer sous forme de liste les grands points d'opposition entre droite et gauche (sans prétendre à l'exhaustivité, je souhaite quand même avoir une liste relativement complète), puis à montrer comment on peut unifier ces multiples prises de positions sur les différents sujets.
La liste des discussions est la suivante : 
1 - Centralisation importante des lieux de décision politique, ou bien décentralisation de ces lieux.
2 - Souveraineté des Etats, ou bien préférence pour un modèle fédéraliste des prises de décision.
3 - Modèle populiste de prise de décision (relation directe du peuple et du président), ou bien existence de corps intermédiaires.
4 - Individualisme de toutes les politiques, ou bien prise en compte des multiples affiliations et communautés (par exemple, une politique familiale suppose la reconnaissance de la famille comme entité politique).
5 - Égalisation sociale, politique et économique, ou bien reconnaissance des différences entre individus.
6 - Gouvernement représentatif, ou bien démocratie participative (l'adjectif participatif accolé à démocratie est un pléonasme, mentionné seulement pour la clarté du propos).
7 - Défense politique d'un certain nombre de comportements sociaux et de valeurs morales (par exemple, les droits de l'homme), ou bien neutralité intégrale sur toutes les questions sociales.
8 - Organisation d'une politique artistique (ou culturelle, au sens étroit du mot) favorisant tel ou tel genre artistique, et tel ou tel artiste, ou bien stricte neutralité relativement à la culture. 
9 - Unification de la culture à l'échelle du pays, ou bien liberté accordée aux groupes régionaux de développer une culture indépendante.
10 - Laïcité comme non empiètement du religieux sur le politique, ou bien laïcité comme égalité de traitement de toutes les associations religieuses (et même de toutes les associations, quel que soit leur objet). 
15 - Alliance avec les pays défendant des valeurs et des intérêts communs, ou bien neutralité dans les relations internationale.
16 - Politique écologique aussi globale que possible (si possible internationale) ou bien solutions locales.
17 - Systèmes de sécurité sociale (contre la perte d'emploi, la maladie, etc.) organisés publiquement, ou bien laissés à la charité individuelle.
18 - Constitution de grandes entreprises de service public, ou vie économique entièrement dirigée par des entreprises privées.
19 - Liberté de chacun d'investir, d'acheter et de vendre, ou bien instauration de lois luttant contre les monopoles économiques et les grandes inégalité.
20 - Fermeture des frontières aux marchandises non désirées (pour des raisons culturelles, morales, économiques, de santé publique, etc.) ou bien libre circulation de tous les biens et capitaux.
21 - Contrôle strict de l'immigration et de l'émigration, ou bien liberté complète de circuler à travers les frontières.

A la lecture de cette liste, chacun pourra facilement percevoir les deux grands pôles qui se sont dessinés. Le premier pôle, celui qui représente la gauche politique, se situe justement à gauche dans chacun des points mentionnés (à gauche, c'est-à-dire en début de phrase). Il s'agit de la position étatiste et interventionniste. Le second pôle représente la droite politique, et se situe à droite, dans chacune des phrases. Son trait le plus marquant est son libéralisme, à savoir la faiblesse de l’État et sa neutralité dans la plupart des activités humaines. Les deux camps étant présentés, je voudrais maintenant insister sur certains points qui sont moins évidents, et pourtant très importants, pour constituer des programmes politiques vraiment cohérents.

Un premier aspect qui peut étonner est le fait que le modèle étatiste et interventionniste soit en même temps un modèle individualiste (cf. 4). On oppose souvent le collectivisme et l'individualisme, en disant que le premier met l'individu au service du collectif, voire asservit l'individu au collectif. Mais justement, l'un appelle l'autre et réciproquement, ce que l'on sait au moins depuis Hobbes. En effet, Hobbes est un penseur absolutiste, au sens où l’État souverain (cf. 2) ne rencontre aucune limite dans l'exercice de son pouvoir. Ces limites seraient justement des corps intermédiaires qui pourraient s'opposer à la puissance de l’État. En faisant barrage entre l’État et les individus, les corps intermédiaires pourraient certes protéger les individus d'un État tyrannique, mais ce n'est guère le souci de Hobbes, pour qui ceci serait facteur de dissension et de guerre. Pour avoir la paix sociale, il faut que les commandements de l’État parviennent directement aux individus, qui, en tant que petits individus face à l'immense Léviathan, doivent obéir sous peine d'être écrasés par la puissance de l’État. Bref, Hobbes est individualiste et anti-communautariste parce que la pleine puissance de l’État n'est possible que s'il n'existe pas de communauté suffisamment puissante en son sein pour s'opposer à lui; que s'il n'existe que des individus sans autre lien que les liens reconnus par l’État.
Ainsi, contre l'opposition contemporaine des libéraux et des communautariens, il faut dire que ce sont les communautariens qui sont les vrais libéraux, parce que les multiples affiliations que peuvent constituer les individus sont autant de renforts contre les politiques de l'Etat. Alors que les prétendus libéraux sont en fait des interventionnistes étatiques; leur souci est en réalité de transmettre aux individus la mentalité individualiste (être indépendant, toujours penser de manière stratégique, critiquer systématiquement toutes les traditions), parce que cette mentalité est une condition de leur bon fonctionnement. Dans une société où les traditions religieuses sont très fortes, les syndicats très puissants, la politique des prétendus libéraux échouerait systématiquement, puisque les individus refuseraient d'être traités en individus, d'être traités en égaux, et défendraient des positions morales substantielles (c'est-à-dire liées à leur appartenance à des groupes notamment religieux, par oppositions aux positions morales qui sont censées être acceptable par n'importe quel individu, quelles que soient par ailleurs ses convictions). Seule une société dans laquelle les individus sont suffisamment atomisés est vraiment gouvernable selon les principes réputés libéraux. Par contraste, les communautariens sont les vrais libéraux, justement parce qu'ils laissent faire le jeu des affiliations et des luttes entre communautés, et se contentent de limiter les excès que peuvent produire ces luttes (meurtre, vol, diffamation, etc.). J'accepte donc la critique communautarienne, qui affirme que les prétendus libéraux ont une conception trop abstraite de l'individu, comme purement rationnel et coupé de tout lien communautaire. Je précise simplement que ceci n'est pas la manière dont les prétendus libéraux voient les hommes, c'est plutôt la conception qu'ils souhaitent imposer à des individus qui sont encore très loin de ressembler à ce modèle. Autrement dit, je reprocherai aux prétendus libéraux de défendre sans le dire un modèle politique très ambitieux, et très directif.
Le point 4 est donc expliqué : une société vraiment libérale est une société dans laquelle coexistent de multiples communautés, que l'on peut librement constituer, intégrer, et quitter. Alors qu'une politique collectiviste (de gauche) forme une société dans laquelle la plupart de affiliations sont détruites, et où ne restent que des individus. Pour donner un aperçu provocateur de la différence, on peut étudier le thème de l'éducation des enfants. L'idéal de gauche est celui de l'égalité des chances, et si possible, de l'égalité des conditions. Pour cela, la meilleure méthode est donc de retirer l'enfant des familles le plus tôt possible, pour minimiser les inégalités qui apparaîtraient si on laissait une grande part de l'éducation à la charge des familles (puisque bien évidemment, une famille aisée donnera un avantage comparatif à son enfant, par rapport à une famille en difficulté). Alors que le modèle libéral et communautaire consiste à laisser les familles éduquer leurs enfants autant que possible et réduire l'influence de l'école publique à sa portion congrue.

J'ai déjà partiellement répondu à une remarque que l'on peut et doit faire au sujet de ma classification, mais je voudrais en dire davantage. Dans notre pays, la gauche est généralement associée à la lutte pour les droits de toutes les minorités, et pour la liberté sur les questions de moeurs, alors que la droite est généralement plus conservatrice sur ces sujets. Or, ma classification associe la gauche à des positions non pas conservatrices, mais à des positions substantielles, des positions nettement marquées, alors que la droite ne défend aucune valeur particulière, et laisse aux différents groupes la charge de défendre des valeurs, si elles le souhaitent.
Cette recomposition me paraît infiniment meilleure que notre situation actuelle d'une grande confusion. Chacun a déjà fait le constat que la gauche est interventionniste sur le plan économique, alors qu'elle est libérale sur le plan sociale, alors que la droite est libérale sur le plan économique, et dirigiste sur le plan sociale. C'est une véritable anomalie. Je propose donc de constituer un camp véritablement interventionniste, et un autre véritablement libéral. Et il me semble que c'est la gauche qui doit défendre des valeurs morales et sociales, parce que la société qu'elle vise, une société d'individus libérés des attaches traditionnelles, égaux entre eux, se traitant tous comme des frères au lieu d'avoir des solidarités plus fermées, suppose un véritable interventionnisme. En laissant faire les choses, les individus ne seront ni libres, ni égaux, ni fraternels. Car les individus naissent dans des communautés qui les contraignent, les rendent inégaux entre eux, et leur font aimer davantage leurs frères biologiques que leurs concitoyens. Autrement dit, c'est parce que l'idéal de gauche tel qu'il est plus ou moins défendu dans notre pays exige un véritable interventionnisme moral que je sépare la gauche du libéralisme.
J'ajoute, pour la clarté du propos, que les valeurs défendus par la gauche seront dans le plus souvent celles que l'on dit progressistes, modernes, parce qu'elles vont dans le sens de l'individu, contre les communautés. Dans une famille traditionnelle, l'homme est le chef de famille, la femme et les enfants lui sont soumis. Mais cet homme est à son tour soumis par son patron au sein de son entreprise, par son prêtre au sein de son église, etc. En cela, une politique qui affirme que le fidèle a les mêmes droits que le prêtre, que la femme a les mêmes droits que l'homme s'attaque assez directement aux communautés. Quand la femme a un travail, un compte en banque, et un niveau scolaire égal à son mari, la famille n'est plus un lieu de domination, mais juste une structure née d'un contrat entre égaux, et révocable par n'importe lequel des contractants.
Quant aux positions conservatrices, elles sont très intéressantes, d'un point de vue politique. Par positions conservatrices, j'entends celles qui défendent l'importance de la famille traditionnelle dans l'éducation des enfants, qui sont peu tolérantes en matière de morale sexuelle, qui consacrent l'infériorité des femmes, qui s'opposent à la plupart des avancées médicales en matière de naissance et de mort, qui exaltent le travail voire le sacrifice individuel, etc. Je soutiendrai que de telles valeurs, contrairement à ce que l'on croit, ne sont pas nécessairement liées à la droite, à la fois parce que l'on peut être de droite sans y adhérer, et que l'on peut être de gauche tout en adhérant à la plupart d'entre elles (pas à toutes, néanmoins). Un État collectiviste peut très bien défendre le mariage hétérosexuel et la valeur du travail, parce qu'il est important pour la puissance économique (et militaire!) du pays que la population soit nombreuse et dévouée à sa tâche. La seule limite est que l’État ne pourra pas valider l'infériorité des femmes, ni accorder aux parents trop de pouvoir dans l'éducation des enfants. En effet, l'individualisme, s'y oppose, puisqu'il considère l'homme et la femme comme des individus semblables, et tend aussi à traiter les enfants comme des individus (je précise bien "tend à"). Quant aux personnes de droite, rien ne leur interdit de ne jamais se rattacher à une communauté et de vivre comme des individus indépendants, ou bien de vivre dans des communautés libertaires ouvertes à toutes les excentricités.
Ainsi, les valeurs défendues par la gauche sont individualistes, ce qui implique la plupart des valeurs progressistes, mais qui reste parfaitement compatible avec bon nombre de valeurs traditionnelles. Quant à la droite, elle ne défend politiquement aucune valeur, et laisse aux différentes communautés le soin de véhiculer les valeurs qu'elle souhaite (l’État étant une communauté parmi d'autres, il peut donc aussi diffuser des valeurs, s'il parvient à un consensus entre citoyens).

Un dernier point, sur lequel je serai bref parce que j'en ai déjà parlé ailleurs (http://amidessages.blogspot.fr/2010/12/pourquoi-y-t-il-des-lois-contre-le.html; cependant, je suis maintenant en désaccord avec la classification gauche-droite que j'avais établie à l'époque de ce post), est relatif au statut de la loi contre les monopoles (cf. 19). Il paraît être une entorse au libéralisme, ce qu'il n'est absolument pas, puisqu'il est la condition de sa préservation dans le temps. De même que l'autorisation du meurtre ou de la séquestration serait contraire à la liberté, puisque personne ne serait libre si l'on pouvait à tout moment enfermer ou tuer ses concitoyens, de même la tolérance vis-à-vis des groupes économiques hégémoniques aboutirait à l'élimination de tous ceux qui tentent tant bien que mal de faire fructifier leurs petites entreprises, donc à la fin d'un système libéral fondé sur la libre entreprise et la concurrence. Une telle loi ne peut pas être de gauche, parce que l'interdiction des monopoles toucherait aussi bien les entreprises privées que publiques, et empêcherait l’État de créer de grandes entreprises (des écoles, des mutuelles, des compagnies de transports, etc.). On peut donc tolérer la création de grandes entités (dans un régime fédéral, la fédération est beaucoup plus grande que chacun des États fédérés), mais à la condition que leur action se place sur un autre plan que celui des entités constituantes (c'est la subsidiarité) et ne puisse pas s'opposer directement à ce qui se passe au sein de celles-ci.

Ultime remarque : j'ai tracé des pôles, et il existe bien entendu des positions intermédiaires entre ces pôles. Je ne défends pas le bipartisme. Mon but était seulement de montrer qu'il y a une incohérence conceptuelle à vouloir prendre tantôt des mesures du côté droit, tantôt des mesures du côté gauche de ma liste.

mardi 14 août 2012

La vie est-elle une histoire?

Quiconque a la chance de ne pas être entraîné dans le flux des évènements, sans cesse saisi par l'urgence, ni d'être totalement diverti par tous les loisirs et activités, peut s'interroger sur le sens qu'a sa propre vie. Chercher à comprendre si sa vie a un sens, cela revient d'abord à se demander si elle a une finalité, un but vers lequel on tend et qui donnerait un éclairage rétrospectif sur tout ce que l'on a fait avant. Cette manière de penser est la plus simple, puisqu'elle unifie la totalité de nos actions selon un point de vue instrumental, de moyen à fin. On dira donc que l'on a beaucoup travaillé dans notre jeunesse, afin d'obtenir cette situation sociale, qui nous permet d'espérer avoir, disons, une magnifique maison secondaire sur la côte méditerranéenne, où nous pourrons passer nos vieux jours, entourés de notre famille.
Une autre manière de penser le sens de sa vie consiste à rechercher un centre, à savoir une activité, une personne, une manière d'être, vers laquelle nous ramenons l'ensemble des autres pratiques. Il se peut que le sens de notre vie soit la vie sociale. Tous nos efforts portent donc sur l'organisation de rencontres avec les autres : inviter des gens chez soi, aller dans des dîners en ville, chercher à s'entourer d'amis agréables. Le sens de notre vie peut aussi se situer dans la vie professionnelle. Ainsi, tel entrepreneur, devenu directeur de l'entreprise familiale, se dévoue corps et âme afin de la faire fructifier et d'avoir la chance de pouvoir ensuite à son tour transmettre cet héritage à ses propres enfants.

La notion d'histoire permet de comprendre ce qui fait le sens d'une vie. En effet, l'histoire est, en français, à la fois la succession des évènements, et le récit que l'on peut en proposer. Il est facile de comprendre que la vie est toujours une succession d"évènements. Elle l'est toujours, parce que même ceux qui ne s'interrogent absolument pas sur le sens de leur vie en traversent quand même. Et même, la vie est pour eux une liste, une série non ordonnée de situations, dans lesquelles il faut apprendre à réagir correctement, sans que le fil véritable, la continuité de ces évènements ne leur apparaisse. Un évènement est en effet, quelque chose qui fait rupture, qui oblige à reconsidérer le passé, voire qui ne s'intègre que très difficilement à une continuité. Telle personne est à l'école, donc elle fait ses devoirs pour réussir; puis ayant fini son parcours scolaire, elle cherche un emploi, le trouve, rencontre une personne sur son lieu de travail avec qui elle se marie. Un jour vient l'âge de la retraite, donc elle se demande comment elle va passer son temps, et se découvre une passion pour la peinture, etc. De ce point de vue, la vie est vue comme un ensemble de situations, ou de problèmes auxquels il faut apporter la réponse la plus efficace, compte tenu de notre caractère et de nos capacités.
Par contre, pour ceux qui s'interrogent un peu sur leur existence, la simple résolution de problèmes au fur et à mesure qu'ils se posent ne leur suffit pas. Ils ne se satisfont pas non plus du fait de se laisser porter en direction de ce vers quoi leurs goûts les amènent. Ils souhaitent en plus que leur vie soit une histoire, au sens cette fois d'un récit qui aurait un fil conducteur, et qui pourrait dévoiler le sens de la succession des évènements. Nous avons vu dans le chapitre précédent les deux manières possibles de construire ce récit. La première consiste à établir un rapport de moyen à fin; la seconde consiste à distinguer le centre et la périphérie, ou bien l'essentiel et l'accidentel. En faisant cela, on aboutit à une histoire de sa propre vie. Untel expliquera que son travail était juste quelque chose d'alimentaire afin de faire le plus grand nombre de fête possible; tel autre expliquera que son travail était le moyen de se réaliser, et d'acquérir la reconnaissance de ses pairs; etc.

Nous avons vu que la vie est nécessairement une série de situations au sein desquelles nous devons agir du mieux possible. Et nous venons de dire que la vie est possiblement un récit, un discours organisé possédant une unité, et donnant une intelligibilité à quelque chose. Mais est-il nécessaire de rendre sa vie lisible, compréhensible, ou bien cet idéal d'unité et d'ordre est-il parfaitement inutile? Pourrait-on se contenter de vivre au jour le jour (autant qu'il est possible : même celui qui vit au jour le jour, dans nos sociétés, doit malgré tout planifier des évènements sur quelques mois), sans perspective d'ensemble?
Un pessimiste dirait d'abord que le sens de la vie, comme celui de la grande histoire, se découvre au passé, mais ne peut jamais se projeter dans l'avenir. On comprend le sens de l'histoire lorsque celle-ci est déjà passée, parce que nous pouvons alors patiemment reconstruire les évènements, de façon à les mettre en ordre. Par contre, les prévisions historiques sont fausses systématiquement, et ceux qui disent vrai ont eu de la chance, rien de plus. Mais il n'est pas vrai, contre le pessimiste, qu'il en soit de même pour la vie humaine. En effet, nos dispositions, nos habitudes, se constituent et se renforcent par notre action. Or, connaître les habitudes et dispositions d'un homme, c'est pouvoir prédire son avenir avec une grande certitude. Celui qui toute sa vie a travaillé de manière acharnée, continuera à travailler ainsi, même si la pression qui pèse sur lui est moins forte. De même, celui qui déclare son intention de faire quelque chose a de fortes chances de la faire, sauf si nous savons bien que son projet est déraisonnable. Ainsi, il n'y a pas d'obstacle sérieux à planifier un peu sa propre vie, ni à connaître (en gros) le futur des hommes.
Une autre critique serait de dire que la vie est bien meilleure quand on "surfe" sur les évènements, au lieu de lutter contre eux à cause de principes rigides.Certes, le "surf" a quelque chose d'agréable. Mais cela implique de renoncer à théoriser sa vie, donc renoncer à penser véritablement. Car utiliser son intelligence pour résoudre les problèmes techniques que posent la vie (professionnelle notamment) exige aussi de la pensée, mais qui reste plus limitée, moins spécifiquement humaine. Je ne connais pas d'humain qui se satisfasse complètement d'une vie totalement irréfléchie. De plus, ce mode de vie revient essentiellement à ne pas en avoir, à se mettre à la merci du cours des choses, puisque c'est celui-ci qui impose les réactions de l'agent, plutôt que l'agent lui-même. Je concède que certains pourraient théoriser cette posture, et se voir comme des hommes sans qualité (pour reprendre le titre de l'oeuvre de Musil), mais il est certain que cette démarche n'est pas défendable jusqu'au bout. On peut bien laisser au hasard une part des choix que l'on aurait pu prendre soi-même, mais on ne peut pas entièrement tout laisser au hasard. Personne n'a jamais pris toutes ses décisions à pile ou face. Il nous faut donc, de toute façon, nous constituer un caractère et des projets pour réagir convenablement aux situations que nous envoie le hasard.
J'en viens maintenant à la critique la plus sérieuse, celle que, je le dis par avance, je ne parviendrai pas à lever totalement. Cette critique est celle de la modernité. Elle prend acte du caractère nécessairement discontinu de nos activités, et les accepte telles qu'elles sont, au lieu de les forcer à entrer dans un récit unique qui les déformerait. Je fais commencer la modernité avec les penseurs libéraux, dont Constant, mais aussi, en un sens, Hegel. En effet, on trouve chez Constant l'idée que la vie politique n'est pas tout, et que la vie privée doit être laissée à l'écart de la politique, parce qu'elle a sa propre valeur. De même, chez Hegel, on trouve la fameuse distinction entre famille, société civile, et État. L'homme est donc scindé chez les modernes, écartelé entre vie privée et vie publique, ou entre la famille, le travail, et la patrie (autrement dit, la devise pétainiste est intenable). Se dévouer à son travail, c'est inévitablement négliger sa famille (en rentrant tard le soir) et nuire à sa patrie (vendre des biens à l'ennemi). Se dévouer à sa patrie, c'est inévitablement négliger sa famille (abandonner sa mère aimante pour aller au combat) et son travail (celui qui fait la guerre ne travaille pas). Se dévouer à sa famille, c'est inévitablement négliger son travail (ne pas demander de mutation pour ne pas s'éloigner de sa famille) et sa patrie (ne pas avoir de vie politique pour ne pas exposer sa famille, et la laisser seule trop souvent). J'avoue ne voir aucun moyen de réconciliation de ces tensions. Celui qui désire sincèrement prendre part à toutes ces activités, c'est-à-dire avoir une vie de famille, un travail passionnant et une activité politique importante devra nécessairement sacrifier considérablement un de ces aspects. Personne ne peut voir grandir ses dix enfants tout en rentrant chez lui à dix heures du soir après une journée de travail épuisante.
Au final, je vois dans bon nombre de personnages de fiction la solution qu'ont trouvée certains modernes pour unifier leur vie, et en faire une véritable histoire. Leur solution a été de mutiler leur vie, en renonçant à un ou plusieurs domaines. Deux exemples, parmi une multitude : Mulder, de la série X-Files, et Jimmy McNulty, de la série The Wire. Mulder est investi totalement dans son travail d'enquête pour découvrir l'existence d'extra-terrestres et la conspiration gouvernementale pour cacher leur existence. Sa vie familiale est par conséquent à l'état de ruine. Il n'a pas le moindre ami (juste des relations professionnelles), pas de femme, pas d'enfant, un appartement qui est davantage un entrepôt de documents qu'un lieu de vie. Ainsi, on voit en lui un personnage qui a une histoire, un héros, mais parce que tout ce qui déborde le strict cadre de sa vie professionnelle a été éliminé. McNulty est aussi un personnage dévoué à sa vie professionnelle d'enquêteur dans la police criminelle, et ce travail est pour lui si prenant qu'il est incapable de mener en même temps une vie familiale normale. Là encore, le personne est héroïque, non pas parce qu'il est excessif, ce n'est pas excessif, mais parce qu'il a centré sa vie sur une activité précise et néglige tout ce qui n'y est pas lié. Voyant lui-même que cela lui rendait la vie pénible, il prend donc l'initiative de changer de travail, et prend un poste moins prenant dans la police, de façon à pouvoir mener en même temps une vie de famille.

Ainsi, la condition de l'homme moderne n'est certainement pas, comme le pense Arendt, d'être asservi au travail et à la consommation. Sa condition est plutôt d'être éclaté en une multitude d'activités sans lien, ce qui lui interdit de faire de sa vie une histoire. Ce que l'on qualifie de personne équilibrée est même une personne qui arrive à correctement jongler entre les différents domaines de la vie, à trouver un compromis entre ces trois aspects (travail, famille, patrie; peut-être faudrait-il encore ajouter les loisirs, le divertissement). Mais une personne équilibrée est justement une personne qui n'a pas d'histoire. Au contraire, avoir une histoire, un principe d'unité qui régit sa vie, c'est presque inévitablement mutiler une grande part de ce que cette vie pourrait nous apporter. Les Anciens ne voyaient rien de bon dans la vie familiale, ni dans la vie professionnelle. Ils n'admiraient que la vie politique, et certains admiraient aussi la vie contemplative. Cela simplifiait grandement les choix. Tout au plus fallait-il se demander si le savant devait ou pas intervenir dans la vie politique, avec ses semblables. Mais aujourd'hui que chacun a des exigences bien plus variées sur ce que peut constituer une vie bonne, l'idée d'unité d'une vie vole en éclat.
Ainsi, nos vies ne sont pas des histoires, mais des épisodes, des séquences plurielles et disparates, sans principe général de cohésion. On a beau tourner les choses en tout sens, il n'y a aucun moyen d'unifier la vie familiale, professionnelle, et politique, lorsque celles-ci sont vraiment prises au sérieux, et pas de simples moyens en vue d'autre chose.

vendredi 10 août 2012

Dieu et le commencement du monde

On entremêle parfois deux questions, qu'il faudrait pourtant tenir pour profondément différentes. La première de ces questions est cosmologique : l'univers a-t-il un commencement temporel? Y a-t-il un premier moment, un moment au-delà duquel il n'y a plus rien, ou bien n'y a-t-il aucun premier moment, de sorte que la régression dans le passé peut se poursuivre à l'infini? Cette question agite les cosmologistes, le big bang pouvant apparaître comme ce premier moment de l'univers, bien qu'il soit aussi envisageable que le big bang que nous connaissons soit en fait précédé d'un big crunch (grande compression de l'univers, qui se rétracte sur lui-même), lui-même précédé d'un autre big bang, etc. à l'infini. La seconde de ces questions est théologique : l'univers a-t-il un créateur? Y a-t-il quelque chose, une force impersonnelle, une personne, qui soit à l'origine de l'univers, ou bien celui-ci peut-il exister sans que rien d'autre ne l'ait fait passer à l'existence? Cette question agite les théologiens depuis fort longtemps. Mais il se trouve que les cosmologistes sont parfois tentés de se faire théologiens, et les théologiens cosmologistes. Chacun le fait avec grande prudence, mais des incursions régulières ont lieu dans le domaine voisin, tantôt pour dire que l'on va enfin comprendre scientifiquement l'origine radicale du monde, tantôt pour dire que les textes sacrés décrivent le big bang assez précisément.

Je voudrais d'abord exposer brièvement les motifs qui poussent cosmologistes et théologiens à se rapprocher dangereusement. Les cosmologistes ont un modèle d'explication de l'univers qui tend à leur faire dire que l'univers a un commencement. En effet, à l'état initial, l'univers est si contracté que le temps n'existe pas, en vertu de la conception du temps par la relativité générale, qui en fait une dimension de l'espace., Il faut donc "attendre" le moment de l'expansion pour que le temps (et l'univers) commence. Quant aux théologiens, du moins les monothéistes, le monde a pour eux un premier moment, celui où Dieu a décidé que le monde fût, et a crée une première chose (par exemple, les cieux et la terre, dans la Genèse). La raison du rapprochement réside seulement en ceci que les deux explications affirment que le monde a un commencement absolu, qu'il passe du non-être à l'être en vertu d'un évènement absolument singulier. 
Présenté ainsi, le rapprochement paraît, et est, injustifié. Si cela ne semble pas évident à tout le monde, c'est qu'il y a une croyance assez bien partagée, selon laquelle si l'univers était temporellement infini, s'il n'avait pas de premier moment, alors Dieu et la création n'existeraient pas. L'univers existerait par lui-même de toute éternité, sans qu'un Dieu ait besoin de le faire passer à l'existence. Un tel raisonnement pousse à croire que, si la science dit que le monde a un commencement, alors la science devient compatible avec l'existence d'un Dieu créateur. Autrement dit, la création exige un premier moment, un moment où l'on passe de rien à quelque chose. Donc, si le monde a un premier moment, alors il a pu être créé. Par contre, s'il n'a pas de premier moment, alors il ne l'a pas pu.
Il me semble que tout ceci est faux. Si j'étais face à un interlocuteur monothéiste, je l'accuserai même de tomber dans le paganisme. Expliquons nous. La question de l'existence d'un Dieu créateur est totalement indépendante du caractère temporellement fini ou infini de l'univers. S'imaginer que Dieu a créé l'univers en un moment donné, ou qu'il lui a donné la pichenette lui permettant de démarrer, c'est inévitablement concevoir Dieu comme une chose parmi d'autre, sa seule particularité étant d'être la première des choses, d'un point de vue temporel. Mais si Dieu est une chose, alors il faut expliquer d'où il vient, ce qui lui a donné naissance, et ce qu'il y a avant qu'il n'existe. Un théologien se retrouverait donc pris au piège avec de telles questions, obligé de dire que Dieu est éternel, qu'il est cause de lui-même, etc. nombre de prédicats que l'on a un mal terrible à comprendre, et à utiliser. Appliqué à une chose, cause de soi ne veut rien dire. Et en effet, avec une telle conception de Dieu comme objet, celui-ci ne pourrait pas trouver sa place dans un univers infini en temps, il ne pourrait jamais se placer au premier instant, puisque l'univers existe toujours déjà. Bref, en faisant de Dieu une chose parmi d'autres, on ne peut lui trouver de place que dans un monde qui a un commencement. Je laisse de côté la solution spinoziste qui consiste à identifier Dieu à la nature, de façon à faire une place à Dieu dans un univers infini. Mais quelle place! Spinoza n'a jamais été l'allié des théologiens, à raison.
Que Dieu soit une chose comme les autres est justement ce qu'il faut contester. Car il faut comprendre qu'une série finie d'évènement (ce qu'est l'univers s'il a un commencement temporel) n'a pas tant besoin d'une cause première, d'un déclencheur, que d''une cause au-delà de la série, cause qui puisse maintenir à l'existence la série toute entière. Cette cause transcendante cause donc l'ensemble de cette série, et pas simplement son premier terme. De ce point de vue, le fait que la série d'évènement soit infinie ne change rien du tout. Une série infinie aussi a besoin de passer à l'existence, elle a aussi besoin d'une cause transcendant toute la série. Il faut donc toujours distinguer la question cosmologique de la longueur de la série, finie si le big bang est un premier moment, infinie si le big bang est précédé d'un big crunch; et la question théologique de l'existence d'une cause transcendante et radicale de toute chose. Pour s'exprimer en termes spatiaux, une cause et un effet se situent sur une ligne qui va de gauche à droite. Il se peut que la ligne s'interrompe sur la gauche, si l'univers a un premier moment, et qu'elle s'interrompe sur la droite, si il a un dernier moment (le jugement dernier?). Par contre, le rapport spatial du monde et de Dieu est de bas en haut. Dieu n'est pas un point aligné avec les autres points du monde, il est au-dessus de ces points, dans une deuxième dimension spatiale. On peut donc parcourir le monde en tout sens sans rencontrer Dieu, parce qu'il est la cause transcendante de toutes les choses, et certainement pas une cause immanente au monde. 
Mes propos ressemblent à ceux sur la création continuée, que l'on trouve chez Descartes. La comparaison est légitime. Il me semble qu'il faut distinguer radicalement toutes les grandeurs physiques qui se conservent dans le temps, et qui peuvent faire l'objet de lois, d'équations physiques (conservation de la masse, de la vitesse, de l'énergie, etc.) et la conservation de l'être, de l'existence. L'être n'est pas une propriété physique, mais une propriété au-delà du physique, qui en est la condition de possibilité, sans que la science physique ait quoi que ce soit à en dire. La science physique exprime les propriétés les plus fondamentales de la matière, mais n'exprime pas l'existence de la matière. Ce n'est pas un manque, car il n'y aurait rien à en dire. Le monde est, la matière est. C'est tout. S'il y a donc une cause de l'existence des choses, il faut que cette cause agisse à chaque instant pour conserver cette existence, car cela n'a aucun sens de formuler une loi de conservation de l'existence. Une telle loi n'a aucun statut. L'être n'a pas d'inertie.

De tout ceci, je tire la conséquence suivante. Dieu est la cause de toutes les choses qui existent. Donc, si Dieu est transcendant, alors il faut dire que Dieu n'existe pas, qu'il est un non-être, car s'il existait, il lui faudrait aussi se trouver dans sa propre création. Dieu n'est absolument rien, il est un rien cause de tout. Ce qui fait passer toutes les choses à l'être, et qui les maintient dans l'être, n'est pas lui-même un être.
Ainsi, on rejette une alternative : ou bien commencement du monde et existence de Dieu, ou bien monde sans commencement et non existence de Dieu. Cette alternative est bancale. On la remplace par une autre : ou bien l'être des choses n'a pas besoin de cause et Dieu n'existe pas, ou bien l'être des choses a une cause et Dieu au-delà de l'être existe. La question de l'existence de Dieu est donc un problème ontologique mais certainement pas cosmologique.

mercredi 8 août 2012

Résistance à la pensée

Je voudrais ici me livrer à une petite typologie des actions inconscientes, et ce, afin de mettre à l'épreuve l'idée même d'inconscient comme faculté capable de produire des actions contre (ou indépendamment de) la volonté de l'agent. Cette typologie contiendra trois parties.

I
Qu'il y ait certaines actions qui soient porteuses de sens, et néanmoins accomplies inconsciemment, est une évidence. Toutes les actions quotidiennes et ordinaires deviennent vite des habitudes qui ne demandent presque pas de pensée pour être correctement exécutées. Pourtant, bien qu'exécutées mécaniquement, elles conservent le sens qu'elles avaient lors de leur commencement conscient. Celui qui se lève, se lave, enfile ses vêtements, déjeune, et part au travail pour la millième fois de sa vie accomplit des actions qui ont le même sens que la première fois qu'il les a exécutées.On nomme habitudes ou coutumes (les habitudes étant plutôt individuelles alors que les coutumes sont collectives) l'ensemble de ces actions qui sont accomplies inconsciemment, mais qui sont porteuse d'une signification. En cela, une habitude est bien plus qu'un geste réflexe. Le geste réflexe a une cause (par exemple une contraction d'un muscle due à un choc) mais n'a pas de sens. Une habitude, elle, a un sens, c'est-à-dire une finalité. On comprend une habitude en sachant ce qu'elle permet de réaliser.
De telles actions ne sont absolument pas mystérieuses, pour la raison qu'il est très facile de les rendre conscientes, d'une part parce qu'elles l'ont été à l'origine, et d'autre part parce que leur finalité est très claire. Par conséquent, si à l'occasion le geste instinctif n'a pas lieu (ce qui arrive parfois), il nous suffit de réfléchir à ce que nous voulons faire pour reprendre l'action qui était en cours. Je suis au milieu de mon appartement, me demandant ce que je dois faire maintenant; je me rappelle que je dois être à telle heure à mon lieu de travail; les habitudes sont alors remises sur les rails : je prends mes affaire et part rejoindre ce lieu de travail. Bref, ces actions habituelles n'opposent aucune résistance à la conscience. C'est d'ailleurs pourquoi jamais personne n'a signalé ces actions comme des preuves de l'inconscient. On caractériserait plutôt ces actions comme des cas d'actions à conscience assoupie plutôt que des cas d'actions véritablement inconscientes. La conscience paraît en effet ne pas faire attention, ou très peu, mais rester présente quand même, ce qu'atteste le fait qu'il ne lui faut aucun effort pour saisir ce qui est en train de s'exécuter sous ses yeux.

II
Ensuite, il existe bon nombre d'actions qui ne sont pas routinières, et qui peuvent quand même être rangées dans les cas d'actions inconscientes. Je pense tout particulièrement aux actions de nature sociale. Aussi bien chez Levi-Strauss que chez Bourdieu (qui est assez critique vis-à-vis du premier) la notion d'inconscient est utilisée pour décrire les capacités de l'agent, telles que savoir avec qui se marier, nouer des alliances, comment parler en public, comment choisir son travail ou ses loisirs, etc. Cet inconscient sert à expliquer que les actions accomplies soient toujours (ou presque) conformes aux normes sociales que l’anthropologue et le sociologue peuvent établir. L'inconscient est comme la puissance agissant sur les agents, soit de l'extérieur dans le structuralisme, soit de l'intérieur, dans la théorie bourdieusienne de l'habitus. Sans cet inconscient, les agents agiraient n'importe comment, de manière inadaptée, inefficace, en violant les conventions sociales.
Mais justement, s'il s'agit d'un inconscient, c'est parce que les agents ne sont pas toujours capables de prendre conscience des règles qu'ils ont suivies. Levi-Strauss a par exemple dû employer la théorie mathématique des groupes pour modéliser les règles régissant le mariage de certaines tribus australiennes (dans les Structures élémentaires de la parenté). Or, ces tribus ne maîtrisaient pas consciemment la théorie des groupes. Il fallait donc qu'elle soit en quelque sorte inconsciente et active en eux, pour leur permettre de respecter les règles du mariage. De même, n'importe quel professeur de français sait bien que les élèves qui parlent couramment notre langue éprouvent quand même des difficultés à résoudre des exercices de grammaire. S'ils parlent bien, c'est qu'ils maîtrisent la grammaire. Pourtant, en leur demandant de rendre consciente leur pratique, ils échouent. 
Ainsi, ce second niveau de l'inconscient correspond à des actions qui sont relativement complexes, à la fois du point de vue des actions elles-mêmes, et du point de vue du contexte social qu'elles mobilisent. Et la cause de leur caractère inconscient réside justement dans cette trop grande complexité. Elles deviendraient conscientes à des esprits très doués, et peuvent aussi l'être pour des anthropologues et sociologues suffisamment exercés. Ainsi, la résistance à la pensée a pour cause le manque de ressources cognitives. Et ce manque est loin d'être négligeable. Savoir que la plupart de nos choix nous sont dictés par notre classe sociale et notre appartenance à tel ou tel champ social est important. Car il est évident que le fait d'en prendre conscience est une condition, peut être pas suffisante, mais au moins nécessaire pour se libérer. En effet, l'homme est suffisamment facile à dresser pour que celui qui se laisse aller inconsciemment fasse les choix que les autres avaient prévus pour lui. 
Je ferai une brève mention d'actions de nature sociale, inconscientes, et qui le sont pour une raison sérieuse, à savoir que le fait de les rendre conscientes nuirait à leur réalisation. Je pense notamment au don, tel que l'a décrit Bourdieu dans Le sens pratique. Il est objectivement vrai que dans toute société, un don est toujours suivi d'un contre-don, ce qui signifie que le don est en réalité un échange. Mais ce savoir objectif ne peut pas devenir conscient chez les agents sans fausser la nature même de l'acte : si la personne qui donne sait qu'elle recevra quelque chose en retour, elle ne donne pas, elle échange. Elle ne donne que si elle ressent subjectivement le risque de ne rien recevoir en retour, pas même une marque de sympathie. L'enquêteur extérieur peut donc avoir ceci à l'esprit, mais pas les intervenants. Néanmoins, puisque l'intervenant peut par la suite réfléchir au sens de son acte, sans être entravé par autre chose que ses limites cognitives, ces cas n'obligent pas à créer une catégorie ad hoc.

III
Enfin, vient le cas des actions qui ne sont pas explicables par le contexte social, parce qu'elles semblent êtres propres à un agent bien particulier. Ce sont les cas qui intéressent psychologues et psychanalystes. Untel aura une peur terrible des araignées, tel autre sera maniaque de la propreté, tel autre encore aura des troubles compulsifs, des douleurs, etc.. On sait que Freud et ses successeurs ont voulu y voir les symptômes de l'inconscient psychologique, celui-ci parlant à travers de tels signes. Pour la psychanalyse, un comportement anormal et inexplicable (ou un rêve étrange) est la répétition d'un évènement passé qui a mal été accepté par le sujet, celui-ci étant condamné à le revivre sous une forme déguisée, qu'il ne comprend pas lui-même. La psychanalyse a alors pour rôle d'explorer suffisamment le passé du patient de façon à retrouver l'évènement traumatisant, qu'il faut alors revivre correctement, de façon à être débarrassé des symptômes régressifs.
Cependant, là où l'inconscient freudien ne se réduit pas à l'habitus bourdieusien, c'est que le second ne nous est pas accessible pour des raisons cognitives (il faudrait être sociologue, donc manier des outils statistiques, des théories d'interprétation des données, etc.) alors que le premier ne nous est pas accessible pour des raisons affectives. Freud parle de résistance pour décrire le fait que la conscience, bien que disposant de suffisamment d'intelligence pour faire le lien entre les symptômes et l'évènement déclencheur, ne parvient pas à faire ce lien, parce que cette découverte traumatiserait l'agent (cf. la seconde des Cinq leçons sur la psychanalyse). Telle est donc la nouveauté de Freud : des raisons non rationnelles (affectives) peuvent s'opposer à la raison! La résistance à penser ne vient plus de la faiblesse de la pensée, mais de quelque chose qui se trouve en dehors d'elle.

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On a assez souvent reproché à Freud d'avoir une conception anthropomorphique de l'inconscient, celui-ci étant conçu comme un petit homme à l'intérieur du grand homme, petit homme conscient de ses désirs, et capable de les exprimer sous une forme déguisée, mais verbale, symbolique. Cette critique affirme donc que l'inconscient ressemble encore beaucoup trop au conscient. Il faudrait donc davantage rapprocher l'inconscient du corps que de l'esprit, y voir l'automate en nous, capable d'exécuter des actions grâce à des processus causaux, et non pas en vertu de raisons et d'intentions. En d'autres termes, il ne faut pas confondre causalité réelle et reconstruction rationnelle, et le fait que nous soyons obligés d'exprimer les processus inconscients en termes intentionnels n'implique pas du tout que l'inconscient soit lui-même une deuxième pensée en nous. De même que nous parlons notre langue maternelle instinctivement, sans pensée inconsciente de la grammaire, nos actions "freudiennes" inconscientes sont elles aussi mécaniques, aveugles, quoique leur description correcte oblige à les décrire dans des termes intentionnels.  Ainsi, la cause réelle des actes est un mécanisme du corps, la reconstruction rationnelle de cet acte est une description d'ordre mental. Cela ne doit poser aucun problème particulier, il en est de même concernant les habitudes quotidiennes. J'accepte la conclusion de cette critique que l'on peut faire à Freud.
Mais son point de départ passe à côté de l'essentiel. La confusion des causes et des raisons se retrouve dans tout le structuralisme, comme l'a montré Bourdieu; elle se retrouve encore dans beaucoup de travaux de science cognitive, qui cherche des modules intellectuels à l'intérieur du cerveau (par exemple, le module de la grammaire universelle chez Chomsky). L'affirmation originale, et franchement discutable, de Freud est la suivante : il y a des pensées qui sont intrinsèquement affectives. C'est une affirmation radicale car cela revient à nier la différence de bon sens entre l'intellect et les affects. Il semble bien que la raison soit neutre, capable de se représenter n'importe quoi sans ressentir de trouble particulier. Nous pouvons nous dire que nous allons mourir, que nous avons raté notre vie, que nous ne sommes bons à rien, nous pouvons imaginer des relations incestueuses, sans ressentir du tout les affects qui peuvent accompagner de telles pensées, parce que la pensée peut toujours considérer les choses avec distance, froideur. Nous ne souffrons en pensant que nous sommes des ratés que si nous croyons véritablement que nous le sommes, par exemple parce que nous venons d'échouer à une épreuve, ou que quelqu'un que nous estimons nous l'a dit. De même un inceste commis en pensée n'a pas de force affective, il n'en prendrait une que si l'on croyait qu'il a réellement eu lieu. Bref, des pensées peuvent être affectives, mais il est toujours possible de les considérer de manière neutre, détachée. La dimension affective des pensées vient de l'adhésion que nous leur portons, mais jamais du contenu des pensées elles-mêmes.
C'est évidemment ce que Freud doit nier. Le travail psychanalytique n'a de légitimité que si le patient n'est pas capable de formuler froidement le problème qui réside en lui. Si la simple considération d'une pensée lui fait déjà éprouver des affects violents, alors il est évident qu'il ne pourra pas mettre à l'épreuve cette pensée pour voir si elle correspond à sa situation réelle. La dimension affective de l'homme, incontrôlable par la conscience, ferait donc obstacle à la formation des pensées produisant des affects désagréables. Par contre, si l'on pouvait considérer froidement des hypothèses, alors les idées de résistance et de refoulement seraient invalidées; et la théorie de Freud serait réduite à la seule affirmation bien banale qu'il y a des actions complexes qui s'exécutent en nous sans que nous soyons suffisamment attentifs ou intelligents pour les décrire explicitement.
Que conclure? Que la pratique thérapeutique de Freud montre qu'en réalité, la distinction entre l'affectif automatique et l'intellectuel conscient est loin d'être abolie. Car Freud explique bien qu'il ne suffit pas que le psychanalyste dévoile froidement la raison du trouble du patient pour que celui-ci se porte mieux. C'est donc que ce patient peut adopter une perspective purement intellectuelle sur lui-même, et cette perspective n'a aucun effet thérapeutique. Il ne suffit donc pas de mettre dans la tête des patients des idées incestueuses pour les guérir; cela serait trop facile. Il faut plutôt que le patient parvienne à revivre affectivement la situation pénible pour que la cure fasse son effet. Par conséquent, Freud est plutôt un garagiste qui fait passer des tests mécaniques à une voiture, qu'un entraîneur qui donne des conseils au pilote. Freud parvient à déclencher une réaction affective qui est hors de contrôle du sujet, puisqu'il n'y a pas de moyen intellectuel pour y parvenir. Il le fait en donnant l'illusion à la personne d'être dans la situation originelle, ce qui n'est pas possible par la seule volonté de l'intellect. Bref, l'inconscient qui "résiste" n'a rien d'intellectuel, il n'est pas une pensée affective, il n'est qu'un affect, lié de manière contingente à une pensée. Et cette résistance n'a rien d'original ni de mystérieux; elle n'est que la résistance qu'oppose une machine à se mettre en mouvement. La résistance que croit avoir découvert Freud est simplement celle que la pensée éprouve à se mettre en colère, à ressentir de la mélancolie, à tomber amoureuse, par un simple acte volontaire de conscience.
En d'autres mots, c'est la "talking cure", la cure par la parole, qui est est l'unique cause de la prétendue résistance du patient. Car parler, c'est invariablement intellectualiser. Tous les psychanalystes le savent bien, qui rappellent sans cesse à leur patient de ne pas théoriser, intellectualiser. Or, intellectualiser, c'est se détacher des affects, là où le psychanalyste voudrait au contraire les produire de la manière la plus forte possible. Qu'on change donc de modèle thérapeutique, par exemple en mettant le patient en situation réelle ou simulée, et la résistance disparaîtra.