vendredi 28 novembre 2014

L'éducation des enfants vue par la théorie des jeux

J'espère que chacun perçoit que le titre de mon article est une provocation. Car l'éducation de nos enfants semble avoir pour but d'en faire des personnes responsables, bienveillantes, soucieuses des intérêts des autres. Alors que la théorie des jeux, elle, tente seulement de formuler les règles de l'action stratégique, lorsque nous sommes confrontés à autrui, et que nous devons maximiser nos gains, aux dépends d'autrui s'il le faut. Autrement dit, l'éducation semble consister à rendre l'enfant sensible à des considérations morales, alors que la théorie des jeux ne transmet que la rationalité instrumentale. Bien que moralité et rationalité ne soient pas strictement exclusives, elles le sont quand même souvent! Comment donc la théorie des jeux pourrait-elle avoir quelque chose à dire de la manière dont il faut élever nos enfants? Une bonne éducation ne consiste-t-elle pas plutôt à retirer de la tête cette mentalité calculatrice qui fait passer les intérêts égoïstes avant la justice et l'égalité? Je souhaite montrer que les choses sont plus compliquées, et que la Théorie des jeux (TJ, désormais) a une fonction dans l'éducation des enfants.
Avant de commencer, je souhaite écarter une réponse triviale au problème que je soulève. Bien sûr, il faut aussi enseigner aux enfants la rationalité instrumentale. C'est pourquoi leur instruction comprendra quelques cours de TJ. Mais ce n'est pas mon propos. Je veux dire que la TJ peut aussi servir pour leur inculquer une éducation morale. Autrement dit, je distingue l'exercice de la rationalité, et la moralité. Et je prétends que la TJ a une fonction morale, et pas seulement (ce qui est évident) une fonction d'apprentissage de la rationalité. 

Le problème propre à la TJ est souvent présenté sous forme de résultats paradoxaux. Le plus célèbre est sans doute le dilemme du prisonnier. Ce dilemme signifie qu'un joueur, placée en situation de choix entre la coopération et la défection, choisira toujours la défection, parce qu'elle maximisera ainsi son gain, quel que soit ce que fait l'autre joueur. Mais puisque cet autre joueur en fait autant, alors les deux font défection, ce qui correspond pour tous les deux à la pire situation. Autrement dit, la rationalité stratégique aboutit au pire des résultats, alors que sa fonction "normale" était de maximiser les gains. Les joueurs y seraient arrivés s'ils avaient adopté tous les deux la stratégie coopérative. Ainsi, vouloir maximiser ses gains revient à les minimiser, alors que le fait de ne plus chercher à les maximiser revient indirectement à les maximiser. C'est le paradoxe de la TJ : la stratégie gagnante (mais égoïste) mène à la catastrophe, alors que la stratégie perdante (mais coopérative) mène à la meilleure situation.
Prenons donc maintenant des parents qui souhaitent élever correctement leurs enfants, et qui connaissent ces résultats de la TJ. Ils souhaitent que leurs enfants puisse vivre dans un monde en paix et où chacun est respectueux des autres. Donc, ils veulent un monde où chacun collabore. Pourtant, ont-ils intérêt à inculquer à leurs enfants des règles morales? C'est très risqué, car si l'enfant est obéissant et respectueux, il s'expose à être victime de ceux qui font défection (tout comme, dans le dilemme du prisonnier, coopérer alors que l'autre fait défection coûte extrêmement cher). Voilà donc ce qu'on pourrait appeler le dilemme des parents : s'ils rendent leurs enfants immoraux et calculateurs, ils les préparent correctement à un monde dur et infesté de traîtres, de passagers clandestins, etc. Mais ce faisant, ils diminuent encore un peu les chances que leurs enfants vivent dans un monde en paix, puisque la contribution de leurs enfants sera négative. Inversement, s'ils rendent leurs enfants moraux, ils améliorent le monde en apportant des enfants qui auront une contribution positive, mais cela se fera au prix du sacrifice de ces enfants, dont tous les méchants profiteront facilement.
Pour résumer cela, je vais introduire deux figures : le démon, et le saint.
Le démon est celui qui respecte scrupuleusement les règles de la TJ, et qui ne se soucie pas le moins du monde d'améliorer les dispositions des autres à son égard. Il sait que la situation que produit son comportement est sous-optimale, mais il ne souhaite nullement changer le monde, il souhaite juste  en tirer autant de bénéfices que possible. Il va donc systématiquement faire défection. Partout où il peut frauder, il fraudera, partout où il gagne à être détestable, il le sera, etc. Il n'est bon que par pur opportunisme.
Le saint, au contraire, est celui qui renonce à appliquer les règles de la TJ. Il a compris que celles-ci mènent à une situation pire que si on ne la suivait pas. Donc, il montre l'exemple en ne la suivant pas. Son but est donc, à l'exact inverse du salaud, de changer le monde, c'est-à-dire, de pousser les autres à devenir coopératifs. Le saint ne sacrifie donc pas ses intérêts, il s'expose juste à de grands risques. Si les autres font défection, il ne change pas son comportement (c'est ce qui en fait un saint!). Il reste bon en toutes circonstances. 

Comment faut-il élever ses enfants? Faut-il en faire des saints ou des démons? Ni l'un ni l'autre, car mon paradoxe tient toujours. Élever des saints, habitués à tendre l'autre joue quand on les gifle, c'est élever des idiots qui se feront impitoyablement écraser, et personne ne veut cela pour ses enfants. En même temps, personne ne veut non plus que ses enfants soient des démons utilisant tous les moyens pour écraser les autres, car ainsi, ils finiront malheureux. Ce dilemme est bien connu : tant que le monde est assez mauvais, être bon est dangereux, même si, dans l'absolu, mieux vaut être bon que mauvais.
Ceci étant dit, je voudrais présenter une troisième figure, la bonne : le vengeur.
Le vengeur a parfaitement compris les règles de la TJ. Il sait qu'il gagnerait davantage si tout le monde coopérait, mais il sait aussi qu'il est très dangereux de coopérer si les autres font défection. Par conséquent, il adopte une méthode simple : si les autres coopèrent, il coopère aussi; si les autres font défection, il fait défection. C'est une règle de réciprocité très simple, qui consiste à récompenser ses amis, et à punir ses ennemis. Tous ceux qui sont hostiles sont punis en faisant défection à son tour (ceci explique que je l'appelle le vengeur) et ceux qui sont bienveillants sont récompensés par une attitude coopérative.
Le vengeur est la meilleure manière d'élever ses enfants. Il n'a ni l'idiotie du saint qui supporte sans se révolter, ni la méchanceté du salaud qui nuit sans vergogne à toute l'humanité. Et cette manière est conforme à la TJ, mais à une condition : que le vengeur sache (savoir signifie croire quelque chose, et que cette chose est le cas) que les autres vont réagir à son comportement. Si les autres ne réagissent pas à ses vengeances, alors cette stratégie ne sert à rien. En effet, face à un démon qui fait toujours défection, se venger est inutile, car le démon ne changera pas. Donc, face au démon, le vengeur doit faire systématiquement défection. Autant dire que cela revient à la guerre civile! De même, face à un saint, le vengeur va vite abandonner son attitude coopérative, et profiter de la bienveillance du saint en faisant défection. Le vengeur n'est pas un saint, justement. Par contre, si le vengeur sait qu'il a affaire à un autre vengeur, alors il va coopérer indéfiniment, parce qu'il sait qu'il ne peut pas faire défection, sans que l'autre, à son tour, fasse défection. La menace permanente d'une vengeance est donc la garantie que personne ne fasse défection. Et inversement, il sait qu'il peut pousser le vengeur à coopérer, en prenant l'initiative de coopérer. En résumé, un vengeur ne peut vraiment mettre à profit sa stratégie que s'il a affaire à d'autres vengeurs. S'il a affaire à des saints ou à des démons, il fera systématiquement défection. 
Ce raisonnement montre donc pourquoi il faut élever ses enfants pour en faire des vengeurs. On doit les élever ainsi parce que, quels que soient les autres personnes du monde, le vengeur n'y perdra pas, et que, plus le nombre de vengeurs augmentera, plus les gains collectifs seront grands. Autrement dit, les parents font d'une pierre deux coups : ils donnent à leurs enfants la meilleure stratégie pour s'en sortir, et ils participent à améliorer le monde, puisque l'existence des vengeurs pousse toutes les autres personnes à coopérer. On peut trouver ce résultat paradoxal, puisqu'il affirme très précisément que l'existence de vengeurs est préférable à l'existence de saints! Et pourtant c'est compréhensible : les saints sont des idiots qui se font dépouiller par tous ceux qui ont compris la TJ, les saints favorisent donc les attitudes de défection. Alors que les vengeurs, eux, sont menaçants, et favorisent donc les attitudes de coopération. 

Il me semble que ce résultat est extrêmement intéressant, et qu'il doit être mis en rapport avec la tentative de David Gauthier de fonder une morale sur des considérations purement instrumentales (cf. Morale et contrat). Gauthier parle des maximisateurs moraux en des termes très proches de ceux que j'utilise pour les vengeurs. Et les maximisateurs standards ressemblent beaucoup à mes démons. Gauthier dit aussi très justement qu'un point capital dans l'équilibre atteint est que chaque agent soit capable de savoir (en gros) à quel type d'agent il a affaire. Car il lui est dangereux de collaborer avec un maximisateur standard, qui trahira dès que c'est rentable.
Gauthier reste cependant trop soucieux de fonder une morale, et a tendance à réinjecter dans ses agents un sens de l'intérêt général et de l'égalité qui ne sont pas facile à justifier. Le vengeur, lui, raisonne de manière plus primitive. S'il ne fait pas défection, c'est seulement parce que c'est son intérêt de le faire, moyennant la supposition que les autres sont aussi des vengeurs. C'est la peur des représailles qui motive le vengeur, et pas un sens du bien collectif. La morale n'apparaît pas parce que les agents sont capables de contracter et de discuter de justice, et d'égalité des intérêts, mais seulement parce que chacun mesure ce qu'il y gagne à collaborer, et ce qu'il y gagne à subir la vengeance des autres. Le calcul est vite fait, sauf pour des individus surpuissants ou très rusés.

lundi 24 novembre 2014

Apprendre et avoir appris

Une personne apprend lorsqu'elle ne sait pas encore comment faire quelque chose, qu'elle n'a pas la compétence, ou bien qu'elle ne connaît pas encore quelque chose, qu'elle n'a pas la connaissance. Et son apprentissage prend fin lorsqu'elle devient capable de réaliser l'action en question, ou connaît l'information en question. J'utiliserai toujours "apprendre" pour qualifier l'acquisition par l'élève de connaissances ou de compétences, et réserverai le terme "enseigner" pour l'action du maître sur l'élève.
Une situation d'apprentissage suppose en général un maître, qui fait deux choses : 
1) il montre à l'élève l'action à apprendre.
2) il juge si l'élève parvient à réaliser correctement cette action.
Ceci est très schématique, j'en conviens. Parfois l'élève travaille sans que le maître montre l'exemple, parfois il y a une personne qui montre l'exemple, et une autre qui juge, et parfois aucune personne ne juge notre compétence. Néanmoins, quelles que soient les différentes formes d'enseignement, ces deux moments dans le travail du maître doivent être distingués : le première relève essentiellement des moyens mis en œuvre pour enseigner à l'élève; le seconde relève plutôt du moment terminal, vérifiant que l'élève a bien appris. Ainsi, selon que l'évaluation finale est bonne ou mauvaise, l'élève devra revenir à la première étape, ou bien au contraire sera libéré (ou passera au niveau supérieur).

Que fait un maître pour enseigner à l'élève? Il a plusieurs manières de s'y prendre. Parfois, il montre un geste, puis attend que l'élève reproduise son geste à l'identique. Parfois, il laisse faire l'élève, tout en lui donnant quelques consignes lorsque l'élève est maladroit ou fait des erreurs. Parfois il donne des instructions précises que l'élève doit ensuite exécuter à la lettre. Dans le domaine de la connaissance, les choses ne sont pas très différentes : parfois le professeur donne un modèle de ce que l'élève doit faire, alors que parfois, il transmet plutôt des informations, que l'élève devra appliquer correctement pour résoudre les problèmes auxquels il est confronté. Ainsi, en classe de philosophie, le professeur peut faire son cours exactement sur le modèle de la dissertation, ou bien peut plutôt transmettre des connaissances de manière plus informelle, l'élève devant ensuite adapter le contenu enseigné en cours à la dissertation qu'il doit rédiger.
Pour exprimer ceci de manière plus abstraite, on peut dire que le maître fournit à l'élève des règles pour exécuter correctement une certaine tâche. Et l'élève s'efforce de suivre les règles aussi bien que possible. A l'origine, l'élève n'était pas capable de faire directement l'action qu'il apprend. Par directement, j'entends "sans suivre de règles explicites". Mais, en lui donnant des consignes, le maître montre à l'élève sur quelles autres actions que ce dernier maîtrise il peut s'appuyer pour réaliser la tâche compliquée à apprendre. Il ne s'agit pas toujours de décomposer en tâches simples une opération complexe, car parfois, l'enseignement consiste plutôt à donner à l'élève des modèles faciles à imiter, puis à monter progressivement le niveau de difficulté. Dans ce genre de cas, il n'y a pas décomposition du complexe en éléments simples, mais plutôt progression du facile vers le difficile. L'essentiel est seulement que le maître montre à l'élève comment il peut s'appuyer sur ce qu'il sait faire pour faire quelque chose qu'il ne sait pas encore faire. 
Vient ensuite le moment de l'évaluation du travail de l'élève par le maître. Ici aussi, les modalités sont variées. Parfois, le maître accompagne l'élève tout au long du travail. L'évaluation est donc un contrôle permanent, et le maître va arrêter l'élève et lui demander de recommencer sa dernière action chaque fois qu'il a mal fait. Parfois, le maître récupère un travail fini et le note. Parfois, l'évaluation prend la forme de conseils, de propos informels, parfois l'évaluation obéit à des critères formels et aboutit à une notation quantifiée.
Pour monter à nouveau en généralité, on doit ici faire mention de l'autorité du maître. Cette autorité signifie que le maître sait avec fiabilité juger si une chose est bonne ou mauvaise, relativement à un critère donné.  Alors que l'élève, lui, n'a pas cette autorité. On ne le tient pas capable pour juger lui-même si son travail est réussi ou non. L'élève est donc dans une situation de dépendance vis-à-vis du maître. Il attend le verdict d'une autorité, pour que lui-même puisse, à son tour, être considéré comme ayant autorité, c'est-à-dire ayant la compétence ou la connaissance qu'il est en train d'apprendre. 

De ceci, on doit tirer quelques remarques importantes. Tout d'abord, l'apprentissage est nécessairement une activité suivant des règles, et cette activité est publique, ou au moins, peut être rendue publique. Wittgenstein a beaucoup insisté là-dessus dans ses Recherches philosophiques, à raison. Je précise bien "peut être rendue publique", car il y a de nombreux cas où nous apprenons tout seuls à faire certaines choses. Tout apprentissage ne demande pas un enseignement. Par contre, il y a des apprentissages qui requièrent une enseignement : on n'apprend pas une langue tout seul, on n'apprend pas les règles sociales tout seul, on n'apprend pas l'histoire humaine tout seul, on n'apprend pas non plus à faire de la maçonnerie, de la plomberie, de l'électricité tout seul, etc. Les autodidactes se passent d'un maître personnel, mais pas des livres, des vidéos, de l'observation d'autres personnes manifestement compétentes. Ainsi, ne pas savoir, mais avoir besoin d'apprendre, c'est être dans une situation de dépendance par rapport au public. On ne sait pas faire, et on attend de notre communauté, ou des individus à qui cette communauté a donné l'autorité de parler en son nom, que l'on nous enseigne la manière de faire. Bref, l'état d'ignorance est un état de dépendance.
Au contraire, celui qui sait et qui sait faire est dans un état de liberté, puisqu'il n'a plus besoin qu'autrui contrôle la qualité de son travail, ou lui montre comment faire. Dans les discours sur la fonction libératrice de l'école, il y a seulement cette évidence que savoir faire, c'est en réalité savoir faire tout seul. Wittgenstein parle souvent de l'élève qui, après avoir appris, est maintenant en situation de pouvoir continuer. Mais il faut dire plus exactement que l'élève est en situation de pouvoir continuer tout seul. Car, en classe, l'élève pouvait déjà continuer. Mais il y arrivait parce qu'il était accompagné du maître qui lui expliquait comment faire au fur et à mesure. Par contre, s'il avait été seul, il n'aurait pas su comment faire. C'est une expérience très familière des disciplines scientifiques : en classe, nous arrivons avec le maître à faire un exercice difficile. Puis, seul devant notre copie, nous n'arrivons plus du tout à faire d'exercice. C'est le signe que nous n'avons pas acquis la compétence, que nous sommes restés dans un lien de dépendance avec le maître. 

J'en viens maintenant au point le plus important. On a souvent lu Wittgenstein comme affirmant que tout critère devait être public, donc que tout ce que l'on pouvait apprendre devrait pouvoir être transmis selon des critères publics, et donc que tout ce qui ne relève pas de choses publiques est intransmissible, donc ne peut jamais être appris, et donc mis en pratique. C'est pour cela que l'on a déduit que Wittgenstein niait la possibilité d'un langage privé. Les travaux contemporains nous expliquent que l'on ne sort jamais du social, que tout est social : l'action, la pensée, l'intériorité, etc.
Or, ce qu'autorise au contraire Wittgenstein, c'est l'idée d'un seuil à partir duquel nous nous libérons du social. Ce seuil est celui de la compétence. Tant que l'on ne sait pas faire, on reste rivé au social, et tenu de suivre des critères publics et contrôlables pour agir. Mais une fois que l'on sait faire, tout change. Nous avons alors autorité sur nos actions. Et nous agissons sans suivre de règle, parce que notre maîtrise nous dispense justement d'avoir à les suivre. Évidemment, il ne s'agit pas de dire que nous devenons capable de substituer des règles privées (des pensées en nous) à des règles publiques (des gestes observables). On a raison de dire qu'une règle privée est impossible. Par contre, celui qui est compétent peut agir bien, sans suivre de règle. Et c'est en cela qu'il se libère de sa communauté. Il n'a plus de compte à rendre, puisqu'il est tenu pour compétent, et donc qu'il participe à définir ce que c'est que faire une action donnée, alors que l'élève, lui, était sans cesse confronté à la définition donnée par son maître de ce que c'est que faire cette action.
Or, pouvoir continuer tout seul, c'est être capable d'agir dans des circonstances nouvelles, ou bien de réaliser de nouvelles choses. Et puisque toute situation, par définition, est toujours un peu nouvelle, que rien ne se reproduit jamais à l'identique, les agents sont toujours en train d'étendre les pratiques au-delà de ce que la communauté a prévu. De sorte que les agents sont la plupart du temps livrés à eux-mêmes, et pourraient toujours se poser la question de savoir si, dans ce nouveau cas, on peut encore dire qu'ils ont bien accompli l'action qu'ils avaient l'intention de faire. Bien sûr, ce genre de questions philosophique ne se pose pas à chaque minute. Pourtant, se la poser de temps en temps, c'est en même temps se rendre compte que la situation du "langage privé" est celle que nous expérimentons à chaque instant. Nous avons à chaque instant la possibilité théorique de nous demander comment appliquer une règle à un cas nouveau, alors que nous n'avons (par définition) aucun critère public pour appliquer cette règle.
La plupart du temps, notre confiance en nous, venant de notre autorité, nous évite de nous demander si nous avons agi normalement, comme c'était attendu, sachant, là encore, que ce "comme c'était attendu" ne signifie pas que le résultat attendu était déjà fixé avant que l'agent n'exécute effectivement son action. Mais parfois, nous avons quand même besoin de confirmation par les autres. Cela revient à dire que personne ne peut supporter l'indépendance absolue. Celle-ci serait synonyme de folie. Nous avons besoin, ponctuellement, de soumettre notre travail aux autres pour vérifier que les autres feraient comme nous, que nous ne sommes pas fous, et que nous faisons bien communauté avec eux. Celui qui fixe de nouvelles règles, par définition, n'est pas soumis aux anciennes règles. Et pourtant, personne ne veut fixer des règles avec l'arbitraire le plus absolu. Nous voulons avoir des garanties, et nous les obtenons auprès de notre communauté.
Cavell, dans les Voix de la raison, a très bien mis en valeur ce point : le public n'est pas un donné préalable, toujours déjà là, absolument garanti et capable de garantir absolument tout ce que nous faisons. Bien au contraire, c'est le public qui est sans cesse menacé par le scepticisme : nous avons besoin de vérifier que ce public existe encore, et que nous lui appartenons encore. La condition de solitude et de liberté est donc première. Mais cette liberté virerait au solipsisme (ou à la folie) s'il n'y avait pas de temps en temps la possibilité de montrer aux autres ce que l'on fait. 
Pour nuancer un peu le propos de Cavell, qui a tendance à faire porter le scepticisme sur le public de manière abusive, il suffit de rappeler que nous ne serions pas capable de faire quoi que ce soit si le public n'était pas là. Il est nécessaire qu'il existe, pour que nous puissions apprendre quelque chose. Or, nous savons certaines choses. Donc, le public existe. C'est pourquoi il faut bien dire que l'individu n'existe que parce qu'il a su se différencier de sa société. L'individu n'est pas une donnée originaire. 

Par un biais très particulier, celui de l'apprentissage, j'en reviens donc à un des lieux d'opposition les plus classiques entre libéraux et communautariens. Les libéraux ont tendance à faire de l'individu une donnée de base, et se demander en permanence à quelles conditions cet individu pourrait appartenir à une communauté. C'est la thématique du contrat social. Et Cavell n'en est pas loin (ile le thématise lui-même), quand il développe ses thèmes sceptiques, qui interrogent à quel moment un individu peut avoir la certitude d'appartenir à une communauté ayant les mêmes pratiques que lui. Alors que pour les communautariens, la donnée originaire est l'inclusion de l'individu dans une communauté. Et ce n'est que progressivement que les individus autonomes apparaissent. Ils sont un produit d'une éducation réussie, et pas une réalité naturelle. C'est ici ce que j'ai essayé de montrer : qu'une fois que nous sommes compétents, le caractère privé de nos actions ne nous effraie plus. Devenir original et créatif ne nous fait plus peur.
Ainsi, curieusement, c'est la philosophie libérale qui sera la plus soucieuse de la perte constante de la réalité des autres et de notre communauté, de la liquidation des institutions, etc. Et c'est au contraire le communautarisme qui valorisera au plus haut point la créativité, l'originalité et l'individualité comme la plus belle de ses productions : celle d'un individu qui a suffisamment d'ancrage social pour oser s'aventurer dans des lieux inexplorés sans craindre la désagrégation sociale, la folie, etc.

samedi 22 novembre 2014

Les ordinateurs parlent-ils ? Une réponse.

Je reprends l'hypothèse du post précédent, à savoir que les ordinateurs sont capables de passer le test de Turing. Admettons qu'il en soit ainsi, pouvons-nous dire que les ordinateurs parlent, ou sont capables de parler ?

En réalité, on le dit déjà. Les univers bâtis par la science-fiction présentent des interactions entre ordinateurs et humains telles que ni les personnages du film (pour se limiter au cinéma), ni les spectateurs ou les critiques de ce film n'éprouvent de gêne à dire que les ordinateurs parlent. Si cette attribution n'avait vraiment aucun sens, nous ne pourrions tout simplement pas apprécier ce genre de fiction. Il y aurait quelque chose d'outré, de déroutant ou d'insensé qui la rendrait insoutenable ou dérisoire. Pour prendre un exemple un peu ridicule, nous aurions du mal à considérer sans rire un film qui nous présenterait comme une relation authentiquement amoureuse les interactions entre un homme et un arbre. Pourtant, une relation entre un ordinateur et un humain traitée par ce dernier comme une communication authentique ne choque ni ne fait rire personne.

On répondra que nous réagissons à des images montrant un objet parlant en projetant sur cet objet une psychologie humaine. C'est parce qu'on perçoit cet objet comme doté d'une psychologie humaine que nous lui attribuons sans réticence la capacité de parler. Ainsi l'attribution, dans les œuvres de fictions, de cette faculté à un ordinateur ne porterait pas à conséquence. Lorsqu'on voit Moïse discuter avec le buisson ardent, on sait que c'est à Dieu qu'il parle, non à un buisson, et nous lui attribuons toutes les caractéristiques que l'on attribue généralement à la personne divine. Mais le buisson ardent n'est plus vraiment un buisson. Il n'en est pas de même des ordinateurs célèbres de la science-fiction, comme par exemple HAL 9000, l'ordinateur de L'Odyssée de l'espace de Kubrick. HAL est vraiment un ordinateur, c'est-à-dire un ensemble de circuits électroniques dont les signaux électriques codent une quantité finie de 0 et 1. Nous ne dotons pas HAL d'une psychologie humaine (ce qui ferait de l’œuvre de Kubrick un simple équivalent de Cars, le dessin animé de Disney), nous le prenons exactement pour ce qu'il est, à savoir un ordinateur, et pourtant nous n'avons aucune réticence à dire qu'il parle aux autres personnages. 

Tout de même, comment un ordinateur pourrait-il parler ? Ce n'est "que" du métal et du plastique, ce n'est qu'une "machine" qui exécute "mécaniquement" des instructions. L'ordinateur ne peut pas parler parce qu'il est dépourvu de la substance magique de la pensée et de la parole. Imaginons-nous cependant une société d'hommes isolés, particulièrement ignorants, et qui interdirait formellement à ses membres d'ouvrir le corps humain. L'anatomie humaine est donc ici parfaitement inconnue. Un beau jour, l'un d'entre eux, plus curieux que les autres, viole l'interdit et ouvre le crâne d'un de ses compagnon (mort ou vivant, peu importe). Imagine-t-on celui-ci se disant : "ce n'était que cela", en triturant la matière grise ? Car on ne trouve "que" cela quand on ouvre le corps humain auquel on attribue parole et pensée. La formule "ne... que" n'a aucune portée descriptive, et donc pas non plus de portée argumentative. Une matière peut être incapable d'assurer une certaine fonction en raison de ses propriétés physiques (par exemple le bois n'est pas conducteur et ne peut être utilisé pour fabriquer des câbles électriques), mais ce n'est pas ce qu'on veut dire quand on donne une raison du type "ne... que". On se alors prononce en quelque sorte sur la noblesse du matériau, un peu à la manière des alchimistes. Les circuits imprimés manquent peut-être de noblesse, mais les cellules neuronales aussi. Ni l'une ne l'autre ne ressemblent à la substance magique de la parole et de la pensée.

Quel peut être alors le statut d'une argumentation qui, comme celle du post précédent, prétend conclure que cette attribution de la parole à un ordinateur passant le test de Turing est erronée ou dépourvue de sens ? Elle doit forcément se référer à un supposé bon usage, ou usage justifié, du concept de langage, à l'aune duquel on peut critiquer cette attribution. Mais le langage, la faculté de parler, n'est pas une qualité qu'il faudrait mériter ou une valeur. Sur quelle considération normative nous fonderons-nous pour régler l'usage du concept de langage et son attribution ? On déclare souvent que le langage animal n'est pas un "vrai" langage, parce qu'il ne possède pas certaines propriétés qui donnent un caractère spécial et unique au langage humain et justifient de le distinguer des autres formes de communication. Cela peut se défendre. Mais en ce qui concerne la discussion présente, on a supposé, en admettant que le test de Turing pouvait être réussi, que les énoncés produits par les ordinateurs sont totalement indiscernables de ceux des humains. On admet que toute fonction du langage utilisé par un humain peut être aussi bien remplie par le système d'énoncés émis par l'ordinateur. Le langage de l'ordinateur est aussi "vrai" qu'on peut l'être, car dans le cas contraire il ne passerait pas le test de Turing, ce qui va contre l'hypothèse.

En jugeant cette attribution de la parole aux ordinateurs illégitime ou absurde, on réagit d'une manière très semblable à l'homme de la fable que j'ai esquissée précédemment. On exige que nous exhibions la substance magique de la parole et de la pensée, celle qui nous donne des intentions, des règles, des croyances, des désirs, des intérêts, un vécu, un monde-pour-soi, bref tout ce qui compte à nos yeux et qu'on ne trouve ni dans une unité centrale ni une boîte crânienne. Il n'y a pas de réponse à cette exigence, sinon peut-être en reprenant la célèbre formule de Spinoza : "on ne sait pas ce que peut que un corps"...




mardi 18 novembre 2014

Les ordinateurs parlent-ils?

D'abord, quelques observations factuelles s'imposent : il existe aujourd'hui des programmes informatiques capables de tenir conversation, d'une manière qui satisfait à peu près le fameux test de Turing. Personnellement, les discussions ne me semblent pas lumineuses, mais j'ai moi-même participé à bien des discussions plus stupides et incohérentes, sans que je ne voie là une raison de me dénier la capacité de parler. De même, ces programmes sont capables d'apprendre de nouvelles phrases, d'enrichir leur vocabulaire. Bref, du point de vue des productions verbales, on peut tenir les ordinateurs pour équivalents aux humains.
Mais cela suffit-il pour soutenir que les ordinateurs parlent? Je voudrais soutenir que ce n'est pas le cas, et qu'il est philosophiquement plus acceptable de parler de langage animal que de langage par les ordinateurs. 

Quels sont les concepts importants pour comprendre le langage? Il existe une très longue tradition pour qui parler signifie exprimer ses pensées. Nous sommes à raison devenus plus méfiants envers ce genre de conceptions pour qui la pensée serait déjà là, bien formée, et en attente de s'exprimer. Wittgenstein a bien montré dans les Recherches logiques que la conception que se fait Augustin de l'apprentissage de la langue maternelle est calquée sur le modèle d'un adulte qui maîtriserait déjà une langue, et devrait en apprendre une seconde par traduction. Augustin fait comme si l'enfant avait déjà des pensées déterminées en tête, et devrait regarder les adultes pour découvrir comment ceux-ci expriment les leurs, afin de les imiter. Ce modèle, en effet, ne va pas. Il faut considérer que les pensées se forment en même temps que les mots que l'on a pour les exprimer. Et même une fois adulte, nous n'avons pas besoin, la plupart du temps, de réfléchir à ce que l'on veut dire avant de le dire. Tout se passe tout seul, et la pensée de ce qu'on veut dire est simultanée à l'action de le dire. Donc, il serait absurde de prétendre que la pensée précède les actes de parole, et en constituent comme le modèle que la parole ne ferait qu'exécuter.
Mais cette tradition de pensée ne se trompe pas complètement. Il est nécessaire, pour comprendre ce qu'est un acte de parole, de poser deux plans. Un premier plan est celui de la performance verbale, de la parole. Ce plan correspond à ce qui est dit, ce qui est littéralement signifié. Le second plan est celui de la pensée, ou, pour le dire dans des termes plus précis : ce que l'on veut dire, la signification du locuteur. Tout acte de parole se comprend par la distinction entre ce que l'on dit, et ce que l'on veut dire. Comme je l'ai expliqué à l'instant, ce que l'on dit correspond très souvent à ce que l'on veut dire. La signification littérale et la signification du locuteur sont le plus souvent identiques. Pourtant, elles ne le sont pas toujours. D'une part, on peut se tromper, et dire quelque chose qu'on ne voulait pas dire. On voulait flatter quelqu'un, on le fait maladroitement et la personne est vexée. On voulait soutenir une théorie compliquée, et notre timidité nous fait commettre des phrases maladroites et contradictoires. On voulait dire quelque chose qui nous semblait original et bien dit, et on découvre que l'on ne connaît pas l'usage d'un mot. On ironise, ce qui revient à dire le contraire de ce que l'on pense. On ment. On pratique l'euphémisme. On pourrait prendre quantité d'autres exemples.
Tous ces exemples ne peuvent être compris que si l'on dispose des deux plans. Il faut à chaque fois faire appel au plan du vouloir dire, de l'intention du locuteur, pour comprendre en quoi sa performance vocale est réussie ou est un échec. Sans cela, les paroles n'auraient pas leur fonction normale, et même n'auraient pas de sens assignable. Il me semble donc avoir fourni une explication pragmatique de la raison pour laquelle parler implique penser : il y a un grand nombre de pratiques verbales qui ne peuvent être exécutées ou comprises qu'en référence à une norme qui est satisfaite ou non. Ce que veut dire une personne compte est la norme en question. Et c'est l'écart à cette norme qui explique les erreurs d'un individu, qui expliquent son ironie, etc. Il n'y a aucun moyen de comprendre l'erreur ou l'ironie de manière parfaitement immanente (je veux dire : sur un seul plan d'explication). Ces choses ne sont possibles que par comparaison de la production verbale à sa norme. 
On me répondra que la norme est aussi une production verbale. En un certain sens, c'est vrai. Pour comprendre qu'une chose était une erreur, il faut que l'individu finisse par dire : "en fait, je voulais dire ça : .... ". Mais ce n'est pas tout ce qu'il y a à dire là dessus. Il faut encore que l'individu comprenne que sa nouvelle parole n'est pas juste une parole de plus, mais l'expression de la norme qui avait cours sur sa première parole (celle qui demandait à être corrigée). Il faut donc une capacité des locuteurs à comprendre qu'il y a des règles qui régissent leur usage des mots, qu'il y a aussi des règles relatives à certains procédés verbaux (mensonge, ironie, figures de style, etc.). 
Or, comprendre et utiliser ces règles suppose maintenant autre chose : une intention. Vouloir dire et intention sont logiquement liées. On ne veut dire quelque chose que si on a plus globalement une intention de faire quelque chose, et que cette chose implique un acte de parole. Pour le dire en termes plus familiers, on ne parle que si on a le désir de parler. On ne parle donc (presque) jamais mécaniquement, par simple réaction à des stimuli extérieurs. Il y a quelques cas qui sont à la limite du mécanique, bien sûr, mais ces cas restent marginaux. Les cas ordinaires sont des cas où nous avons un certain désir, et que ce désir peut être réalisé en parlant.
Or, avoir des désirs, cela suppose un certain rapport au monde. Cela suppose qu'un monde extérieur existe autour de nous, un monde avec lequel nous interagissons, et qui peut être bon ou mauvais pour nous. Cela montre que les désirs et les croyances sont conceptuellement liés. On n'a des désirs que parce que nous avons aussi des croyances qui nous informent sur l'état du monde, vu comme désirable dans certains de ces aspects, et indésirable dans d'autres. Désirer et croire impliquent donc l'action. Le désir motive l'action, la croyance surveille la réussite des actions, et donne aussi des informations sur les opportunités d'action. 

Je résume mon parcours : 
- nous sommes des êtres plongés dans un monde, nous avons des intérêts, et le monde peut satisfaire ou au contraire nuire à nos intérêts.
- nous avons la capacité d'agir, et pour cette raison nous avons des désirs nous poussant à satisfaire nos intérêts, et des croyances au sujet du monde pour orienter nos actions.
- nous avons des interactions avec d'autres êtres ayant des croyances et des désirs, nous avons parfois le désir de communiquer avec eux, pour mieux satisfaire nos autres désirs.
- communiquer avec d'autres êtres suppose donc l'intention de communiquer avec eux.
- l'intention de communiquer détermine ce que l'on veut dire.
- ce que l'on veut dire détermine en partie (l'autre partie étant fixée par des conventions de langage indépendantes) ce que l'on dit. 
J'en tire la conclusion suivante : les notions de croyance, désir, intention, signification, parole sont conceptuellement dépendantes. On ne peut pas utiliser une de ces notions sans présupposer les autres. Montrer que les notions de croyance et de désir ne sont utilisables que pour des êtres dont on admet qu'ils parlent est une question difficile, mais heureusement pour moi, indépendante. Je tiens seulement à montrer ici que l'on ne peut attribuer à quelque chose la parole que si on est prêt à lui attribuer aussi des intention, donc des croyances et des désirs. Et, conséquence ultime, on ne peut attribuer la parole qu'à des êtres qui vivent dans un monde, et qui ont des intérêts. Sinon, cela n'a aucun sens d'attribuer des croyances et des désirs. 

Répondons maintenant à la question : les ordinateurs parlent-ils? Il me semble évident que non, parce que les ordinateurs n'ont pas d'intérêt, et ne vivent pas dans un monde. Ils sont des choses du monde, mais n'ont pas plus d'intérêts que les les calculatrices, les écrans, les téléphones fixes ou que sais-je encore. Qu'on ne me réponde pas qu'ils ont besoin de marcher, d'avoir de l'électricité. C'est nous qui avons besoin qu'ils marchent, pas eux!
Donc, l'ordinateur étant privé d'intérêt, il est privé de désirs et de croyances, donc d'intentions, et donc de capacité à vouloir dire quelque chose. Il produit des séquences verbales, mais qui ne veulent jamais rien dire. Ce sont des assemblages de lettre sans signification. Elles n'ont de signification que pour ceux qui sont sensibles au "vouloir-dire" à savoir les programmeurs de la machine, et les utilisateurs qui jouent avec. L'ordinateur, donc, ne parle jamais, ce sont des hommes qui parlent à d'autres hommes, au travers d'une machine qui recrache mécaniquement des phrases qui ont pour nous du sens.
J'espère avoir fait comprendre pourquoi, par opposition, rien n'interdit aux animaux d'arriver à parler. Eux ont un monde, des intérêts. Il ne leur manque que des intérêts suffisamment riches et sociaux pour que le langage se développe. 

dimanche 16 novembre 2014

Le relativisme est indicible

Je voudrais montrer que le relativisme, qui est très grossièrement la thèse selon laquelle la vérité est relative aux individus, ou aux cultures, ou aux paradigmes, ou à je ne sais quoi encore, est une thèse qui n'a en réalité aucun sens, et qui ne parvient jamais à être exprimée clairement. Mon argument est assez proche, dans son style, des critiques courantes : d'Aristote à Boghossian, on reproche au relativisme de s'auto-réfuter. Mais il se rapproche davantage d'Aristote que de Boghossian, dans la mesure où le stagirite reprochait aux relativistes de nous conduire au silence, de détruire la possibilité du langage. En termes contemporains, on dirait que les relativistes commettent une contradiction performative : ils parlent, tout en posant des thèses qui contredisent la possibilité de parler. Plus précisément, mon argument consiste à pointer chez eux une sémantique totalement absurde. 


L'argument pour le montrer est le suivant :
La thèse centrale du relativisme est l'idée qu'un même énoncé peut être vrai d'un certain point de vue (culture, paradigme, épistémé, etc.), et faux dans un autre point de vue (culture, paradigme, épistémé, etc.).
Deux possibilités se présentent à nous : 
1) il y a seulement homonymie entre l'énoncé dans le point de vue 1, et cet énoncé dans le point de vue 2. Par conséquent, la différence de valeur de vérité est parfaitement inoffensive. Un petit exemple : "Cette voiture, elle tue!" peut ne pas avoir la même valeur de vérité selon le point de vue d'un jeune, qui veut dire que cette voiture est magnifique, et le point de vue d'un adulte, qui veut dire que cette voiture a de gros défauts de sécurité.
2) il y a identité de sens entre l'énoncé dans le point de vue 1, et le point de vue 2. Dans ce cas là, les différences de valeur de vérité sont inquiétantes, et impliquent le relativisme. Un petit exemple, à nouveau : "cette voiture dépasse les 200 km/h". Si cette phrase est vraie pour un conducteur, mais n'est pas vraie pour un autre, alors il y a relativisme. 
Je résume mon propos : il n'y a relativisme que dans le cas où un énoncé garde le même sens dans différents points de vue, mais varie pourtant de valeur de vérité.

J'en viens maintenant à la sémantique. Qu'est-ce que la signification d'une phrase? On peut bien sûr se quereller pour savoir très précisément comment définir cette signification. Néanmoins, dans les grandes lignes, il y a accord. Concernant une phrase descriptive, la signification est donnée ou bien par les conditions de vérité, ou bien, si l'on est plus pragmatiste, par les conditions de vérification (les conditions d'usage étant ici les conditions de vérification).
Or, comment le relativiste peut-il faire pour adopter ces platitudes sémantiques? Il est obligé de soutenir qu'une phrase peut garder les mêmes conditions de vérité, ou les mêmes protocoles de vérification, et néanmoins avoir des valeurs de vérité différentes selon le point de vue, le paradigme, la culture, etc. Mais comment une telle chose est-elle possible? Comment pourrait-on mener exactement la même enquête, et obtenir des résultats différents? C'est absolument incompréhensible, sauf si on tire une conclusion radicale : chaque divergence sur la valeur de vérité implique plusieurs mondes. On ne peut pas se contenter de parler comme Kuhn des paradigmes, ou comme Foucault des épistémé, car ces auteurs expliquent que les divergences entre paradigmes sont des divergences sur le type d'énoncés acceptés, sur le type d'enquête possible, sur les concepts qui ont cours ou ne sont pas utilisés. Autrement dit, les paradigmes et les épistémé créent des différences sur le sens des énoncés, et non pas seulement sur leur valeur de vérité. C'est pourquoi cette divergence de valeur de vérité n'a rien d'inquiétant, comme je l'ai expliqué ci-dessus. Donc, il faut aller plus loin pour soutenir le relativisme, il faut soutenir que deux personnes en désaccord vivent dans des mondes différents (ce que Kuhn soutient aussi dans son livre La structure des révolutions scientifiques). Sinon, on ne voit pas comment le même protocole mènerait à des résultats différents.
Or, évidemment, cette conclusion radicale échoue comme les autres. Car si deux individus vivent dans des mondes différents, alors la signification de leurs phrases ne peut pas être la même. Un protocole d'enquête relatif au monde 1 n'est pas la même chose qu'un protocole d'enquête relatif au monde 2. Il peut y avoir une analogie, mais pas une identité. Du coup, encore une fois, le relativisme perd ce dont il avait besoin, à savoir que l'énoncé "relativiste" ait le même sens dans les deux mondes. 
Pourrait-on maintenant aller contre le bon sens? Pourrait-on soutenir que, même au sein d'un seul monde, un même énoncé, ayant même sens, pourrait avoir des valeurs de vérité divergentes? Je ne vois pas comment cela pourrait être possible. Le sens donne des conditions à satisfaire pour qu'une phrase soit vraie. Le monde n'étant que dans un seul état à la fois, soit il satisfait ces conditions, soit il ne les satisfait pas. Il n'y a pas d'échappatoire. 


Conclusion : le relativisme implique une sémantique incohérente, dans laquelle un énoncé ayant un sens donné a des valeurs de vérité différentes. Evidemment, c'est beaucoup trop absurde pour avoir jamais été défendu par qui que ce soit. Le relativisme est une doctrine absurde, un bavardage sans signification.
De fait, les philosophes catalogués comme relativistes défendent une thèse plutôt inoffensive, selon laquelle certains énoncés changent de sens selon les cultures, les époques, les paradigmes, etc. Il n'y a rien là de mystérieux, si ce n'est que notre vigilance est souvent trompée par l'homonymie.
Mais il est vrai que parfois, nous avons tendance à dire qu'il y a les vraies méthodes, ou les vrais concepts scientifiques. C'est là une affirmation tout aussi étrange que le relativisme. Et c'est là que les auteurs catalogués relativistes deviennent intéressants. Car s'il y a les vrais concepts, les vrais méthodes, cela revient à dire qu'il y a un vrai sens des mots et des phrases. C'est un non-sens. Le sens donne les conditions de vérité, mais il est absurde de dire que le sens pourrait être vrai ou faux. Autrement dit, notre choix du sens des mots et des phrases (autrement dit, le choix des méthodes et des concepts scientifiques) relève de considérations pratiques mais pas théoriques. C'est parce qu'ils sont bons et commodes qu'on choisit des concepts, pas parce qu'ils sont vrais. Un concept donne les conditions du vrai et du faux, il n'est lui-même ni vrai ni faux. Mais il peut être bon ou mauvais.
Ceci dit il est exclu de faire jouer n'importe quelle considération pratique. Si on voulait faire jouer des considérations morales, religieuses, techniques, pour construire les concepts scientifiques, ce serait désastreux. Les considérations pratiques appropriées sont toutes celles qui relèvent des valeurs épistémiques : fécondité, capacité prédictive, cohérence, simplicité, force explicative, etc. 
Est-ce que cela nous fait replonger dans ce que nous craignons dans le relativisme, à savoir l'arbitraire? Bien sûr que non. Cela signifie simplement que les questions épistémologiques ne sont pas des questions scientifiques. Les valeurs scientifiques nous guident dans la construction de nos théories, et les théories une fois construites sont vérifiées (ou réfutées). Ce sont les théories qui sont vraies ou fausses, pas les constructions. Une construction, elle, est solide ou fragile, seulement. On peut admettre cela sans remettre en cause la valeur de la science!

L'usage de l'argent

Je propose dans les lignes qui suivent un argument destiné à montrer que l'argent, ou pour être plus précis, la monnaie, possède une valeur morale intrinsèque, différente de la simple valeur utilitaire ou technique liée à ses fonctions économiques. Je ne me prononcerai pas sur la nature de la monnaie ni même sur sa valeur morale globale, tout compte fait, pour ainsi dire. Je souhaite seulement mettre en évidence une dimension de l'échange monétaire qui me paraît assez méconnue, surtout des prêcheurs qui tiennent l'argent pour le mal incarné.

Les manuels d'économies assignent à la monnaie trois fonctions principales : celle d'intermédiaire des échanges, d'unité de compte et de réserve de valeur. Je laisse de côté la dernière qui ne m'intéresse pas ici.

La monnaie est décrite comme un intermédiaire des échanges dans le cadre d'une conception fort discutable qui considère l'échange d'un produit contre un autre produit comme le seul à être vraiment réel ou fondamental. Plutôt que d'échanger un produit contre un produit, autrement dit de pratiquer le troc, on échangera un produit contre de la monnaie, mais seulement afin d'échanger plus tard cette monnaie contre un autre produit, échange final qui est la raison pour laquelle on a conservé de la monnaie. La monnaie permet ainsi un échange différé de produits. On peut schématiser ce détour que représente l'utilisation de la monnaie par la formule suivante : P-M-P plutôt que P-P.

Mais s'il est vrai que la monnaie est aussi voulue pour elle-même, si on échange un produit contre de la monnaie pour obtenir cette monnaie et non pour un échange futur et lointain, la monnaie n'est pas un intermédiaire des échanges, puisqu'il n'y a pas d'intermédiaire possible entre le produit qu'on vend et la monnaie qu'on obtient en retour et qu'on voulait pour elle-même. Le schéma de l'échange se réduit à P-M. Laissons cependant cela de côté pour le moment. 

La monnaie sert ensuite d'unité de compte en ce qu'on peut mesurer la valeur des différentes marchandises grâce à elle, les unes par rapport aux autres. Ce dernier point est assez notable. Si l'on échange régulièrement deux produits, on peut mesurer mesurer la valeur d'un produit par une certaine quantité d'un autre. Par exemple, si l'on échange régulièrement six poules contre une vache, une vache vaut six poules (je tiens ici pour équivalent "valoir" et "s'échanger" en suivant simplement l'usage). Quel est alors le rôle de la monnaie ? Imaginons une société où existent quatre groupes, le premier échangeant avec le deuxième un produit A1 contre un produit A2, le troisième échangeant avec le quatrième un produit B1 contre un produit B2. Si ces échanges sont exclusifs, si on n'échange jamais A1 ou A2 contre B1 ou B2, il est impossible de connaître leurs valeurs relatives, de connaître le prix de A1 en termes de B2. Cela ne devient possible que lorsqu'un produit est échangé par tout le monde contre tout le reste et peut ainsi servir à mesurer la valeur de tous les autres : par exemple, un produit de subsistance. Ce produit peut alors recevoir, en plus de sa valeur d'usage, une fonction d'unité de compte. Ainsi, si une poule vaut trois boisseaux de blé, et une vache dix-huit, et même si la religion interdit d'échanger les vaches contre les poules, nous savons qu'une vache vaut six poules, si jamais la tentation de l'impiété est la plus forte !

Pour servir adéquatement d'unité de compte, un produit ou une chose doit avoir une valeur divisible, ou plutôt, si l'on prend au sérieux l'idée d'unité de compte, multipliable. Une toile de maître ne peut pas servir d'unité de compte, même si tout le monde aime beaucoup la peinture : elle ne vaut plus rien si on la coupe en deux, et personne ne possède deux fois la même. Cette divisibilité est absolument essentielle à la monnaie. Il faut pouvoir exprimer la différence de valeur entre un yacht et un carambar, qui est une chose peu rare et peu convoitée. Cette différence est-elle potentiellement infinie ou y a-t-il quelque chose qui fondamentalement la limite ? Je laisse la question en suspens.

Une unité de compte permet d'exprimer la valeur de toute marchandise comme un multiple de cette unité. Si les rapports d'échange nous donnent qu'une vache s'échange contre six poules, une poule vaut un sixième de vache. La fonction unité de compte nous permet d'exprimer ces quantités relatives en quantités absolues. Une poule vaudra, par exemple, trois cent euros et non plus une certaine quantité abstraite de vache. Comme on échange des choses et non des sixièmes de vache, il est très pratique que la chose qui nous sert d'intermédiaire d'échange soit aussi celle qui nous sert d'unité de compte.  En tout cas, la différence entre la fonction d'unité de compte et d'intermédiaire des échanges est très claire. Par exemple, l'euro et le dollar sont deux monnaies jouant ce rôle d'intermédiaire, mais on peut utiliser des dollars pour exprimer la valeur des cuisses de grenouilles, même si seuls les français sont prêts à en acheter, autrement dit si les cuisses de grenouilles ne s'échangent jamais que contre des euros. La valeur de ces cuisses sera comptée en dollar, alors qu'elles s'échangeront seulement en euros. Mais l'unité de compte doit forcément correspondre à une chose qui s'échange contre une autre, sans quoi on ne pourra pas exprimer le reste. Une goutte d'eau ne peut pas être utilisée comme unité de compte. Et l'unité de compte proprement dite doit être d'une valeur inférieure à tout ce qui s'échange sur le marché : il n'y a rien d'échangeable qui n'ait moins de valeur qu'un centime. C'est vrai presque par définition.

Venons-en tout de même au sujet. Près du barrage de Sivens, un journaliste télé interroge un "zadiste", c'est-à-dire quelqu'un qui, avec d'autres, vit et occupe une zone que l’État réserve à des travaux dont on se gardera de juger ici l'utilité. Le journaliste lui demande ce qu'il fait. Il prépare une soupe. Pour qui la soupe ? Pour tout le monde, pour tous ceux qui ont faim, sans distinction de race ni de religion. Dans la zone, certains préparent la soupe, dit-il, d'autres construisent des cabanes. La soupe est pour tout le monde, mais il y a apparemment pour notre "zadiste" un impératif ou au moins le souhait d'une certaine réciprocité. Pas d'argent ici, mais si ce sont toujours les mêmes qui préparent la soupe et qui construisent les cabanes, ce n'était pas la peine de sortir du capitalisme. 

Admettons donc que dans notre communauté, il existe des préparateurs de soupe et des constructeurs de cabanes. La construction d'une cabane ou la préparation d'une soupe par les uns doivent alors donner quelque chose comme un droit à la soupe ou à la cabane produits par les autres. On peut trouver le terme de droit bien formel dans cette circonstance. Mais nous avons admis qu'une forme même lâche de réciprocité est nécessaire si l'on veut éviter de reconstituer l'exploitation et la servitude caractéristique du capitalisme. De plus, les échanges sont forcément différés. On ne produit pas des soupes et des cabanes dans le même temps. Il est donc nécessaire que la construction et la mise à disposition de cabanes s'accompagne d'une certaine forme de droit à la soupe pour le constructeur.

Ainsi, on peut dire que les cabanes s'échangent contre les soupes, même s'il ne s'agit pas d'un échange marchand. Mais s'il y a échange, comment mesurer la valeur des cabanes en soupe ? La question est brûlante. Car on peut la reformuler ainsi : à combien de ration de soupes me donne droit la construction d'une cabane, avant qu'il soit légitime de considérer que je vis aux dépends des autres et que je les exploite ?
La réponse est qu'en l'absence de monnaie, il n'y a aucun moyen précis de le savoir.
Sans monnaie, on se heurte à au moins deux problèmes : puisqu'il n'y a pas d'unité de compte, il m'est impossible de rapporter les uns aux autres les efforts productifs des différents membres de la communauté pour juger de leur relative égalité. Autrement dit, pour savoir si la réciprocité est bien observée dans notre société, il nous faut comparer des choses incommensurables en l'absence de monnaie et d'échanges marchands : les soupes et les cabanes. Il s'agit d'une représentation très simplifiée. Les services et les coups de main que les uns et les autres se rendent sont divers et hétérogènes. Comment puis-je "rendre la pareille", puisque rien n'est jamais pareil ? 

On répondra que l'on n'a pas besoin, dans la vie courante, d'une mesure exacte des services rendus, et que cela n'a même aucun sens dans la plupart des cas. Cela est vrai, mais c'est parce que les services en question ont en fait peu de valeur. La question devient plus pressante quand il s'agit de services d'importance bien plus grande, comme celui de sauver la vie de quelqu'un en le soignant ou de lui construire une maison. Quelle est alors la juste rétribution ? Dans quelle mesure la réciprocité a-t-elle été observée ?

Deuxièmement, puisqu'il n'y a pas d'intermédiaire des échanges, je n'ai pas le choix de la contrepartie que je vais offrir aux autres : pour observer la norme de réciprocité, je vais devoir leur fournir un service qui les intéresse, eux. Pour prendre un exemple extrême, si je suis l'obligé d'un monomaniaque, il n'y a rien qu'une seule chose que je puisse faire pour le dédommager de sa peine, et cela ne me plaît pas forcément.

Ces deux points nous amènent à l'idée suivante : dans la situation que j'ai décrite, nous nous en remettrons complètement à l'opinion des autres pour savoir sous quelles formes nous devons les rétribuer pour observer la norme de réciprocité.

La valeur des choses n'a plus une existence extérieure aux individus, elle n'est plus une instance tierce, extérieure, à laquelle on peut se référer en toute circonstance en consultant les prix monétaires. Dans cette situation, la valeur d'une chose est la valeur qu'une personne donne à cette chose, et qu'il faut pouvoir estimer si on tient à la rémunérer adéquatement. Et parce qu'en l'absence de monnaie, les services rendus sont non commensurables, on est incité à en faire plus si l'on tient à n'être pas ingrat. La seule façon d'être certain de rendre un service d'au moins aussi grande valeur est de rendre un service de plus grande valeur que celui qu'on dont on a bénéficié. D'un point de vue économique, c'est un gâchis de ressource et d'énergie : seule l'introduction de la monnaie pourrait nous conduire à une situation Pareto-optimale. 

Mais c'est le point de vue philosophique qui m'importe ici. Dans ce monde sans monnaie et soumis à une norme de réciprocité, les individus vivent dans l'opinion et de l'opinion des autres. L'activité de chacun est dirigée par l'opinion qu'ont les autres de ce qui a de la valeur. Si l'on a besoin d'un plombier, il faudra le rétribuer en valeur-pour-ce-plombier, valeur que l'on ne possède pas forcément et qu'il faut donc produire, même si cela n'est pas dans nos compétences ou ne nous plaît pas du tout. Dans une société de ce genre, l'opinion des autres sur la valeur de la contribution productive de chacun a une importance capitale, puisque le but de l'échange n'est pas d'obtenir de la monnaie pour l'échanger contre un bien utile, mais de satisfaire à une règle générale de réciprocité qui, en l'absence de toute norme de la valeur des choses, est fixée par l'opinion des uns et des autres ou celle de la majorité.

La valeur morale intrinsèque de l'argent et des rapports marchands tient donc dans la possibilité de se référer à un système de compte et de prix extérieur aux individus, permettant de juger de la valeur des choses et de rétribuer d'une manière mutuellement acceptable les efforts productifs de chacun. Je ne veux pas dire que le prix de marché reflète exactement la valeur de l'effort productif d'un individu, mais qu'il offre un repère pour en juger. Par exemple, je peux me référer au prix d'une nuit d'hôtel pour estimer la valeur du service d'hébergement qu'un ami ou une connaissance m'a fourni. Si ce point de référence n'existe plus, ce n'est pas seulement la mesure de la juste rétribution qui s'efface, mais aussi la liberté individuelle elle-même. Dans la communauté "zadiste" telle que je l'ai décrite, tout le monde est juge de la contribution de tout le monde, de sa forme comme de son importance. Et tout le monde prend intérêt à ce que font tous les autres. Si les membres de la communauté sont exigeants et pointilleux, un tel système fait donc de chaque contributeur une sorte de policier du travail des autres. La disparition de la monnaie apparaît comme le sacrifice de la liberté individuelle. A l'opposé de ce qu'on dit généralement, la valeur de l'argent est de permettre aux gens de faire autre chose que ce que les autres veulent qu'ils fassent.




samedi 15 novembre 2014

Le point de vue de la théorie du choix rationnel

La théorie du choix rationnel est une théorie qui exprime précisément la manière dont un individu prend ses décisions, compte tenu des informations dont il dispose sur le monde, et de ses préférences. Je ne souhaite pas en donner un compte-rendu formel et rigoureux, dans la mesure où c'est très bien fait ailleurs (voir par exemple Jon Elster, Rational Choice), et que je ne prétends pas ajouter quoi que ce soit à ce niveau. Mon objet sera plutôt de fixer le statut de cette théorie.
Je m'explique : la théorie du choix rationnel est-elle une théorie descriptive, ou bien une théorie normative? Elle serait une théorie descriptive si elle permettait de rendre compte du comportement réel des agents en situation. Or, il est évident que ce n'est pas le cas. Il arrive assez fréquemment que les agents s'éloignent du comportement qui maximiserait leur utilité. J'ajoute que la théorie distingue les situations à information parfaite, ou imparfaite. Bien sûr, personne n'a d'information parfaite. Cependant, même en admettant que l'information est imparfaite, les agents réels sont encore très loin de suivre les prédictions théoriques. Car il existe de nombreux cas où les agents font des fautes de raisonnement sur les probabilités, des cas où ils ont une aversion au risque (ils se contentent d'un gain inférieur pour annuler un risque), des cas où ils ont une aversion à la perte (ils restent sur une position perdante, pour ne pas matérialiser la perte), des cas d'incontinence (ils brûlent toutes leurs économies au casino), des cas d'auto-illusion (on se persuade qu'on ne désirait pas quelque chose parce que c'est impossible), etc. Ainsi, il est facile de conclure que la théorie du choix rationnel est normative : elle exprime les choix qu'un individu devrait prendre, les choix qui sont les meilleurs pour lui. Je précise bien que la théorie du choix rationnel ne se prononce pas sur les désirs, sur leur immoralité, sur leur stupidité. Elle se prononce seulement sur la valeur des choix que nous faisons, compte tenu des désirs que nous avons. Mais en ce sens là, la théorie du choix rationnel est normative.
Mais il faut aller plus loin, sur cette question. Car il y a un autre sens dans lequel envisager cette opposition du descriptif et du normatif. Décrire quelque chose, c'est toujours adopter un point de vue extérieur sur cette chose, point de vue que l'on nomme souvent "à la troisième personne". En ce sens, dire que la théorie du choix rationnel est descriptive, c'est dire qu'elle adopte un point de vue extérieur sur l'agent, et non pas le point de vue de l'agent en situation d'avoir à choisir. Inversement, le point de vue normatif est le point de vue "à la première personne", celui qui décrit ce que l'agent pense et fait pour choisir. Pourquoi considérer qu'il y a équivalence entre point de vue à la première personne, et approche normative de la théorie du choix rationnel? La réponse ne va pas de soi. Être un agent, c'est être sensible aux considérations normatives, autrement dit, aux valeurs de telle ou telle situation, ainsi qu'à la vérité de telle ou telle proposition. Cette sensibilité au normatif est liée logiquement au fait d'avoir à faire un choix. En effet, une chose accomplit une opération soit mécaniquement, soit par choix. Si elle l'accomplit mécaniquement, aucune considération normative n'entre en jeu, aucune raison ne sert à la décision, puisqu'il n'y a pas de décision. Il n'y a qu'un mécanisme causal qui produit l'opération. Par contre, faire un choix, c'est tenir compte de raisons de penser ou d'agir, donc tenir compte de la dimension normative des faits. Ainsi, rendre compte des choix d'une personne, lorsque ce compte-rendu est à la première personne, consiste à montrer les raisons que la personne a de faire tel ou tel choix, et, conséquemment, montrer que cette personne a pris une décision, et non pas que l'opération accomplie l'a été du fait d'un mécanisme causal. 
Pour le dire en des termes plus métaphysiques, le point de vue à la troisième personne, le point de vue descriptif, n'utilise que les notions relatives à l'explication causale (ou nomologique, si on est positiviste). Alors que le point de vue à la première personne, lui, utilise toutes les notions normatives : valeur, norme, raison, justification, vérification, décision, etc. Le point de vue à la première personne, surtout, implique logiquement l'idée de liberté. Je crois que c'est incontestable : si on peut agir en se déterminant selon des raisons, des valeurs, des normes, c'est donc que nous disposons d'une liberté à l'égard de la détermination causale. Ainsi, il faut adopter en bloc les notions suivantes : agentivité, personne, choix, liberté, raisons, valeurs, normes, etc.. Ces notions sont indissociables, toutes articulées les unes aux autres. Et j'ai montré par ailleurs (Langage et liberté) que ce point de vue me semble non éliminable. Dire qu'il peut être réduit au point de vue à la troisième personne, c'est dire quelque chose tout en supprimant les conditions de possibilité de l'action même de dire, celle-ci ne pouvant avoir de signification linguistique que si elle n'est pas une réaction mécanique. 
Revenons à la théorie du choix rationnel. La vision à la première personne cherche donc à caractériser l'agent en train d'agir. C'est complètement différent de la question de savoir si la théorie du choix rationnel est objective ou subjective. Car la réponse est qu'elle est toujours subjective. Il faut entendre par là que ce sont les désirs et le croyances qu'a l'agent qui sont pris en compte dans la décision, et non ce qu'il en est objectivement des faits. Si un agent croit qu'une action est irréalisable, alors il est rationnel qu'il ne mette rien en oeuvre pour la réaliser, même si cette action est objectivement réalisable. 

J'en viens maintenant à la réponse à ma question : la théorie du choix rationnel est une théorie normative et non pas descriptive. Car ce sont des raisons qui déterminent les agents, ces raisons étant le poids respectif des désirs, donc le fait que l'agent accorde plus de valeur à certains désirs qu'à d'autres. Et c'est aussi le fait qu'il considère certaines croyances comme vraies ou comme fiables qui le détermine à agir sur leur base. Autrement dit, l'agent de la théorie du choix rationnel fait bien appel à son sens des valeurs pour prendre une décision.
On pourrait cependant faire l'objection suivante : même si elle inclut une hiérarchie des désirs, et des calculs d'utilité permettant de mettre en balance la désirabilité d'une chose, et la probabilité de l'obtenir, la théorie du choix rationnel présente le choix comme le suivi strictement mécanique d'un programme. La théorie présente l'homme comme un ordinateur attendant des données en entrée, puis, en vertu d'un programme qu'il ne maîtrise pas du tout, produisant en output les données correspondantes. Les données produites sont toujours justes, mais parce qu'il n'y a pas vraiment eu de décision, mais plutôt un mécanisme causal implacable qui a conduit l'agent à produire ces données. Bref, il n'y a ni agentivité, ni liberté, ni choix en fonction de valeurs. L'agent rationnel est davantage une sorte de balance qui bascule du côté où le poids le plus lourd est posé, et non pas une personne qui réfléchit et prend des décisions.
Cette objection échoue, mais pour une raison qui mérite d'être évoquée. Elle rejoint les discussions sur la liberté, selon lequel c'est le fait que nous puissions faire le mal qui est le signe de la liberté. Pour certains, la liberté permet donc de faire le mal, ou de faire des erreurs. Les philosophes répondent parfois qu'être vraiment libre, ce ne peut pas faire un mauvais usage de sa liberté, donc qu'être libre, c'est bien agir. Cette réponse est tout aussi insatisfaisante. Ces deux opinions contraires ratent le point en jeu. La liberté n'a rien à voir avec le fait de tomber toujours juste, ou de pouvoir faire erreur. On peut être aussi libre dans un cas que dans l'autre. La liberté est la détermination par des raisons, et la non-détermination par des causes. Il se peut donc que les raisons d'agir soient si évidentes, que les agents agissent toujours de la même façon. Il n'y a aucun sens à dire que l'agent pourrait, malgré tout, agir différemment. Il y a des raisons si simples et si évidentes qu'il suffit de les comprendre pour savoir quelle décision prendre. Je suis enfermé dans un cachot, j'ai faim, je ne souhaite nullement mourir ni faire de grève de la faim, et la seule nourriture disponible est celle que le gardien vient de m'apporter. Ces raisons étant comprises, il s'ensuit nécessairement que je choisira i d'aller manger. On ne peut construire des possibilités différentes que si on ajoute de nouvelles raisons d'agir, bref, si on change l'histoire. Ainsi, on peut bien être libre et strictement déterminé, cela n'a rien de contradictoire. Cela n'est contradictoire qu'avec le fait d'être déterminé par des causes
Ainsi, la théorie du choix rationnel ne remet pas en cause la liberté de l'agent, donc ne remet pas en cause son agentivité. C'est pourquoi elle est bien une théorie normative. Elle inclut tout l'ensemble que j'ai déjà délimité : normes, valeurs, agent, liberté, etc. Et il est maintenant le moment de rappeler pourquoi elle est normative dans le sens plus courant du mot : elle définit ce qu'un agent devrait faire, et c'est pourquoi elle est déterministe. Elle fixe un programme rigoureux que les agents doivent suivre, pour faire leur choix. Chaque fois qu'ils s'écartent de ce programme, ils agissent mal. 

En résumé, la théorie du choix rationnel est une conception de l'identité personnelle. Elle fixe ce qui est le moi : un ensemble de croyances et de désirs, et des règles de calcul pour satisfaire ces désirs. Et elle délimite en contrepartie le non-moi : les normes sociales extérieures, les autres, mon propre corps. Pour cette raison, cette théorie est loin d'être complètement satisfaisante. Elle incite à un dualisme très platonicien entre le corps et l'esprit, et à une identification à l'esprit seul, le corps étant vu comme un facteur de trouble dans nos calculs idéaux d'utilité. Mais ce dualisme est très juste : "nous sommes automates autant qu'esprits".

samedi 8 novembre 2014

La normativité immanente aux pratiques

Le thème est très à la mode, et génère des volumes énormes de discussions, souvent intéressantes, mais qui reposent sur des fondements si fragiles qu'on se demande bien pourquoi certains se lancent dans de tels travaux, sans avoir clarifié un peu ces fondements. Je me propose ici de montrer qu'il y a une erreur de principe dans l'idée de normativité immanente, qui rend caduque par avance un certain nombre de travaux philosophiques contemporains. Je m'excuse par avance de l'immodestie qui me permet d'exécuter en quelques lignes tant de travaux brillants. 


Quelle est donc la grande thèse relative à la normativité immanente des pratiques? Cette thèse défend l'idée que la normativité ne doit pas être réduite aux activités explicitement normatives. Par là, il faut entendre les activités consistant à justifier des pratiques en donnant des raisons, ou bien à les condamner, les critiquer, à donner des excuses, etc. Bref, la normativité au sens courant concerne toutes les activités où nous faisons appel, par le discours, à des normes. Et ces normes viennent donner des raisons d'agir, imposent des obligations, des interdictions, etc. Pour le dire d'une manière peut-être plus traditionnelle en philosophie, la normativité est relative au devoir-être, au juste et à l'injuste, et à toutes les réflexions qui portent sur la justice de nos pratiques. 
Ceci implique une transcendance des normes par rapport aux pratiques, puisque nous avons besoin de faire appel à des normes qui ne sont pas simplement la description des pratiques en cours, afin de juger et critiquer la valeur de ces pratiques. La pratique est le fait, la norme est le droit; le fait est distinct du droit, et est jugé au moyen du droit. Si le droit était immanent au fait, jamais il ne pourrait avoir de fonction critique, car il serait toujours identique au fait.
Enfin, c'est seulement par le discours que nous pouvons exposer le contenu des normes, et ainsi vérifier la conformité de nos pratiques par rapport à elles. En cela, comme le disait déjà Aristote dans les Politiques, il y a un lien très fort entre usage de la parole, et interrogations politiques sur le juste et l'injuste. Mais on peut aller plus loin et dire brièvement pourquoi. Le langage utilise toujours des notions générales, des concepts. Or, un concept, par définition, est distinct des entités qui en sont des instanciations. En vertu de son caractère ouvert, ou infini, le concept peut s'appliquer à un nombre indéfini d'objets, qui sont différents et pourtant qui appartiennent tous à l'ensemble défini par ce concept. Ainsi, dès lors que l'on apprend à utiliser des concepts, on apprend à généraliser, à porter une réflexion critique sur les choses. Cette chose est-elle de telle sorte, ou de telle autre? Satisfait-elle les critères pour appartenir à telle espèce, ou ne satisfait-elle pas ces critères? Cette démarche réflexive d'application des concepts ne se différencie pas fondamentalement de celle qui consiste à s'interroger sur la justice des situations. Que l'on parle des tables ou des situations justes, nous arrivons à partir de quelques exemples à nous former un concept de table ou de justice, puis nous appliquons ce concept à de nouvelles situations pour savoir si ces situations satisfont les critères contenus dans les concepts que nous avons élaborés. La différence du fait et du droit, on la retrouve donc aussi bien dans la différence entre le concept de table et les tables réelles, qu'entre la justice et les situations politiques réelles. Dans les deux cas, nous disposons d'un ensemble de normes, ou de critères, pour satisfaire un certain concept, puis nous nous interrogeons pour savoir si un objet ou une situation satisfait ces critères. Le concept donne le droit, alors que les entités à subsumer sont les faits. S'interroger sur la nature d'une entité, c'est donc s'interroger pour savoir si le fait correspond au droit.
Bien sûr, le concept de justice a un aspect différent du concept de table, qu'on pourrait appeler un deuxième niveau de normativité. On pourrait exprimer la différence entre ces deux niveaux ainsi:
1) les règles d'appartenance à un certain concept (les conditions nécessaires et suffisantes)
2) les règles d'actions (les impératifs techniques et moraux).
Dans le premier niveau de normativité, il s'agit seulement de penser les choses conformément à ce qu'elles sont, donc de leur appliquer le concept adéquat. Alors que dans le second niveau de normativité, il faut plutôt agir sur la réalité de façon à la faire se conformer à certains concepts. Néanmoins, malgré cette différence, l'activité normative est semblable : il s'agit toujours de percevoir la différence entre les faits et les concepts. Simplement, dans le premier cas, cette différence entre les faits et les concepts nous pousse à nous demander si nous n'avons pas un concept plus approprié, alors que dans le second cas, la différence entre les faits et les concepts nous pousse à agir pour rapprocher les faits des concepts. En bref, c'est toujours la transcendance de la norme qui sert de moteur aux activités cognitives (premier niveau de normativité) ou aux activités pratiques (second niveau de normativité).   

Après avoir montré la conception ordinaire de la normativité, qui fait référence aux pratiques discursives par lesquelles nous faisons appel à des normes pour qualifier des situations (et ainsi les critiquer, les justifier, etc.), j'en viens maintenant aux conceptions plus originales de la normativité. Elles sont issues d'un croisement théorique entre la philosophie pragmatiste (Dewey, notamment), la philosophie du langage ordinaire (Wittgenstein et Austin), la sociologie interactionniste (Goffman) et l'ethnométhodologie (Garfinkel). Son idée essentielle est de rechercher de la normativité dans les interactions de la vie quotidienne, entre individus qui ont des activités communes. Même quand ils ne parlent pas, les individus font des choses, et entrent en rapport avec les autres. Ils se saluent ou s'évitent, ils se mettent dans une file d'attente, ils patientent en attendant qu'une personne ait fini l'activité dans laquelle elle est plongée, ils donnent un coup de main à une personne âgée qui a du mal à traverser une rue, etc. Il y a d'innombrables activités dans lesquelles des normes sont immanentes, et fonctionnent sans être énoncées. Ces normes ont notamment pour fonction d'assurer la continuité du tissu social, de faire en sorte que la société soit paisible, harmonieuse, facile à vivre.
Ainsi, cette normativité, sans avoir besoin d'être exprimée, vise à préserver ou réparer le réseau de nos liens avec tous les autres, de façon à ce que chacun puisse vivre sans perdre la face, ni faire perdre la face aux autres (pour parler comme Goffman). Au lieu d'avoir à discuter, justifier, argumenter, donc passer par un recours explicite à des normes transcendantes, nos interactions obéissent à une logique immanente selon laquelle ce que nous faisons doit préserver la qualité de la vie commune. Rien n'est dit, mais tout le monde sait ce qu'il doit faire, et, en gros, sait comment il doit le faire. Il est vrai que nous n'avons pas besoin de faire appel à une norme transcendante pour comprendre dans quel contexte on peut plaisanter avec autrui, s'adresser à lui sur un ton familier, avoir une attitude relâchée ou au contraire solennelle, etc. 
Autrement dit, pour cette thèse de l'immanence des normes, c'est le simple fait de la participation aux interactions qui nous fait comprendre, inconsciemment, ce que nous devons faire. On pourrait parler d'un phénomène d'ajustement aux situations, l'ajustement étant mutuel, puisque les autres aussi réagissent à la manière dont nous agissons. Les normes ne sont pas des énoncés disant que telle ou telle chose est bonne, et que telle ou telle pratique est un moyen efficace d'obtenir ces bonnes choses. Les normes sont simplement, si on les formule de manière très générale, relatives à la bonne marche de la société. Et le contenu précis des normes n'est jamais explicité, il se découvre dans les situations, par ce jeu d'ajustement aux autres. On pourrait employer la métaphore des poids et contre-poids : de même que des enfants n'emploient pas de principe abstrait pour jouer à la balançoire, de même, dans nos interactions sociales, nous faisons contre-poids aux actions des autres de façon à fluidifier les relations, sans jamais verbaliser nos actes. 
On arrive ainsi à une thèse tout à fait remarquable, selon laquelle le niveau des normes commence à même les faits, puisqu'il y a au sein des faits des exigences relatives aux manières de réagir à eux. Nul besoin de réfléchir, l'ajustement se fait spontanément. Les normes sont immanentes aux faits. Les sources de la normativité sont sociales, pour paraphraser un livre de Roberto Frega. 


Après avoir exposé, aussi généreusement que possible cette thèse d'une normativité immanente des pratiques, je voudrais montrer ce qu'elle a de profondément insatisfaisante. Mon objection, très grossièrement, consiste à pointer une inflation terrible de la normativité, à tel point que n'importe quel phénomène dépendant d'un autre pourrait être caractérisé au moyen de cette notion de normativité immanente.
Le point est le suivant : il arrive couramment que, dans le monde vivant, un être ait besoin de s'adapter aux conditions environnantes. Si une plante est mieux éclairée, elle pousse. Si un animal trouve de la nourriture en quantités plus abondantes, il se reproduira davantage et sa descendance survivra plus facilement. Dans un banc de poissons, chacun des poissons suit très précisément le mouvement général du banc, en faisant en sorte de ne jamais percuter les autres poissons; en même temps, chaque poisson participe aussi à la direction que prend ce banc. L'exemple du banc de poissons me semble très bon, parce qu'il contient cette dimension interactive qui est propre à la société humaine : chaque poisson s'adapte à tous les autres, et en cela est réceptif et s'adapte "passivement"; et en même temps, chaque poisson agit activement et prend sa part à la décision d'aller à tel endroit. Il en est de même dans le monde social. Nous sommes tous globalement passifs, au sens où nous avons la plupart du temps à nous conformer aux situations telles qu'elles sont. Pourtant, dans chacune de nos actions, y compris les plus passives, nous participons activement à la reconduction de certaines pratiques, ou au développement de nouvelles pratiques. En bref, ce jeu entre passivité et activité, qui est le propre de l'interaction, se retrouve dans le banc de poisson d'une manière assez voisine de celle qu'on retrouve chez les hommes. 
C'est là, me semble-t-il, qu'on retrouve la faiblesse de cette thèse de la normativité. Elle prétend trouver dans la société une source de normativité. Mais en fait, elle est complètement identifiable aux approches naturalistes de la normativité. On pourrait tout à fait prouver avec les mêmes propos que les êtres vivants s'orientent dans leur milieu au moyen de normes immanentes. Chaque situation est vécue par eux comme bonne ou mauvaise, et leur action est modifiée en fonction des réponses de l'environnement. Faut-il vraiment aller jusque là? Faut-il dire que la nature est pleine de normes auxquelles réagissent de manière inconscientes les êtres vivants? Et ne pourrait-on pas aller encore plus loin, en montrant que les électrons aussi obéissent à des normes immanentes, puisque leur comportement à l'approche du noyau atomique varie en fonction de leur charge électrique? Bref, il ne faut pas faire de tout phénomène d'ajustement un cas de normativité immanente. Sinon, l'ensemble des sciences de la nature se retrouverait absorbée par un discours métaphysique voyant des normes partout. Il faut garder une différence entre loi de nature et norme. Une loi de nature est une régularité descriptive, alors qu'une norme est une règle, un modèle, un critère, ou je ne sais quoi, que suit un agent afin de parvenir à un certain but. Autrement dit, les atomes ne s'adaptent pas aux circonstances, ce sont leurs propriétés physiques qui les déterminent à avoir tel ou tel comportement dans telles circonstances. Quant aux poissons, leur adaptation est mécanique, instinctive, et n'obéit pas du tout à une norme disant qu'il faut garder le banc compact.
Venons en aux humains. Je crois qu'il n'y a rien d'infamant à admettre que bon nombre de leurs attitudes d'ajustement aux autres sont tout aussi mécaniques ou instinctives que celles des animaux. Il suffit de préciser que les humains ont la capacité, par l'éducation, d'incorporer une plus large palette de réactions que les animaux. Mais dans le fond, qu'un comportement soit inné ou acquis par l'éducation ne fait pas de différence relativement à son caractère normatif. Même un comportement acquis peut être employé de manière mécanique, sans la moindre référence à une norme. Dans le cas des hommes et des animaux, on peut bien sûr trouver, selon une lecture évolutionniste, le but vers lequel tendent ces attitudes d'ajustement. Chez les animaux comme les humains, ces attitudes visent la survie de l'espèce, et l'harmonie des relations sociales. Mais cette finalité qui sert de grille de lecture n'est pas réellement à l'oeuvre dans les comportements. Loin d'être immanente, elle est au contraire plus que transcendante, puisqu'il ne s'agit même pas d'une fin visée, mais d'une interprétation par l'observateur du comportement des agents. Là encore, cette finalité a davantage un caractère légal (au sens des lois de nature) qu'un caractère normatif. La loi de nature n'est pas une cause de la manière dont sont les choses, mais une description qui en restitue le sens. De même, la cohésion sociale n'est pas cause des comportements sociaux, mais un mode de description qui rend compte de leur sens. 
En résumé, ce que l'on prétend être une normativité immanente aux pratiques est seulement une loi sociologique dont on précise le contenu en montrant qu'elle est finalisée à l'obtention d'interactions sociales fluides et paisibles. Une loi sociologique n'est pas une norme. Tout le monde se moque passablement de l'état global des interactions sociales. Chacun ne fait que réagir mécaniquement à des situations sociales. 


Ainsi, je crois qu'il ne faut surtout pas présenter une grille de lecture unifiée des comportements humains. La distinction entre pratiques mécaniques, et activités verbales faisant appel explicitement à des normes doit être conservée. Tout n'est pas normatif en l'homme. Il y a une part naturelle, ou sociologique, qu'il convient de ne pas négliger. Dans la plupart des moments de nos vies, nous ne réagissons pas à des normes immanentes, mais bien à des faits, un peu comme des machines réagissent à des saisies de données. Nous produisons des résultats en sortie adaptées aux saisies en entrée parce que notre physiologie est "bien faite" et parce que nous avons "bien été éduqués". Mais nulle question de norme ici, il suffit seulement que les réactions soient statistiquement régulières. 
Et parfois, seulement parfois, nous entrons dans des considérations normatives. Nous nous demandons à quoi bon être poli avec les autres, à quoi bon rendre fluides et paisibles les relations sociales, à quoi bon vivre. Nous nous demandons aussi si notre pouvoir politique est juste. Ce n'est que de cette façon que nous entrons véritablement dans des questions normatives. Nous construisons des concepts, formulons des exigences, et passons le réel au crible de ces exigences. Rien à voir avec une attitude auto-ajustée.
Bref, les normes sont des constructions intellectuelles humaines, et elles n'existent que lorsque nous faisons appel à elles pour comparer, évaluer, critiquer les situations. Je veux bien admettre que des normes existent à l'état embryonnaire chez des individus qui n'ont pas encore verbalisé clairement le contenu de ces normes. J'ai souvent dit que les réflexions normatives pouvaient se contenter d'exemples. Sauf que, même si on part des exemples, l'exemple devient exemplaire et donc transcendant. De même, il nous arrive souvent d'avoir une démarche tâtonnante, par essais et erreurs, qui ne passe pas par la formulation explicite d'une norme. Néanmoins, cette démarche empirique suppose l'attente d'un résultat représenté comme différent des faits actuels, et en cela, relève aussi d'une normativité transcendante. Enfin, je veux bien admettre que les humains aient une tendance quasiment instinctive à penser, juger, critiquer, et donc à chercher des normes. Reste que cette activité humaine est une activité distincte des activités d'interactions avec les autres. 
Bref, une norme immanente est et reste une contradiction dans les termes. 

dimanche 2 novembre 2014

Est-il immoral de laisser mourir un homme parce que le soigner coûterait trop cher?

Je pense que le titre de cet article pose clairement le problème. Il est aujourd'hui courant d'entendre dire que la santé coûte cher, et que les actifs bien portants qui cotisent pour les malades et les vieux ne pourront pas financer indéfiniment tous les soins que ceux-ci demandent. Bref, pour le dire de manière plus cynique, les cotisants préfèrent laisser mourir certains malades, si les soigner coûte bien trop cher. Cela pose donc la question du coût de la vie humaine : à partir de quel niveau de dépense faire vivre quelqu'un n'est-il pas souhaitable? Poser cette question n'est-il pas profondément immoral? Doit-on plutôt considérer que la vie humaine n'a pas de prix, et qu'il faut donc refuser absolument de quantifier sa valeur économique? Il faudrait donc tout faire pour maintenir les hommes en vie, sans jamais regarder à la dépense.

Tout d'abord, je voudrais arbitrairement exclure l'utilitarisme (ou toute autre forme de conséquentialisme) de la discussion, pour la raison que celui-ci est capable de résoudre très facilement un tel dilemme. Pour lui, il suffit d'évaluer la perte d'utilité subie par les cotisants, et la rapporter au gain d'utilité obtenu par les malades soignés. Si le résultat est positif, alors il faut soigner ces personnes. Par contre, si le résultat est négatif, alors il faut les laisser mourir. Le problème est seulement que, comme très souvent avec l'utilitarisme, la grande simplicité de principe va avec une complexité délirante s'il faut mettre en œuvre réellement cette mesure. L'idée de quantifier l'utilité gagnée en obtenant une période de vie supplémentaire est déjà loin d'être évidente, celle de faire une mesure contrefactuelle du gain d'utilité des cotisants si on n'avait pas prélevé cet argent paraît quant à elle invraisemblable.
Je préfère donc m'en tenir à une approche moins efficace sur le plan des principes, mais un peu plus vraisemblable sur le plan pratique. Elle a également l'avantage de susciter une discussion avec des arguments contradictoires. Cette approche est déontologique, ou kantienne.

L'approche kantienne, prise à la lettre, fait mention des nombreuses citations de Kant dans lesquelles celui-ci dit que la personne, en tant que sujet moral, a une dignité, et non pas un prix. Un prix est pour Kant une valeur relative, quelque chose qui n'a de valeur que relativement à une autre fin. Alors que les personnes, elles, ont une dignité, à savoir une valeur absolue, une valeur prise en elle-même, et indépendamment de tout intérêt, de tout but qu'on pourrait avoir en entrant en rapport avec des personnes. 
Kant précise d'ailleurs qu'on peut avoir des intérêts empiriques à interagir avec d'autres, mais qu'il faut quand même, en même temps, respecter la dignité des personnes, donc ne pas attenter à leur liberté, leur intégrité physique, etc. On peut donc faire affaire, commercer, marchander, entrer en concurrence, écraser la concurrence, etc. tant qu'on le fait en respectant des lois que toute la société admet publiquement. 
Il semble que, de ceci, on doit conclure qu'il est immoral de laisser mourir des personnes pour des raisons d'argent. Car cela revient à ne pas porter assistance aux autres en souffrance, voire même à provoquer activement leur mort pour ne pas avoir à les soigner. On met donc en balance un gain en terme d'argent, donc un gain de valeur relative, et la suppression d'un agent moral, donc une perte de dignité. On supprime quelque chose qui a une valeur absolue, pour obtenir un gain de valeur relative. C'est la définition même de l'immoralité : privilégier des intérêts empiriques, égoïstes, au respect du sujet moral et de la loi morale.

Pourtant, l'approche déontologique ne s'arrête pas là. Car la dignité des personnes implique aussi leur égale dignité, le fait qu'aucune personne ne doit être favorisée par rapport aux autres. Or, ne serait-ce pas ce qui se passe quand on sacrifie une grande part des intérêts des membres d'une communauté, pour donner un avantage à une personne malade? En effet, pour que l’État traite les individus de manière (à peu près) égale, il faut que chacun reçoive (à peu près) autant de ressources que les autres. A la limite, on peut moduler ces aides, en fonction de critères comme la pauvreté, la santé, le niveau d'éducation, un handicap, etc. L'Etat-Providence, en faisant cela, cherche ainsi à maintenir une certaine égalité des conditions, en plus d'une égalité devant la loi. Par contre, au-delà d'un certain seuil, il semble que l'on déborde les exigences d'égalité, et que l'on entre dans une forme de favoritisme, ou de parasitage de la part de certains individus, aux dépends de tous les autres. Certes, il s'agit d'aider des personnes malades, donc ce n'est pas une situation enviée : personne ne veut attraper un cancer ou devenir diabétique pour profiter des effets de la redistribution étatique! Pourtant, même s'il s'agit d'une situation peu enviable, cela justifie-t-il de saigner des individus pour en aider d'autres?
Toutes ces considérations restent informelles. Il faut leur donner une tournure plus précise. Il s'agit d'exprimer l'idée qu'un certain niveau de redistribution est compatible avec l'égalité des individus, mais qu'un autre niveau ne l'est plus, et revient à ne pas respecter cette égalité, en donnant un avantage injustifié aux personnes en difficulté. Il existe bien un tel argument. Le voici : 
Chacun a un droit égal à mener sa vie tel qu'il l'entend. En société, avoir la possibilité de mener une vie commune pacifiée, de recevoir une éducation suffisante pour prendre part à la culture, de rester en bonne santé, tout ceci suppose des services publics, généralement assurés par l’État qui prélève des impôts (je ne justifie pas l’État, ici, mais seulement la nécessité d'une cotisation pour faire fonctionner ces services publics). Autrement dit, un niveau suffisamment élevé d'impôt est la condition nécessaire pour mener sa vie comme on le souhaite. Sans impôt, une grande partie des individus n'aurait pas la moindre chance de vivre correctement (une petite hospitalisation nous ruinerait, payer des profs six heures par jour à son enfant est impossible à quelqu'un qui ne travaille que sept heures, etc.) Par contre, si le niveau d'impôt est tellement élevé qu'il entrave les possibilités de mener une vie bonne, et que cet impôt est distribué de manière inégale, alors cet impôt est injuste. Je précise bien que l'impôt doit être réparti de manière inégale, car on peut imaginer des sociétés très violentes, dans laquelle les dépenses de police et de justice seraient énormes, et empêcheraient donc les individus de dépenser leur argent de manière plus intéressante. Dans ce genre de société, aucune injustice n'est commise, puisque l'argent est réparti équitablement. Il ne suffit donc pas d'entraver les projets personnels pour être injuste, il faut aussi une distribution inégale. 
Ainsi, j'en conclus qu'un impôt devient injuste s'il oblige, pour soigner quelqu'un, à faire payer les individus à tel point qu'ils doivent renoncer à leurs projets de vie. Ce critère n'est pas évident à appliquer. Quelqu'un peut très bien affirmer que les cent euros annuels d'augmentation d'impôt remettent gravement en question son existence personnelle. On ne pourra pas réfuter ses propos par une démonstration incontestable. Néanmoins, d'un point de vue social, collectif, nous avons une idée approximative et suffisante du niveau d'impôt qui commencerait à remettre en cause sérieusement notre bien-être personnel. Une hausse d'impôt est légitime pour sauver des existences humaines si elle ne remet en cause notre bien-être qu'à la marge. Elle devient illégitime si le coût social des soins apportés aux malades remet en cause gravement la vie des personnes en bonne santé.
Bref, c'est la possibilité de continuer à vivre de manière satisfaisante qui sert de critère pour fixer la limite du prix de la vie humaine. On peut attendre d'un parent qu'il se saigne pour un membre de sa famille, mais on ne peut pas attendre de la société qu'elle en fasse autant pour chacun de ses membres. La société a un devoir de solidarité, pas de sacrifice. J'insiste sur la différence avec l'utilitarisme : il ne s'agit pas de quantifier le désavantage subie par les cotisants. Il s'agit seulement que personne n'ait le devoir de sacrifier la possibilité d'une vie heureuse afin de sauver la vie d'un autre. Mon argument se résume donc à ceci : il faut tout faire pour aider les autres, tant que personne n'a le devoir de se sacrifier pour eux. Alors que l'utilitarisme n'a pas d'objection de principe contre le sacrifice, du moment qu'il est bénéfique au plus grand nombre.

Ainsi, l'appel à la dignité humaine, à la valeur illimitée de la personne, ne suffit pas à fonder un devoir absolu d'assistance aux personnes malades. Car l'exigence d'égalité de traitement implique que les membres d'une société n'aient pas à se sacrifier pour en aider un autre. Ils ont le devoir d'aider raisonnablement, pas davantage.
Pour dire un mot de la situation actuelle, il semble évident que les dépenses de santé sont loin de remettre en cause fondamentalement la capacité de mener sa vie comment on l'entend. Les cotisations sociales sont élevées, mais pas au point de nous ruiner. Nous n'avons pas encore atteint le seuil critique qui fixe le prix d'une vie humaine. Les inquiétudes actuelles concernent le fait que les cotisations sont en hausse rapide, et non pas qu'elles sont trop hautes, en valeur absolue.