J'espère que chacun perçoit que le titre de mon article est une provocation. Car l'éducation de nos enfants semble avoir pour but d'en faire des personnes responsables, bienveillantes, soucieuses des intérêts des autres. Alors que la théorie des jeux, elle, tente seulement de formuler les règles de l'action stratégique, lorsque nous sommes confrontés à autrui, et que nous devons maximiser nos gains, aux dépends d'autrui s'il le faut. Autrement dit, l'éducation semble consister à rendre l'enfant sensible à des considérations morales, alors que la théorie des jeux ne transmet que la rationalité instrumentale. Bien que moralité et rationalité ne soient pas strictement exclusives, elles le sont quand même souvent! Comment donc la théorie des jeux pourrait-elle avoir quelque chose à dire de la manière dont il faut élever nos enfants? Une bonne éducation ne consiste-t-elle pas plutôt à retirer de la tête cette mentalité calculatrice qui fait passer les intérêts égoïstes avant la justice et l'égalité? Je souhaite montrer que les choses sont plus compliquées, et que la Théorie des jeux (TJ, désormais) a une fonction dans l'éducation des enfants.
Avant de commencer, je souhaite écarter une réponse triviale au problème que je soulève. Bien sûr, il faut aussi enseigner aux enfants la rationalité instrumentale. C'est pourquoi leur instruction comprendra quelques cours de TJ. Mais ce n'est pas mon propos. Je veux dire que la TJ peut aussi servir pour leur inculquer une éducation morale. Autrement dit, je distingue l'exercice de la rationalité, et la moralité. Et je prétends que la TJ a une fonction morale, et pas seulement (ce qui est évident) une fonction d'apprentissage de la rationalité.
Le problème propre à la TJ est souvent présenté sous forme de résultats paradoxaux. Le plus célèbre est sans doute le dilemme du prisonnier. Ce dilemme signifie qu'un joueur, placée en situation de choix entre la coopération et la défection, choisira toujours la défection, parce qu'elle maximisera ainsi son gain, quel que soit ce que fait l'autre joueur. Mais puisque cet autre joueur en fait autant, alors les deux font défection, ce qui correspond pour tous les deux à la pire situation. Autrement dit, la rationalité stratégique aboutit au pire des résultats, alors que sa fonction "normale" était de maximiser les gains. Les joueurs y seraient arrivés s'ils avaient adopté tous les deux la stratégie coopérative. Ainsi, vouloir maximiser ses gains revient à les minimiser, alors que le fait de ne plus chercher à les maximiser revient indirectement à les maximiser. C'est le paradoxe de la TJ : la stratégie gagnante (mais égoïste) mène à la catastrophe, alors que la stratégie perdante (mais coopérative) mène à la meilleure situation.
Prenons donc maintenant des parents qui souhaitent élever correctement leurs enfants, et qui connaissent ces résultats de la TJ. Ils souhaitent que leurs enfants puisse vivre dans un monde en paix et où chacun est respectueux des autres. Donc, ils veulent un monde où chacun collabore. Pourtant, ont-ils intérêt à inculquer à leurs enfants des règles morales? C'est très risqué, car si l'enfant est obéissant et respectueux, il s'expose à être victime de ceux qui font défection (tout comme, dans le dilemme du prisonnier, coopérer alors que l'autre fait défection coûte extrêmement cher). Voilà donc ce qu'on pourrait appeler le dilemme des parents : s'ils rendent leurs enfants immoraux et calculateurs, ils les préparent correctement à un monde dur et infesté de traîtres, de passagers clandestins, etc. Mais ce faisant, ils diminuent encore un peu les chances que leurs enfants vivent dans un monde en paix, puisque la contribution de leurs enfants sera négative. Inversement, s'ils rendent leurs enfants moraux, ils améliorent le monde en apportant des enfants qui auront une contribution positive, mais cela se fera au prix du sacrifice de ces enfants, dont tous les méchants profiteront facilement.
Pour résumer cela, je vais introduire deux figures : le démon, et le saint.
Le démon est celui qui respecte scrupuleusement les règles de la TJ, et qui ne se soucie pas le moins du monde d'améliorer les dispositions des autres à son égard. Il sait que la situation que produit son comportement est sous-optimale, mais il ne souhaite nullement changer le monde, il souhaite juste en tirer autant de bénéfices que possible. Il va donc systématiquement faire défection. Partout où il peut frauder, il fraudera, partout où il gagne à être détestable, il le sera, etc. Il n'est bon que par pur opportunisme.
Le saint, au contraire, est celui qui renonce à appliquer les règles de la TJ. Il a compris que celles-ci mènent à une situation pire que si on ne la suivait pas. Donc, il montre l'exemple en ne la suivant pas. Son but est donc, à l'exact inverse du salaud, de changer le monde, c'est-à-dire, de pousser les autres à devenir coopératifs. Le saint ne sacrifie donc pas ses intérêts, il s'expose juste à de grands risques. Si les autres font défection, il ne change pas son comportement (c'est ce qui en fait un saint!). Il reste bon en toutes circonstances.
Comment faut-il élever ses enfants? Faut-il en faire des saints ou des démons? Ni l'un ni l'autre, car mon paradoxe tient toujours. Élever des saints, habitués à tendre l'autre joue quand on les gifle, c'est élever des idiots qui se feront impitoyablement écraser, et personne ne veut cela pour ses enfants. En même temps, personne ne veut non plus que ses enfants soient des démons utilisant tous les moyens pour écraser les autres, car ainsi, ils finiront malheureux. Ce dilemme est bien connu : tant que le monde est assez mauvais, être bon est dangereux, même si, dans l'absolu, mieux vaut être bon que mauvais.
Ceci étant dit, je voudrais présenter une troisième figure, la bonne : le vengeur.
Le vengeur a parfaitement compris les règles de la TJ. Il sait qu'il gagnerait davantage si tout le monde coopérait, mais il sait aussi qu'il est très dangereux de coopérer si les autres font défection. Par conséquent, il adopte une méthode simple : si les autres coopèrent, il coopère aussi; si les autres font défection, il fait défection. C'est une règle de réciprocité très simple, qui consiste à récompenser ses amis, et à punir ses ennemis. Tous ceux qui sont hostiles sont punis en faisant défection à son tour (ceci explique que je l'appelle le vengeur) et ceux qui sont bienveillants sont récompensés par une attitude coopérative.
Le vengeur est la meilleure manière d'élever ses enfants. Il n'a ni l'idiotie du saint qui supporte sans se révolter, ni la méchanceté du salaud qui nuit sans vergogne à toute l'humanité. Et cette manière est conforme à la TJ, mais à une condition : que le vengeur sache (savoir signifie croire quelque chose, et que cette chose est le cas) que les autres vont réagir à son comportement. Si les autres ne réagissent pas à ses vengeances, alors cette stratégie ne sert à rien. En effet, face à un démon qui fait toujours défection, se venger est inutile, car le démon ne changera pas. Donc, face au démon, le vengeur doit faire systématiquement défection. Autant dire que cela revient à la guerre civile! De même, face à un saint, le vengeur va vite abandonner son attitude coopérative, et profiter de la bienveillance du saint en faisant défection. Le vengeur n'est pas un saint, justement. Par contre, si le vengeur sait qu'il a affaire à un autre vengeur, alors il va coopérer indéfiniment, parce qu'il sait qu'il ne peut pas faire défection, sans que l'autre, à son tour, fasse défection. La menace permanente d'une vengeance est donc la garantie que personne ne fasse défection. Et inversement, il sait qu'il peut pousser le vengeur à coopérer, en prenant l'initiative de coopérer. En résumé, un vengeur ne peut vraiment mettre à profit sa stratégie que s'il a affaire à d'autres vengeurs. S'il a affaire à des saints ou à des démons, il fera systématiquement défection.
Ce raisonnement montre donc pourquoi il faut élever ses enfants pour en faire des vengeurs. On doit les élever ainsi parce que, quels que soient les autres personnes du monde, le vengeur n'y perdra pas, et que, plus le nombre de vengeurs augmentera, plus les gains collectifs seront grands. Autrement dit, les parents font d'une pierre deux coups : ils donnent à leurs enfants la meilleure stratégie pour s'en sortir, et ils participent à améliorer le monde, puisque l'existence des vengeurs pousse toutes les autres personnes à coopérer. On peut trouver ce résultat paradoxal, puisqu'il affirme très précisément que l'existence de vengeurs est préférable à l'existence de saints! Et pourtant c'est compréhensible : les saints sont des idiots qui se font dépouiller par tous ceux qui ont compris la TJ, les saints favorisent donc les attitudes de défection. Alors que les vengeurs, eux, sont menaçants, et favorisent donc les attitudes de coopération.
Il me semble que ce résultat est extrêmement intéressant, et qu'il doit être mis en rapport avec la tentative de David Gauthier de fonder une morale sur des considérations purement instrumentales (cf. Morale et contrat). Gauthier parle des maximisateurs moraux en des termes très proches de ceux que j'utilise pour les vengeurs. Et les maximisateurs standards ressemblent beaucoup à mes démons. Gauthier dit aussi très justement qu'un point capital dans l'équilibre atteint est que chaque agent soit capable de savoir (en gros) à quel type d'agent il a affaire. Car il lui est dangereux de collaborer avec un maximisateur standard, qui trahira dès que c'est rentable.
Gauthier reste cependant trop soucieux de fonder une morale, et a tendance à réinjecter dans ses agents un sens de l'intérêt général et de l'égalité qui ne sont pas facile à justifier. Le vengeur, lui, raisonne de manière plus primitive. S'il ne fait pas défection, c'est seulement parce que c'est son intérêt de le faire, moyennant la supposition que les autres sont aussi des vengeurs. C'est la peur des représailles qui motive le vengeur, et pas un sens du bien collectif. La morale n'apparaît pas parce que les agents sont capables de contracter et de discuter de justice, et d'égalité des intérêts, mais seulement parce que chacun mesure ce qu'il y gagne à collaborer, et ce qu'il y gagne à subir la vengeance des autres. Le calcul est vite fait, sauf pour des individus surpuissants ou très rusés.