Max Weber, dans le Savant et le politique, est l'auteur de la formule de "désenchantement du monde". Selon lui, ce désenchantement signifie une perte des valeurs que véhiculaient la religion et la pensée magique, perte due à la domination de la rationalité bureaucratique, de la technique, etc. Ce désenchantement se manifeste tout particulièrement dans la distinction que Weber établit dans ce même texte entre les faits et les valeurs, le monde ne contenant plus que des faits descriptibles scientifiquement, alors que les valeurs, elles, sont chassées du monde, ou bien réintroduites par les individus de manière parfaitement arbitraire, ce qui leur interdit de croire à leur valeur transcendante. Évidemment, cette idée d'un désenchantement n'a rien d'un délire personnel de Weber, et la plupart des intellectuels de l'époque s'accordent sur ce constat (Musil décrit assez bien dans son roman L'homme sans qualité le climat intellectuel de l'époque ; tout le monde connaît aussi le fameux "arraisonnement" de Heidegger), y compris ceux que ne le voient pas sous un mauvais jour (je pense aux positivistes de Vienne, ou à Freud). Je voudrais discuter un peu cette idée de désenchantement, et montrer ce qu'elle signifie, et ce qu'elle véhicule à tort.
Tout d'abord, cette période se caractérise par l'apparition de sciences humaines assez solides. La psychologie, la sociologie, l'économie, émergent, et donnent l'impression de produire une connaissance des comportements humains, voire, peut-être la capacité de les prédire. Plus tardivement, la biologie aussi va augmenter notre savoir sur l'homme, en parvenant à séquencer son génome, en découvrant un peu le fonctionnement du cerveau, etc. Ces connaissances théoriques constituent donc un savoir empirique sur l'homme.
Or, un tel savoir n'est pas neutre. En effet, une part de ce qui constitue notre humanité passe par l'idée que nous sommes des personnes autonomes, que nous faisons nos propres choix, que rien ni personne ne nous pousse à agir d'une façon ou d'une autre. Tous ces savoirs attaquent cette croyance-là. En effet, partout où nous avions l'impression d'être libres, nous découvrons des mécanismes qui nous déterminent. Nous pensions choisir nos amis, la sociologie nous dit que nous les prenons majoritairement dans des classes sociales voisines des nôtres. Nous pensions choisir à chaque instant de vivre ou de mourir, et l'on nous apprend que le taux de suicide est corrélé à la religion, et au niveau de socialisation. Nous pensions choisir le produit que nous voulons au supermarché, et l'on nous dit que des dispositifs cérébraux inconscients nous poussent à faire des tris, à avoir certains biais. Nous pensions que l'amour frappait au hasard, et nous apprenons par la biologie que nous avons des préférences pour les individus au profil génétique éloigné du nôtre. Nous pensions être des personnes, et nous ne sommes donc en réalité qu'un tas de mécanismes sur lesquels d'autres mécanismes agissent pour produire des réactions. Impossible de ne pas se sentir menacé dans quelque chose d'essentiel.
De même, nous voyons en même temps fleurir une approche strictement technique des problèmes humains. En d'autres termes, le champ de la pratique est lui aussi attaqué par une nouvelle approche. Au lieu de laisser les hommes agir comme ils l'entendent, en leur donnant simplement quelques valeurs ou conseils pour guider leurs actions, on exprime toutes les situations en termes de problèmes à résoudre, et on apporte une solution qui puisse être aussi rationnelle que possible. Ici, c'est la psychologie, prise en un sens très large qui inclut tout ce que l'on nomme "développement personnel", qui est à la pointe de ce mouvement. En effet, le problème n'est pas vraiment la profusion des coachs donneurs de recettes, car il y a toujours eu des gens pour donner des conseils. C'est plutôt que, avant l'époque de la psychologie, un conseil était avant tout un jugement moral. Si nos enfants étaient turbulents, on se voyait prescrire d'être plus sévère. Dans sa vie de couple, on recommandait d'être fidèle, bienveillant, protecteur. Dans ses rapports aux autres, on recommandait d'être aimable et généreux, etc. Dorénavant, on a plutôt affaire à une liste d'opérations qui se veulent neutres moralement et qui permettent de réussir l'éducation de ses enfants, de gérer les personnalités difficiles, de gérer son stress, de réussir sa vie amoureuse, etc.
Là encore, ceci change profondément la manière dont nous envisageons notre vie. Au lieu de la voir comme soumise à des grands principes moraux, à des passages obligés dans une biographie (trouver un métier, avoir une descendance, transmettre un patrimoine), les événements humains se présentent sous le mode du puzzle solving. La rationalité instrumentale n'est plus simplement une manière idéalisée et formalisée de prendre des décisions, mais c'est la méthode effectivement recommandée pour résoudre les problèmes de nos vies. Et quiconque ne le ferait pas serait profondément stupide de ne pas le faire. Se lancer en toute naïveté dans l'aventure humaine en comptant seulement sur sa débrouillardise, alors que tous les autres font des calculs d'optimisation, c'est se garantir par avance de cuisantes déconvenues.
Je résume : le désenchantement du monde est 1) l'explication naturaliste des comportements humains. 2) la rationalité instrumentale promue au titre de procédure générale de prise de décision. C'est ainsi que le désenchantement couvre aussi bien le champ théorique que le champ pratique.
J'en conclus d'abord ceci. Malgré ce que suggère l'expression "désenchantement", la modernité ne nous fait pas vraiment perdre quelque chose. Nous ne vivions pas dans un monde enchanté, plein de fées, de muses, d'elfes et de dieux. Personne n'a jamais cru sérieusement pouvoir découvrir des elfes dans les forêts, des fantômes dans des châteaux, ou pouvoir convoquer des esprits en se tenant les mains autour d'une table. Bien au contraire, ce qu'ajoute la modernité, c'est une explication là où nous n'avions pour ainsi dire, rien. Nous ne savions tout simplement rien des comportements humains, et nous découvrons aujourd'hui que de multiples facteurs jouent sur nous, de sorte que des régularités statistiques sont facilement observables. De même dans le champ pratique. Avant, nous n'avions rien. Être courageux dans son travail, sévère avec ses enfants, fidèle avec son conjoint, cela ne dit à peu près rien. On peut bien entendu imiter les autres, mais cela n'aide pas du tout dès que nous sommes confrontés à un problème un tout petit peu spécifique. Au contraire, nous avons maintenant une profusion de méthodes, de techniques, pour résoudre le moindre petit problème de l'existence. Là encore, le désenchantement ne chasse rien, il apporte.
Ainsi, il vaudrait mieux parler de Lumières, ou de positivisme, plutôt que de désenchantement, puisque les deux premières expressions signifient que quelque chose est ajouté, alors que la seconde laisse penser qu'on a perdu quelque chose. La seule chose que l'on a perdu, c'est la naïveté. Ce que nous avons gagné, ce sont des explications, des théories, des méthodes rationnelles de résolution. Pour le dire plus durement, dans la critique du désenchantement, il y a avant tout la plainte suivante : "nous aimions notre bêtise!".
Mais est-ce que quelque chose a vraiment changé dans nos vies, du fait de ce désenchantement du monde? Il me semble que non, et c'est ce que je voudrais montrer. Cela implique qu'il n'y a pas le moindre sens à vouloir revenir à une période avant le désenchantement, ou à vouloir réenchanter le monde, parce que tout ce qui compte dans notre vie ne changerait pas du tout. On peut certes pester contre la bureaucratisation, cela a un contenu tout à fait clair (exprimable, par exemple, en nombre de papiers administratifs à remplir par mois), mais c'est absurde de pester contre le désenchantement.
Prenons d'abord un individu né avant le désenchantement. Il se représente comme un empire dans une empire, parfaitement souverain dans ses décisions. Et il n'a pas la moindre idée de ce que rationaliser veut dire. Mais il a quand même une existence, des choix à faire, des projets à mener, etc. Dans chaque moment important, il se renseigne sur ce qu'ont fait les autres, sur ce qui a marché ou échoué, et après mûres réflexions, prend des décisions. Il appellera peut-être destin le fait que certains événements viennent télescoper ses actions, et l'empêcher de réussir, et il appellera "bonne fortune", "grâce des dieux", le fait que certains événements, cette fois, aient précipité le succès de ses entreprises. Bref, il sait que le monde est incertain, mais il exerce toute sa sagesse pratique en vue de domestiquer autant que possible cette incertitude.
Prenons maintenant un individu né après le désenchantement. Il se représente comme un animal parmi d'autres, dont le cerveau est tout puissant et prend des décisions à sa place. Il sait aussi que la rationalité paramétrique et stratégique est un excellent outil de prise de décision, de sorte qu'il cherche, à chaque fois que c'est possible, à formaliser sa prise de décision. Il s'identifie tout à fait à un super cerveau qui compute des données. Malheureusement, la vie n'est pas pour lui celle d'un processeur dans une unité centrale, mais celle d'un humain en société, devant travailler, tisser des liens, occuper son temps. Il doit donc se demander quoi faire, se renseigner sur ce que font les autres, réfléchir puis prendre des décisions. Il doit bien voir que la réussite de ses projets dépend d'un nombre infini de facteurs, ce qui les rend difficilement formalisables. Il voit aussi à quel point les hommes sont variables et imprévisibles, à quel points ses propres réactions sont surprenantes et irrationnelles.
Ainsi, la vie de l'homme avant et celle de l'homme après le désenchantement sont tout à fait semblables. La couche idéologique qui recouvre les pratiques ne change à peu près rien à ce qui fait l'essentiel de nos vies, à savoir les décisions à prendre, les projets, le sentiment de l'incertitude, les échecs multiples, etc. Et pour être tout à fait sincère, il me semble même que l'idéologie de l'homme avant est plus respectueuse de la vie que celle de l'homme après, car celle-ci l'encourage sans cesse à se représenter comme quelque chose qui ne pourrait jamais faire ce qu'il fait pourtant à chaque instant. Dans son silence, l'idéologie de l'homme enchanté fausse moins la réalité que l'idéologie de l'homme désenchanté, plus bavarde. Mais cela n'a pas grande importance. L'essentiel est de signaler que cette couche idéologique n'a au fond aucun effet sur nos vies. Que nous soyons causalement déterminés ne nous prive pas de la difficulté de prendre des décisions, et que la rationalité instrumentale soit la procédure idéale de décision ne signifie pas que nous puissions vraiment l'appliquer aux situations concrètes.
Je propose donc que nous ne nous tracassions plus jamais du désenchantement du monde. Toutes nos connaissances modernes sur l'homme n'ont pas directement d'effet pratique. Nous agissons plus renseignés qu'avant, mais nous n'agissons pas différemment. Et personne ne peut se plaindre d'être plus renseigné qu'il n'était avant.