mercredi 15 juillet 2015

Remarques sur le désenchantement du monde

Max Weber, dans le Savant et le politique, est l'auteur de la formule de "désenchantement du monde". Selon lui, ce désenchantement signifie une perte des valeurs que véhiculaient la religion et la pensée magique, perte due à la domination de la rationalité bureaucratique, de la technique, etc. Ce désenchantement se manifeste tout particulièrement dans la distinction que Weber établit dans ce même texte entre les faits et les valeurs, le monde ne contenant plus que des faits descriptibles scientifiquement, alors que les valeurs, elles, sont chassées du monde, ou bien réintroduites par les individus de manière parfaitement arbitraire, ce qui leur interdit de croire à leur valeur transcendante. Évidemment, cette idée d'un désenchantement n'a rien d'un délire personnel de Weber, et la plupart des intellectuels de l'époque s'accordent sur ce constat (Musil décrit assez bien dans son roman L'homme sans qualité le climat intellectuel de l'époque ; tout le monde connaît aussi le fameux "arraisonnement" de Heidegger), y compris ceux que ne le voient pas sous un mauvais jour (je pense aux positivistes de Vienne, ou à Freud). Je voudrais discuter un peu cette idée de désenchantement, et montrer ce qu'elle signifie, et ce qu'elle véhicule à tort. 

Tout d'abord, cette période se caractérise par l'apparition de sciences humaines assez solides. La psychologie, la sociologie, l'économie, émergent, et donnent l'impression de produire une connaissance des comportements humains, voire, peut-être la capacité de les prédire. Plus tardivement, la biologie aussi va augmenter notre savoir sur l'homme, en parvenant à séquencer son génome, en découvrant un peu le fonctionnement du cerveau, etc. Ces connaissances théoriques constituent donc un savoir empirique sur l'homme. 
Or, un tel savoir n'est pas neutre. En effet, une part de ce qui constitue notre humanité passe par l'idée que nous sommes des personnes autonomes, que nous faisons nos propres choix, que rien ni personne ne nous pousse à agir d'une façon ou d'une autre. Tous ces savoirs attaquent cette croyance-là. En effet, partout où nous avions l'impression d'être libres, nous découvrons des mécanismes qui nous déterminent. Nous pensions choisir nos amis, la sociologie nous dit que nous les prenons majoritairement dans des classes sociales voisines des nôtres. Nous pensions choisir à chaque instant de vivre ou de mourir, et l'on nous apprend que le taux de suicide est corrélé à la religion, et au niveau de socialisation. Nous pensions choisir le produit que nous voulons au supermarché, et l'on nous dit que des dispositifs cérébraux inconscients nous poussent à faire des tris, à avoir certains biais. Nous pensions que l'amour frappait au hasard, et nous apprenons par la biologie que nous avons des préférences pour les individus au profil génétique éloigné du nôtre. Nous pensions être des personnes, et nous ne sommes donc en réalité qu'un tas de mécanismes sur lesquels d'autres mécanismes agissent pour produire des réactions. Impossible de ne pas se sentir menacé dans quelque chose d'essentiel.

De même, nous voyons en même temps fleurir une approche strictement technique des problèmes humains. En d'autres termes, le champ de la pratique est lui aussi attaqué par une nouvelle approche. Au lieu de laisser les hommes agir comme ils l'entendent, en leur donnant simplement quelques valeurs ou conseils pour guider leurs actions, on exprime toutes les situations en termes de problèmes à résoudre, et on apporte une solution qui puisse être aussi rationnelle que possible. Ici, c'est la psychologie, prise en un sens très large qui inclut tout ce que l'on nomme "développement personnel", qui est à la pointe de ce mouvement. En effet, le problème n'est pas vraiment la profusion des coachs donneurs de recettes, car il y a toujours eu des gens pour donner des conseils. C'est plutôt que, avant l'époque de la psychologie, un conseil était avant tout un jugement moral. Si nos enfants étaient turbulents, on se voyait prescrire d'être plus sévère. Dans sa vie de couple, on recommandait d'être fidèle, bienveillant, protecteur. Dans ses rapports aux autres, on recommandait d'être aimable et généreux, etc. Dorénavant, on a plutôt affaire à une liste d'opérations qui se veulent neutres moralement et qui permettent de réussir l'éducation de ses enfants, de gérer les personnalités difficiles, de gérer son stress, de réussir sa vie amoureuse, etc. 
Là encore, ceci change profondément la manière dont nous envisageons notre vie. Au lieu de la voir comme soumise à des grands principes moraux, à des passages obligés dans une biographie (trouver un métier, avoir une descendance, transmettre un patrimoine), les événements humains se présentent sous le mode du puzzle solving. La rationalité instrumentale n'est plus simplement une manière idéalisée et formalisée de prendre des décisions, mais c'est la méthode effectivement recommandée pour résoudre les problèmes de nos vies. Et quiconque ne le ferait pas serait profondément stupide de ne pas le faire. Se lancer en toute naïveté dans l'aventure humaine en comptant seulement sur sa débrouillardise, alors que tous les autres font des calculs d'optimisation, c'est se garantir par avance de cuisantes déconvenues.

Je résume : le désenchantement du monde est 1) l'explication naturaliste des comportements humains. 2) la rationalité instrumentale promue au titre de procédure générale de prise de décision. C'est ainsi que le désenchantement couvre aussi bien le champ théorique que le champ pratique. 
J'en conclus d'abord ceci. Malgré ce que suggère l'expression "désenchantement", la modernité ne nous fait pas vraiment perdre quelque chose. Nous ne vivions pas dans un monde enchanté, plein de fées, de muses, d'elfes et de dieux. Personne n'a jamais cru sérieusement pouvoir découvrir des elfes dans les forêts, des fantômes dans des châteaux, ou pouvoir convoquer des esprits en se tenant les mains autour d'une table. Bien au contraire, ce qu'ajoute la modernité, c'est une explication là où nous n'avions pour ainsi dire, rien. Nous ne savions tout simplement rien des comportements humains, et nous découvrons aujourd'hui que de multiples facteurs jouent sur nous, de sorte que des régularités statistiques sont facilement observables. De même dans le champ pratique. Avant, nous n'avions rien. Être courageux dans son travail, sévère avec ses enfants, fidèle avec son conjoint, cela ne dit à peu près rien. On peut bien entendu imiter les autres, mais cela n'aide pas du tout dès que nous sommes confrontés à un problème un tout petit peu spécifique. Au contraire, nous avons maintenant une profusion de méthodes, de techniques, pour résoudre le moindre petit problème de l'existence. Là encore, le désenchantement ne chasse rien, il apporte.
Ainsi, il vaudrait mieux parler de Lumières, ou de positivisme, plutôt que de désenchantement, puisque les deux premières expressions signifient que quelque chose est ajouté, alors que la seconde laisse penser qu'on a perdu quelque chose. La seule chose que l'on a perdu, c'est la naïveté. Ce que nous avons gagné, ce sont des explications, des théories, des méthodes rationnelles de résolution. Pour le dire plus durement, dans la critique du désenchantement, il y a avant tout la plainte suivante : "nous aimions notre bêtise!".

Mais est-ce que quelque chose a vraiment changé dans nos vies, du fait de ce désenchantement du monde? Il me semble que non, et c'est ce que je voudrais montrer. Cela implique qu'il n'y a pas le moindre sens à vouloir revenir à une période avant le désenchantement, ou à vouloir réenchanter le monde, parce que tout ce qui compte dans notre vie ne changerait pas du tout. On peut certes pester contre la bureaucratisation, cela a un contenu tout à fait clair (exprimable, par exemple, en nombre de papiers administratifs à remplir par mois), mais c'est absurde de pester contre le désenchantement.
Prenons d'abord un individu né avant le désenchantement. Il se représente comme un empire dans une empire, parfaitement souverain dans ses décisions. Et il n'a pas la moindre idée de ce que rationaliser veut dire. Mais il a quand même une existence, des choix à faire, des projets à mener, etc. Dans chaque moment important, il se renseigne sur ce qu'ont fait les autres, sur ce qui a marché ou échoué, et après mûres réflexions, prend des décisions. Il appellera peut-être destin le fait que certains événements viennent télescoper ses actions, et l'empêcher de réussir, et il appellera "bonne fortune", "grâce des dieux", le fait que certains événements, cette fois, aient précipité le succès de ses entreprises. Bref, il sait que le monde est incertain, mais il exerce toute sa sagesse pratique en vue de domestiquer autant que possible cette incertitude. 
Prenons maintenant un individu né après le désenchantement. Il se représente comme un animal parmi d'autres, dont le cerveau est tout puissant et prend des décisions à sa place. Il sait aussi que la rationalité paramétrique et stratégique est un excellent outil de prise de décision, de sorte qu'il cherche, à chaque fois que c'est possible, à formaliser sa prise de décision. Il s'identifie tout à fait à un super cerveau qui compute des données. Malheureusement, la vie n'est pas pour lui celle d'un processeur dans une unité centrale, mais celle d'un humain en société, devant travailler, tisser des liens, occuper son temps. Il doit donc se demander quoi faire, se renseigner sur ce que font les autres, réfléchir puis prendre des décisions. Il doit bien voir que la réussite de ses projets dépend d'un nombre infini de facteurs, ce qui les rend difficilement formalisables. Il voit aussi à quel point les hommes sont variables et imprévisibles, à quel points ses propres réactions sont surprenantes et irrationnelles.
Ainsi, la vie de l'homme avant et celle de l'homme après le désenchantement sont tout à fait semblables. La couche idéologique qui recouvre les pratiques ne change à peu près rien à ce qui fait l'essentiel de nos vies, à savoir les décisions à prendre, les projets, le sentiment de l'incertitude, les échecs multiples, etc. Et pour être tout à fait sincère, il me semble même que l'idéologie de l'homme avant est plus respectueuse de la vie que celle de l'homme après, car celle-ci l'encourage sans cesse à se représenter comme quelque chose qui ne pourrait jamais faire ce qu'il fait pourtant à chaque instant. Dans son silence, l'idéologie de l'homme enchanté fausse moins la réalité que l'idéologie de l'homme désenchanté, plus bavarde. Mais cela n'a pas grande importance. L'essentiel est de signaler que cette couche idéologique n'a au fond aucun effet sur nos vies. Que nous soyons causalement déterminés ne nous prive pas de la difficulté de prendre des décisions, et que la rationalité instrumentale soit la procédure idéale de décision ne signifie pas que nous puissions vraiment l'appliquer aux situations concrètes. 

Je propose donc que nous ne nous tracassions plus jamais du désenchantement du monde. Toutes nos connaissances modernes sur l'homme n'ont pas directement d'effet pratique. Nous agissons plus renseignés qu'avant, mais nous n'agissons pas différemment. Et personne ne peut se plaindre d'être plus renseigné qu'il n'était avant.

dimanche 12 juillet 2015

Justifier les inégalités ?


"We hold these truths to be self-evident : that all men are created equal, that they are endowed by their Creator with certain unalienable Rights, that among these are Life, Liberty and the pursuit of Happiness"
Déclaration d'indépendance des États-Unis.


"Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l'utilité commune."
Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, article premier.

"L'hypothèse de Dworkin, c'est que l'idée que chaque individu compte autant qu'un autre est au cœur de toutes les théories politiques acceptables"
 Will Kymlicka, Les Théories de la justice, une introduction.



L'existence d'inégalités sociales et économiques est un fait ; l'instauration de l'égalité est donc un souhait, un idéal ou l'objet d'un problème. Mais à lire les grandes déclarations de principes des sociétés contemporaines ou les écrits des philosophes qui se rattachent au libéralisme politique, comme Rawls ou Dworkin, c'est en réalité le contraire qui est vrai.

L'égalité est un fait, bien que d'une nature assez spéciale, et les inégalités sont par rapport à elle une déviation qu'il est impératif de justifier. Cette situation est tout à fait étonnante quand on la voit sous cet angle, puisque c'est l'inégalité et sa brute "factualité" qu'il s'agit de justifier, de "fonder", dit la Déclaration française, tandis que l'égalité qui a manifestement le statut d'un idéal est présupposée ou postulée par tout le monde, et cela alors même que personne n'est vraiment capable d'expliquer ce en quoi elle consiste exactement et comment l'atteindre effectivement.

Ce qui existe a-t-il besoin de recevoir encore l'hommage d'une justification ? Et pourquoi ne pas chercher à justifier précisément ce qui n'existe pas et dont on voudrait qu'il soit ? Si l'on prenait les choses dans l'ordre, semble-t-il, on devrait commencer par montrer d'abord qu'une forme raisonnable d'égalité est possible dans une société, ensuite qu'elle est souhaitable au regard de la réalité actuelle, à savoir l'inégalité, et enfin nous devrions nous efforcer d'atteindre ou de nous approcher de cette forme d'égalité.

Mais on nous dit en fait d'abord que les hommes naissent ou sont crées égaux ou encore, dans la version laïque et non métaphysique de Ronald Dworkin, que "chaque individu compte autant qu'un autre", et on nous présente ensuite comme un problème la justification des inégalités qu'on s'attend à voir accompagner tout développement social. Dans les termes des discussions contemporaines, cette démarche aboutit à la formule suivante : les inégalités, du moins certaines, sont "moralement arbitraires". Contrairement aux apparences, il ne s'agit là nullement d'un cri de révolte contre l'injustice de l'inégalité mais d'une simple tautologie. Si l'égalité est moralement justifiée, les inégalités sont infailliblement moralement arbitraires. Reste à savoir pourquoi elles le sont, outre que beaucoup de gens très recommandables l'ont admis, et surtout si ce genre d'idée introduit vraiment quelque différence que ce soit dans le regard qu'on porte sur l'ordre social.

Si l'on accepte de prendre cette attitude naïve que je m'efforce de décrire et dont il n'est pas aisé de voir en quoi elle s'écarte du bon sens fournisseur de vérités "évidentes par elles-mêmes", on sera enclin à penser que les inégalités, aussi moralement arbitraires soient-elles, n'en sont pas moins réelles, ce qui devrait surtout inciter à éviter de se fatiguer à les justifier. On peut se donner à peu de frais l'impression d'avoir été outrancièrement radical en déclarant que les inégalités sont moralement arbitraires ou même qu'elles sont définitivement injustifiables, mais du point de vue naïf que je considère à présent, rien n'a encore été dit ou fait pour appuyer la cause de l'égalité. Ce n'est pas le fait que la pluie en juillet est moralement injustifiable qui rend le beau temps souhaitable. 

Une façon plus charitable de présenter le projet du libéralisme politique consiste à dire qu'il nous donne le moyen de distinguer les inégalités acceptables, parce qu'elles découlent ou sont en accord avec l'égalité fondamentale qu'il postule, et celles qui ne le sont pas, parce qu'elles n'en découlent pas et se contentent d'être moralement arbitraires. Il permet d'armer un hypothétique nomothète d'un critère de sélection des mondes sociaux possibles, qui n'est toutefois valide que s'il accepte le fait fondamental de l'égalité. Tout cela est bel et bon, mais d'un point de vue politique et non purement spéculatif, la véritable question devrait être, une fois encore, de savoir en quoi cette distinction peut rendre l'égalité à réaliser plus attirante ou plus nécessaire moralement, politiquement.

En réalité, 1° si nous sommes en présence d'inégalités qui ne sont pas légitimes au regard du fait fondamental de l'égalité, le libéralisme politique est dans l'incapacité de nous donner une raison valable de chercher à modifier l'ordre social pour obtenir plus d'égalité, car cela supposerait d'envisager l'égalité comme un objectif souhaitable et non comme un présupposé. Tout ce que l'on peut faire, c'est reconnaître que le fait fondamental de l'égalité ne permet pas de ratifier ce type de situation. C'est un constat purement négatif.

Et 2° si nous sommes en présence d'inégalités qui sont illégitimes, par exemple parce que nous vivons dans une société constituée d'après les principes de justice de Rawls, le libéralisme politique est capable, cette fois, de nous donner une bonne raison de faire quelque chose, si nous acceptons le fait fondamental de l'égalité, mais c'est seulement de conserver cette société pour ne pas risquer de créer des inégalités illégitimes. On en conclut que le projet du libéralisme politique, dans son application et contre ses intentions affichées, est essentiellement conservateur.

On pourrait objecter que l'existence d'inégalités illégitimes dans une société montre que celle-ci n'est pas fidèle à son credo selon lequel tous les hommes sont égaux (d'une façon ou d'une autre), et que cela constitue une bonne raison de chercher à supprimer ces inégalités, si l'on est attaché à ce credo.

Cela ressemble à un raisonnement par contraposition. En réalité, il n'est pas possible de recourir à un tel raisonnement si l'on est attentif à la façon dont le libéralisme politique procède pour justifier les inégalités. Ce qui se passe est que la théorie commence par formuler son credo, pour en tirer ensuite un critère de distinction des inégalités légitimes et illégitimes et elle s'arrête là. Autrement dit, ce qui est affirmé est la proposition suivante :

si l'on accepte le fait fondamental de l'égalité, alors on doit aussi accepter les inégalités légitimes au regard de ce fait (par exemple les inégalités fondées sur l'effort des individus ou sur l'utilité commune). 

Or si dans la réalité, les inégalités qui existent, ou du moins certaines d'entre elles, ne sont pas fondées sur l'effort ou l'utilité commune, on ne peut pas du tout inférer de la proposition conditionnelle précédente que ces inégalités sont inacceptables (pour celui qui admet le fait de l'égalité). Le raisonnement par contraposition n'est pas disponible pour ce fait. On ne peut rien inférer de cette situation d'inégalités illégitimes.

On rétorquera que l'objection soulevée exprimait surtout l'idée qu'une société qui permettrait des inégalités illégitimes cesserait d'être fidèle à son credo. On peut ainsi légitimement reprocher à la société française, qui inclut dans sa constitution l'article de la Déclaration précédemment cité, de tolérer des distinctions sociales qui ne sont certainement pas fondées sur l'utilité commune, par exemple quand des patrons de télévision ou des préfets sont nommés à ce poste en raison de leurs accointances politiques. Mais quelle est la valeur qui anime et motive ce reproche ? En réalité, c'est la référence à la valeur de fidélité, et non à celle d'égalité, qui le motive et qui justifie les revendications qui s'ensuivent. Il ne s'agit donc pas d'un authentique argument en faveur de l'égalité, ou, ce qui revient au même, s'opposant aux inégalités. 
 
Il ressort de tout cela que c'est l'égalité qui doit être justifiée et non les inégalités, si du moins on entend vraiment défendre la cause de l'égalité. Le projet de justifier les inégalités, même si c'est pour distinguer les inégalités légitimes de celles qui ne le sont pas, prend les choses à l'envers et est incapable de susciter un argument positif en faveur de l'égalité.

mardi 7 juillet 2015

Aristote et l'unité des fins (2)

Mon post précédent n'étant vraiment pas d'une limpidité exemplaire, et la réponse que je voulais apporter au commentaire qui en a été fait étant trop longue pour être elle-même postée en commentaire, je reproduis ici ce dernier, suivi de ma réponse.

Tout d'abord, une remarque historique : Dès le livre 1 de l'EN, Aristote dit bien qu'un souverain bien unique ne peut être rien de plus qu'une formule générale. Il prend donc ses distances avec Platon, pour qui le bien en soi est le terme ultime de toutes nos actions. Et le livre 10, parlant de la vie humaine, admet le caractère composite de celle-ci, à la fois tournée vers la politique et vers la connaissance.

Ensuite, concernant la forme, l'usage des graphes et arbres n'apporte à peu près rien, et à mon sens, masque même les points les plus délicats à admettre. Notamment, tout ce que tu dis sur l'interindividuel est très fragile. En effet, alors que l'idée d'un désir qui n'a pas de fin ultime pose évidemment problème, autant la représentation sous forme d'un arbre cyclique ne nous dit pas grand chose. Du coup, comment se prononcer pour savoir s'il est acceptable qu'une société ait son arbre des fins cyclique, ou non? Intuitivement, on se dit que les bucherons sont utiles aux charpentiers, et les charpentiers sont utiles aux bucherons. Mais est-ce vraiment un cercle, ou bien juste une figure en spirale visant un développement économique et social, qui constitue justement la fin ultime de la société? Car après tout, le bûcheron donne du bois au charpentier, qui construit des maisons, qui peut alors loger le bûcheron, qui peut alors vivre mieux, se mettre à la sculpture, ce qui va plaire au charpentier, etc. Et même dans une société stationnaire, le cycle économique n'est pas un pur cycle, puisque l'on peut tenir la survie de la société pour une fin en soi, de sorte que l'arbre serait cyclique dans sa structure, et pourtant finalisé au sens artistotélicien. Or, une telle chose, ton modèle des graphes en rend péniblement compte.
En fait, dans ton modèle, les moments de fin ultime sont seulement individuels, et que les relations interindividuels servent seulement au individus à satisfaire leurs fins. C'est pour cela que tu dis très vite qu'il y a des cercles à échelle collective, mais que tu n'envisages pas vraiment qu'une société puisse avoir un but (non réductible aux buts individuels), alors même que sa structure des fins admet des cercles assez nombreux. Bref, tu es très libéral. Pourquoi pas, mais il faut le dire.

Quant à la psychologie individuelle, je crois qu'Aristote, et Williams qui le commente, ont dit l'essentiel : les gens se représentent des objectifs de vie en des termes très généraux, tels qu'ils peuvent avoir l'air de ne poser qu'un seul but (par exemple, le bonheur). Mais la réalisation de ces objectifs très généraux passe par des activités variées, dont chacune est une fin en soi.
Ce qui m'amène à un point très important. Il faut distinguer d'authentiques rapports de moyen à fin, et de faux rapports, qui sont en réalité des rapports de particulier à général. Quand je dis que je fais du sport pour rester en bonne santé, et quand je dis que je fais du sport pour me dépenser et me faire plaisir, je dis en réalité deux choses conceptuellement différentes.


Concernant le premier point, tu sembles te référer à la critique de l'idée du bien platonicienne du premier livre. En fait, cette question est indépendante de celle de savoir s''il y a un "souverain bien". Et il existe bien un souverain bien pour Aristote d'après Pellegrin (Dictionnaire Aristote, article "bien") : "Aristote conçoit clairement l'existence d'un bien au-dessus de tous les autres, en ce que les autres lui sont sont subordonnés". Par ailleurs, je ne crois pas du tout que le souverain bien envisagé Aristote soit composite. La vie contemplative et la vie politique sont vraiment deux choses distinctes pour lui.

Concernant le second point, la pertinence de ta question manifeste peut-être que l'analogie des arbres a tout de même une certaine fécondité (au passage, un arbre ne peut pas comporter de cycle, par définition).

Un cycle économique se présente sous la forme d'un échange circulaire de flux, biens contre argent, biens contre biens, etc. Cette représentation ouvre la question de la reproduction matérielle du cycle et de la croissance des flux. Ce n'est pas un cycle économique en ce sens que je veux décrire. Je pars de l'idée aristotélicienne selon laquelle une activité ou occupation est nécessairement finalisée. S'il en est ainsi, il est difficile de ne pas penser que la hiérarchie des fins s'applique aussi à la division du travail (et c'est d'ailleurs ce que le propos d'Aristote dans le premier livre laisse penser), mais sans doute d'une façon différente de celle qu'il envisage si on refuse ce qu'Aristote dit ensuite sur la "fonction propre de l'homme" (cela effectivement, est plutôt libéral). Dans ce cas, l'idée de hiérarchie des fins et même d'unité des fins devrait pouvoir s'appliquer aussi, mais il reste à savoir de quelle manière.

Je n'ai pas les idées très claires, à vrai dire, sur ce que ce genre de représentation entraîne, et je ne sais pas si c'est vraiment fécond. Au mieux, il s'agit d'une image incitant à adopter un regard différent sur la question de savoir s'il peut exister un but collectif ou sur la représentation qu'on se fait du holisme ou de l'individualisme. Je ne crois pas que la notion de progrès quantitatif et d'état stationnaire puisse être en cause ici, puisqu'il ne s'agit pas de mesurer des flux de biens ou des utilités.

Mais il s'agit effectivement de savoir dans quelle mesure la hiérarchie des fins peut s'appliquer, et les relations entre activités être finalisées, au regard de la collectivité. En effet, d'une part, il peut manifestement exister des cycles de finalités parce que l'argument d'Aristote sur le désir vain et futile ne vaut pas dans le cas interindividuel, pour une raison évidente, mais d'autre part, on a l'idée intuitive qu'un processus social de ce type est bien finalisé, comme le montre mon exemple du bûcheron, dont l'activité est finalisée par le fait de se chauffer. C'est par exemple ce qu'on expliquerait à un enfant qui demanderait pourquoi ces gens, les bûcherons, coupent du bois ("ils coupent du bois pour gagner de l'argent" : pas suffisant !). L'analogie donne un image qui permet de se représenter ce problème, mais à ce stade, je n'ai pas de réponse précise à lui donner.

Le gain à l'échange que peut réaliser le bûcheron en échangeant sa production contre une autre est effectivement sa finalité. Mais la finalité de la coupe du bois, en un autre sens, n'est pas le salaire ou ce gain à l'échange : c'est la charpente et la solidité de la maison, ou le bois de chauffage et la chaleur. (La croissance du PIB, c'est-à-dire du volume annuel de bois coupé, dans notre économie étriquée, n'est certainement pas une finalité, on produit (plus) de bois pour autre chose). Un caractère remarquable de la finalité en ce deuxième sens, est qu'elle n'est pas individuelle, ou réductible à une somme de projets, puisque tous ceux qui exercent une activité peuvent ne viser que le gain à l'échange (ou le salaire). Pourtant, c'est une description finalisée de ce type qu'on ferait à un enfant ou une personne tout à fait ignorante de notre monde social.

Concernant le troisième point, je suis d'accord avec ce que tu dis, mais je voulais montrer autre chose : que la hiérarchie des fins est distincte de la psychologie individuelle, qu'elle ressemble à une structure a priori. La question n'est pas de savoir quelle est la différence entre ce que les gens disent qu'ils visent et ce qu'ils visent vraiment, mais de quelle manière les gens se sentent tenus de construire ou reconstruire leur vie (concrètement ou par exemple, dans une optique biographique).
Une bonne illustration de cela pourrait être le curriculum vitae. On pourrait envisager de construire un CV sous la forme d'un arbre : activités professionnelles, études, hobbies, "tendent vers quelque bien" qui est une forme ou une autre d'employabilité ou plutôt d'efficacité productive. Toute période de temps de la vie passée du candidat doit pouvoir s'insérer dans cette structure finalisée, y compris une année sabbatique et même les démissions, le chômage, etc. !

Il est clair cependant que la contrainte, assez intrusive, pour tout dire, qui pèse sur la façon dont l'individu rédige son CV, et dont il conçoit son temps et ses activités pour avoir un bon CV est seulement de type économique.

Ma thèse est que même en l'absence de contrainte économique ou sociale, ce type de structure en arbre, ou quelque chose qui en approche vaguement, correspond à ce que l'on peut entendre par le fait de "mener sa vie", plutôt que d'être menée par elle. On peut rapprocher cela des exhortations socratiques ou stoïciennes à se soucier de soi et à s'interroger sur la façon dont on doit vivre. Si l'on accepte ce type d'exhortation (qui est en fait, me semble-t-il, assez commun et pas réservé aux riches athéniens), toute activité se retrouve alors soumise à la question de la finalité, et la prise au sérieux de ce type de questionnement amène naturellement à envisager ce que j'ai appelé l'unité des fins.

Ainsi, les remarques d'Aristote sur la hiérarchie des fins et le souverain bien ne sont pas de nature psychologique, mais normative. Aristote suppose qu'on doit effectivement se préoccuper du bien et de la finalité, et il décrit dans ces lignes ce que cela implique (normativement parlant) de s'en préoccuper : l'unité des fins.

lundi 6 juillet 2015

Aristote et l'unité des fins

"Tout art, toute investigation, et pareillement toute action et tout choix tendent vers quelque bien". Admettons que cette célèbre première phrase de l’Éthique à Nicomaque décrive de façon adéquate la structure de l'action humaine, en laissant de côté la question délicate de savoir ce qu'il faut entendre exactement par "tendre" (la suite du texte permettrait d'en proposer la paraphrase suivante : "être souhaité pour").

On comprend ainsi que les activités et occupations les plus diverses, de la pêche à la ligne aux campagnes militaires, sont menées en vue de la réalisation d'un bien, et, d'après la suite du texte, que ce bien est la fin "souhaitée" par celui qui met en œuvre ladite activité.

"Si donc il y a, de nos activités, quelque fin que nous souhaitons par elle-même, et les autres seulement à cause d'elle, et si nous ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre (car on procéderait ainsi à l'infini, de sorte que le désir serait futile et vain), il est clair que cette fin-là ne saurait être que le bien, le souverain bien".

Non seulement on peut dire que de toute activité, nous souhaitons un bien qui en est la fin, mais de plus, il est possible que le bien souhaité soit lui-même une composante de la mise en œuvre d'une autre activité souhaitée comme à travers lui. Aristote laisse penser que la relation "être souhaité pour la réalisation de..." est d'une certaine manière transitive, ce qui entraîne qu'il existe une hiérarchie des fins. L'activité du bûcheron "tend" à obtenir du bois, le bois est utilisé pour faire du feu et le feu pour chauffer la maison. L'activité du bûcheron "tend" donc aussi bien à chauffer la maison.

Ce dernier point ne semble pas douteux, mais ce n'est pas le cas de la suggestion d'Aristote selon laquelle il existe deux types de fins distinctes, celles que nous souhaitons "par elle-même" et celles que nous souhaitons "seulement" à cause des premières, toute fin devant tomber soit dans la première catégorie, soit dans la deuxième. Après tout, ce n'est pas parce que le bûcheron ne se donnerait jamais la peine de couper du bois si cela ne permettait pas de chauffer la maison qu'il ne prend pas un certain plaisir à le faire, ce qui revient à dire que couper le bois peut aussi bien être "souhaité par lui-même" qu'à cause d'autre chose que cela permet de faire.

Admettons cependant ce dernier point. Aristote dit encore autre chose : d'une part qu'il existe bien quelque chose qui tombe sous la catégorie de fin souhaitée par elle-même parce qu'on ne peut pas souhaiter indéfiniment une chose pour une autre, et d'autre part qu'il n'existe en réalité qu'une seule fin souhaitée par elle-même, et celle-ci peut être appelée le souverain bien. Aristote donne un argument à l'appui de la première thèse, mais ne justifie pas la seconde.

Avant d'examiner ces deux autres thèses, on peut noter qu'il y a une claire analogie entre les activités humaines ainsi considérées et une structure d'arbre (dont les arbres généalogiques sont un exemple). Ainsi dans l'exemple précédent, d'après la terminologie en vigueur, on a un arbre avec un seul "fils" pour chaque "nœud", où l'activité du bûcheron peut être considéré comme une "feuille" et l'acte de chauffer comme la "racine", l'action de faire du feu étant un "nœud" intermédiaire. Comme il faut aussi des allumettes pour faire du feu, on pourrait ajouter à ce "nœud" deux "fils", la production allumettes et l'activité du bûcheron. Si le souverain bien existe au sens défini plus haut, l'arbre a une "racine" unique, et toutes les activités humaines sont les "fils" de l'activité ou de l'état associé au souverain bien.

L'analogie me paraît éclairante, mais ce n'est qu'une analogie et on ne peut la maintenir jusqu'au bout puisqu'il ne paraît pas très plausible de considérer qu'un "nœud" n'a qu'un seul "parent". Le bois du bûcheron peut aussi servir à construire des charpentes, par exemple. On peut maintenir cependant cette représentation en ajoutant au texte d'Aristote la condition explicite qu'une activité ne peut recevoir, en tant qu'activité distincte, qu'une seule fin, ce qui est certes assez artificiel. Il y a la coupe de bois de chauffage, et la coupe de bois pour les charpentes, et non la coupe de bois en général.

Dans les termes de la théorie des graphes, on pourrait ainsi représenter la conception d'Aristote de la structure des activités humaines par un graphe acyclique orienté fini (un arbre "enraciné"), la relation "être souhaité pour la réalisation de..." exprimant clairement une orientation. La nature acyclique du graphe est, me semble-t-il, une conséquence annexe de l'argument qu'Aristote donne pour montrer qu'il est fini.

Venons-en à cet argument. Nous "ne choisissons pas indéfiniment une chose en vue d'une autre (car on procéderait ainsi à l'infini, de sorte que le désir serait futile et vain)". Cela suppose que tout arbre a au moins une "racine", et cela exclut la possibilité de cycles, comme par exemple travailler pour vivre et vivre pour travailler. Voici comment je reformulerais l'argument :

(1) ce qui est souhaité est la réalisation d'un certain état de chose, le souhait a toujours un objet.

(2) certains états de choses ne sont souhaités que parce qu'ils sont la condition de réalisation d'un autre état de chose (i.e. ils n'existent en tant qu'objet de souhait que dans la mesure où cet autre état de chose existe lui-même et préalablement comme objet de souhait souhait)

(3) si tous les états de choses étaient du type indiqué par (2), le souhait n'aurait pas d'objet.


J'accentue ainsi délibérément le propos d'Aristote en posant comme prémisse du modus tollens qu'il esquisse que le souhait serait sans objet, là où Aristote dit seulement qu'il serait futile ; il est beaucoup plus difficile d'admettre l'existence d'un souhait sans objet que d'un souhait futile ! J'ai choisi également de laisser de côté la notion de désir présente dans le texte (du moins la traduction de Tricot), à propos duquel il est nettement plus délicat d'affirmer qu'il est nécessairement sans objet. Ce faisant, il est possible que l'argument que j'ai formulé et la structure en arbre de l'activité humaine ne reflète pas entièrement la réalité des motivations humaines, mais au moins une partie non négligeable de celle-ci, puisque tout ce qui se range dans la catégorie des "démarches" et des "projets" est l'objet d'un souhait effectif.

Quoi qu'il en soit, il est remarquable (1) que l'argument n'est pas de nature empirique, (2) qu'il conduit à poser une condition a priori de l'action humaine qui va au-delà de ce dont l'agent a effectivement conscience quand il entreprend une activité, (3) qu'au delà de ce qu'Aristote dit effectivement, l'argument et sa conclusion peuvent s'appliquer aux activités d'une communauté et pas seulement d'un individu, comme le suggère d'ailleurs mon exemple initial du bûcheron et du chauffage, puisque ce n'est évidemment pas forcément la même personne qui coupe le bois et qui l'utilise.

Concernant (1), les adjectifs "vain" et "futile" laissent penser qu'il s'agit d'un argument de nature normative, et on peut lui donner cette tournure (que ma reformulation ne laisse certes pas vraiment apparaître). Le point (2) suit de (1) si l'argument d'Aristote est valide, car il n'utilise aucune prémisse de nature psychologique. Peu importe ce que l'agent se propose effectivement de faire quand il entreprend une activité. S'il s'agit d'une activité, d'après la thèse de la première phrase de l'Ethique à Nicomaque citée plus haut, elle possède une fin qui elle-même s'insère dans la structure en arbre que j'ai décrit plus haut.

Une façon d'illustrer ce point est de remarquer qu'il est toujours possible, à propos de n'importe quelle activité entreprise par un individu, de demander à celui-ci d'en expliciter la finalité, même si ce dernier ne sait pas quoi répondre. Il doit y avoir une finalité, et exiger qu'il y en ait revient à connecter, conformément à la structure en arbre, chaque activité à une fin plus lointaine qui unifie celle qui lui sont subordonnées.

Concernant (3), on peut dire que la fin de l'activité du bûcheron est aussi bien l'argent qu'il recevra pour la vente du bois que la possibilité pour d'autres de chauffer la maison. Le souhait ou le désir du bûcheron, s'il existe, ne porte pas sur ce dernier aspect, mais seulement (supposons-le) sur le premier. Peut-on en conclure que l'argument d'Aristote n'est pas pertinent à l'échelle interindividuelle ? En réalité, si l'argument est pertinent pour chaque individu, il doit aussi l'être pour la communauté formée par ces individus, mais d'une manière différente.

Admettons qu'il n'y ait pas de cycle pour l'individu, qu'on ait bien une sorte d'arbre des fins pour chaque individu. Cela n'implique pas qu'il n'y ait pas de cycle à l'échelle interindividuelle (i.e. qu'il doive y avoir un arbre, un arbre n'ayant bien sûr pas de cycle), et il y aura bien en réalité un cycle, par exemple quand les bûcherons produisent pour les charpentiers et les charpentiers pour les bûcherons. Mais cela implique qu'il est toujours possible de sortir du cycle à partir de chaque sommet pour en rejoindre un autre correspondant à une "racine" dans une structure d'arbre, autrement dit à une fin souhaitée pour elle-même. Il y a donc bien, ici aussi, une hiérarchie et une structure finie de fins.

Si l'on adhère aux thèses d'Aristote précédemment énoncées, on est alors incité à tirer des conclusions très substantielles.

D'une part, il existe une structure objective et descriptible des fins, qui s'impose aux individus quelle que soit leur façon de penser (et en particulier, qu'ils aient des "projets de vie" conscients ou non, détaillés ou non, pour reprendre une expression de Rawls). Il s'agit là d'une certaine façon de la structure éthique de la manière de vivre sa vie (du schéma abstrait d'une réponse à la question de savoir comment on doit vivre) : j'incline en effet à penser que ce type de contrainte ne doit pas être compris comme étant de nature métaphysique, mais normative. Pour le dire en termes emphatiques, Aristote met au jour, dans ces quelques lignes, une structure normative de la finalité qui transcende les projets conscients ou subjectifs des individus destinés à s'inscrire en elles.

D'autre part, une structure hiérarchisée de fins peut être restituée même là où il n'est pas question d'envisager un "projet de vie" quelconque, c'est-à-dire même dans une communauté assez lâche, du type de celle qui s'établit lorsque existe dans une société une forme de division du travail (et cela en l'absence de toute considération sur la "fonction propre" de l'être humain et de la position d'une fin unique commune à chaque individu). Le contenu de cette structure est alors beaucoup plus flou parce qu'il n'est plus intelligible sous la forme familière d'un "projet de vie".

Quant au dernier point affirmé par Aristote, qui porte sur l'existence d'un souverain bien et qui permet de donner à la hiérarchie des fins une structure d'arbre à proprement parler (possédant une unique "racine"), il paraît plus délicat à justifier. Si l'on cherche à se représenter ce à quoi correspondrait un arbre à plusieurs "racines", par exemple un individu qui souhaiterait à titre de fin ultime aussi bien la gloire brève et éclatante que la vie longue, modeste et obscure que Thétis propose à Achille, il faudrait pouvoir imaginer quelque chose d'aussi étrange, au moins en apparence, que l'existence de quelqu'un qui aurait deux "projets de vie" coexistants. Il n'y a apparemment aucune contradiction logique ou métaphysique à ce qu'une existence soit structurée par deux projets de vie. Pourtant, suivre deux "projets de vie" ressemble beaucoup au fait de mener deux vies distinctes.

Cette étrangeté incite à considérer qu'il existe bien une norme de l'unité des fins, plutôt qu'un "souverain bien", puisqu'il n'y a aucune nécessité à ce qu'à la "racine" de l'arbre des fins corresponde un bien ou une fin unique et homogène. On peut envisager une sorte de fin composite qui comprendrait les divers biens que l'individu reconnaît et valorise. En tout cas, cette idée d'unité des fins nous éloigne encore plus de la psychologie individuelle, puisqu'il est à peu près certain que presque personne n'a à l'esprit ce genre de but ultime lorsqu'il entreprend ses activités. Les remarques précédentes conduisent cependant à penser que c'est pourtant le type de représentation décrit plus haut qui s'impose dès lors qu'on déroule le fil d'Ariane de la finalité.