lundi 31 mars 2014

Pourquoi faire des distinctions conceptuelles?

Ma question est très générale, puisqu'elle touche à la philosophie elle-même, et plus précisément à une de ses techniques les plus fondamentales, la distinction conceptuelle. Je voudrais montrer que ce travail sur les notions peut souvent paraître à première vue de l'ordre de la querelle de mots. Et je suis prêt à admettre que, parfois, il l'est. Mais souvent, se joue quand même quelque chose de très important, à savoir la question de la légitimité. Pour bien mettre en évidence la symétrie entre bon nombre de problèmes philosophiques, je vais prendre deux exemples, sachant qu'on peut en trouver d'autres qui présentent la même structure. 
Le premier concerne la nature de la science. On trouve deux camps antagonistes : d'un côté un camp positiviste qui tient à la faire la distinction entre science et rhétorique; de l'autre un camp relativiste. Bouveresse, dans Rationalité et cynisme, présente ce débat. Lui-même tient à distinguer les sciences de toutes les techniques de manipulation, de rhétorique, de mensonge, qui peuvent certes être utilisées dans la communauté scientifique, mais qui n'en sont pas moins conceptuellement distinctes. Parmi les adversaires de Bouveresse, on trouve Feyerabend, mais aujourd'hui, on pourrait ajouter Latour, car celui-ci théorise tout à fait consciemment le fait que la science est une forme de rhétorique parmi d'autres (cf. La science en action). Dit autrement, il n'est pas possible pour eux de distinguer science et rhétorique, les deux sont toujours mélangées. 
Le second concerne la politique. On trouve sur cette question aussi deux camps : d'un côté des philosophes à tendance rationaliste, qui cherchent à montrer que le pouvoir politique est conceptuellement distinct de la violence exercée contre le peuple; de l'autre des philosophes soucieux de montrer que dans tout rapport de pouvoir, il existe une violence plus ou moins sourde, mais toujours présente. Dans le premier camp, on trouve tous les théoriciens du contrat, mais pas qu'eux. Dans le second camp, on trouve tout particulièrement Foucault (cf. entre autres, Il faut défendre la société, texte dans lequel il explique que la politique n'est pas la fin de la guerre, mais au contraire sa continuation sous une autre forme). Les premiers affirment donc que la politique ne commence que lorsque la violence a cessé, alors que les seconds répondent que violence et politique sont indissociables. 

L'isomorphisme entre ces deux discussions saute aux yeux. D'un côté on trouve un camp qui souhaite distinguer conceptuellement deux notions qui, intuitivement, nous paraissent s'opposer. La science est l'activité qui consiste à enquêter pour trouver des vérités et à donner des arguments solides pour justifier son propos; la rhétorique et la manipulation sont un ensemble de techniques visant à donner à autrui la croyance que l'on dit vrai, indépendamment de ce qu'on sait être vrai ou faux. De même, la politique est l'ensemble des institutions et des relations de pouvoir visant à permettre à une communauté de vivre en bonne entente, alors que la violence est la dissolution de cette bonne entente, et la tentative de soumettre quelqu'un d'autre à notre volonté.
Ainsi, dans les deux débats, un des camps a le bon sens de son côté, alors que l'autre paraît aller contre les évidences. Autre différence capitale, le premier des camps a une approche conceptuelle, alors que le second a une approche descriptive. Feyerabend étudie le Galilée historique, et montre que celui-ci a emporté l'adhésion alors même que son téléscope était d'une fabrication douteuse, et qu'il ne redoutait pas de ridiculiser l'adversaire plutôt que présenter des preuves solides. Alors qu'un positiviste dira seulement, abstraction faite de l'histoire réelle des sciences, que la science et ses preuves solides sont conceptuellement distinctes de la rhétorique, de la moquerie, de la tromperie, etc. De même, concernant la politique, Foucault prétend faire l'histoire du pouvoir, alors que les théoriciens du contrat rappellent toujours que leur construction est parfaitement fictive. Ces derniers affirment que le pouvoir politique repose sur l'accord de tous et non pas sur la violence, et ne s'offusquent pas que les faits les démentent (Rousseau, dans le Contrat social, reconnaît explicitement que si les faits lui donnent tort, alors il faut se débarrasser des faits. On peut aussi penser au célèbre passage des Fondements de la métaphysique des moeurs, où Kant affirme que la morale existerait, même si jamais une seule action au monde n'avait été faite par devoir). J'en arrive donc à la conclusion que, paradoxalement, c'est le camp qui a l'histoire contre lui qui passe pour avoir le bon sens de son côté, et qu'à l'inverse, le camp qui prétend faire de l'histoire se retrouve avec le bon sens contre lui. Bref, le bon sens est parfois conceptuel plutôt qu'historique. 

La question doit maintenant sauter aux yeux. Pourquoi opposer l'historique et le conceptuel? Pourquoi proposer des distinctions que le réel dément? Mais aussi, comment se fait-il que nous ayons tant de mal à admettre certaines identifications conceptuelles, alors que les faits plaident assez volontiers en leur faveur?
La réponse est simple, et a pourtant de grandes implications. C'est que l'on veut pouvoir soulever, à propos des activités humaines, la question de la légitimité. Pour faire des sciences, de bonnes sciences, il est nécessaire de distinguer des arguments légitimes et des arguments illégitimes (sauf pour un relativiste total, mais qui représente une position rationnellement indéfendable, qui mènerait au silence celui qui veut la défendre. Car si tout se vaut, inutile de se fatiguer à chercher de bons arguments, ni même des arguments). Il faut, d'une façon ou d'une autre, retomber sur l'idée qu'un raisonnement suivant des principes logiques hors de cause doit susciter l'assentiment de tous, alors que la manipulation des chiffres et l'invective ne doivent pas être utilisées. Peu m'importe ici les arguments philosophiques que l'on peut utiliser pour arriver à ceci. 
De même, en politique, la distinction entre la politique et la violence est cruciale, parce qu'elle permet de distinguer les gouvernants et les réformes légitimes et ceux qui ne le sont pas. Prendre le pouvoir par la force, c'est être illégitime. Prendre le pouvoir par la décision unanime d'un peuple, c'est être légitime. Faire voter une loi que tout le peuple juge nuisible, c'est être injuste; si au contraire le peuple la veut, alors cette loi est juste. Ici, je présuppose une admission aux principes démocratiques de légitimité. Je le fais pour la simplicité du propos, puisque ce n'est pas l'objet de ma discussion. Même si on voulait prendre d'autres principes (par exemple, la loi divine, la volonté de l'élite éclairée, etc.), il faudrait de toute façon un principe de légitimité. Pour un partisan de la théocratie aussi la politique exclut la violence, simplement, pour lui, la violence consiste à ne pas obéir à la loi divine, et c'est éduquer un homme que le forcer à suivre cette loi. 
Ainsi en refusant de distinguer le conceptuel et l'historique, les relativistes se privent de poser la question de la légitimité. Cela a de grandes conséquences. Pour eux, tous les pouvoirs sont légitimes, même ceux qui usent de la violence contre la population, puisque la politique est par essence l'usage de la violence. De même, en science, la vérité n'est que l'accord de tous, puisque tous les arguments se valent, même ceux que l'on jugerait scandaleux. On aboutit donc à ce constat que fait Bouveresse, et que parfois les relativistes acceptent : le relativisme mène au plus farouche conservatisme. Car si tout se vaut, autant rester tel que l'on est. Laissons faire les fraudes scientifiques! Que le pouvoir se déchaîne! De toute façon, tout se vaut. Parmi les relativistes conséquents dans leur conservatisme, je crois qu'on peut citer Pascal (Les Pensées brouillent la différence entre la justice et la force, parce que Pascal ne donne aucun critère de légitimité du pouvoir, si ce n'est qu'il vaut mieux que celui qui l'a aujourd'hui continue à l'avoir). Il n'est pas le seul. 
Pourquoi avoir fait un tel choix? Pourquoi les relativistes sacrifient-ils la notion de légitimité seulement en vue de décrire les faits, en adoptant une approche historique? C'est justement parce que la notion de légitimité, même manipulée par des philosophes qui ne sont ni engagées dans une communauté de scientifiques de la nature, ni engagées dans la vie politique de manière active, peut servir à des tentatives de légitimation abusive. On commence par dire que la science exclut par principe la rhétorique; puis, compte tenu du fait que ces hommes-là (en désignant, grosso modo, les universitaires et les chercheurs dans les laboratoires) sont tenus pour des scientifiques, alors ces hommes-là n'utilisent jamais la rhétorique mais seulement la solide raison. De même, on dit que la politique exclut la violence, et on conclut que le pouvoir actuellement en place n'est pas violent, que toute son action est légitime. On trouvera facilement dans l'histoire des brochettes de philosophes, même parmi les plus grands, pour justifier les horreurs de son époque (Aristote et l'esclavage, Hegel et l'empire napoléonien, etc.).
Mais comment ne pas voir que les relativistes jettent le bébé avec l'eau du bain? Voulant critiquer les effets de légitimité abusifs produits par la philosophie, ils liquident en même temps la notion même de légitimité, ce qui a pour conséquence de saper les fondements de leur propre critique. Car si rien n'est légitime, alors la critique du pouvoir ne l'est pas plus que le discours du pouvoir. Un discours critique serait de dire : La science, parfois rompt avec ses règles, puisqu'elle a permis à Galilée de l'emporter face aux aristotéliciens alors même que celui-là n'avait pas les moyens rationnels et expérimentaux pour le faire. Autrement dit, puisque la différence entre la rhétorique et la science existe, alors il faut bien dire que Galilée a fait de la rhétorique. Mais les pratiques de Galilée ne peuvent pas avoir le pouvoir mystérieux de faire s'effondrer la limite entre science et rhétorique. (Cela n'empêche pas Feyerabend de soulever des idées très importantes, notamment le droit qu'il faut accorder aux minorités scientifiques de développer leurs théories, afin de ne pas trop vite les confronter aux théories régnantes, qui les vaincraient trop facilement). De même, en politique, n'importe quel discours critique dénonce la violence dans l'exercice du pouvoir. Il faut donc que la critique puisse distinguer la violence de ce qui n'est pas elle. Si le pouvoir est toujours violent, alors la critique est impossible. Ou alors, cela devient la critique "à la Foucault", c'est-à-dire une dénonciation de l'existant (la prison, l'asile, etc.) qui ne s'accompagne pas, et qui ne peut pas s'accompagner, de convictions sur ce qu'il faudrait substituer à ces institutions injustes. 

Je pense avoir montré ici, sous un biais différent, une très vieille idée, souvent reprise dans ce blog, celle selon laquelle un concept serait une règle pour la reconnaissance d'une chose, et donc que le travail sur les concepts est normatif et non pas descriptif. Si la philosophie était seulement descriptive, alors elle devrait conclure que la politique, c'est la violence, et que la science, c'est la rhétorique. Car de fait, bien sûr, le pouvoir utilise toujours la violence, et la science triche toujours pour persuader les autres. Reste que la science ne se réduit jamais complètement à la pratique des scientifiques, et la politique ne se réduit pas non plus à la pratique des politiques. Le concept est toujours quelque chose de plus que le fait. Le concept est ce que le fait devrait être, pour être vraiment ce qu'il est. Je ne dis pas que la philosophie demande aux scientifiques de ne pas truquer leurs résultats, ou aux politiques d'écouter le peuple. Si c'était cela, alors le philosophe ne serait qu'un donneur de leçons, quelqu'un qui fait la morale aux autres. Ce n'est pas ce sens de normatif dont il est question. Je vais peut-être choquer, mais le philosophe, en tant que philosophe, se moque pas mal que les scientifiques soient menteurs et les politiques soient violents. Ce n'est qu'en tant qu'humain que ces sujets l'intéressent. Par contre, le philosophe se demande si la science réelle est bien conforme aux règles de ce qu'est la science, ou si la politique est conforme aux règle de ce qu'est la politique.
Heureusement, le philosophe est toujours en même temps un homme. Et s'il fait des distinctions dans les concepts, c'est-à-dire s'il fixe des règles pour déterminer ce qu'est la vraie science ou la vraie politique, c'est toujours avec l'intention de faire avancer son époque, en la poussant dans la direction que donnent les règles. Le philosophe se donne des buts humains. Mais là encore, la distinction doit être faite, et la philosophie n'est pas la vie. Quand un philosophe norme une activité, il ne donne aucune consigne au sujet de ce que les hommes réels devraient faire. Un philosophe pourrait bien être le dernier des salauds, et expliquer que la politique consiste à se mettre au service du peuple, tout en affirmant qu'il ne faudrait jamais faire de politique, mais que la violence et la guerre sont des activités bien meilleures. 

samedi 29 mars 2014

La restauration des oeuvres d'art

Je voudrais prendre pour cible une conception assez générale de l’œuvre d'art, selon laquelle c'est la main de l'artiste qui fait l'authenticité de l’œuvre. Autrement dit, une œuvre d'art est authentique parce qu'elle a été exécutée par l'artiste lui-même, alors qu'un faux est une œuvre réalisée par une autre personne, en vue de faire croire au spectateur qu'elle est de la main de l'artiste. Par commodité, je citerai souvent Goodman, dont le texte Langages de l'art reprend cette conception. Mais il me semble évident qu'il n'en a pas la paternité. Goodman cite souvent l'exemple du faussaire van Meegeren, qui a fait passer des toiles pour des tableaux de Vermeer. Ainsi, quand Vermeer est seul à peindre une œuvre, le tableau est un authentique Vermeer, mais si van Meegeren réalise une œuvre à la façon de Vermeer, il réalise un faux.
Pour exprimer cette idée, Goodman distingue les arts autographiques et allographiques. Les arts autographiques doivent être exécutés par celui qui en a l'idée. La peinture, la sculpture, sont des arts autographiques, puisque l'artiste doit peindre ou sculpter lui-même. Alors que dans un art allographique, comme la musique, il est autorisé que l'artiste n'exécute pas lui-même sa partition, mais la confie à un instrumentiste. C'est pourquoi Michel-Ange qui donnerait des conseils à ses élèves pour peindre des fresques n'est pas l'auteur de ces fresques, alors que Bach qui ferait jouer par un pianiste une de ses compositions en est bien l'auteur. Je me permets de rappeler brièvement ce point, plus longuement développé dans Langages de l'art, parce qu'il est important pour mon argumentation.
Enfin, dernière idée essentielle à mon propos, qui là encore est longuement développée dans le texte de Goodman : la peinture, en tant que système de symboles, à la propriété d'être syntaxiquement et sémantiquement dense. Pour le dire extrêmement grossièrement, tout fait sens. La moindre petite variation dans le choix d'une couleur, dans l'épaisseur d'un trait, dans le motif dessiné, peut signifier que l'artiste a voulu réaliser un signe différent (densité syntaxique), et chaque signe, en fonction du contexte dans lequel il est inséré, peut signifier des choses différentes (densité sémantique). Goodman explique ainsi deux choses : premièrement, que l'art soit un langage, secondement, que ce langage soit profondément distinct des langues naturelles, qui n'ont pas ce caractère de densité syntaxique (les petites variations dans le dessin des lettres n'ont pas de valeur) ni, peut-être, de densité sémantique (le sens des mots n'est pas affecté par n'importe quel élément du contexte, seules des données contextuelles précises peuvent faire changer le sens des mots).
En résumé : 
1) En peinture, le moindre coup de pinceau a un effet sur le sens et la valeur de l’œuvre.
2) Une peinture a pour auteur celui ou ceux qui ont donné les coups de pinceau sur la toile
3) Quiconque donne un coup de pinceau sur une toile dont il n'est pas l'auteur réalise un faux.

J'en viens maintenant au thème que je voudrais aborder, celui de la restauration des œuvres. Restaurer est une tâche réalisée par des professionnels au sein des musées, lorsque les tableaux ont mal été conservés, et sont abîmés, ou bien lorsque le temps passe tout simplement, et que les tableaux s'usent, que des couleurs s'altèrent à cause de la mauvaise qualité des pigments, que les vernis jaunissent, etc. Il est parfaitement clair que ce travail n'est pas d'ordre artistique, mais technique, ou scientifique. Le but de ces opérations, dans l'idéal, est de revenir à l'état d'origine de l’œuvre, et non pas d'apporter une touche personnelle à une vieille œuvre. C'est pour cela qu'un restaurateur ne signe pas son travail, et que, la plupart du temps, nous ne savons pas qui est l'auteur de la restauration, ni même quels tableaux ont été restaurés. La restauration se doit d'être un travail invisible, transparent pour le spectateur, qui a l'illusion de voir un tableau magnifique datant du XVème siècle, alors même que ce tableau a en fait été restauré il y a moins d'une décennie.
Je crois nécessaire de décrire, en quelques mots, le type d'opérations que peuvent réaliser les restaurateurs : ils peuvent gratter les couches de peinture, qui ont parfois été ajoutées lors des campagnes précédentes de restauration, supprimer un vernis vieilli, ou au contraire ajouter une nouvelle couche, ils peuvent aussi prendre leur pinceau et combler les zones manquantes, par extrapolation à partir des zones présentes, ou bien aussi changer les couleurs sur le dessin, afin de retrouver les intentions initiales de l'artiste. Autrement dit, les restaurateurs sont des peintres : ils ajoutent du dessin et des couleurs. Ils prennent des toiles dans lesquelles le motif est presque effacé, et les couleurs sont ternes, et dessinent précisément le motif, et rafraichissent les couleurs. 
Je crois que l'on comprendra facilement que cette opération viole les trois principes que j'ai dégagés ci-dessus. 1) En ajoutant du dessin et de la couleur sur la toile, les restaurateurs en changent substantiellement le sens. Certes, leur intention est, en principe, de retrouver l'intention de l'artiste. Mais pour cela, ils sont obligés d'interpréter les intentions de l'artiste, et il y a donc forcément un jeu entre ce qu'ils pensent comprendre de lui, et ce que l'artiste voulait vraiment. Les restaurateurs changent le sens du tableau. 2) En ajoutant des coups de pinceau, ils deviennent eux-mêmes les auteurs de la toile. On ne leur accordera peut-être pas autant d'importance que le peintre d'origine, si la toile est bien conservée. Mais dans certains cas plus spectaculaires, où des tableaux sont presque réalisés à partir de rien, on peut quasiment tenir les restaurateurs pour les vrais auteurs de l’œuvre. 3) Puisque, malgré cela, leur nom n'apparaît pas, et qu'ils prétendent que les toiles sont de Vinci, Vermeer ou Renoir, alors on peut juger que leur travail équivaut à la fabrication de faux. Les conservateurs sont des faussaires, qui créent eux-mêmes des œuvres en les faisant passer pour des toiles de maîtres. Inutile d'ajouter que les considérations pécuniaires sont importantes : les restaurateurs sont payés grassement pour cela, et les musées font venir les foules en montrant des tableaux de grands noms. 

Les conclusions que je viens de tirer sont fausses. Elles le sont pour la raison que ce sont les trois principes de départ qui sont faux, et qu'on en tire des conséquences manifestement fausses. Les restaurateurs ne sont pas des faussaires, mais de simples techniciens luttant contre les effets du temps (3). Le fait de mettre un peu, ou beaucoup, de peinture sur la toile des grands artistes n'en fait pas les co-auteurs de l’œuvre (2). Et le fait de rajouter de la peinture sur la toile ne change pas le sens global de l’œuvre (1). 
Que faut-il reprocher à ces principes? De sous-tendre une conception totalement idéaliste de la peinture. Pour eux, une peinture est un objet hors du temps, hors du monde. Sartre dirait un irréel. Dès lors, la moindre trace du temps et du monde sur l’œuvre en fausserait totalement le sens. Que la peinture s'affadisse, et l’œuvre n'est déjà plus elle-même. Qu'un tout petit bout de peinture s'effrite et tombe, idem. Qu'on ait le malheur de vouloir ajouter une couche de vernis pour protéger le dessin, idem. Avoir de tels critères d'identité vaut pour les concepts, pas pour les objets du monde! Goodman fait de l’œuvre un concept. C'est pourquoi la théorie de Goodman rend impossible toute opération de restauration, qui s'apparente pour lui à la destruction de l’œuvre et à la création d'un faux. 
Il me semble qu'il faut faire revenir les œuvres dans le monde réel, les retirer du monde des idées. Une œuvre est un objet empirique, et dans le monde empirique, sublunaire, les objets s'usent tous avec le temps. Pour en conserver l'esprit, il faut donc de temps en temps les rafraichir, les restaurer. Ces opérations là sont nécessaires pour lutter contre l'effet nécessairement dissolvant du temps. Et si elles sont correctement faites, alors elles sont neutres sur le sens de l’œuvre. Bien entendu, certaines opérations sont maladroites, ou bien finissent par produire le contraire de ce que voulait l'auteur. Un exemple : Luca Penni a peint cette œuvre, L'amour embrassant Vénus.
Dans l'intention de l'artiste, Vénus devait avoir la peau très blanche, afin de créer de la distance, de la froideur, et de casser un peu l'aspect très sensuel de la pose des personnages. Or, avec le temps, le vernis a jauni. L'Amour et Vénus ont donc fini par avoir une peau très jaune, donc chaude, en opposition complète avec l'effet recherché par le peintre. Dans un tel cas, le travail des conservateurs s'opposait à ce que voulait l'artiste. Le sens de l’œuvre était modifié. Enlever ce vieux vernis était donc nécessaire. De plus, il a fallu, pour restaurer cette toile (qui appartient au Musée du Berry) ajouter de la peinture et retracer les contours. Une telle opération aussi, puisqu'elle est conforme à l'intention de l'artiste, peut être tenue pour neutre, du point de vue du sens. 
En résumé, les œuvres sont des objets réels, et pas des objets idéaux. On ne doit jamais confondre les propriétés des concepts, et les propriétés des objets empiriques. Une idée, si on en change le moindre petit aspect, devient une autre idée. Par contre, un objet réel reste le même bien qu'il change. C'est pourquoi, pour un objet réel, tout ne fait pas sens, tout ne modifie pas son essence. Une œuvre d'art peut rester la même alors qu'elle vieillit, ou bien quand elle est restaurée. C'est aussi pourquoi il faut relâcher les critères d'attribution d'une œuvre. Un artiste est quelqu'un qui a eu l'intention, et qui est à l'origine de la première réalisation. Je dirais même qu'il en est l'auteur à partir du moment où il est en gros le principal exécutant de son œuvre. Si des élèves l'ont un peu aidé, il en reste l'auteur. De même, lorsque des restaurateurs ambitieux retapent les œuvres, ils n'en deviennent pas les auteurs. Là encore, de telles opérations ne sont pensables que si on redescend du ciel sur la terre, et que l'on ne cherche pas à tout prix à vouloir que notre concept de l’œuvre d'art soit contaminé par notre concept de concept. Les idées sont éternelles et toujours mêmes qu'elles mêmes, comme le dit Platon. Mais les œuvres d'art ne le sont pas. Elles ne sont pas toujours mêmes qu'elles mêmes, mais elles peuvent changer, sans pour autant varier de sens. Un très fort vieillissement, une mauvaise restauration, peuvent fausser le sens de l’œuvre, mais ce n'est pas systématiquement le cas.

samedi 8 mars 2014

L'intellectuel et le philosophe

J'appelle intellectuel toute personne capable de tenir un discours cohérent, sensé, précis, intelligent, sur un sujet quelconque. On peut être un intellectuel et parler de football, de marche à pied, de géopolitique, de la stratégie des grandes entreprises nationales, etc. Autrement dit, aucun sujet n'est en soi un sujet pour intellectuel, et aucun n'est en soi hors de son domaine. Par contre, l'intellectuel se définit par le type de discours qu'il tiendra au sujet de son objet. Ce discours là ne peut pas être celui d'un spécialiste, d'une personne qui est directement impliquée dans ce champ d'étude. Même si l'intellectuel est, en tant que personne, impliqué, en tant qu'intellectuel, il prend une certaine distance avec son champ (celle de l'observation). Il lui faut aussi ne pas se soucier exagérément de toute la technicité de son champ, et adopter une approche plus globale, plus accessible aussi. En résumé, l'intellectuel a deux traits : désintéressement et généralité. 
Il y a une certaine époque, où, pour des raisons principalement polémiques, on distinguait l'intellectuel généraliste et l'intellectuel spécifique, en gros Sartre contre Foucault. Cette distinction ne vaut rien conceptuellement, elle revient à opposer l'intellectuel qui ne sait pas de quoi il parle, et l'intellectuel qui a un peu étudié son champ avant de parler. Donc évidemment, tout intellectuel doit être spécifique, sinon, sa parole n'a pas de valeur. Bien sûr qu'il est inacceptable que le prestige acquis dans un certain domaine puisse autoriser à prendre position sur n'importe quel autre sujet. Mais l'inverse est vrai. On ne peut pas refuser par principe la légitimité de la parole d'un intellectuel sous prétexte qu'il n'est pas un spécialiste du champ en question. Les deux dangers sont aussi présents l'un que l'autre. On voit trop souvent des intellectuels disserter sur l'air du temps dans l'ignorance la plus crasse, et on voit aussi beaucoup de spécialistes tenter d'intimider des intellectuels en usant de cet argument d'autorité "c'est plus compliqué", alors même que ces spécialistes savent très bien que la plupart des sophistications de chaque champ n'ont pas d'impact réel pour la pensée. 

Venons en maintenant aux philosophes. Ceux-ci sont par définition des spécialistes. Un philosophe est quelqu'un qui créé, ou, plus modestement, modifie, précise les concepts. Sa culture historique, celle des philosophes du passé, lui sert à la fois de terrain d'entraînement et de moyen d'interpréter le présent. Il est d'ailleurs important de garder en tête la relative porosité de ces deux aspects, afin de ne pas condamner trop vite l'histoire de la philosophie. Lorsqu'on la pratique, on ne sait jamais exactement à quel moment on est dans le jeu intellectuel gratuit, et à quel moment on établit des concepts permettant de penser les problèmes qui nous concernent. 
Et qu'est-ce qu'un concept? Il n'est pas nécessaire ici de vouloir donner une définition parfaitement achevée pour mon propos, mais on peut en gros affirmer que les concepts consistent en un ensemble de règles permettant la reconnaissance de tel ou tel objet, tel ou tel phénomène. Ce que je ne veux pas déterminer maintenant, c'est le type de règles qui permettent ceci. Traditionnellement, on oppose une conception représentationnelle des concepts, qui les voit comme des images avec lesquelles il faudrait comparer les choses réelles, et une conception discursive, où ces règles sont des énoncés, donnant des conditions nécessaires et suffisantes pour être d'une certaine espèce. De même, une conception paradigmatique des concepts (selon laquelle ce sont des cas exemplaires qui servent de point de référence pour savoir si une chose est ou pas de la même espèce) est aussi acceptable.
Ce qui ressort de la définition du philosophe, c'est que celui-ci est davantage concerné par des définitions conceptuelles que par la description des choses empiriques. Son travail n'est pas celui d'un historien, d'un enquêteur, mais de quelqu'un qui, à partir de certaines données empiriques qui lui paraissent pertinentes, conceptualise un certain nombre de faits, de phénomènes, de valeurs, pertinents. Un philosophe ne fait jamais un travail véritablement a priori, au sens de Kant, parce qu'il serait impossible de construire des concepts sans avoir d'idée de ce à quoi on va les appliquer. Mais son travail n'est jamais véritablement a posteriori, puisqu'il ne se laisse pas dicter sa construction conceptuelle par les choses elles-mêmes, il a toute liberté pour en retirer les aspects les plus pertinents. Il faudrait donc dire que le travail du philosophe est a priori mais informé par le réel, c'est-à-dire indépendance en droit, mais dépendance en fait. 

Après avoir donné un aperçu des différences entre philosophe et intellectuel, je voudrais expliquer pourquoi ils se ressemblent. D'une part, l'effort de conceptualisation est toujours un mouvement d'abstraction, de prélèvement des aspects essentiels et de suppression des aspects inessentiels. D'autre part, le travail de l'intellectuel consiste à généraliser, à prendre les faits de suffisamment haut. Il est évident, je pense, que conceptualiser et généraliser sont quasiment synonymes, et c'est pourquoi l'intellectuel et le philosophe font un travail voisin.
Le philosophe, en effet, par sa spécialisation dans la création de concept, ne peut pas être spécialiste du champ qu'il conceptualise. S'il s'intéresse au droit, il n'est pas juriste pour autant; s'il s'intéresse aux sciences, il n'est pas scientifique pour autant. Le philosophe apparaît donc toujours aux spécialistes des champs comme un amateur qui parle d'un champ réservé aux professionnels. Sauf que c'est négliger l'importance d'une certaine division du travail intellectuel, le fait que la personne chargée de trouver de nouveaux résultats empiriques n'a que peu de temps pour faire un travail conceptuel approfondi, et réciproquement. Néanmoins c'est ainsi, et le philosophe a toujours l'air d'un intellectuel.
Quant à l'intellectuel, il se nourrit nécessairement du travail philosophique pour avancer ses thèses. Qu'il parle de capitalisme, de désenchantement du monde, de la domination de la technique sur la société, il fait toujours plus ou moins référence à des auteurs philosophiques de la tradition. Marx, Weber, Nietzsche, Heidegger, et beaucoup d'autres, sont souvent en toile de fond des discussions. C'est pourquoi l'intellectuel passe pour un philosophe, parce que le travail des philosophes lui est nécessaire pour comprendre le monde, et l'intellectuel indique très nettement sa tournure idéologique lorsqu'il écrit. Que l'intellectuel soit davantage soucieux de décrire le réel que de discuter des philosophes passe inaperçu.

En effet, les apparences sont trompeuses. Le philosophe passe pour un amateur auprès des spécialistes d'un champ, mais en réalité, il est déjà beaucoup trop technique pour que le grand public puisse comprendre son travail (il n'y a pas ici la moindre trace de mépris envers le grand public, juste l'affirmation que le grand public cultivé n'a pas les moyens de lire un ouvrage philosophique sérieux, seuls des individus motivés et intéressés par la philosophie le peuvent). Alors que l'intellectuel passe pour un philosophe auprès du grand public, alors que les philosophes lui dénieraient systématiquement ce titre, à cause du caractère fruste de l'élaboration conceptuelle. Les intellectuels reprennent très passivement et sans souci de précision quelques thèmes philosophiques, mais sans apporter quoi que ce soit à la philosophie. Autant dire qu'un usager est un électricien parce qu'il est capable d'allumer une ampoule ou un four électriques. 
Ainsi, les intellectuels sont des amateurs y compris dans leur rapport à la philosophie, et le fait que celle-ci soit leur principal outil pour défendre leurs idées n'en fait pas des philosophes, mais juste des individus appartenant au grand public, c'est-à-dire disposant d'une culture générale suffisante pour suivre quelques raisonnements, et comprendre à grands traits le monde dans lequel ils vivent. Ici encore, j'insiste sur la nécessité du grand public. Le philosophe aussi fait partie du grand public, et il n'est pas une version supérieure de l'intellectuel, il occupe juste une place de technicien spécialisé au service des intellectuels. Certes, il est très facile au philosophe de démonter les discours de l'intellectuel, en pointant chez lui un nombre considérable d'approximations. Et parfois, il doit le faire. Pourtant, l'intellectuel reste nécessaire, parce que le peuple ne peut pas être philosophe, et que même le philosophe le plus polyvalent au monde est bien obligé, parfois, d'adopter une approche plus globale, plus vulgarisée, pour comprendre le monde dans lequel il vit. 
Bien sûr, on peut être un pur philosophe et renoncer à son rôle d'individu dans l'espace public, mais c'est dommage pour ce philosophe, et cela ne remet pas en cause la séparation des territoires que j'ai cherché à tracer ici.

lundi 3 mars 2014

Two lovers et le progrès moral de l'humanité

Je voudrais m'appuyer sur le superbe film de James Gray pour montrer que le progrès humain, sur le plan moral, est impossible, ou bien qu'il reviendrait à forcer les individus à faire le bien malgré eux, ce qui revient à tenir les personnes pour des enfants, et donc à leur retirer leur statut d'agent moral, ce qui, on me l'accordera facilement, n'est pas compatible avec l'idée d'un progrès moral de l'humanité. En bref, soit les hommes doivent commencer par faire le mal avant de devenir bon, soit on les force malgré eux à faire le bien, mais l'idée que les hommes puissent commencer leur vie en étant déjà sages et bienveillants me paraît impossible.

Two lovers place Leonard, le personnage principal, devant le dilemme suivant : épouser la brune Sandra, femme paisible, douce, fine, et qui plus est, fille de l'associé de son père; ou bien épouser la blonde Michelle, femme brûlante, débordant d'énergie, tourmentée, et qui est prise dans une histoire amoureuse compliquée avec un homme marié. Très schématiquement, chacune des deux femmes représente l'alternative du mariage de raison et du mariage d'amour. 
Mais c'est en fait bien plus compliqué. Si Sandra représente bien la raison, elle la représente au sens le plus complet du mot raison. Car Sandra est tout simplement le meilleur choix, celui qu'il faut faire, celui qu'il est à la fois raisonnable et rationnel de faire. En effet, dans le mariage de raison, il y a souvent l'idée que l'enfant doit se sacrifier pour satisfaire le reste de sa famille. Or, ici, Leonard ne fait pas d'autre sacrifice que renoncer à Michelle. En effet, Sandra est une très belle femme, dont on sent l'intelligence et la délicatesse. De plus, et ce n'est pas rien, Sandra aime d'un amour sincère Leonard. Se marier avec elle est donc ce qu'il y a de mieux pour Leonard lui-même, et pas seulement pour sa famille qui se soucie surtout de stabilité et de confort matériel. 
Quant à Michelle, elle représente le mariage d'amour, mais au sens de l'amour passionnel, celui qui est violent, destructeur, irrationnel. Car Michelle, de toute évidence, n'aime pas vraiment Leonard. Elle est beaucoup trop préoccupée par sa propre histoire passionnelle avec un riche avocat pour qui elle travaille. Elle a certes besoin de lui, parce qu'il lui apporte un peu de réconfort, de compréhension, de soutien dans son histoire. Mais Leonard n'a pas vraiment de place dans sa vie. De plus, Michelle est une fille qui, elle n'arrête pas de le dire elle-même, est déstructurée, paumée, incapable de prendre des décisions réfléchies. Elle aime un homme mais ne sait même pas si lui l'aime; elle subit déceptions sur déceptions sans réagir. Mais cette inconstance, cette soif de vivre aussi, cette folie, attirent profondément Leonard (qui d'ailleurs est assez proche d'elle, dans son inconstance, dans son côté paumé). En bref, c'est la femme qu'il faut fuir d'urgence, parce que l'on sait qu'elle ne peut que faire souffrir ceux qui l'aiment. La fin du film est d'ailleurs terriblement prévisible : Leonard et Michelle ont prévu de partir emménager ensemble, et doivent prendre l'avion. On sait presque tout de suite que Michelle ne viendra jamais au rendez-vous donné par Leonard, et que celui-ci souffrira terriblement d'avoir été abandonné au dernier moment.

J'en arrive maintenant à la fin du film. Leonard, donc, a été quitté par Michelle, qui ne veut plus partir avec lui parce que l'avocat dont elle était amoureuse a fini par se séparer de sa femme pour épouser Michelle. Leonard est donc victime de l'inconstance de Michelle. Il en souffre terriblement, et jette de rage la bague qu'il comptait lui offrir. Mais celui-ci, après avoir laissé passer sa colère, comprend qu'il doit réussir sa vie, qu'il ne doit pas se laisser détruire par des désirs insensés. Il décide donc d'aller chercher cette bague, et retourne chez lui, où l'attendait Sandra, et lui offre la bague en cadeau. Sandra est ravie, et tout finit par rentrer dans l'ordre. Leonard en pleure, de joie prétend-il à Sandra, même si le spectateur sait bien qu'il s'agit de larmes de tristesse. Mais comme je l'ai déjà expliqué, il ne faut surtout pas voir dans ce choix une forme de résignation. Sandra n'est pas la bouée de secours de Leonard. C'est juste que Leonard a grandi, il est devenu adulte, il comprend que l'âge adulte consiste à renoncer à certaines choses, ces choses à la fois si tentantes et si destructrices. Bref, renoncer à Michelle, ce n'est pas renoncer à la plus jolie fille pour se contenter de la plus moche, pour parler familièrement (d'ailleurs, on devine l'intention du réalisateur de prendre deux actrices aussi belles l'une que l'autre pour jouer les rôles). C'est renoncer au choix douloureux pour accepter le meilleur des choix. Platon, dans le Gorgias, parle des enfants et des adultes qui auraient à choisir entre un confiseur et un médecin pour déterminer leur régime alimentaire. Personne ne dirait que le médecin est un second choix faute de mieux. Même si, évidemment, nous choisirions le confiseur si les bonbons n'étaient pas nuisibles (à grosses doses), le fait que nous sachions qu'ils sont nuisibles nous fait considérer que c'est le médecin qui est le meilleur choix. De même, si Michelle n'était pas une femme capable de mettre n'importe quel homme dans la tourmente, nul doute qu'il faudrait préférer Michelle à Sandra. Sauf que Michelle est dangereuse, et que la raison demande donc de choisir Sandra.
Ce qui rend ce film profond, c'est le fait que Leonard ne choisisse pas Sandra tout de suite. Ce serait psychologiquement invraisemblable, et philosophiquement sans intérêt. Leonard a d'abord besoin de faire l'erreur avant de comprendre. Il lui faut d'abord être durement abandonné avant de comprendre que le mariage prévu par ses parents était le meilleur. S'il n'était pas passé par cela, Leonard ne serait qu'un enfant sans autonomie morale. Il serait obéissant, et sans doute plutôt heureux, mais du bonheur d'un enfant qui ne sait même pas qu'il a raté l'essentiel de ce que la vie lui réserve. Leonard ne devient un véritable adulte qu'en faisant ce choix qui apparaît comme de la résignation pour tous ceux qui sont encore enfants, et comme de la sagesse pour tous ceux qui sont des adultes. Ayant pu vraiment aller jusqu'au bout de la voie de la passion, et ayant pu voir que les plaisirs de l'amour se paient toujours de très dures souffrances, il sait maintenant ce qu'il doit faire. 

J'en viens maintenant à ma question centrale, le progrès moral. Leonard aurait-il pu, au lieu de se lancer dans de mauvaises voies, profiter de la sagesse de ses parents, écouter les récits des autres, lire de la littérature? Bref, au lieu d'expérimenter lui-même, se fier aux témoignages des plus anciens, qui sont passés par des épreuves similaires. Mais voilà qui, justement, est impossible pour toute personne qui voudrait véritablement devenir adulte. Car un adulte est quelqu'un qui agit par lui-même, qui ose agir par lui-même. Il ne peut donc pas se fier aux autres pour prendre des décisions si importantes. Il ne le peut qu'à la marge, lorsqu'il dispose déjà d'une bonne expérience, et lorsqu'il sait que l'enjeu n'est pas décisif. Mais le choix d'un conjoint n'est pas le genre de choses qui peut être laissé à la discrétion des autres, fussent-ils les parents, ou les grands sages des générations précédentes. Celui qui s'en remettrait à ses parents ne montrerait pas par là sa sagesse, mais son immaturité. Souvent, on oppose expérience et raison, comme deux modes de connaissance. Mais ici, la raison est inopérante, puisque l'enjeu est justement de la constituer. L'opposition est celle de l'expérience personnelle et de la confiance aux autres. Et il faut choisir l'expérience. 
Je suis bien conscient de pointer là un dilemme délicat. Car de toute évidence, ce que recommandent les parents est toujours le meilleur (j'idéalise un peu, certes, pour la généralité du propos). Mais suivre l'avis de ses parents est signe que l'on n'est pas encore adulte, mais enfant. Donc, on est condamné entre faire le bien en restant enfant, ou bien faire le mal pour devenir adulte. Il me semble, et j'espère que mon lecteur adhérera, que le second choix est le bon. Mieux vaut des adultes qui ont fait des erreurs dans leur jeunesse, plutôt que des individus qui ont toujours été "sages", comme on le dit de manière un peu méprisante, parce qu'ils sont encore des enfants, sur le plan moral.
Il résulte donc de ceci que le progrès moral de l'humanité est impossible. Ce qui existe, c'est le progrès moral des individus. Un individu peut tirer des leçons de ses égarements passés, il peut progresser, et finir par comprendre véritablement que l'avis de ses parents était le bon. Par contre, l'humanité ne peut pas, sans être réduite à un statut d'enfant, accepter passivement les leçons des ancêtres. Telle est donc la morale de Two lovers. Leonard a progressé moralement, et est devenu capable de comprendre ce qui est le mieux pour lui. Mais jamais l'humanité ne doit parvenir à un stade où les enfants devraient accepter les conseils des parents sans avoir eux-mêmes fait l'expérience de la vérité de ces conseils. Leonard, lorsqu'il aura des enfants parvenus à l'âge de se marier, pourra toujours leur raconter ses histoires d'amour; ceux-ci ne doivent pas trop en tenir compte, et faire eux-mêmes l'expérience des tourments de la passion, de notre tendance à aimer ceux qui nous font mal, et du fait qu'un amour plus stable est beaucoup plus vivable.