vendredi 31 janvier 2014

Evocation et déduction

Tout récemment, je suis allé visiter une exposition d'art contemporain, rassemblant plusieurs artistes, au Transpalette, à Bourges. Elle est intitulée Un futur est arrivé à son terme. Le descriptif annonce qu'elle a pour thème la fin de la modernité, et l'analyse du rapport complexe que notre société tient vis-à-vis de sa mémoire, entre oubli et obsession de tout conserver. Voici donc pour les présentations générales.
Je voudrais maintenant présenter une photo d'une œuvre particulière, ainsi que la notice de celle-ci.
Cyril Behncke
Sans titre, 2013
16 poutres de charpente et objets divers 330*250
Cette fausse entrée de mine, cette structure énigmatique qui semble ouvrir sur un ailleurs impossible à percevoir, doit se lire comme une critique des utopies passées. Un peu comme si la violence faite à l'espace par cette paroi de bois brut n'était rien d'autre qu'une métaphore de notre lien à l'histoire. Par ce geste éminemment politique, Cyril Behncke convoque en un seul lieu toutes ces villes, constructions, bâtiments qui a un moment furent le symbole d'une idéologie (forcément progressiste) mais qui par la suite ont sombré dans l'obsolescence et donc l'oubli. Le motif de la mine suppose chez chaque spectateur la conscience aiguë de ce qu'est un souterrain, à la fois physiquement comme chemin invisible mais aussi et surtout comme méthode consciente de mobiliser le passé, la mémoire, ces faits magnifiques et enfouis mais qui peuvent à tout instant réémerger avec une force incroyable. Si une certaine nostalgie peut aussi se lire dans la beauté plastique de ces poutres de bois, il ne faut pas oublier que l’œuvre fixe dans sa décrépitude l'incroyable dégénérescence des idéaux qui doivent guider toute démocratie.

On connaît le paradoxe célèbre de la philosophie de l'art, auquel Hume puis Kant furent très sensible : les goûts et les couleurs ne se discutent pas, et pourtant, nous ne faisons que cela. Nous avons l'impression que personne ne pourrait nous contraindre à aimer une œuvre que nous détestons, et pourtant, nous lisons des critiques attentivement pour chercher à nous faire un avis. Nous pensons qu'il n'y a pas de hiérarchie absolue en art, et pourtant, nous faisons la différence entre le Don Juan de Mozart et la comédie musicale Les dix commandements.
Mais Hume et Kant étaient essentiellement intéressés par la question du jugement de goût, c'est-à-dire de la beauté de l’œuvre. Pour eux, juger veut dire annoncer qu'une œuvre est belle, ou pas. Même Arendt, lorsqu'elle relit la Critique de la faculté de juger dans La crise de la culture, pour voir dans le jugement de goût un jugement politique, cherchant l'accord avec tous les autres, elle se focalise sur la recherche d'un commun accord sur ce qui vaut et ce qui ne vaut pas. L'approche d'Arendt est très importante, et il nous faudra en reparler. Néanmoins, je voudrais m'intéresser davantage à la compréhension de l'oeuvre, à son analyse, plutôt qu'au jugement de beauté ou de laideur. Je ne prétends pas qu'il faille renoncer à ces jugements (en art contemporain, il est vrai que cela est tentant). C'est plutôt que, et ceci me paraît plus décisif, l'essentiel du jugement esthétique, le moment décisif dans lequel nous cherchons l'assentiment d'autrui, ne réside pas dans le jugement de valeur, mais dans le jugement de compréhension, celui qui dévoile notre lecture de l’œuvre, qui montre ce que celle-ci nous évoque. C'est pourquoi l'objet de cet article tournera autour de la notion d'évocation, à savoir les pensées qui nous viennent lorsque nous faisons une expérience artistique (ou pourquoi pas, une expérience esthétique). 

Pour expliquer pourquoi je souhaite utiliser ce mot d'évocation, plutôt que celui d'énonciation, ou celui d'expression, je voudrais me livrer à une analyse non pas de l’œuvre ci-dessus, mais à une analyse du lien entre l’œuvre, dont je montre une photographie de mon cru (quelques autres œuvres sont visibles à droite et à gauche de l’œuvre en question), et la notice.
D'un point de vue analytique, nous pouvons voir contre un mur des planches qui forment une paroi. Au dessus, une lampe. Au sol, un tas de terre, et une pioche. L’œuvre n'a pas de titre. La notice annonce qu'il s'agit d'une entrée de mine. Il est facile de le deviner. On s'appuie ici sur l'arrière-plan culturel. La pioche est le symbole du fait de creuser, et cette paroi fait penser à un passage bloqué. Qu'il s'agisse d'une mine est donc probable. Mais il faut bien voir que ce n'est pas certain. C'est en cela qu'une évocation n'est pas une déduction, et que la phrase de Derrida, devenue un slogan, "il n'y a pas de hors-texte", se justifie. En droit, il serait possible de voir autre chose qu'une mine, même si notre culture générale ne nous laisse pas une très grande marge de manœuvre. Une opération intellectuelle serait déductive si elle était contrainte par les données disponibles. Ici, il s'agit plutôt d'un espace de liberté, une capacité de naviguer au sein de notre culture, et de tisser les liens qui nous semblent les plus pertinents. On peut voir ici en quoi la thèse d'Arendt se justifie tout à fait. En faisant des liens entre un travail artistique particulier, et notre culture générale, nous vérifions que nous partageons bien une même culture avec les autres, et en même temps, nous participons à enrichir cette culture. Nous consolidons des symboles, nous en créons de nouveaux. Le jugement requiert l'approbation d'autrui, parce que l'évocation ne repose sur aucune règle déterminée. Seule l'adhésion d'autrui nous confirme que notre jugement est fiable, qu'il touche juste. 
Pour avoir une compréhension approfondie de l’œuvre, il faut encore savoir ce que cette mine signifie. Là encore, d'un strict point de vue déductif, il n'est pas possible de dire grand chose. Une mine est une mine, rien de plus. Mais en tenant compte du titre de l'exposition "un futur est arrivé à son terme", il est possible d'avancer un peu. L'expression, là encore, ouvre des possibles sans vraiment dire quelque chose de précis. La fin d'un futur semble dire que ce futur est passé. Ce peut être un paradoxe, puisque le futur, par définition, n'est pas le passé. Mais cela peut aussi vouloir dire que le futur s'est progressivement réalisé, est devenu présent. Enfin, on peut aussi comprendre que le futur a changé, car notre représentation de ce qui doit être notre futur a évolué, sans pour autant que l'ancienne vision du futur se soit réalisée dans le présent. Autrement dit, nous avons eu des anticipations non réalisées, qui, une fois abandonnées, ne sont plus rien du tout (une anticipation abandonnée est un pur rien). J'ai établi trois possibilités d'étude du titre, sans pour autant pouvoir montrer qu'il n'y en a que trois. Là encore, la différence entre évocation et déduction est nécessaire, puisque mes analyses ne peuvent convaincre que ceux qui partagent un arrière-plan culturel avec moi, et qui seront, pour cette raison, satisfaits par ces trois possibilités, et n'en envisageront pas d'autres.
De toute évidence, c'est la troisième conception du titre qui s'applique à l'analyse de cette œuvre. En effet, il est question des utopies abandonnées, c'est-à-dire des représentations d'un futur idéal, dans lequel nous voudrions vivre. Il me semble que le lien entre une mine et une utopie n'est absolument pas évident. Et c'est pour cela que la notice a son intérêt. Elle me fait comprendre quelque chose que je n'aurais peut-être pas découvert moi-même. Et ce faisant, elle me force à la voir de la façon qu'elle propose. Elle cherche un consensus. Elle me fait voir la mine comme une réalisation humaine grandiose, et m'explique que la paroi qui la bouche signifie la fermeture violente et définitive d'une utopie. Une mine refermée devient inaccessible, et finit par être oubliée. La mine, étant un trou, nous dit aussi que nos idéaux utopiques ont été enterrés, c'est-à-dire presque niés. On serait tentés de penser aussi au sort des miniers, dont on nie le travail (l'extraction du charbon se pratiquait il n'y a pas si longtemps), mais le titre de l'exposition nous montre que ce serait une fausse piste, car il ne serait plus question du futur, mais seulement du passé. Par contre, on peut comprendre que ces représentations du futur, enterrées, peuvent toujours être déterrées, et le tas de terre et la pioche sont peut-être là pour nous signifier qu'il est toujours possible de réactiver ces utopies.
La notice se permet alors de faire un lien avec la politique, en s'interrogeant sur la place des idéaux et utopies dans le fonctionnement de notre démocratie. Ce lien est remarquable, car on mesure à quel point le jeu des évocations nous permet de partir de quelque chose d'extrêmement rudimentaire (une pioche et des planches de bois), à une interrogation beaucoup plus abstraite. Certes, l’œuvre ici, ne délivre aucun message. La notice déclare que l’œuvre est mélancolique, qu'elle manifeste du regret causé par l'abandon des idéaux progressistes. Là encore, il me semble que la notice fait un saut dans le vide, sans vraiment savoir si c'est le cas. Mais elle attend de savoir si les autres vont la confirmer, ou au contraire la valider. Car on pourrait voir sous un jour assez favorable l'abandon de ces travaux trop ambitieux, si couteux en vies humaines, et même un peu absurdes (à quoi bon creuser tous ces trous, qui finissent toujours par être rebouchés?). Quelques indices, dont la pioche à l'abandon, laissent penser à un retrait un peu désordonné, désespéré, certainement pas choisis. On peut donc être d'accord avec l'idée d'une nostalgie. Il s'agit donc de se mettre dans cette disposition émotionnelle, de faire un deuil (reboucher une mine, c'est tout comme recouvrir de terre le cercueil enterré) de notre modernité. La modernité a eu des ambitions, une vision du futur, nous les avons laissées là, telles quelles, sans les avoir réfutées ni réalisées. La modernité n'a pas été dépassée, mais délaissée. Notre rapport à l'histoire a changé, au lieu de nous placer dans un horizon, nous nous contentons du présent et oublions le reste. 

J'ai habituellement tendance à montrer que, même dans nos jugements les plus élémentaires, le bon sens est en action, et que c'est lui qui nous permet d'arriver à un énoncé faisant consensus. Je prétends donc qu'il n'y a pas de différence de nature entre une déduction logique, et disons, les jugements artistiques faits ci-dessus. Pourtant, je dois bien concéder que cette vue reste assez métaphysique. Dans la pratique, il faut faire la différence entre déduction et évocation.
J'appelle déduction l'opération qui nous permet de tirer une conclusion nécessaire à partir d'autres informations, et dont les règles d'inférences peuvent être énoncées. Modus ponens, syllogisme, etc. sont ces règles, qui permettent d'établir de nouvelles propositions. Et puisque chacun est d'accord avec ces règles, et que leur mise en œuvre sur un cas précis ne fait pas d'hésitation, chacun admet toujours les conséquences que l'on tire d'énoncés tenus pour des prémisses. C'est l'absence d'hésitation qui me paraît le point cardinal, justifiant cette différence entre déduction et évocation. Même si, d'un point de vue métaphysique, on pourrait montrer que cette certitude n'est pas fondée, et qu'il faut toujours s'appuyer sur un arrière-plan culturel pour opérer une déduction simple, cela n'empêche pas que, dans la vie pratique, il faille prendre cette certitude au sérieux. Quand on fait un syllogisme valide, personne ne parvient à imaginer comment contester la conclusion. 
On pourrait en dire autant dans les sciences expérimentales. Il y a des centaines de théories envisageables pour rendre compte des faits, mais la grande majorité paraîtrait farfelue. Simplement, on peut remarquer que, déjà, une marge de manoeuvre apparaît, qui n'existait pas en logique, pour nous permettre d'élaborer des explications rivales et sérieuses. Mais une fois le cadre théorique posé et les expérimentations correctement réalisées, tout ce que l'on sait sur un domaine est alors de l'ordre de la construction déductive. Il n'y a plus de liberté dans l'explication. Autrement dit, les sciences de la nature contiennent quelques points cruciaux au sujet desquelles ce que j'appelle l'évocation est permise; mais l'essentiel de leur travail est de l'ordre de la construction logique et mathématique, et ne permet nullement la créativité, la liberté, la sensibilité.
En art, c'est tout le contraire. Il y a sous-détermination de l'explication par l’œuvre. C'est à cause de cette sous-détermination que je souhaite parler d'évocation. Nous avons de multiples possibilités, aucune n'est en soi incorrecte, mais certaines sont plus pertinentes que d'autres, et c'est à chacun d'essayer de déterminer lesquelles. Cette pertinence a besoin d'un évaluateur extérieur, parce que nous ne pouvons pas parvenir à la certitude, en ces matières. Même lorsque nous sommes certains de bien comprendre une œuvre, d'avoir une conviction complète, l'avis de l'autre nous importe encore. C'est parce qu'alors, nous vérifions que l'autre fait bien partie de la même culture que nous, mais aussi, en même temps, que nous appartenons bien à la même culture que l'autre. Cet enjeu culturel est essentiel en art, alors qu'il ne l'est pas en science. Si quelqu'un fait une fausse inférence, on ne dit pas qu'il appartient à une autre culture, on dit simplement qu'il se trompe. C'est en cela que la science a dans ses conditions mêmes, prétention à l'universalité. Alors que l'art, lui, est toujours relatif. C'est un arrière-plan culturel qui lui donne sens. Mais j'insiste bien sur le fait que je défends en même temps deux idées : 
1) une oeuvre n'a un potentiel d'évocation qu'au sein d'une culture, et n'évoquerait rien si on ne pouvait établir des liens avec celle-ci.
2) la culture sous-détermine le sens des oeuvres.
Il faut donc admettre d'une part un relativisme, et d'autre part une thèse d'indétermination. Car on pourrait être relativiste, tout en considérant que la culture impose une explication unique de l’œuvre. Or, elle ne le fait pas. Et c'est pourquoi les cultures ne sont pas comparables à des entités réelles qui contiendraient des individus. Leurs limites sont floues, et nous ne savons jamais si nous appartenons vraiment à notre culture, ou si nous sommes en fait dans une autre culture. Cela revient à dire que l'idée de culture n'est pas véritablement utilisable comme notion explicative. Ce n'est pas notre culture qui nous fait penser ceci ou cela, puisque nous ne sommes jamais certains de la culture à laquelle nous appartenons, et nous ne savons pas non plus ce que sont censés penser les membres d'une culture donnée.

Dernière chose. Mon propos n'est pas sans lien avec le texte de Michaud, Critères esthétiques et jugement de goût. Lui insiste sur l'idée que la compréhension de l'art suppose la maîtrise d'un jeu de langage. Cela me paraît erroné, à supposer que l'idée même soit suffisamment précise pour être critiquée. En effet, dans l'idée de jeu de langage, il y a l'idée d'une certaine autonomie de fonctionnement, d'un langage que nous pourrions maîtriser sans en maîtriser d'autres. Ce n'est pas totalement faux, mais il me semble que ces capacités d'évocation appartiennent au langage ordinaire, et ne forment pas un jeu de langage autonome. C'est ce que j'ai essayé de montrer par ce petit article. En effet, comprendre cette œuvre contemporaine ne demande pas vraiment de capacité langagière particulière. Le langage ordinaire suffit. Par contre, il demande de disposer d'un certain arrière-plan culturel (savoir ce qu'est la modernité, son rapport à l'histoire, et particulièrement à son futur, savoir ce que c'est qu'une mine, une pioche, etc.) et d'avoir affuté sa sensibilité, pour faire des liens qui ne sont pas si évidents que cela (voir le rapport entre la mine fermée et l'oubli, entre la pioche posée au sol et l'abandon d'idéaux, entre cette mine et le désir d'une société moderne et progressiste, etc.). Bref, comprendre l'art ne demande pas de savoir parler, mais de savoir dire des choses pertinentes, ce qui n'est pas la même chose. Tout le monde sait parler, mais tout le monde ne parvient pas à être pertinent. 


Entre évocation et déduction, il y a l'opposition de la liberté et de la contrainte. La liberté est toujours angoissante, et nous pouvons le constater lorsque nous devons analyser et juger une œuvre. Nous avons le sentiment de travailler sur du vide, de pouvoir dire beaucoup de choses différentes, sans qu'aucun "fact of the matter" ne vienne trancher. Cette liberté est essentielle, parce que c'est la condition de création et de partage de la culture. La culture n'est pas écrite avant d'être dite, à la différence de la conclusion d'un syllogisme qui est déjà là, avant d'avoir été formulée.

lundi 20 janvier 2014

Médecine et morale

Dans le Gorgias, Platon soutient l'idée que la justice est à l'âme ce que le médecine est au corps. Le médecin prévient l'apparition des maladies, et les guérit si elles arrivent, afin que le corps reste en bonne santé. De même, la justice prévient l'apparition de l'immoralité, et la punit si elle se manifeste. La justice est donc la médecine de l'âme et l'immoralité, une maladie.
Chez Platon, ce rapprochement a surtout valeur de paradigme : la médecine est vue comme un modèle nous permettant de comprendre facilement ce qu'est la justice. La médecine est d'ailleurs un modèle récurrent dans la philosophie platonicienne. Je voudrais montrer qu'elle est bien plus que cela, et que leur proximité n'est pas seulement analogique, elle est réelle. Et plus précisément, je voudrais montrer que notre justice, et notre morale, sont profondément imprégnées d'une conception médicale de leur action. Cette conception médicale n'est pas la seule possible, car il existe une conception proprement morale de l'action de la justice et de la morale. Autrement dit, cet article sera essentiellement critique : pointer une invasion injustifiée des médecins dans le champ de la morale. J'ajouterai que l'on assiste à une invasion réciproque de la médecine par la morale.

Tout d'abord, il convient de présenter les concepts de chacun de deux domaines, et de montrer leurs articulations. La médecine traite aussi bien le corps que l'âme. Elle se divise alors, très schématiquement, entre la médecine stricto sensu, et la psychiatrie. Le médecin généraliste traite les maux du corps, lorsqu'ils sont communs et faciles à soigner, et les spécialistes prennent le relais, lorsque ces maux sont plus difficiles à soigner. Quant au psychiatre, c'est lui qui s'occupe de tous les patients qui sont atteints d'une forme ou d'une autre de folie. Je ne souhaite pas entrer dans une discussion sur les causes de ces folies, qui pourraient bien être organiques. Car l'essentiel est que le registre des symptômes soit sur deux niveaux : un niveau physique, et un niveau psychologique, ou comportemental (j'appelle comportement un mouvement physique doué d'un sens qu'on pourrait dire social, ou culturel. Se prendre pour Napoléon est qualitativement différent d'éternuer toutes les cinq minutes).
Ensuite, la médecine a besoin des notions de normal et de pathologique. Que ces notions soient davantage objectives (le médecin serait alors le meilleur juge de ceux qui sont malades, car il adopte un point de vue extérieur, selon des critères communs) ou subjectives (le malade serait alors seul juge de sa maladie, la jugeant à l'aune de ses difficultés d'adaptation à son milieu de vie) est un sujet de discussion capital, sur lequel on reviendra plus tard. On peut, sans commettre d'affront vis-à-vis du célèbre travail de Canguilhem, répondre que la médecine est une technique avant même d'être une science, et que c'est le malade qui fait appel à cette technique. Le malade sollicite le médecin, qui se fait payer en retour. C'est donc le malade qui a l'initiative de la démarche, et garde donc une souveraineté sur le jugement final. Si le malade va mal, alors il est malade, même si les médecins ne parviennent vraiment pas à trouver ce qu'il a (souvent, c'est la psychologie qui sert de dernière explication, lorsqu'aucune cause physique n'est découverte, pour un malaise). Je veux dire que les médecins ne soignent pas les patients malgré eux, et si ces patients ne souffrent pas, sauf s'ils sont en mesure de leur expliquer qu'une maladie va se compliquer, et finir par leur nuire (on peut penser au sida, qu'il faut traiter avant que les symptômes n'apparaissent, si l'on veut garder la vie). Il faut encore ajouter que cette distinction entre normal et pathologique signifie que certains traits physiques ou psychologiques sont vus comme acceptables, alors que d'autres sont vivement combattus par les malades et les médecins à leur service.

Passons maintenant à la morale (ou à la justice, c'est indifférent ici). Elle ne s'applique qu'à des actions, c'est-à-dire à des comportements dont l'individu est responsable. Ceci exclut donc d'une part tous les gestes purement mécaniques, tels que le fonctionnement des organes internes, les gestes réflexes, etc.; et d'autres part tout ce que j'ai appelé des comportements, mais non volontaires. Parmi ceux-ci, on trouve certaines réactions instinctives à des situations (un mouvement brusque pour se protéger d'un danger imminent, une réaction violente à une attaque physique, etc.), on trouve aussi certains gestes contraints (le banquier qui ouvre le coffre de la banque parce que le braqueur le menace avec une arme, etc.). En bref, les mouvements se distinguent en actifs et passifs, entre spontanés et subis, et la morale ne vaut que pour les cas où un mouvement actif est à l'origine d'un évènement. 
Ensuite, la morale a des notions de bien et de mal. Le bien est ce qui doit être fait, le mal est ce qui doit être évité. Ces deux notions ne fonctionnent qu'avec celle de responsabilité. En effet, être responsable signifie être libre, être à l'initiative de son action. Or, pour que les notions de bien et de mal aient un sens, il faut que les individus puissent les consulter, sans pour autant être déterminés par elles. Les personnes ne sont pas mis en mouvement par les mots, qui auraient une sorte de causalité symbolique, de la même manière que les pierres sont mises en mouvement par le choc avec d'autres pierres, ou avec une pioche. Autrement dit, les discours moraux informent, mais ne poussent pas à l'action, à la différence d'une menace, qui bénéficie d'un pouvoir causal de contrainte, en vertu de son lien avec la douleur que l'on peut infliger en mettant sa menace à exécution, ou d'un dressage par un jeu de récompenses et punitions. 
Concernant les jugements moraux, on peut dire qu'ils viennent à peu près autant des personnes extérieures que de l'individu qui a commis l'acte. Toutefois, il est très courant que, au sujet d'un acte donné, il y ait désaccord entre l'individu et les personnes extérieures. L'individu va souvent juger que son action est normale, tolérable, ou même justifiée, alors que son entourage considère qu'il ne l'est pas. Ce désaccord n'est pas quelque chose d'accidentel, mais d'essentiel. En effet, une bonne part des actes immoraux peut être analysée en termes de préférence injustifiée pour l'intérêt individuel plutôt que pour l'intérêt général. Ce sont donc les autres qui prennent le parti des intérêts collectifs, l'individu, lui, défendant ses intérêts. La littérature morale, surtout d'inspiration déontologique (Kant) a tendance à laisser penser que le bien et le mal sont faciles à reconnaître, et que l'individu sait toujours quand il agit bien ou mal (cette idée n'est pas conceptuellement articulée à la philosophie pratique de Kant, on pourrait ne pas y adhérer, mais c'est quand même une affirmation que l'on trouve au début des Fondements de la métaphysique des mœurs, et qui donne un certain "parfum" a l'ensemble de sa philosophie). Sauf, que, dans les cas pratiques, nous voyons bien que les individus agissent souvent de bonne foi, tout en faisant le mal. On mène des guerres en pensant apporter le bonheur aux autres, on dévoile des vérités douloureuses en pensant rendre service aux autres, on créé des interdictions pour des actes qui n'ont que pour seul effet de choquer les "bonnes mœurs".

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Après avoir tracé schématiquement le modèle conceptuel de la justice et de la morale, j'en viens à leur confrontation.
A première approche, on peut être frappé par les ressemblances. Le normal et le pathologique correspondent au bien et au mal. On cherche à éviter les maladies, comme on cherche à limiter les mauvaises actions. La médecine met en œuvre des techniques pour combattre la maladie, la justice est constituée d'un ensemble d'institutions pour combattre les mauvaises actions. Les deux ont un versant curatif (les médicaments; les peines) et un versant préventif (les bonnes pratiques alimentaires, des vêtements adaptés à la saison, un mode de vie sain, etc.; l'éducation, les leçons de morale, etc.).
Cependant, la ressemblance ne va pas plus loin, et il faut au contraire insister sur deux différences cruciales : 1) la responsabilité de l'agent 2) Le jugement d'autrui et de soi-même.

Premièrement, en matière morale, l'individu est toujours tenu pour responsable. Je ne dis pas que tous les individus sont responsables, bien sûr, ni qu'ils le sont tout le temps, je dis seulement que la morale ne s'applique qu'aux actes dont nous sommes responsables. C'est la responsabilité qui justifie le blâme ou l'éloge, la punition ou la récompense. Il y a un rapport conceptuel entre imputabilité et jugement. On ne peut juger (et rétribuer) des actes que s'ils sont imputables à un agent. Il est très important, d'ailleurs, que la rétribution puisse n'être que symbolique, ce qui est un signe supplémentaire de la liberté. Car si la rétribution était un bien utile, elle pourrait être vue comme une forme de dressage plutôt que de jugement moral ou judiciaire.
Au contraire, en médecine, la responsabilité ne doit jamais être une notion centrale. Il n'y a ni récompense ni punition à distribuer, mais juste à informer le patient des effets que peut avoir telle ou telle action. Un médecin ne dirait jamais "ne buvez pas d'alcool", mais "si vous buvez de l'alcool, vous subirez tel ou tel effet sur votre santé", et c'est au patient seulement de juger ce qu'il est prêt à supporter, ce qui est bien et mal pour lui. De même, le médecin ne fait pas l'histoire du patient pour savoir s'il faut l'accuser ou le disculper, mais pour savoir la nature de ce dont il souffre, et comment lui apporter une aide efficace. En bref, le médecin est un technicien au service du patient, et ce technicien n'a pas à se poser de questions morales, juste apporter le soutien demandé. 
En revenant au domaine de la morale, on peut ajouter ceci : personne ne peut se dispenser d'imputer une action à un agent, si celui-ci en est bien responsable. Ne pas le faire serait une action à valeur morale, une mauvaise action. Car cela revient à disculper une mauvaise personne, ou bien à ne pas louer une bonne personne. C'est un point décisif, car nous avons aujourd'hui tendance à psychologiser des problèmes moraux. L'exemple le plus spectaculaire est celui du dénommé trouble oppositionnel avec provocation. Ce trouble est soigné, en principe, par quelques séances de thérapie cognitive et comportementale. Peu importe ici l'efficacité de ces techniques. L'essentiel réside dans l'erreur conceptuelle consistant à confondre le fait d'être rebelle et mal éduqué avec le fait de souffrir d'un trouble psychologique. Dit très grossièrement, l'enfant rebelle mérite "une bonne paire de claques", et pas un suivi psychologique. Un grand nombre de notions psychologiques fonctionnent ainsi, en déresponsabilisant, et en pathologisant, certains actes. Qu'on pense à la dyslexie, qui est un trouble, et non pas un effet de la paresse ou de la bêtise. Qu'on pense encore à la dépression, qui est une pathologie et non pas un manque de volonté et d'énergie. En bref, la psychologie dé-moralise la vie humaine, en fait une série de phénomènes objectifs que l'on produit ou empêche.

J'en viens maintenant au second point, qui va révéler pourquoi mes remarques précédentes me semblent très importantes. En effet, en médecine, le jugement vient surtout de la personne qui est victime de maladie, et le médecin se met à son service. C'est ce que je souhaite dire, en insistant sur le fait que le médecin est un technicien, et pas un juge. Le médecin a même pour principe de ne jamais commettre d'intervention qui irait directement contre le bien-être de son patient (par exemple, lui injecter des substances nocives, lui couper des membres, etc.). Par contre, en morale, le jugement, et la sanction prononcée, ne sont pas de manière évidente dans l'intérêt de la personne punie. Cela peut se discuter pour le long terme (ce n'est pas évident), mais à court terme, la punition ou le blâme sont des nuisances, et non pas quelque chose qui rend service à la personne. Il paraît même assez évident qu'à long terme, un voleur ou un tueur n'ont pas grand chose à gagner des punitions. Seuls les autres, qui souhaitent vivre, et garder leurs biens, y gagnent quelque chose. Le jugement vient donc toujours des autres. La morale n'est pas une technique au service de celui qui la reçoit. Et même, la morale n'est pas une technique du tout. Elle est un discours, pas un outil.
Cela signifie que, lorsque l'on mélange médecine et morale, on commet une double confusion. Le médecin se met à défendre, non plus les intérêts de la personne qu'il soigne, mais les intérêts de tous les autres. Si un médecin utilise son art pour castrer chimiquement un pédophile, il rend peut-être service à la société, mais certainement pas au pédophile lui-même. Il perd alors le sens de son métier, celui de soigner, pour en prendre un autre, celui d'adjuvant du policier. Ce glissement est tentant. Ce n'est pas parce que l'on est médecin que l'on doit renoncer à son désir d'améliorer la société. On peut même être tenté d'utiliser ses talents de médecin pour l'améliorer. Mais ce jeu est dangereux, et traître, car le médecin jouit de son image de neutralité, alors même qu'il a en fait renoncé à cette neutralité et s'est engagé moralement ou politiquement. La seconde confusion est inverse. J'en ai déjà parlé, elle consiste à retirer la responsabilité des personnes, ce qui peut évidemment souvent leur faire du bien, et même, parfois, être justifié (je pense notamment à toutes les mères d'enfants autistes, que l'on a culpabilisé, alors qu'il semble aujourd'hui que l'autisme soit d'abord un problème physiologique). Mais cela n'est pas toujours le cas, et il faudrait au contraire culpabiliser les personnes (je pense aux directeurs de ressources humaines dans des entreprises soumettant leurs employés à une pression intolérable, et déléguant aux psychologues la fonction de rendre les employés capables de supporter cela). Autrement dit, il faut défendre les intérêts de tous, pas de ceux auxquels s'applique la règle morale ou la décision de justice. Dire que les autres sont malades, là où nous sommes tous simplement coupables de leur avoir nui, est une vieille technique. On voit pourquoi cette confusion est inverse de la première : elle consiste à renoncer à son engagement moral et politique et à se donner une apparence de neutralité dans un domaine qui ne devrait pas le permettre. Pour soi, c'est plus agréable, mais c'est immoral.