jeudi 17 décembre 2015

Comment une raison peut-elle être suffisante?

Tout d'abord, je précise que je ne souhaite pas parler de tous les domaines théoriques dans lesquels on peut donner des raisons formelles pour prouver quelque chose. La logique, les mathématiques, l'économie (dans une certaine mesure), sont des disciplines dans lesquels les arguments peuvent prendre la forme de preuves logiquement valides, qui ne se prêtent donc pas du tout à l'interprétation, au doute, etc. Je voudrais ici parler des tous les secteurs du savoir dans lesquels nous donnons des raisons, et où ces raisons peuvent être bonnes ou mauvaises, suffisantes ou insuffisantes, sans que l'on puisse parler de preuve formelle. Par exemple, en histoire, on explique telle révolution par les abus du pouvoir qui prélevait trop d'impôt ; en sociologie, on explique la hausse des pathologies du travail par des méthodes de management moins directives mais qui maintiennent de très fortes exigences de productivité ; dans la vie ordinaire, on explique son choix d'avoir acheté du pain aux figues plutôt que de la baguette ordinaire par le fait qu'on doit le servir avec du foie gras, etc.
Toutes ces explications ont ceci en commun : elles nous satisfont, et en ce sens elles sont suffisantes. Pourtant, elles n'excluent pas les possibilités qui les rendraient fausses. Elles ne sont pas nécessairement vraies. Et c'est pourquoi, dans un sens plus fort de suffisant, elles ne sont pas suffisantes, puisque n'importe qui est libre de les rejeter s'il soulève une de ces possibilités non exclues, et estime que celle-ci est importante pour expliquer le phénomène en question. Ainsi, en histoire, on pourrait signaler que le tyran avait un très large soutient populaire, et que la question fiscale ne peut pas tout expliquer. En sociologie, on pourrait pointer le fait que dans les entreprises où les salariés sont indépendants, ils sont aussi plus heureux que dans les entreprises plus tayloriennes. Enfin dans l'explication ordinaire, on pourrait dire que l'acheteur du pain aux figues l'a surtout acheté pour le manger seul parce qu'il adore les figues, et qu'il se fiche pas mal de le servir avec le foie gras.
Ma question est donc la suivante : comment des raisons peuvent-elles être satisfaisantes alors qu'elles ne sont pas suffisantes, puisqu'elles n'excluent pas les possibilités qui les rendraient nulles? Comment peut-on se contenter de ce qui pourtant ne marche pas? 

J'ai axé mon propos sur les raisons que l'on donne pour justifier l'existence d'une action, d'un événement, etc. Mais cela vaut tout aussi bien pour le simple fait de raconter une histoire, construire un récit. Car un récit aussi repose sur des raisons qui expliquent le déroulement des péripéties. Donner des raisons, ici, c'est rendre compréhensible. Il s'agit toujours d'utiliser des théories ou des entités inobservables pour donner un sens à l'ensemble des faits observables. En effet, les faits observables ne portent pas en eux-mêmes leur sens. On peut avoir établi tous les faits historiques, on n'a pas encore dit pourquoi untel ou untel a eu lieu. Dire pourquoi, c'est toujours en mettre certains en avant, en minorer d'autres, et tracer une histoire qui rende l'ensemble suffisamment linéaire pour être lisible, compréhensible. 
Parfois, l'inobservable se réduit à peu de choses, mais il consiste au moins à établir un lien entre deux événements, lien de nature logique, là où l'histoire ne montre que des successions chronologiques. La conjonction n'est pas une causalité. Et même une conjonction constante, malgré Hume, n'est pas non plus une causalité, car il y a un nombre infini de choses qui succèdent à d'autres, sans que nous acceptions de dire que l'une est la cause de l'autre. Attribuer une cause, c'est établir une explication là où il y en a besoin. Ainsi, l'évaporation de l'eau dans les océans précède et cause l'apparition des nuages, parce que ces nuages ont besoin d'être expliqués, ce n'est pas évident. Mais personne ne dirait que la goutte de pluie à 30 mètres du sol est la cause de la goutte de pluie à 10 mètres du sol, bien qu'il y ait conjonction constante entre la goutte à 30 mètre et la goutte à 10 mètres. C'est qu'ici, personne n'attend une explication, et on ne parle pas de causalité. On peut évidemment, à la manière de Russell, explicitement définir la causalité comme succession chronologique immédiate et nécessaire. Dans ce cas, mon exemple de la goutte ne marche pas, et la goutte à 30 mètres est la cause de la goutte à 10 mètres (cause indirecte, car il faudrait ajouter toutes les gouttes intermédiaires). Mais cela revient à réviser totalement la notion ordinaire de cause, afin de la faire entrer par force dans un modèle humien qui ne lui convient pas. Les successions chronologiques n'exigent aucune explication, et ne fournissent aucune explication non plus. Elles ne font que se constater empiriquement. Au contraire, une explication causale explique des événements, et demande aussi parfois des explications supplémentaires, pour montrer que l'explication en question est pertinente (par exemple, pour expliquer que l'évaporation de l'eau cause les nuages, il faudra parler de l'effet du soleil sur l'eau, de pression atmosphérique, etc.).
Du point de vue qui est le mien ici, la différence tout à fait pertinente entre causes et raison n'a pas lieu d'être. Une cause est une raison de l'existence d'un événement naturel. Et une raison au sens étroit est un motif pour lequel une personne a agi. Peuvent donc compter comme des raisons aussi bien des forces physiques que des intentions. La raison de la formation des nuages est le phénomène de condensation. La raison de l'achat du pain aux figues est l'intention de le servir avec le foie gras. Dans les deux cas, on utilise l'inobservable comme principe d'explication de l'observable. On pourrait rétorquer que la condensation s'observe, mais elle s'observe au même titre que les intentions. On en voit les instances, mais pas la condensation elle-même, ni l'intention elle-même. On voit des gouttelettes d'eau se réunir en nuages, mais pas la condensation.

Les explications par les raisons ont une fonction, elles nous rendent compréhensibles les choses, et en un sens, prévisibles. Mais c'est une prévisibilité de nature spéciale, puisqu'elle est davantage contrefactuelle qu'empirique. Quand je sais qu'une personne cherche du pain pour le foie gras, je ne peux absolument pas prédire ce qu'elle va faire, mais je peux indiquer assez précisément les comportements possibles qu'elle peut adopter. Si elle cherche du pain, je peux dire qu'elle ne va pas s'arrêter devant une boulangerie industrielle. Je peux aussi dire qu'elle ne s'arrêtera pas dans un autre type de boutique. Je peux encore dire qu'elle n'achètera pas un pain qui n'irait pas avec le foie gras. Pour le dire précisément, ma connaissances des raisons d'agir me donne une indication précise de ce que je peux attendre de la personne, des conduites normales de cette personne.
Or, c'est évident, la personne ne va pas forcément adopter la conduite normale. Il y a toujours des différences entre ce que fait la personne, et ce qu'elle devrait faire. Supposons alors que cette personne, au lieu d'aller dans une boulangerie, s'arrête devant une bijouterie, puis y entre. Ici, les raisons que je donne à cette personne sont prises en défaut. Alors que je pouvais encore me contenter de la raison selon laquelle elle a l'intention d'acheter du pain, je ne le peux plus désormais. La raison devient insuffisante. Il faut donc rétablir de la normalité en ajoutant de nouvelles intentions d'agir. Je vais préciser, par exemple, que cette personne comptait aussi acheter une bague à sa compagne. Elle fait donc un détour avant d'aller à la boulangerie. De cette façon, le comportement de la personne redevient normal. La personne voulait acheter du pain et une bague, et elle profite de son passage devant une bijouterie pour le faire.
Evidemment, ce travail de réinterprétation n'est jamais fini. C'est justement pour cela que les explications par les raisons peuvent être suffisantes, mais ne peuvent jamais être formelles et absolues. Les raisons ne peuvent jamais spécifier à l'avance toutes les réactions normales à tous les types de situation. Non pas seulement parce que les hommes seraient libres. Mais d'abord parce que de telles raisons seraient infinies, et c'est une infinité qui ne paraît pas du tout spécifiable selon les techniques qui prennent en charge l'infini dans d'autres disciplines (notamment, la définition générale, ou bien la récursivité). Une raison d'agir ne peut pas être spécifiée par une règle générale sans exception. Il y a sans cesse dans le monde des événements non prévisibles qui obligent à introduire des modifications par rapport à la règle générale (admettons que la personne doive acheter une bague et du pain. Cette intention serait révisée s'il y avait le feu à la ville, si ses amis annulaient le repas de Noël, si sa femme le quittait, s'il s'aperçoit qu'il a perdu son porte-monnaie, etc.). Quant à la fixation des raisons de manière récursive, cela paraît impossible parce principe. Parce que les raisons sont sensibles aux phénomènes intensionnels, au holisme, etc. et qu'il est simplement impossible d'énumérer mécaniquement des conditions et des réactions. C'est d'ailleurs pour cela que le comportement de l'agent rationnel en économie peut être parfaitement spécifié alors que l'agent de la vie ordinaire ne peut pas l'être. En effet, on peut exprimer par une fonction les variations d'un paramètre en fonction d'un autre (par exemple, la demande en fonction du prix), mais on ne pourrait pas faire une telle chose avec des événements qualitativement différents.
Je peux donc conclure qu'une raison est suffisante tant que les faits ne la mettent pas en défaut. Une raison est bonne si ce qu'elle tient pour normale est ce qui a lieu en fait. Une raison devient insuffisante à partir du moment où ce qu'elle tient pour normale n'a pas lieu. Il faut donc proposer quelque chose de plus que ce qu'on a déjà indiqué. Mais parce que la spécification complète est impossible, nous sommes toujours dans un intermédiaire entre l'insuffisant et l'absolu, à savoir la zone du suffisant.

Mais il faut encore préciser qu'il y a une dimension anthropologique, ou ethnologique, très forte dans la qualité des raisons qu'on peut donner. En effet, donner une raison à quelqu'un, c'est lui suggérer les scénarios possibles pour l'avenir. Mais cette suggestion n'est pas une formulation explicite. C'est à la personne qui écoute de comprendre ce que le locuteur suggère. Comprendre ce que signifie avoir telle intention relève donc d'un arrière-plan culturel qui doit être commun entre le locuteur et l'auditeur. Un amazonien débarquant en Europe ne saurait pas le type de mondes possibles que déterminent l'attribution de l'intention de trouver du pain pour le foie gras. Il ne saurait donc pas spécifier les situations normales et celles qui s'en éloignent. A l'inverse, si deux Européens parlent d'aller chercher du pain, les deux savent tout de suite à quels scénario ils peuvent s'attendre. Si le mot n'était pas devenu aussi galvaudé, on pourrait parler de forme de vie. Une forme de vie est le fait de partager cet arrière-plan culturel qui nous permet d'envisager les explications par les raisons d'une manière à peu près semblable. Dit autrement, avoir la même forme de vie, c'est se représenter le normal et l'anormal de façon semblable, ou envisager les récits possibles de façon semblable. Si je dis à quelqu'un que je vais chercher du pain, il partage ma forme de vie s'il comprend que je vais en ville trouver une boulangerie, sauf s'il y a le feu ou qu'on me vole mon porte-monnaie. Il ne partage pas ma forme de vie s'il s'imagine que je vais chercher de la farine puis que je vais au four municipal pour pétrir et faire cuire moi-même du pain.
La dimension anthropologique de la notion signifie que notre arrière-plan culturel est constitué d'éléments faisant référence à notre condition biologique. Chaque fois que nous avons affaire à un homme, fût-il en Amazonie, nous nous attendons à ce qu'il chasse ou cueille ou cultive la terre pour se nourrir, nous attendons de lui qu'il ait des amis, une famille, un groupe politique, nous envisageons des pratiques culturelles ou cultuelles. Nous avons donc cet horizon d'attentes lorsque nous avons affaire aux autres, et c'est pourquoi nous sommes capables de les comprendre. Nous pouvons définir des scénarios fixant ce qui est pour eux normal ou anormal. Par exemple, nous voyons un Guayaki du Paraguay partir le matin avec son arc. Sans même lui demander, nous anticipons qu'il va chasser. Nous avons donc compris son action au moyen de notre arrière-plan commun. Mais bien sûr, un arrière-plan réduit à notre condition biologique serait très insuffisant. Notre arrière-plan contient aussi énormément de données relatives à notre société. Et à chaque fois, cela nous indique comment construire des récits qui donnent une signification aux choses qui arrivent. Et, pour revenir aux explications causales, c'est aussi cet arrière-plan qui indique ce qui doit être expliqué par une cause, et ce qui n'est que la succession chronologique d'un unique événement. 

vendredi 4 décembre 2015

Dire n'est pas faire

Il existe une théorie célèbre des performatifs, selon laquelle dire quelque chose, dans des conditions déterminées, fait quelque chose dans le monde. L'exemple courant est celui du mariage : quand un maire célèbre un mariage et déclare les futurs époux mariés, le maire ne décrit rien, ne prescrit rien, il fait quelque chose, à savoir marier les époux. Il est facile de trouver de nombreux autres exemples dans lesquels des actes de parole ont ce statut performatif. A chaque fois, la performativité obéit à des conventions sociales qui la rend possible. Si ces conventions sociales ne sont pas respectées, l'effet n'a pas lieu, rien n'est produit. Par exemple, si ce n'est pas le maire mais seulement un adjoint qui célèbre le mariage, le mariage n'est pas effectif. De tout ceci, on pourrait tirer l'idée que la performativité est une opération de nature causale, qui requiert certains composants pour être réalisés. Les composants sont donnés par les conventions. Et si tous ces composants sont présents, l'effet s'ensuit nécessairement. 
Je voudrais montrer que cette représentation causale des performatifs n'est pas du tout satisfaisante, et qu'une conception plus adéquate doit lui être substituée. Je l'appellerai conception normative des performatifs.

Imaginons une entreprise composée de plusieurs salariés et du patron. Le patron souhaite organiser une réunion. Il annonce un lieu, une date et un motif pour cette réunion. Puis, une fois tout le monde réuni, le patron déclare la réunion ouverte. Ce faisant, il ouvre en effet la réunion. Mais il faut comprendre précisément ce que cette expression signifie. Elle ne signifie pas que le patron a causé l'existence de la réunion. Car on peut imaginer la variante suivante : les employés sont très mécontents de la manière dont ils sont payés. Frustrés, ils décident de ne pas se rendre à la réunion organisée par le patron, et d'aller plutôt dans une autre salle, discuter des solutions à apporter à ce problème. Ils organisent donc leur réunion parallèle, et pris par le sentiment de leur puissance (s'ils s'arrêtent de travailler, l'entreprise est paralysée), déclarent la hausse de tous les salaires des employés. Le patron, étonné de ne voir personne à sa réunion, se rend dans l'autre salle et trouve ses salariés. Il apprend ce qui a été proclamé et se scandalise. Il est hors de question pour lui d'augmenter les salaires.
De cette petite fiction, on peut tirer quelques conclusions. Tout d'abord, si on s'en tient à un niveau purement factuel, la réunion a bien eu lieu. Elle a simplement eu lieu dans la salle décidée par les employés, et non celle qui a été décidée par le patron. Quant au patron, il n'a tout simplement pas pu faire sa réunion, puisque personne n'y était présent à part lui. Autrement dit, les conventions sociales déterminant ce qui compte comme une réunion n'agissent pas à ce niveau purement factuel. Ces conventions exigent qu'une autorité proclame l'ouverture de la réunion, alors qu'en fait, il suffit qu'un groupe d'individus se rassemble et discute ensemble pour que la réunion ait lieu. Inversement, le patron a beau satisfaire les conventions sociales pour ouvrir une réunion, puisqu'il a l'autorité nécessaire, il a tout simplement échoué à faire exister la réunion, puisque personne n'est venu. 
Mais il existe un second niveau. C'est un niveau normatif. Sur ce plan, la question n'est plus de savoir si la réunion a eu lieu ou pas, mais de savoir si elle est valide ou pas. Une réunion sauvage organisée par des salariés sans l'accord du patron est invalide. Mais une réunion invalide reste, dans une certaine mesure, une réunion. Simplement, il lui manque la légitimité en termes normatifs. Inversement, le patron avait l'autorité pour donner la validité à sa réunion. Mais cette validité n'a plus guère de sens, si personne ne vient. En un sens, le patron a bien fait réunion, et il peut même dire légitimement que la réunion a bien eu lieu et qu'il a pris les décisions tout seul. Cependant, c'est alors un usage un peu limite de la notion de réunion, puisqu'on estime quand même qu'une réunion doit rassembler factuellement les gens, pour en être une. Il ne suffit pas d'avoir l'autorité d'imposer des normes. Il faut que les normes s'appliquent à quelque chose. 
Je conclus de cela la chose suivante : les actes de parole performatifs qui consistent à proclamer ouverte une réunion n'ont pas pour fonction de faire exister la réunion, mais de transformer une réunion réelle en une réunion légitime, valide. La parole performative ne fait rien passer à l'être, elle accorde un statut normatif. Au lieu de dire "vous êtes maintenant mariés", le maire aurait pu dire "votre union de fait est maintenant légitime". Le patron, au lieu de dire "la réunion est ouverte" aurait pu dire "je reconnais la légitimité de cette réunion".

Pour confirmer ma conclusion, il faut montrer que les performatifs agissent toujours dans des domaines où ce qui a lieu peut être valide ou invalide. Si les performatifs avaient un effet causal, ils pourraient avoir lieu dans des domaines où les notions de validité et d'invalidité n'ont pas cours, et où la seule question serait de savoir si une chose existe ou pas. Or, il me semble qu'il n'y a aucun exemple dans lequel un performatif fait passer quelque chose à l'existence. Dans tous les exemples de performatifs, ce qui est en question n'est pas une existence, mais un statut normatif. J'ai déjà parlé des réunions, et du mariage. Dans les deux cas, on peut faire une réunion informelle, et on peut vivre en concubinage, ou bien faire une réunion officielle, et se marier. C'est la dimension normative qui fait la différence. Je pourrais aussi parler de la promesse. Quand je promets quelque chose à quelqu'un, j'accomplis un acte de parole performatif : je m'engage à ce que les choses soient bien comme je le dis. Or, la promesse aussi est une opération de nature normative. La promesse n'est pas une prédiction, qui serait la description de l'avenir. La promesse est le fait de se tenir responsable de ce qui aura lieu à l'avenir, de sorte que, si les événements ne se passent pas comme prévus, nous n'avons pas fait erreur (au sens de l'erreur de prédiction), mais une faute qui engage notre responsabilité morale. Pour le dire précisément : par la promesse, certains événements naturels se retrouvent chargés d'un statut normatif, ces événements pouvant confirmer que notre promesse a été suivie, ou au contraire montrer que notre promesse n'a pas été tenue. Autre exemple de performatif (que Austin tient pour un cas limite) : le fait de dire "je déclare que ...". En ajoutant "je déclare" à un énoncé quelconque, on créé un statut normatif. On se rend responsable d'une phrase, qu'autrui pourrait nous reprocher éventuellement. Alors que sans avoir dit "je déclare", nous serions encore libres de dire que nous ne nous reconnaissons pas dans ce que nous avons dit (parce que, par exemple, nous avons parlé sans réfléchir, ou dans l'énervement, etc.). Après avoir dit "je déclare", nous ne pouvons plus échapper au jugement. C'est parce que nous avons fait entrer nos paroles dans un espace normatif, un tribunal. 
Changeons maintenant de registre d'exemple. Il y a certaines formes de performativité qui ne relèvent pas d'actes de parole précis, mais plutôt d'actions précises. Par exemple, si un billet de banque sort de mon imprimante, ce n'est pas un vrai billet. S'il sort de l'imprimante de la Banque de France, il s'agit d'un vrai billet. Là encore, il est évident que ce n'est pas parce que la Banque de France aurait un pouvoir causal que je n'aurais pas qu'elle seule peut produire de vrais billets. Avec une imprimante adaptée et le bon type de papier, mon pouvoir causal serait exactement le même. Mais il me manque le statut légal pour que le billet que je produis soit aussi un billet valide. La banque de France ne fait donc pas la monnaie, elle fait la monnaie légale, valide. Par le fait que ce soit elle qui le fait, ce qu'elle fait est valide. Alors que toute autre personne qui le fait le fait aussi, mais le fait de manière invalide. 
Ainsi, faute d'exemple montrant le contraire, il me semble qu'on peut conclure qu'un performatif ne consiste pas à faire quelque chose, mais à donner une validité à ce qui est fait. Et c'est parce que le performatif relève de la validité normative et non pas de la production empirique d'événements que la performativité est intrinsèquement lié à des champs sociaux régis par des conventions, règles, etc. S'il n'y a pas de performativité dans la nature (alors que, comme l'explique Austin, les effets perlocutoires du langage sont plutôt, eux, du côté naturel), c'est parce que la performativité consiste à attribuer de la validité, et personne ne peut faire cela s'il n'a pas déjà reçu l'autorité conférée par des normes préalables. 

vendredi 27 novembre 2015

Quand voulons-nous l'inégalité?

Le livre de Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l'égalité? a de nombreuses qualités, dont la première est sa richesse empirique au sujet de l'état des inégalités et des jugements des individus relatifs à ces inégalités. Il fait le constat qu'une grande majorité des Français sont contre les inégalités (8 sur 10), que ceux-ci ont aussi des idées assez précises sur la manière de les réduire, pourtant, aucune politique n'est mise en oeuvre. Savidan se demande donc si nous voulons vraiment l'égalité, ou bien si nous sommes atteints de faiblesse de la volonté. Sa réponse repose sur la conception aristotélicienne de la rationalité pratique, modèle qui va d'Aristote à Davidson : pour l'auteur, nous sommes à première vue incapables de faire le bien que nous reconnaissons pourtant, puisque tout le monde admet qu'il faut réduire les inégalités, mais que personne ne fait rien ; mais en prenant en compte le principe de charité de Davidson, qui prescrit que les individus peuvent être irrationnels, mais ponctuellement et non pas massivement, Savidan en tire plutôt la conclusion que les gens ne veulent pas vraiment l'égalité. Ils la défendent mollement quand on leur pose la question, mais ne la veulent pas pour eux.
Ce type de solution davidsonien au problème du désaccord entre nos paroles est certainement pertinent comme méthode générale d'interprétation des actions humaines, mais ici, il semble qu'une autre méthode d'interprétation soit beaucoup plus instructive. Il s'agit de la rationalité stratégique, que Savidan écarte trop vite, sans vraiment lui donner de chance de proposer une lecture intéressante de la différence entre nos discours et nos actes. Je souhaite donc ici montrer qu'une explication assez simple paraît bien suffisante pour rendre compte de nos pratiques. 

Tout d'abord, il faut admettre le fait qu'il existe des inégalités. Prenons les inégalités de richesse. Les postes bien rémunérés sont accessibles à tous. Donc, si les individus pensent en être capables, ils vont chercher à obtenir ces postes. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens se sentent capables de s'enrichir, ils chercheront à s'enrichir. Quant aux individus qui ne se sentent pas capables d'accéder aux meilleurs postes, au mieux ils ne gagnent rien à laisser d'autres personnes y accéder à leur place, au pire ils perdent en fierté, en estime personnelle, et en pouvoir d'achat comparatif. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens pensent ne pas avoir les capacités de s'enrichir, ils vont lutter contre les inégalités. 
Ensuite, il faut croiser cela avec deux autres possibilités : soit les personnes ont déjà un poste qui les enrichit, soit ils n'en ont pas. Les personnes qui ont déjà un poste peuvent ou bien craindre de perdre leur poste, ou bien penser qu'elles pourront le garder. Si elles pensent qu'elles risquent de le perdre, elles seront partisanes de l'égalité, parce que cela leur assure que, si effectivement elles le perdent, elles ne se retrouvent pas dominés par ceux qui ont pris leur poste prestigieux. Si elles pensent par contre qu'elles vont le garder, elles seront pour les inégalités, puisque l'instauration de l'égalité reviendrait pour elles à perdre le poste prestigieux dont elles disposent. Quant à ceux qui n'ont pas encore de poste, on a dit que ceux qui pensaient pouvoir y accéder veulent les inégalités, et ceux qui ne pensent pas pouvoir y accéder veulent l'égalité.
De ceci, je tire quatre catégories, qu'on peut appeler les rêveurs, qui n'ont pas de poste mais pensent pouvoir y accéder ; les faibles, qui n'ont pas de poste et ne pensent pas pouvoir y accéder ; les forts, qui ont un poste et pensent pouvoir y rester ; les peureux, qui ont un poste mais redoutent de le perdre. Les rêveurs et les forts sont pour les inégalités. Les faibles et les peureux sont pour l'égalité. Pour des raisons structurelles, les forts et les peureux sont en petit nombre, alors que les rêveurs et les faibles sont en grand nombre. Par contre, c'est une question empirique de psychologie de déterminer le ratio entre optimistes (forts et rêveurs) et pessimistes (faibles et peureux). D'après Elster, dans Alchemies of the mind, les pessimistes sont plus rares, ce sont les personnes à tendance dépressive. Donc, de manière générale, il semble que les gens soient plutôt en faveur des inégalités.
La conclusion, pour l'instant, est donc que les gens, pour la plupart, pensent pouvoir accéder ou rester aux poste prestigieux, et voient donc d'un mauvais œil ceux qui voudraient imposer l'égalité. Néanmoins, cette conclusion est partielle, puisqu'elle met de côté toute considération morale ou politique. Mais il est important de la signaler, parce qu'il n'est pas du tout évident que toute la population soit vraiment préoccupée par la politique ou la morale. 

J'en viens maintenant à la politique et à la morale. Les gens peuvent penser que l'égalité est globalement bonne pour la société. Par exemple, ils peuvent comprendre que l'égalité favorise la consommation des individus, alors que l'inégalité la diminue, et favorise au contraire l'épargne des plus riches. Et cette augmentation de la consommation se traduit en augmentation de la richesse globale du pays. Ou bien, d'un point de vue plus moral, ils peuvent penser que l'égalité est bonne pour la liberté, parce qu'elle permet à chacun de vivre comme il l'entend, au lieu d'être au service d'autres personnes qui les exploitent en n'en tirent donc pas le meilleur. Partons donc du postulat que les individus ont tous fini par trouver un ou des arguments qui les ont convaincu que l'égalité est globalement meilleure que l'inégalité.
Cela implique que les individus vont tenter d'instaurer l'égalité, toute choses étant égale par ailleurs. Ils vont alors examiner les modes d'action générateurs d'inégalités. Certains modes d'action passent par des actes individuels : par exemple, refuser de déroger à la carte scolaire, ne pas faire d'optimisation fiscale, refuser d'aller vivre dans des ghettos pour riches, refuser les stock-options, etc. Les individus constatent alors que ces actes coûtent chers, en termes d'argent, de bien-être, et de position sociale. Il faut distinguer deux catégories de personnes : celles qui trouvent que la cause de l'égalité mérite bien ces efforts, et celles qui trouvent que l'égalité ne justifie pas de tels renoncements. J'appelle les premiers les croisés, les seconds les modérés.
Par stratégie, les faibles et les rêveurs seront toujours des croisés, puisque l'effort ne leur coûte rien, faisant partie de la catégorie de ceux qui verront leur situation s'améliorer en cas d'instauration de l'égalité. On a vu la raison pour laquelle les rêveurs auront de la peine à se convaincre de la valeur des arguments politique et moraux (ils ont envie de s'enrichir peut-être davantage que d'instaurer la justice). Par contre, s'ils sont convaincus, alors ils seront des croisés. Restent les peureux et les forts. Les forts vont trouver l'effort de renoncer à leurs avantages bien trop grand, puisqu'ils pensent qu'il est assez facile pour eux de garder ces avantages. Les forts seront donc toujours des modérés. Quant aux peureux, pensant qu'ils vont perdre leur place, ils n'auront pas de difficulté à renoncer eux-mêmes à leurs avantages, et donc à faire partie des croisés.
En conclusion, les forts sont des modérés, alors que les faibles, les rêveurs et les peureux sont des croisés. Il semble donc que, dès que l'on prend en compte les convictions morales et politiques, les gens penchent du côté de l'égalité. Evidemment, le camp des rêveurs est critique : c'est lui qui fait pencher la balance du côté de l'égalité, s'il pense que la morale passe avant les intérêts personnels, ou du côté de l'inégalité, s'il pense que les intérêts personnels passent avant. 

Il reste cependant un troisième paramètre à prendre en compte. Celui de l'action collective. Car j'admets par hypothèse qu'il ne suffit pas que quelques individus changent leur comportement pour que l'égalité soit instaurée. Il faut un renoncement global à toutes les manières de s'enrichir en accédant aux postes convoités. On comprend qu'on retrouve un paradoxe classique de l'action collective : si un individu seul décide de faire des efforts sans être suivi, les coûts pour lui sont énormes ; si par contre il ne fait rien, alors soit les autres font quelque chose et les gains pour lui sont énormes, soit ils ne font rien et les pertes sont importantes pour tout le monde, mais pas énormes. Donc, l'individu a intérêt à ne rien faire, et personne ne fera donc jamais rien. Conclusion de Olson : l'action collective semble impossible ; pourtant, elle a bien lieu parfois.
Dans mon schéma, il faut compliquer un peu les choses : certains individus vont soutenir inconditionnellement l'action collective, s'ils n'ont rien ou pas grand chose à perdre. Parmi les croisés, les faibles et les peureux seront toujours un soutien, puisqu'ils ont tout à gagner à établir l'égalité. Les peureux prennent certes un risque : en renonçant à leurs stratégie de domination, ils risquent de se situer en bas de l'échelle sociale. Néanmoins, puisqu'ils redoutaient déjà cela, ils ont objectivement intérêt à lutter afin de ne pas tomber tout en bas, et de rester au milieu, grâce à l'égalité qui aura été établie. Les forts, eux, en tant que modérés, hésitaient déjà à la soutenir. Mais s'ils doivent aussi tenir compte du fait qu'en renonçant à leurs avantage sans avoir la garantie de vivre dans une situation d'égalité, ils risquent de se retrouver tout en bas de l'échelle sociale, il semble que cela va les pousser à s'opposer franchement au projet égalitaire. Dans l'abstrait, ils sont pour la justice. Mais en situation, avec le risque de devenir pauvre pendant que d'autres ont pris leur place, les forts ne voudront jamais se battre pour ce projet. C'est en effet pour eux que le risque est le plus grand. C'est donc eux qui seront les plus réticents aux arguments moraux.
Vient enfin la dernière catégorie : les rêveurs. Les rêveurs sont des croisés. Ils sont donc partisans des efforts pour l'égalité, puisque ce n'est pas à eux d'en faire. Si les forts et les peureux font ces efforts, alors la situation des rêveurs va s'améliorer sans qu'ils ne fassent rien. Mais les rêveurs doivent quand même faire quelque chose : s'abstenir d'adopter la conduite qui leur permettrait de s'enrichir. Evidemment, s'abstenir de faire ce qu'on ne fait pas coûte moins que renoncer à ce qu'on faisait et qui marchait. Le sacrifice pour les rêveurs est donc moins élevé que pour les forts. Mais il existe quand même. Car les rêveurs font le calcul suivant : si je continue à chercher à obtenir les meilleurs postes pendant que les autres y renoncent, il sera facile de se hisser au sommet ; mais si je m'abstient de ces conduites alors que les autres rêveurs continuent de s'y livrer, je leur facilite légèrement la tâche. Donc, j'ai intérêt à continuer à chercher l'inégalité. Donc, tous les rêveurs, globalement, vont souhaiter que les autres rêveurs abandonnent la course, tout en se mettant eux en piste pour gagner les postes prestigieux. 
En conclusion, les faibles vont se battre pour l'égalité, alors que les forts et les rêveurs vont se battre pour leur avantage personnel. Sachant que les rêveurs sont les plus nombreux, les mécanismes produisant l'inégalité vont perdurer. Même si les peureux acceptaient de se battre pour l'égalité, ils ne seraient probablement pas assez nombreux pour faire pencher la balance (il y a une dimension empirique là dedans, mais je pense être en gros dans le vrai. Même en ayant un ratio d'1/2 entre pessimistes et optimistes, qui est largement au-dessus de la réalité, puisqu'il semble que la très grande majorité de la population soit optimiste à son propre sujet, il y aura trop de personnes poussées à adopter les comportements inégalitaires. Car dans une société où une personne sur deux cherche à se hisser au dessus des autres, l'inégalité est déjà terrible). 

Quatrième paramètre : le facteur temps et les générations suivantes. Lorsque les individus sont encore dans la course pour les postes prestigieux, ils seront pour l'inégalité. Par contre, on a présupposé que, abstraitement parlant, les gens étaient pour l'égalité. Or, à un certain âge, les gens ne craignent plus de perdre leur poste. Et ils ne pensent plus qu'ils auront le temps d'accéder aux postes prestigieux. Ils redeviennent donc des individus abstraits, détachés de leurs intérêts puisqu'ils n'ont pas d'intérêts. Leur sens moral et politique sera pur, ils seront donc des défenseurs inconditionnels de l'égalité. Et même, ils seront des croisés. Cependant, ils ne doivent pas avoir d'enfant, sinon, ils vont se soucier des intérêts de leur enfant, et risquent à nouveau de vouloir l'inégalité. Voilà donc les personnes à qui il faudrait confier les décisions politiques : des vieux sans enfant. 

Cinquième paramètre : la dimension spécifiquement politique de l'action. La politique consiste à contraindre les individus à suivre les lois. Or, autant les individus ne feront jamais les efforts eux-mêmes pour renoncer à l'égalité, autant ils pourraient être tentés de passer par la loi, de façon à s'assurer que personne ne profite du fait que l'on renonce à se hisser aux postes prestigieux. Les forts, ici aussi, vont systématiquement s'opposer, puisqu'ils ont tout à perdre (sauf les vieux forts, donc). Par contre, les faibles seront des soutiens, de même que les peureux, qui aussi ont tout à gagner à instaurer l'égalité sans prendre le risque d'avoir eux-mêmes à renoncer à tout. Mais comment vont réagir les rêveurs? La réponse n'est pas évidente : ils peuvent choisir entre trois stratégies : l'hypocrisie, la résignation, la trahison. L'hypocrisie consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en continuant à tenter de se hisser aux postes prestigieux. La résignation consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en abandonnant définitivement l'espoir d'accéder aux postes. La trahison consiste à passer dans l'opposition, avec les forts, et à faire la promotion de l'inégalité, alors même que l'on est encore pauvre. Il n'est jamais rationnel de se résigner, et l'hypocrisie est une solution systématiquement meilleure, puisque, que la lutte politique soit gagnée ou pas, l'hypocrite gagne plus que le résigné (l'hypocrite gagne quelque chose si la lutte échoue, alors que le résigné perd tout). Par contre, entre l'hypocrisie et la trahison, la rationalité n'impose aucun choix évident. 
Il faut dire quelques mots à ce sujet. L'hypocrisie a un gros avantage sur la trahison, c'est qu'elle encourage d'autres individus à défendre l'égalité, et ainsi, peut-être, à se résigner à ne plus défendre leurs intérêts. Donc, il est alors plus facile pour les rêveurs d'accéder aux postes prestigieux. Cependant, si les individus sont rationnels, personne ne va renoncer à se défendre, et l'hypocrisie n'aura pas d'effet. Autrement dit, l'hypocrisie n'est utile que pour gagner aux dépends de ceux qui sont dupes. Si personne ne l'est, l'hypocrisie ne sert à rien. Mais l'hypocrisie représente aussi un très lourd danger : si les hypocrites deviennent numériquement importants, ils risquent de faire adopter les mesures d'égalité. Cela va décevoir tous les rêveurs qui voulaient accéder aux postes prestigieux. Donc, les rêveurs voudront plutôt que le projet politique d'égalité n'aboutisse pas, c'est pourquoi ils seront tentés de passer dans l'opposition. Le problème de l'opposition est symétrique : plus on défend l'inégalité, plus les individus seront poussés à se lancer dans la compétition, d'où une plus grande difficulté d'accéder aux postes prestigieux, d'où aussi une plus grande motivation pour défendre en retour l'égalité. Je tire de tout ceci la conclusion suivante : l'hypocrisie comme la trahison sont bonnes tant qu'elles sont minoritaires, mais deviennent dangereuses si elles sont majoritaires. Le rêveur semble donc avoir pour intérêt à ce qu'aucun camp ne soit trop dominant par rapport à l'autre. Il s'agit d'un cas de jeu sans équilibre des stratégies. 
La conclusion est déjà suffisamment lourde : les gens rationnels sont soit hypocrites, soit des traîtres à leur classe sociale. Seuls les forts et les faibles ont une attitude conforme à leur condition de classe : les forts dominent et défendent politiquement leur condition de dominant, les faibles sont dominés et défendent l'égalité. Restent les vieux, qui eux défendent l'égalité, sauf s'ils ont des enfants.

Ma conclusion est donc que l'égalité n'est défendue politiquement que par les faibles, les peureux, et les vieux. L'inégalité est défendue par les forts et les rêveurs traîtres. Quant aux rêveurs hypocrites, ils défendent les politiques d'égalité tout en continuant à faire le jeu de l'inégalité. C'est une question sociologique de déterminer la part respective de chacun. A vue d'oeil, les hypocrites sont majoritaires. Mais ceux qui dirigent politiquement sont plutôt des forts. Je conclus que l'égalité n'adviendra jamais.  

mercredi 25 novembre 2015

Décrire et comprendre

Dans la philosophie de l'action, l'idée selon laquelle décrire une action serait la présenter comme intentionnelle, et donc comprendre quel est le but de l'agent lorsqu'il réalise cette action, cette idée est maintenant admise par tous. Le point de bascule est le texte de Anscombe, L'Intention. Anscombe reprend la distinction entre cause et raison que Wittgenstein avait déjà tracée, et l'applique au cas des actions intentionnelles, montrant que de telles actions doivent être expliquées au moyen de raisons, et non pas au moyen de causes. Cela différencie les actions des autres événements, qui eux, peuvent être décrits en montrant les causes qui les ont produits, mais ne peuvent pas être décrits au moyen de raisons. Bien que Anscombe elle-même tempère la distinction entre causes et raisons, montrant que dans un grand nombre d'actions, l'explication donnée n'est ni purement causale, ni purement rationnelle, on peut quand même tenir la distinction pour relativement robuste. Par exemple, quand un grand bruit se fait entendre, les personnes à proximité sursautent. Ce sursaut est plutôt causé que justifié. Néanmoins, il n'est pas non plus causé au sens purement mécanique dans lequel on peut dire que le cœur expulse le sang dans les artères. Une grosse colère en apprenant ce qu'a fait quelqu'un aussi est une action en partie rationnelle, mais aussi en partie causale. On pourrait multiplier les exemples pour montrer que bon nombre de phénomènes symboliques, donc plutôt d'ordre rationnel que causal, sont quand même capables de produire des effets qui sont plutôt causaux que rationnels. Néanmoins, la distinction n'est pas niée pour autant. Et de même, la différence entre une description causale et une compréhension par les raisons subsiste. 
Cependant, le texte de Anscombe reste très flou sur la nature des raisons. Il est dit que les raisons répondent à la question "pourquoi?". Mais ça ne nous avance guère, d'autant plus que la question pourquoi est souvent utilisée dans le langage ordinaire et scientifique alors que l'on attend une réponse purement causale. "Pourquoi n'y a-t-il plus d'électricité dans la maison? Parce que l'eau qui est tombée dans le fer à repasser a provoqué un court-circuit" est une conversation tout à fait normale. Il faut donc aller plus loin. D'ailleurs, la notion de raison qu'a transmise Anscombe est même si floue que des philosophes comme Davidson, dans "Actions, raisons et causes" s'autorisent à tenir les raisons pour des causes mentales déclenchant l'action. Cela montre bien que Anscombe n'a pas de quoi distinguer une raison d'une cause. Or, si elle n'a rien pour le faire, elle ne peut pas non plus distinguer une description de rapports causaux, et la compréhension d'une action intentionnelle.
Pour ne pas être trop injuste envers Anscombe, il faut quand même dire que son objet est davantage les intentions que les raisons. Une grande partie du travail de Anscombe consiste donc à distinguer une intention et une prédiction. Mais elle ne répond pas à la question plus générale de ce en quoi consiste donner une raison d'une action. Elle estime seulement, sans le justifier totalement, qu'une raison de l'action doit être une intention. Je voudrais montrer qu'on peut caractériser les raisons autrement que comme des intentions. Donner une raison est une opération bien plus générale que l'attribution d'une intention, même si, dans le cas précis des actions humaines, donner une raison revient en effet à attribuer une intention. 

Pour annoncer en quelques mots mon objectif, il consiste à montre que la notion de raison, et la notion de compréhension qui lui est liée, sont des notions modales, qui ne fonctionnent par la référence à des mondes possibles.  Alors que la notion de description n'est pas une notion modale, sauf quand les descriptions contiennent la mention des causes. Quant à la notion de cause, le point est plus délicat. Il y a eu plusieurs notions assez différentes de la causalité en philosophie, mais il me semble que la notion courante, comme mécanisme produisant un effet, contient une dimension modale.
Tout d'abord, la description consiste en trois choses différentes :
1) le fait d'attribuer en un instant donné des propriétés à un objet.
2) le fait d'établir un récit de la succession des événements, succession qui consiste en un changement ou des changements de propriétés appartenant aux objets dont on parle. 
3) le fait d'établir la cause de la succession des événements, cause qui est elle-même une ou des propriétés de l'objet qui produisent un certain effet, dans des circonstances données. 
Les opérations 1 et 2 sont purement descriptives, et uniquement dans la modalité du réel. Je veux dire par là qu'aucun appel n'est fait au possible, au nécessaire, à l'impossible, afin de mieux décrire. Ces deux opérations consistent seulement à parler de ce qui est là, réel. L'opération 3, par contre, est plus délicate à expliquer, puisqu'il ne suffit pas de décrire ce qu'il se passe pour identifier une cause, il faut employer un raisonnement impliquant des modalités. Hume parlait de connexion nécessaire : cela sous-entend que l'on affirme que dans tout monde possible, si la cause est présente, alors l'effet aussi sera présent. Un tel raisonnement va donc bien plus loin que la seule description, il va aussi du côté des mondes possibles, pour montrer ce qu'il s'y passe. Pour des raisons qui apparaîtront par la suite, je souhaite à tout prix éviter l'expression "décrire un monde possible". Puisque, justement, un monde possible n'est pas le genre de choses qu'on peut décrire, puisqu'il n'est pas existant. Un monde possible peut être pensé, conçu, imaginé, mais pas décrit. Je réserve donc la notion de description au monde réel. De même, je m'autorise une assez grosse inflexion dans ma lecture de Hume. En effet, Hume se focalise sur une question temporelle : n'ayant pas encore la connaissance de tous les cas futurs, nous ne pouvons pas juger de la nécessité d'une cause. Alors que je lis Hume d'une manière non temporelle mais modale : nous ne pouvons décrire que les cas passés présents ou futurs, donc ceux qui ont réellement lieu ; mais nous ne pouvons pas décrire tous les cas possibles. Or, pour juger de la nécessité d'une cause, il faudrait aussi avoir une connaissance de ce qui est possible. Et puisque nous ne pouvons pas accéder à ce qui est possible par la voie normale de la description (qui est notre seul mode de connaissance, pour un empiriste), il semble que nous ne pouvons pas avoir de connaissance de la nécessité des causes. Cependant, mon intention n'est pas de redonner naissance au scepticisme humien sous une nouvelle forme, sa forme modale. Je veux simplement montrer que le jugement sur les causes d'un événement implique par définition une connaissance d'ordre modal sur la nécessité de la connexion entre ces causes et leurs effets. 

Or, quand on assigne une cause à un événement, on en rend raison. Cela nous met sur la piste de ce qu'est donner une raison. Je soutiens que R est une raison de l'événement E si et seulement si, dans tout monde possible contenant R, alors E a lieu. Cela ne signifie pourtant pas que E n'a lieu que si R a lieu. Une raison est suffisante, mais n'est pas nécessaire. Par exemple, l'eau dans les circuits électriques est la raison qui explique que le disjoncteur de la maison ait sauté. Cela signifie que, dans tout monde possible dans lequel l'eau s'est infiltré dans les prises, le disjoncteur saute. Par contre, il y a un grand nombre de causes différentes qui peuvent produire le même effet, par exemple, un faux contact avec des câbles, une surtension, etc. Néanmoins, même si une raison suffisante est assez rarement une raison nécessaire, les explications par les raisons suffisantes sont souvent assez informatives, parce que, si la raison est absente, on peut s'attendre (le plus souvent) que l'effet aussi soit absent. Pour reprendre mon exemple, si je me suis assuré que je n'ai pas mis d'eau dans mon fer à repasser, je peux raisonnablement m'attendre à que les fusibles ne sautent pas. Bien que l'eau ne soit qu'une raison suffisante et pas une raison nécessaire, elle est, dans ce contexte, une raison suffisamment fréquente pour la tenir dans la pratique pour nécessaire. 
Il me semble que c'est cette distinction entre le suffisant et le nécessaire qui permet d'expliquer pourquoi, dans le champ pratique, nous nous contentons souvent d'explications suffisamment bonnes, mais pas parfaitement satisfaisantes. Pour donner une explication parfaite, il faudrait montrer qu'une cause est suffisante et nécessaire, ou bien établir la liste de toutes les autres causes suffisantes pour produire l'effet, et vérifier une par une qu'elles ne sont pas responsables de ce qu'on cherche à expliquer (ce qui revient exactement à montrer que la cause de départ est nécessaire). Mais dans la pratique, personne ne fait ça. Il nous suffit le plus souvent de découvrir la cause suffisante, et d'estimer à vue d’œil que les autres causes possibles ne sont pas responsables. Bref, la nécessité des causes est souvent jugée grossièrement. Et de toute façon, comme Hume l'a longuement montré, il est impossible de montrer qu'une cause est nécessaire : parce qu'il faudrait pouvoir connaître tous les cas passés, présents, futurs, et possibles, et cela excède tout entendement fini. Nous sommes donc obligés de juger du nécessaire en gros. C'est pourquoi nos explications sont juste suffisamment bonnes. 

J'en viens maintenant aux explications d'actions humaines. Les décrire consiste seulement à dire ce qui se passe. Par exemple, je vais en direction de l'évier remplir un verre d'eau. Puis je retourne près de la planche à repasser, et je verse le verre d'eau dans le fer à repasser. J'en fais couler à côté de la trappe, l'eau s'infiltre dans l'appareil, les fusibles sautent, me plongeant dans le noir. 
Ici, il n'y a pas la moindre trace d'explication intentionnelle, bien qu'on soit presque tenté de les lire malgré tout. Pour donner des intentions, il faudrait dire, par exemple, que je souhaite repasser mon linge. Mais on pourrait aussi dire que je souhaite m'amuser en provoquant des coupures de courant. Il se peut aussi que je veuille tester si mon fer à repasser fonctionne correctement.
Dans les descriptions pures, il n'y a pas de considération modale. On décrit seulement ce qui a réellement lieu. Avec les explications de l'action, il me semble par contre qu'on entre dans des considérations modales. Quand on m'attribue l'intention de repasser mon linge, on caractérise mon comportement dans un ensemble de mondes possibles, différents du monde réel, sauf en un point, mon désir que mon linge soit repassé. Par exemple, dans le monde où mon ligne est encore dans le sèche-linge, mon comportement consistera à aller le chercher et l'amener près de la planche à repasser. Dans le monde où le linge est encore mouillé, on peut s'attendre à ce que je range mon fer et ma planche, qui sont inutiles. Par contre, si mon désir était de tester mon fer à repasser, alors mon comportement dans ce monde possible serait différent, puisque je brancherais quand même le fer, même si le linge était humide.
Il me semble qu'on peut ainsi expliquer pourquoi il arrive que nos tentatives de comprendre échouent, alors que d'autres fonctionnent. Par exemple, si on cherche à comprendre pourquoi je mets de l'eau dans mon fer à repasser et qu'on donne comme explication : "il aime mettre de l'eau dans les appareils électriques", l'explication va échouer. Elle échoue parce qu'elle ne permet pas de m'attribuer des comportements satisfaisants dans les mondes possibles. Elle ne permet pas de dire ce que cela change que d'aimer mettre de l'eau dans les appareils électriques. Personne n'arrive à comprendre le type de frustration, ni le type de plaisir auxquels cela correspond. Personne n'arrive à associer ce type d'actions à d'autres actions qui ont un sens compréhensible. Personne n'arrive à dire ce qui changerait si je ne mettais pas de l'eau dans les appareils électriques. Pour me sauver de la folie, il faudrait ajouter une explication supplémentaire : "il est payé par les grandes marques d'appareils électriques pour saboter ceux qui existent et pousser à la consommation". Dans un tel cas, le sens est rétabli, car tout le monde arrive à fixer le contenu des mondes possibles. Dans certains, je suis devenu pauvre parce qu'on m'empêche de mettre de l'eau, dans d'autres, j'ai changé d'activité professionnelle par conviction écologique, dans d'autres, je travaille sur des technologies alternatives  de sabotage pour augmenter mes revenus, etc. 
Ainsi, comprendre quelque chose, c'est donner une raison, et c'est pouvoir dire ce qui ferait une différence. Faire une différence, c'est indiquer que, dans tout monde possible contenant cette raison, les événements seraient différents des mêmes mondes possibles ne contenant pas cette raison. Et comprendre marche aussi bien pour des événements naturels que pour des comportements humains. Par contre, il y a bien une différence fondamentale entre la description et la compréhension, puisque la description est une opération empirique, alors que la compréhension suppose une opération rationnelle, supposant des expériences de pensée sur ce qui aurait lieu dans des mondes possibles. 

Une dernière chose, mais pas de moindre importance. J'ai suggéré que, puisque nous ne pouvons jamais parcourir tous les mondes possibles en imagination, nous serions plongés dans un scepticisme à la Hume. Mais c'est faux. Car dans de nombreuses disciplines, parcourir les mondes possibles n'a rien de compliqué. En logique, en mathématiques, on peut toujours dire qu'une vérité est valide dans tout monde possible. Cela ne pose pas le moindre possible. Car les mondes possibles n'étant pas le genre de choses qu'il faut décrire, tous les passer en revue n'est pas une opération qui prend du temps. Il n'y a donc, en principe, aucun problème à les passer en revue instantanément. Cela est aussi vrai pour les mondes possibles qui concernent la vie ordinaire ou les sciences empiriques. Ces mondes possibles ne sont pas plus longs à "explorer". Simplement, dans ces mondes, les explications sont par principes, constitutivement, susceptibles d'être améliorées en précision ou complétées par d'autres explications. C'est donc la règle selon laquelle les explications sont ouvertes que traduit cette métaphore des mondes possibles infinis à explorer. Au contraire, dans les disciplines pures, la précision est par principe absolue. De sorte que cette règle de précision absolue implique que les mondes possibles sont instantanément fixés. Pour le dire autrement, les mondes possibles sont plutôt décidés que découverts (même si "décider" n'est pas encore le terme exact). C'est par décision qu'une vérité logique ou mathématique est vraie dans tout monde possible. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut découvrir en fouillant dans des mondes possibles, ou pire, en faisant l'expérience en réalité (même si ce dernier point mériterait une argumentation distincte).
L'idée que les mondes possibles sont construits et non découverts est ce qui explique que notre connaissance des raisons nous paraisse infaillible dans certains cas, et faillible dans d'autres. Par exemple, nous connaissons nos propres raisons d'agir, parce que nous seuls sommes responsables de ce que nous aurions fait dans d'autres situations possibles. De sorte que l'auteur d'une action est aussi celui qui a l'autorité ultime sur ses raisons d'agir. Par contre, quand nous cherchons à comprendre les autres, nos attributions d'intentions peuvent toujours être contredites par les autres, puisqu'ils peuvent très bien nous dire ce qu'ils auraient fait dans d'autres situations. Enfin, concernant les événements naturels, il est évident que nous ne pouvons pas fixer à leur place leur cours dans les situations contrefactuelles, nous sommes donc incapables de voir le contenu de tous les mondes possibles. Ainsi, je m'oppose à Wittgenstein pour qui la différence entre cause et raison recouvre la différence entre connaissance par hypothèse et certitude immédiate. Il me semble au contraire que la certitude immédiate est limitée à ce pour quoi nous avons la possibilité de décider nous-mêmes le contenu des mondes possibles, à savoir nos propres actions (autrement dit : ce qu'on aurait fait si les choses avaient été différentes). Par contre, pour les actions des autres et pour les événements naturels, nous n'avons qu'une connaissance par hypothèse, parce que ce sont les autres ou la nature qui fixent le contenu des contrefactuels (autrement dit : ce que les autres auraient fait si les choses avaient été différentes, ou ce qu'il se serait passé, si les conditions avaient été différentes). 

lundi 9 novembre 2015

Don et échange : quelle différence?

Il est assez courant de distinguer le don désintéressé, gratuit, et noble, et l'échange intéressé et égoïste. En effet, dans le don, on se sépare de quelque chose que l'on possède sans rien demander en retour, alors que l'échange est toujours accompagné d'un second transfert qui est la contrepartie du premier.
Tout ceci serait fort simple si une foule d'anthropologues et de philosophes n'étaient pas venus considérablement compliquer la distinction. Ainsi, Mauss, dans Essai sur le don, estime que le don est toujours suivi d'un contre-don, de sorte qu'un peuple qui a reçu une offrande doit toujours offrir à son tour quelque chose en contre-partie, sous peine d'être humilié par le donneur. Le don paraît n'être plus qu'un cas particulier de l'échange. A l'extrême inverse, Derrida, dans Donner le temps, soutient que le don, étant absolument gratuit, doit être dépourvu de toute réciprocité, à tel point qu'il faudrait que le donateur et le donataire s'ignorent absolument, et que le donateur ne sache même pas qu'il donne, de façon à ce qu'aucune dette d'aucune sorte n'apparaisse, de même qu'aucune possibilité de rétribution. Ici, le don est tellement éloigné de l'échange que Derrida en arrive à dire que le don n'a jamais eu lieu et n'aura jamais lieu. On peut encore relever la théorie de Bourdieu sur le don, dans Le sens pratique, livre obsédé par la tentative de concilier l'objectivisme (sous sa forme structuraliste : Mauss, puis Levi-Strauss) et le subjectivisme (Sartre). Pour Bourdieu, un don appelle bien un contre-don, mais la dimension temporelle doit être prise en compte, ce qui fait du don un défi lancé, un risque que peut prend le donateur. Il faut aussi tenir compte de la dimension sociologique du don, qui est une forme d'acquisition de prestige social, donc de conversion du capital économique en prestige. Bref, le don est aussi une sorte d'échange, mais qui s'inscrit dans des relations sociales distinctes de celles du domaine marchand. 

Je ne vais pas discuter en détails ces références, parce qu'elles me semblent totalement dépourvues de ce par quoi il faudrait commencer pour mettre les choses au clair, philosophiquement parlant. Ce qui aurait été nécessaire, c'est une distinction plus claire de ce qui est de l'ordre du fait, et ce qui est de l'ordre du droit. Il me semble que ce n'est qu'une fois cette distinction faite que les travaux sociologiques ou anthropologiques deviennent clairs. Sans cette distinction, les discussions n'en finissent pas de mélanger l'empirique et le conceptuel. 
Je précise également que je vais m'appuyer assez précisément sur le travail de François Athané, qui a écrit une histoire naturelle du don, justement parce que lui tient compte de la différence du fait et du droit. Athané l'exprime en termes de transferts exigibles ou non exigibles. Ainsi :
- un don est un transfert non exigible sans contrepartie exigible.
Cela signifie que le donataire n'a aucun titre ou aucun droit à faire valoir pour exiger du donateur que celui-ci lui donne quelque chose. Et une fois que le donateur a fait le don, il n'a pas non plus de titre ou de droit pour revendiquer une contrepartie en échange du don.
- un échange est une relation constituée par deux transferts, donc chacun est la contrepartie exigible de l'autre.
Ainsi, dans l'échange, le transfert d'un bien est toujours exigible, à la condition que l'autre partie ait elle-même donné quelque chose. Le premier à avoir donné a donc un droit à recevoir une contrepartie, à la différence du don qui ne donnait aucun droit.
Il me semble que ces définitions sont suffisantes pour résoudre la plupart des mystères dans lesquels sont plongés les sociologues : quand on donne, on ne crée aucun statut normatif, le donateur n'a droit à rien, et le donateur n'est tenu à rien. Quand on échange, on créé un statut normatif, le premier à avoir donné a dorénavant droit à un bien de valeur égale, et le second a dorénavant l'obligation de rendre ce bien de valeur égale. C'est donc l'apparition d'un devoir (et d'un droit qui en est la contrepartie) qui distingue le don et l'échange. L'échange implique un devoir de rendre, une dette. Le don n'implique aucun devoir de rendre. Il ne crée pas de dette.

Pourtant, l'anthropologie de Mauss vise à montrer que certaines relations de type don produisent pourtant une obligation de rendre. C'est ici que réside la confusion entre le fait et le droit. Le don ne créé aucune obligation. Il produit par contre, de fait, des désirs de rendre. Dans les sociétés primitives, c'est pour éviter la honte. Et dans la nôtre, c'est aussi pour éviter la honte, et parfois pour faire plaisir à nos amis qui nous ont devancés en nous offrant des cadeaux. Mais le désir de faire plaisir ou d'éviter la honte n'a pas de statut normatif. Il ne créé aucune obligation, aucun devoir, pour le donateur. Et, a fortiori, il ne crée pas non plus de droit pour le donataire d'exiger une contrepartie à son cadeau initial. Les sociétés finissent sans doute par prendre l'habitude d'offrir des cadeaux en contrepartie de premiers cadeaux, mais cela n'a jamais de statut normatif. On fait cela en partie parce que nous avons plaisir à le faire, en partie parce que ce sont des habitudes qui surprennent et déçoivent un peu quand elles ne sont pas suivies. Mon ami fête son anniversaire, et j'oublie de lui offrir un cadeau. Je me sens un peu bête, mais non pas obligé à quoi que ce soit, et mon ami ne va pas venir me voir réclamer son cadeau. 
Réciproquement, la conception de Derrida souffre aussi de cette confusion entre le fait et le droit. Il suffit de dire que le don ne crée pas de droit de rendre, qu'il ne créé aucun statut normatif. Mais il est hors de question de vouloir empêcher que, dans l'ordre des faits, les gens n'aient pas envie de rendre, ou que le donateur n'ait pas le sentiment d'avoir bien agi. Car tout ce qui se passe au niveau factuel est sans intérêt pour le concept du don. Or, Derrida veut réglementer le don pour en modifier les conséquences factuelles. C'est totalement absurde philosophiquement, et totalement ridicule dans la pratique. Les gens préfèrent donner en sachant que le donataire apprécie le geste et a de la gratitude pour eux. Tout cela est très normal, et même recommandable. Tant qu'à donner, autant que les gens se servent de cela pour tisser des relations humaines, et avoir l'occasion d'exercer leurs vertus morales. Peut-être Derrida veut-il comme Bourdieu limiter les effets de domination personnelle que produisent le don. Certainement, le mécénat créé plus de dépendance personnelle que le prélèvement des impôts et leur redistribution. On peut trouver cela mauvais, mais pas affirmer que le mécénat n'est même pas un don parce que le donateur et le donataire se connaissent et que le donataire devient un obligé. Le donataire a toujours le droit de ne jamais rien donner en contrepartie, et même de n'avoir aucune gratitude. 

Il me semble enfin que la distinction entre le fait et le droit est cruciale pour comprendre une grande partie des échanges économiques. En effet, la définition d'un échange est d'être une relation formée de deux transferts, chacun étant exigible. Or, là encore, il faut rappeler que, dans les faits, nombre d'échanges ne sont formés que d'un transfert. Ou bien parce que l'on donne un bien et que l'autre a une dette en échange, qu'il rembourse lentement ou bien parce que l'on donne et que l'autre s'enfuit avec le bien sans jamais rembourser, etc. C'est seulement au niveau du droit que l'échange appelle un transfert et une contrepartie. Et c'est justement pour cela que, tant que la contrepartie n'a pas été rendue, la personne qui doit rendre est en dette. Il est donc faux de dire, comme le fait Bourdieu dans Le sens pratique, que le don serait porteur d'un risque que l'échange n'aurait pas. Ce serait plutôt l'inverse. L'échange est risqué. Et ce risque est quantifiable, en fonction de la solvabilité des personnes, de la hauteur de la dette, de la durée du crédit, etc. Alors que le don, ne créant aucune dette, ne créé pas non plus de risque de ne rien recevoir en retour puisque rien n'est exigible en retour. Bref, Bourdieu, confondant fait et droit, croit voir du risque dans le don alors que le risque n'est qu'une probabilité empirique de contre-don, et passe à côté du risque véritable que représente un échange, dans lequel il arrive toujours que les individus manquent à leurs obligations. L'échange représente un risque parce qu'il y a une attente, de la part du premier donneur, de recevoir en retour sa contrepartie. Le donneur agit comme s'il allait être remboursé, et ainsi prend un risque. Par exemple, il continue à payer ses fournisseurs en prenant en compte le futur remboursement, en supposant qu'il a de l'argent. Mais si le remboursement ne vient pas, il ne pourra pas payer ses fournisseurs, et il sera donc ennuyé. Alors que le don ne créé aucune attente, donc pas vraiment de risque (si ce n'est au sens du risque de pluie ou d'avalanche). On inscrit les dettes dans son carnet de compte et on prend le risque d'agir comme si les dettes étaient de l'argent réellement sur le compte en banque. Alors que personne n'inscrit les cadeaux à venir de ses amis dans sa compatibilité. 
Et pour conclure, je dois encore signaler que ce n'est que si on distingue le fait et le droit qu'on peut arriver à donner une valeur morale au don. En effet, un échange a la qualité d'être toujours consenti. On n'a le devoir de rendre un bien que si on a accepté consciemment de prendre un bien de valeur équivalente à autrui. L'échange suppose égalité et liberté des contractants. Alors que le don, lui, peut être fait sans que le donataire ait donné son accord, notamment parce que les circonstances sont parfois telles qu'un refus est humainement inenvisageable (un affamé prendra toujours l'argent ou la nourriture qu'on lui tend, un malade grave acceptera les organes ou le sang qu'on lui propose), ou parce que la pression sociale est difficile à supporter (refuser un cadeau, souvent, serait terriblement vexant pour le donneur). Mais alors, cela signifierait que l'on peut se trouver en dette sans le vouloir, et que l'on peut forcer quelqu'un à nous devoir quelque chose. Ce serait méchant, et moralement inacceptable. Or, justement, c'est parce que le don ne créé aucun statut normatif qu'il ne met en dette personne, et donc qu'on peut le faire en toute générosité. En donnant, on montre qu'on a confiance dans l'amour et la générosité d'autrui, au lieu de le lier par des statuts normatifs. 

mardi 3 novembre 2015

Les sanctions financières doivent-elles varier selon le niveau de revenu?

Je précise tout d'abord que je souhaite parler uniquement des sanctions infligées par l'Etat, qui ont été publiquement acceptées. Je ne discute pas ici de celles qu'un groupe privé pourrait instaurer, puisque, par principe, un groupe ou une association privée est libre de fixer ses propres règles de fonctionnement. Par contre, l'Etat est soumis à des principes de justice, et c'est au nom de ces principes que je souhaite me demander s'il est plus juste que les sanctions financières soient égales pour tous, ou bien soient variables en fonction du niveau de revenu des individus sanctionnés. Et si c'est le cas, sur quelle règle doit-on faire reposer la variation?
D'abord, à titre de constat, il faut remarquer que l'Etat n'a pas de politique générale concernant les sanctions financières. Par exemple, un excès de vitesse sera sanctionné à l'identique pour tout conducteur, quel que soit son revenu. Par contre, un retard de paiement de l'impôt sur le revenu sera sanctionné par une majoration proportionnelle à l'impôt à payer. Donc, plus les revenus sont importants, plus la sanction est forte. 
Quelle est donc la politique la plus juste? Faut-il traiter tout le monde à égalité en fixant arbitrairement une sanction identique pour tous, ou bien l'égalité consiste-t-elle à appliquer la fameuse égalité proportionnelle d'Aristote, qui consiste (ici) à faire payer plus ceux qui ont plus, et moins ceux qui ont moins?

Je voudrais montrer que la seconde option de l'alternative est la bonne.
Tout d'abord, il faut admettre la valeur fondamentale de l'égalité devant la loi. Chaque individu doit être traité par l'Etat de la même façon, sans discrimination. Les lois sont les mêmes pour tous et s'appliquent de la même façon. Cela inclut les sanctions : une sanction doit être la même pour un homme riche et pour un homme pauvre.
Evidemment, cela ne dit pas encore si "même sanction" signifie, pour une sanction financière, "payer la même somme d'argent" ou bien "payer à hauteur de ses moyens". Pour cela, il faut étudier le concept de sanction financière. Celle-ci peut-être considérée de deux manières : 
- une sanction financière est le paiement d'une prime pour obtenir un certain droit. Par exemple, on peut tenir l'amende routière pour un droit de stationner sur une place non autorisé, ou pour un droit de rouler au-dessus de la vitesse autorisée.
- une sanction financière est le paiement d'une prime afin de dissuader les individus d'adopter une certaine ligne de conduite. Par exemple, on inflige des amendes routières afin que chaque conducteur ne se gare que sur les places autorisées ou ne dépasse pas la vitesse autorisée. 
Cette dualité est connue depuis assez longtemps. Mais généralement, elle est abordée d'un point de vue essentiellement moral, en condamnant la première approche, vue comme la corruption d'une pratique politique, réduite à une simple transaction économique. Or, cette dualité peut être exploitée d'une autre manière. Tout d'abord, j'accepte l'idée que la sanction financière est bien un moyen de dissuasion, et non pas l'achat d'un droit. Ce qui le montre, c'est que nous changerions le montant de la sanction, en l'alourdissant, si nous trouvions qu'elle n'a pas assez d'effet dissuasif. Mais nous ne le changerions pour gagner plus d'argent (car après tout, il faut parfois baisser le prix d'une chose pour en vendre davantage et ainsi s'enrichir). C'est donc la dimension de sanction qui sert à fixer le prix, et non pas des intérêts économiques. La sanction est donc bien un moyen de dissuader et de punir, et non pas l'achat d'un droit. 
Or, si la sanction était l'achat d'un droit par les individus auprès de l'Etat, la justice exigerait que la prime payée soit ma même pour tous, au nom du principe de l'égalité devant la loi. Par contre, si la sanction est un moyen de dissuasion, c'est plus subtil. Ce qui doit être égal, c'est la force de dissuasion, l'effet que cela a sur chaque personne. Or, puisqu'il y a des écarts de richesse entre individus, une amende de même valeur n'aurait pas la même force sur une personne riche et sur une pauvre. L'effet serait très fort sur la pauvre, et presque nul sur la riche. Donc la sanction serait forte sur le pauvre, et faible sur le riche, ce qui est injuste. Il faut que la sanction soit aussi forte sur le pauvre que sur le riche. On ne peut arriver à cela qu'en faisant varier la sanction en fonction du niveau de richesse. La justice exige que le riche paie davantage que le pauvre, afin que l'effet dissuasif de la sanction soit la même pour les deux.
Reste à calculer la manière exacte dont il faut faire varier le prix de la sanction. On pourrait appliquer un barème proportionnel, qui retiendrait un pourcentage fixe de la fortune, ou bien un barème progressif, qui consiste en un pourcentage croissant avec l'augmentation de la fortune. La réponse la plus juste me semble être le barème progressif, parce que l'argent a une utilité marginale décroissante. Plus on a de l'argent, moins il a d'utilité, donc plus on est prêt à le céder en échange de biens, de services, ou d'un droit à commettre une action interdite. C'est pourquoi, pour compenser ce phénomène d'utilité marginale décroissante, il faut pratiquer un taux de sanction croissant. Un taux proportionnel ne permettrait pas de corriger ce phénomène, puisqu'il suppose que l'utilité marginale de l'argent est constante, ce qui n'est pas le cas. 

L'Etat devrait donc aussi vite que possible rendre variables toutes les sanctions financières qu'il inflige. Toutes celles qui sont à prix fixe risquent en effet d'être tenues pour de simples primes à l'achat d'un droit, ce qu'elles ne sont pas, de toute évidence. En effet, établir un prix fixe, c'est nécessairement encourager les individus à s'enrichir afin de pouvoir payer ces amendes, alors que le but des amendes n'est pas d'encourager à s'enrichir, mais à dissuader les individus de commettre de mauvaises actions. Les sanctions proportionnelles, bien que moins inadaptées, ne sont pourtant pas encore à la hauteur. Les sanctions progressives sont les seules justes. 

samedi 31 octobre 2015

Que doit-on aux cadavres?

Il y a assez longtemps, j'avais soulevé la question du respect dû aux morts (Cadavres et objets d'art). La conclusion de l'époque était qu'il y a une morale à l'égard des choses, et pas seulement à l'égard des personnes, ce qui m'autorisait à rapprocher cadavres et œuvres d'art, comme des exemples d'objets devant être traités correctement. Pour être complet, j'aurais pu ajouter d'autres objets ayant une valeur symbolique, sans être des œuvres d'art, comme le drapeau de la nation, des pierres tombales, des symboles religieux, etc. 
Je voudrais ici reprendre cette discussion en la développant davantage, ce qui va m'amener à prendre mes distances avec ce que je soutenais à l'époque. Il me semble maintenant que j'étais un peu trop naïf en soutenant qu'il peut y avoir une morale à l'égard des choses.

Ayant eu à donner des cours à des étudiants infirmiers, j'ai été surpris de voir que leur notion de personne est assez éloignée de celle que la philosophie véhicule le plus souvent. Pour la philosophie, une personne est un être conscient, consciente d'elle-même, capable de délibérer, décider, s'imputer des actes, etc. Je ne dis pas que tous les philosophes sont d'accord avec Locke, mais que tous partagent une idée assez proche. Une personne est un agent suffisamment conscient pour agir de manière réfléchie, et suffisamment intelligente pour se représenter comment sont les choses. Cela a une conséquence, qui apparaît explicitement dans le texte de Locke (ESEH, II, 27) : La notion de personne est un sous-ensemble de la notion de vivant, qui est elle-même un sous-ensemble de la notion de chose. Donc, par définition, une personne est vivante. Pour Locke, une personne morte n'est pas une personne du tout. Je pense que tout le monde partage cette idée, au moins chez les philosophes. Il y a parfois des discussions au sujet des fœtus, pour savoir s'ils sont des personnes potentielles et pour savoir si ce genre de concept a un sens, mais aucun philosophe ne parle des cadavres comme étant des personnes, assorties d'une modalité quelconque.
Or, il ressort justement de mes discussions avec les infirmiers qu'il y a pour eux une continuité stupéfiante de la personne, avant et après la mort. Pour eux, c'est la même personne qui peut se trouver dans deux statuts, vivant ou mort. Autant pour un philosophe personne morte est une contradiction dans les termes, autant pour un infirmier, une personne peut être vivante ou morte. D'un point de vue pratique (et psychologique), cela se comprend assez bien : quand une personne alitée passe progressivement de la vie inconsciente à la mort, la transition est douce, et il semble qu'il faille traiter de la même manière la personne vivante alitée et la personne morte. Pourtant, bien qu'on puisse comprendre que la ressemblance des apparences pousse les infirmiers à ne pas marquer la différence entre vivant et mort, on est bien obligé de rappeler les évidences qui vont suivre.

Le problème direct et évident concernant le respect des morts vient du fait que toutes les théories morales reposent d'une façon ou d'une autre sur le devoir de prendre en compte les intérêts d'autrui. J'ai proposé tout récemment cette lecture en termes d'intérêts pour la morale kantienne. Je n'y reviens pas. En deux mots, une action est moralement correcte si et seulement si la maxime de l'action peut être rendue publique et les autres tenir cette maxime pour acceptable. Et si les autres trouvent cette maxime acceptable, c'est justement parce qu'elle traite leurs intérêts à égalité avec celle de l'agent. Il me semble que la lecture en termes d'intérêts s'applique assez naturellement à l'utilitarisme aussi. L'utilitarisme est une doctrine qui soutient que l'action moralement correcte est celle qui maximise la satisfaction des intérêts de tous les individus, en accordant à tous ces intérêts une égale prétention à la satisfaction (l'immoralité consistant à faire passer ses propres intérêts avant ceux des autres, ou bien à agir de sorte que des intérêts soient lésés). Habituellement, on parle aussi de l'éthique des vertus comme de la troisième théorie morale. J'aurais beaucoup plus de mal à réduire cette approche à celles des intérêts. Cependant, cette théorie est aussi bien trop abstraite pour pouvoir s'appliquer de manière intéressante au problème des morts. Car dire que la morale consiste à être vertueux est une chose, mais l'éthique des vertus ne donne pas de critère permettant d'identifier une action comme morale, ni de critère permettant de découvrir les vertus. Je vais donc la laisser de côté. 
Agir moralement est donc tenir les intérêts d'autrui pour d'égale importance aux siens. Mais cela signifie que l'on n'a aucun devoir à l'égard des morts, car les morts, évidemment, n'ont aucun intérêt. Ils ne vivent plus donc ils n'ont pas des intérêts liés à leur survie. Ils n'ont plus non plus de souci relatif à ce que l'on dit d'eux, puisqu'ils ne peuvent plus entendre ce qu'on dit. Etc. Toutes les notions morales classiques : respect du consentement d'autrui, liberté, égalité de traitement, bienveillance, etc. ne marchent plus à l'égard des morts. N'étant ni agent ni patient, mais juste de la chair humaine, il n'y a plus de considération morale qui s'applique à eux. Donc, le respect des morts ne peut pas être le respect pour les intérêts du mort. Il faut trouver autre chose.
La solution la plus évidente marche assez souvent, mais pas toujours. Elle consiste à soutenir que respecter les morts n'est pas dans l'intérêt des morts, mais dans l'intérêt de la famille des morts. En effet, massacrer ou ridiculiser un cadavre, ce serait assez directement insulter, humilier la famille du mort, et on peut évidemment admettre qu'il soit immoral d'humilier des personnes. Cependant, pour un libéral, il n'est pas non plus totalement évident qu'humilier soit moralement interdit. En effet, un libéral affirme que seule la nuisance à autrui doit être interdite, or, ce genre d'humiliation n'est pas exactement une nuisance à autrui. Massacrer un cadavre attriste sa famille, mais ne nuit pas aux intérêts de cette famille. Or, attrister des personnes est un droit, du moins pour un libéral. D'ailleurs, Ruwen Ogien, qui défend habituellement ce genre d'idées, ne s'est à ma connaissance jamais prononcé sur le sujet des cadavres, et il me semble évident que ce serait un sujet bien plus intéressant et sensible que celui des drapeaux, sur lesquels il s'est prononcé. Car dire qu'il n'y a rien d'immoral à brûler un drapeau même si cela choque les patriotes est une chose. Mais dire qu'il n'y a rien d'immoral à laminer un cadavre même si cela choque sa famille est déjà plus osé. On pourrait tenter de soutenir qu'enterrer un membre de sa famille est un droit. Néanmoins, l'enterrement n'est pas conditionné au bon état du cadavre. On peut enterrer un mort en mauvais état, ou même enterrer quelqu'un avec un cercueil vide. Et dernière chose, il arrive aussi que les cadavres n'aient pas de famille. Peut-on alors les massacrer à sa guise? Cela nous gêne à peu près autant que de massacrer un cadavre qui a une famille. C'est donc que le fait de respecter les cadavres n'est pas lié aux intérêts de la famille, puisque le bon état du corps n'est pas dans l'intérêt de la famille, et il semble qu'on est tenu de respecter les cadavres même s'ils n'ont pas de famille.
Un second argument consiste à parler des devoirs envers soi-même, plutôt qu'envers les autres. Cet argument est globalement acceptable, mais là encore, pas complètement. Il consiste à soutenir qu'on ne doit pas massacrer les morts parce que cela nous rend insensibles et cruels à l'égard des vivants et de leur souffrance. En effet, entre massacrer un mort et massacrer un vivant, il semble y avoir une frontière assez poreuse, et s'habituer à massacrer un mort rend cette frontière encore plus poreuse. Pour éviter cette pente savonneuse, on interdit donc de toucher aux morts. De cette façon, les gens ne prennent pas de mauvaise habitude et ne deviennent pas insensibles. C'est juste, mais il y a des professions qui touchent et découpent des corps, et qui pourtant ne suscitent pas la moindre réprobation morale. Prenons le cas des médecins légistes. Ils peuvent très bien découper les morts au scalpel, voire même les défigurer totalement, sans que nous trouvions que ce soit immoral. Cela provoque probablement du dégoût, mais un dégoût qui est esthétique et non moral. C'est pourquoi on voit souvent, dans les films, des personnes vomir de dégoût en voyant manipuler un cadavre, sans que cela soit associé à de la réprobation morale. Par contre, il y en aurait si le légiste joue avec le cadavre, au lieu de faire son travail avec un but précis. C'est quelque chose d'assez inexplicable. En effet, on dit parfois que la fin justifie les moyens : on fait quelque chose de mal, mais en vue de quelque chose de bien. Mais personne ne dirait que pour les légistes, la fin justifie les moyens. Ils ne font pas quelque chose de mal en vue d'un bien. C'est plutôt que ce qu'ils font n'est ni bien ni mal. Ils ne font que récolter des informations (ou autres) sur un cadavre. Il me semble qu'on n'y voit pas vraiment de problème moral, sauf si, et c'est ce qui est inexplicable, cela devient un jeu. Là encore, il me semble que l'explication par les devoirs envers soi-même n'est pas suffisante, parce qu'on ne reproche pas au médecin légiste de négliger un devoir envers soi-même. Il faut rechercher une meilleure explication. 

Je précise que je ne fais pas durer le suspens, mais que je fais part d'une certaine difficulté à trouver ce qui ne va pas dans la question du respect des morts. Je partage comme tous les membres de ma culture le sentiment que cela cloche de massacrer les morts, mais je pense avoir montré que les doctrines philosophiques ne sont pas à même d'expliquer pourquoi. On pourrait aussi se pencher sur l'anthropologie, mais on serait vite obligé d'avoir à discuter des croyances qu'on ne partage plus vraiment. Par exemple, si les morts nous surveillent encore, et peuvent nous punir en nous envoyant de mauvais sorts, on comprend qu'il faille prendre soin de leur corps et les enterrer dignement. Mais plus grand monde ne croit à la survie des âmes, et à peu près plus personne ne croit que les morts nous envoient des mauvais sorts. Il est possible que beaucoup de cultures aient adopté ce genre de croyances, et que nous ayons pris un certain pli psychologique, en traitant bien nos morts, de sorte que les croyances ont disparu aujourd'hui mais que ce pli psychologique perdure. 
D'autant plus que pas mal de clichés anthropologiques (il faudrait faire un long travail d'enquête pour savoir si ces clichés ont toujours cours, ce qui dépasse le cadre de ce post) associent l'enterrement des morts au passage à l'humanité. De sorte que ne plus manifester ce respect pour les morts revient à sortir de l'humanité pour retourner à l'animalité ou à la barbarie. On trouverait donc quelques points communs structurants toute société humaines : interdit de l'inceste, enterrement des morts. Le premier interdit permettrait à la société de se reproduire, donc de produire des vivants, alors que la seconde règle permettrait de fixer le rapports des vivants aux morts.
Je crois que cette explication est la plus satisfaisante, parce que nous avons le même type de prévention à l'égard de l'inceste qu'à l'égard du respect des morts. Nous sommes scandalisés par le massacre des cadavres de la même façon que par les relations entre pères et filles ou entre frères et sœurs. Dans les deux cas, nous sommes embarrassés de réduire cela à un dégoût seulement esthétique, mais nous ne savons pas non plus très bien comment justifier cela d'un point de vue moral. Je ne dit pas que mon argument est une preuve, mais il me semble qu'il est un bon indice que le respect des morts est seulement une longue pratique anthropologique, mais pas quelque chose qu'on puisse moralement justifier. On ne doit rien aux cadavres, on les respecte comme on respecte les règles de politesse y compris si elles ne servent à rien. 

jeudi 15 octobre 2015

Interprétation hétérodoxe de l'impératif catégorique

Je voudrais proposer ici une lecture de l'impératif catégorique kantien qui n'a certainement pas la prétention d'être une lecture acceptable pour l'historien de la philosophie. Par certains aspects, elle s'oppose même à la lettre du texte de Kant (je m'appuierai essentiellement sur les Fondements de la métaphysique des mœurs). En cela, cette lecture est hétérodoxe. Néanmoins, je voudrais la présenter quand même parce qu'elle a le mérite de rendre compréhensibles certains points de doctrines qui sont difficiles à comprendre si on les prend à la lettre, et de plus, elle me semble extrêmement simple à comprendre. Ainsi, sa valeur est de pouvoir éclaircir certaines thèses de Kant au lieu de se battre sans fin dans des querelles exégétiques. Par ailleurs, cette lecture me semble suffisamment acceptable pour être défendable en tant que conception morale à proprement parler. Il ne s'agit donc pas seulement d'une lecture d'un texte de Kant, mais de la construction d'une position en matière d'éthique normative. 

Je voudrais expliquer l'impératif catégorique kantien. Selon lui, cet impératif, qui est unique, a néanmoins trois formulations :
1) je dois agir de telle sorte que je puisse aussi vouloir que la maxime de mon action devienne une loi universelle.
2) je dois agir de telle sorte que je traite l'humanité aussi bien dans ma personne que dans la personne de tout autre toujours en même temps comme une fin et jamais simplement comme un moyen. 
3) je dois me considérer, au même titre que tout autre être raisonnable, comme volonté instituant une législation universelle (un règne des fins).
Ceci étant posé, je serai moins soucieux de la lettre du texte. Kant essaie de montrer que ces trois principes expriment de l'impératif catégorique respectivement la forme, le contenu, et la réunion des deux. Cela permet de montrer pourquoi il y a trois et seulement trois formulations, mais cette explication de Kant est loin d'être claire. Kant essaie de distinguer fins objectives et fins subjectives, et ceci aussi est loin d'être évident. Kant développe beaucoup le thème de l'autonomie de la volonté, thème aussi assez délicat. Je voudrais faire plus simple.

Pour ce faire, il me semble qu'il faut renoncer à un dualisme des volontés rationnelles et des intérêts empiriques, voire pathologiques. Contre l'usage que fait Kant du terme d'intérêt, qui le lie presque toujours à la partie de l'homme qui est déterminé par la nature, je voudrais utiliser ce terme au sens de quelque chose que l'agent reconnaît comme bon pour lui. Une personne a de multiples intérêts, qui correspondent aussi bien à ce que cette personne valorise à titre de moyen, que ce qu'elle valorise à titre de valeur intrinsèque, de fin. En un certain sens, ce choix est encore plus dualiste que Kant. Car il revient à soutenir qu'il n'y a rien de tel que des intérêts dans la nature. La nature est rempli de corps et de mouvements, mais pas d'intérêts. Un intérêt n'existe que si la raison (Kant dirait la volonté) tient quelque chose pour bon. Un intérêt est donc le résultat d'une évaluation, et n'est donc pas simplement une tendance naturelle.
Cette définition de l'intérêt par ce qu'un agent tient pour bon a une conséquence : seule une personne peut avoir des intérêts. L'ensemble des êtres vivants n'en a aucun. Un animal ou une plante n'a pas d'intérêt, faute d'avoir les capacités rationnelles lui permettant de se représenter un choix à faire, de justifier ce choix, de s'imputer des actions, etc. Il y a bien entendu des choses bonnes et mauvaises pour un animal, mais ces choses ne le sont que relativement à un point de vue choisi arbitrairement par l'homme. Nous trouvons évidemment que rester en vie n'est pas un intérêt totalement arbitraire,et donc, en un sens, il est admissible de tenir le fait de rester en vie pour un intérêt objectif de l'animal ou de la plante. Pourtant, cet intérêt-là n'a pas ce statut réflexif qu'un intérêt a chez une personne, qui est toujours capable de l'examiner et de le mettre en balance avec d'autres. Après tout, pour nous humains, il arrive parfois que notre intérêt pour notre vie soit confronté à d'autres intérêts, par exemple la justice, le bien-être de nos proches, etc. Il n'y a pas de raison qu'en droit, un animal ne puisse pas avoir un conflit semblable. Sauf que, faute de moyens intellectuels pour avoir ce genre de délibération, l'animal est condamné à n'avoir que les intérêts que nous humains voulons bien leur concéder, sur la base d'une observation (en gros : vivre pour les plantes et animaux, ne pas souffrir pour les animaux sensibles). 

Armé de ma notion d'intérêt, je souhaite maintenant expliquer le premier impératif kantien. Toute action humaine est motivé par un intérêt. Cet intérêt se retrouve dans l'intention de l'action : une action intentionnelle est une action réalisée dans le but de parvenir à satisfaire l'intérêt qui la suscite. Par exemple, mon intérêt est de rester en bonne santé. Je vais donc à la pharmacie acheter des médicaments pour me soigner. Ici l'intention de l'action d'aller à la pharmacie est le fait de se soigner. L'intention est donc reliée à l'intérêt qui est de rester en bonne santé. 
L'impératif exige d'agir de sorte que la maxime de mon action devienne une loi universelle. Il est incontestable que la maxime de mon action est l'intention de mon action. Kant ne se demande jamais ce qu'il se passerait si une action était universalisée (ce serait grotesque, car cela rendrait presque tout immoral). Il se demande ce qui se passerait si une action considérée selon une certaine intention était universalisée. Par exemple, l'action de mentir à son banquier avec l'intention de ne jamais rembourser le prêt qu'il va me consentir est-il moral? Non répond Kant, car l'universalisation de l'intention de tromper aboutirait à une situation paradoxale, dans laquelle il ne serait plus possible de tromper. En effet, si tout le monde avait l'intention de tromper, les banquiers ne prêteraient tout simplement pas, ce qui ferait disparaître toute occasion de mentir. 
Cet impératif peut être exprimé en termes d'intérêts. Ce qu'il prescrit, c'est de se demander si nous pourrions vouloir que nos intérêts soient publiquement observables, ou connus de tous. C'est ici le sens de l'universalité. En imaginant que tout le monde a les mêmes intérêts, on se représente une situation dans laquelle tout le monde connaît nos intérêts. Or, certains intérêts ne seraient jamais satisfaits s'ils étaient publics. Par exemple, obtenir de l'argent sans le rembourser est un intérêt qui ne supporte pas la publicité. Si autrui sait que j'ai cet intérêt, alors il ne me prêtera pas d'argent. De même, désirer manipuler quelqu'un par la persuasion, désirer le violenter pour avoir un rapport sexuel, désirer monter dans un bus sans avoir payer, sont tous des intérêts qui ne survivraient pas à leur publicité. Si mon interlocuteur sait que je veux le manipuler, cela ne marche plus. Si une personne sait que je veux la violer, elle va s'éloigner. Si le chauffeur de bus sait que je ne veux pas payer, il va appeler le contrôleur. Bref, l'universalisation kantienne signifie l'exigence de publicité des intérêts.
On voit d'ailleurs que la publicité des intérêts n'a un effet que parce qu'autrui a aussi ses propres intérêts. Mon interlocuteur veut croire seulement des choses qu'il a jugées lui-même ; la personne ne veut avoir des rapports sexuels que consentis ; et la compagnie de bus veut gagner de l'argent. Sans ces intérêts antagonistes, la loi morale n'aurait aucun sens. Voilà, il me semble, de quoi expliquer bien plus simplement que Kant pourquoi la morale se destinerait aux êtres raisonnables. Au lieu de chercher à tout prix pourquoi la raison aurait une valeur par elle-même, ou pourquoi une volonté bonne serait bonne, on peut simplement dire que la morale est seulement la règle qui permet de vérifier que mes intérêts n'empiètent pas sur les intérêts des autres. Et cette règle est donc très simple : supposant que mes intérêts sont accessibles à tous les autres, alors sont morales toutes les actions qui n'obligeraient pas les autres à changer de ligne de conduite pour éviter que je nuise à leurs intérêts. 

j'en viens maintenant au second énoncé de l'impératif catégorique, celui exigeant de traiter les humains comme des fins, et jamais seulement comme des moyens. Là encore, cet énoncé est profondément obscur. On comprend assez bien ce que signifie instrumentaliser autrui, mais l'idée de traiter une personne comme un but est à la limite du non-sens. Une personne n'est pas un but. Les seuls buts que nous pourrions avoir, c'est être ami avec une personne, avoir de l'argent, être de bonne humeur et en bonne santé, etc. Être ami avec quelqu'un est un but, mais ce quelqu'un n'est pas un but. Donc, il faut réexpliquer correctement cet impératif.
Là encore, c'est la notion d'intérêt qui permet d'en rendre compte. Traiter une personne comme un moyen, c'est tenir ses intérêts pour secondaires par rapports aux nôtres. C'est donc se permettre de sacrifier les intérêts des autres si cela peut bénéficier aux nôtres. Reprenons l'exemple du banquier à qui je mens pour avoir un prêt. Son intérêt est d'être remboursé. Le mien est de nuire à ses intérêts en vue de garder tout l'argent. Je hiérarchise donc ses intérêts et les miens, en tenant les siens pour inférieurs aux miens, ce qui justifie que je en lui rembourse pas l'argent qu'il m'a prêté. Instrumentaliser revient toujours à cela. Au contraire, tenir l'autre pour une fin, c'est tenir ses intérêts pour ayant même valeurs que les nôtres. Moi-même, ma propre existence et mon propre bien-être sont des fins pour moi, et c'est pourquoi mes intérêts sont absolus, et ne peuvent être sacrifiés pour quelque motif que ce soit. Or, être moral, c'est, selon Kant, estimer que la vie et le bien-être des autres est aussi une fin pour moi, donc que les intérêts des autres sont aussi absolus que les miens. Je ne peux donc pas sacrifier les intérêts des autres pour servir les intérêts de quiconque (aussi bien moi-même, que mes proches, ou la société). 
C'est probablement ici que l'on voit la différence radicale entre Kant et les approches utilitaristes. Pour Kant, un intérêt est toujours absolu, il ne peut pas être abandonné pour un motif quelconque, excepté, évidemment, si cet intérêt porte le projet de nuire à d'autres intérêts. La personne étant égale à toutes les autres, ses intérêts ne peuvent être sacrifiés au nom de ceux des autres. Voici donc mon explication de la dignité de la personne : avoir une dignité, c'est avoir des intérêts qu'on ne peut pas sacrifier au nom de la satisfaction d'autres intérêts, aussi beaux et nobles qu'ils puissent être. Seul le consentement d'une personne permettrait d'aller contre ses intérêts, justement parce que ce consentement signifie que la personne abandonne un (ou plusieurs) de ses intérêts. En acceptant, par exemple, de mourir pour sauver deux autres personnes, celui qui le fait admet que son intérêt n'est dorénavant pas de rester en vie, mais que les deux autres personnes survivent. La personne peut donc très bien adopter des intérêts altruistes, et renoncer à ses intérêts égoïstes. Mais il n'est jamais possible de sacrifier les intérêts d'une personne. Au contraire, pour l'utilitarisme, c'est la valeur en termes de bien-être qui compte, et non pas le respect des intérêts. Une société ou un individu peut donc très bien aller contre les intérêts de quelqu'un parce que cela augmenterait la somme totale de bien-être. L'utilitarisme refuse totalement l'idée de dignité des personnes : le respect des intérêts n'a aucune valeur morale particulière. C'est d'ailleurs aussi pour cette raison que l'utilitarisme est infiniment plus éloigné du libéralisme que Kant. L'utilitarisme pourrait réaliser le bonheur collectif en forçant les gens. Alors que pour Kant, il est tout simplement incompatible avec l'idée que les personnes sont des fins en soi que l'on puisse les forcer. 

Il reste maintenant à examiner la dernière formulation de l'impératif catégorique. Celle-ci énonce que nous devons nous considérer comme législateur d'un règne des fins. Cela signifie que nous sommes moraux si nous représentons nos intérêts comme entièrement compatibles avec ceux des autres, et donc que nous agissons au sein d'un monde dans lequel les actions et intérêts des autres ne sont jamais antagonistes avec les nôtres. Le règne des fins est une sorte d'utopie, une représentation d'un paradis moral. Tant que je me vois comme égoïste, je me vois nécessairement comme en conflit avec les autres, parce que je dois bien admettre que les autres seront aussi égoïstes et que nos intérêts seront inévitablement antagonistes. Alors que si je suis parfaitement moral, je souhaite que mes intérêts et mes actions puissent être totalement compatibles avec ceux des autres. Ils peuvent le devenir si ces intérêts sont parfaitement publics, et que ceux des autres le sont aussi. 
Bien sûr, cela ne signifie pas que tout dans le monde soit rose, parfait, sans douleur, sans tension. Il restera des pauvres, des amoureux éconduits, des grands malades, etc. Simplement, cela signifie que la manière dont se passent les choses est entièrement compatible avec les intérêts de chacun. Je peux bien me ruiner dans des entreprises hasardeuses, mais cela se sera passé sans que je fraude, ni que mes clients tentent de ne pas me payer. Je peux bien avoir une vie amoureuse frustrée, mais cela se sera passé sans que je me livre à des activités adultères ou autres. Je peux bien avoir perdu mes procès, mes parties de football, mais cela se sera passé selon des règles dont je reconnais la validité. Bref, la vie peut encore être affreuse dans le règne des fins, mais elle est entièrement morale, c'est-à-dire que les intérêts de tous sont absolument respectés. Il faut juste comprendre qu'un intérêt respecté n'est pas un intérêt satisfait. Quand je fais une excellente affaire en achetant à très bas prix une maison, je respecte les intérêts de l'ancien propriétaire, bien que je ne satisfasse pas ses intérêts, qui seraient de vendre cher. Dans le règne des fins, on peut encore être plumé, mais pas volé!


Je résume : l'impératif kantien exige le respect inconditionnel des intérêts des autres personnes. La formulation la plus directe se trouve dans la seconde formulation, qui énonce qu'il faut tenir les intérêts des autres pour des fins absolues, et non des choses que l'on pourrait sacrifier pour satisfaire nos propres intérêts. La première formulation, elle, ne donne pas le contenu de l'impératif mais plutôt un moyen de le mettre en oeuvre, un critère. Ce critère est la publicité des intérêts. En supposant que tout le monde connaît nos intérêts, on peut vérifier que notre action est morale. Si les autres changeaient leur comportement suite à la découverte de nos motifs, c'est que nous agissons immoralement, et que nous les instrumentalisons. Si au contraire les autres pouvaient continuer à agir comme ils le font, c'est que nous respectons leurs intérêts. Enfin, la troisième formulation est bien comme le dit Kant, une réunion de la première et de la seconde formulation : elle est la représentation d'une situation dans laquelle les intérêts de chacun sont à la fois publics, et parfaitement respectueux des intérêts de tous les autres. Elle est un idéal, non pas chargé directement de guider l'action, mais de montrer vers quoi tend l'action morale.