mercredi 30 mars 2011

Le bon sens

Le bon sens cartésien est cette faculté infaillible de voir que quelque chose est vrai, quand la vérité de cette chose nous est présentée de manière indiscutable. Celui qui fait un raisonnement suivant parfaitement les règles de la logique aboutit à une conclusion, et son bon sens lui fait comprendre que sa conclusion est fiable, de même que toutes les étapes du raisonnement. Bref, le bon sens cartésien est une notion circulaire et inutile. Dire que le bon sens est la capacité infaillible de reconnaître le vrai, lorsque le raisonnement a été bien fait, présuppose que nous puissions déjà savoir ce qu'est un raisonnement dans les règles, pour définir le bon sens. Il n'y a pas de capacité de reconnaître le vrai. Il y a seulement une capacité à faire des inférences valides, capacité que nous avons plus ou moins bien apprise. Inutile d'ajouter à cette capacité une mystérieuse faculté de contrôle, de réflexion. On peut donc raisonner, mais on n'a nul besoin d'avoir à adhérer à son raisonnement. Raisonner, c'est adhérer (au moins de manière hypothétique).

Par contre, le bon sens existe, et il est une faculté absolument indispensable aux hommes, sans laquelle ils ne pourraient rien faire. Ce bon sens prend d'abord la forme d'une faculté de juger, pour parler comme Kant : c'est la capacité de reconnaître les objets auxquels nous avons affaire. Cette capacité doit être appelée bon sens, parce qu'elle est définie par son caractère informel. Ce bon sens ne peut pas être appliqué en suivant des règles, car s'il fallait suivre des règles pour s'en servir, il faudrait encore un bon sens de degré supérieur pour vérifier que les règles du bon sens inférieur ont été bien suivies. Bref, reconnaître des objets se fait sans règle, se fait de manière complètement informelle. 
Cependant, on peut définir les concepts comme des règles pour la classification des objets, mais ces règles s'appliquent sans règle, de manière purement informelle. Celui qui ne voit pas qu'il a deux mains, et dix doigts ne peut pas être corrigé, il n'y a plus aucun conseil à lui donner (c'est-à-dire de procédure à suivre) pour lui faire prendre conscience de ses mains. Soit il le voit, soit on ne peut plus rien pour lui. S'il n'a aucun bon sens, il n'y a rien que l'on puisse faire pour lui. Mais heureusement, ces hommes, s'ils existent, sont fort rares. Ainsi, à chaque fois qu'il faut suivre une règle, par exemple pour identifier un objet, il faut en même temps utiliser son bon sens, afin d'utiliser correctement les règles dont nous disposons. Nous savons qu'une main humaine est un morceau d'os et de chair, en prolongement du bras, et qui contient cinq doigts. Ceci est la règle pour reconnaître une main. Mais à celui qui ne parvient pas à comprendre que cette règle est satisfaite par ces deux "trucs" qui lui sont attachés, il n'y a rien à dire, rien à expliquer. Il doit les voir, c'est tout.

Peut-on dire, comme Descartes le suggère, que le bon sens soit la chose du monde la mieux partagée? Il faut répondre que tout le monde a un sens, et donc qu'il est un sens commun. Tout le monde partage ce sens commun. Par contre, il s'en faut de beaucoup pour qu'il soit toujours bon. Il est souvent fautif, faible, manquant de pertinence. Bref, le bon sens s'entraîne, s'exerce, mais ne s'utilise pas en suivant des règles. Le bon sens est la seule faculté en nous qui ne soit pas mécanisable. On peut mettre sous forme d'algorithme des procédures de raisonnement, mais pas une procédure pour suivre des procédures. 
Comment fait donc la machine, puisqu'elle n'a pas de bon sens? Elle le fait grâce à son hardware : c'est la partie électrique, matérielle, qui assure le respect de règles, c'est-à-dire du programme (du software). Ainsi, la procédure pour suivre des procédures, si l'on peut dire, n'appartient pas au programme lui-même, mais appartient à la partie matérielle de la machine. Qu'il en soit de même chez les hommes, et que le bon sens repose, in fine, sur la biologie et sur un dressage, est une hypothèse vraisemblable, sur laquelle je ne m'étendrai pas ici.

mardi 29 mars 2011

Assumer son destin

Peut-on assumer la responsabilité d'un évènement, lorsque cet évènement était inscrit dans la fatalité, et que, quoi que nous fassions, nous ne pouvions pas l'empêcher d'advenir?
Nous avions déjà eu l'occasion de montrer que punir les hommes ne suppose absolument pas qu'ils soient libres (cf. A-t-on inventé le libre arbitre pour punir les hommes?), mais suppose simplement que la punition produise un effet sur les comportements, soit du coupable, soit du reste de la population. Mais ici, le problème est différent. Il consiste à se demander si un homme peut être tenu pour responsable de ce qu'il n'a pas cherché, et même, quelque chose qu'il n'aurait pas pu éviter.

Pour clarifier la discussion, on peut partir d'un exemple contemporain : celui de l'endommagement d'une centrale nucléaire, à cause d'une conjonction de catastrophes, à savoir un tremblement de terre suivi d'un tsunami, qui ont brisé toutes les procédures de sécurité de la centrale. Pour schématiser la discussion, on peut supposer que les ingénieurs et ouvriers ont tous travaillé correctement, n'ont commis aucune erreur de procédure, aussi bien dans la construction de la centrale, que dans son fonctionnement quotidien. Pourtant, malgré le respect scrupuleux des règles, ceci n'a pas suffit, et la catastrophe est arrivée, le réacteur a fondu, les murs ont été détruits, et la radioactivité s'est échappée.Que faut-il donc penser de ceux qui ont construit ces centrales?

Jean-Pierre Dupuy propose la notion de fatalité rétrospective pour analyser un tel cas. Selon lui, tant que les évènements ne sont pas encore joués, tout reste possible, l'action peut avoir de l'effet. Les hommes doivent donc agir, et ne pas se résigner. Il n'est pas question de s'abandonner au destin qui serait écrit par avance. Donc, dans l'action, au présent, rien n'est écrit, et il faut agir comme si tout était possible. Par contre, une fois l'action passée, et que l'on peut regarder en arrière, on peut s'apercevoir que l'on ne pouvait rien à ce qui s'est passé, et que, quelle que soit notre action, ce qui s'est passé devait se passer. Quelles que soient les mesures de sécurité mises en place, il aurait été impossible de déjouer la puissance du tremblement de terre et des vagues géantes. Bref, avant la catastrophe, l'homme est responsable et doit agir, mais après la catastrophe, on peut s'apercevoir que la fatalité était la plus forte, et que nous ne pouvions rien faire.
Dupuy conclut donc, assez naturellement, que les hommes ne sont pas responsables de tout. Ils sont responsables de leurs actions avant l'évènement en question, mais pas de ce qui dépasse tout ce qu'ils pourraient entreprendre. Parfois la fatalité est plus forte, et personne n'est responsable d'avoir échoué face à elle.
L'idée du caractère rétrospectif de la fatalité est très convaincant : c'est seulement après s'être affronté aux évènements que l'on peut déterminer si nous pouvions ou pas nous y opposer. Autant l'idée d'une fatalité en général est dépourvue de sens, autant l'idée d'évènements face auxquels nous ne pouvions rien a bien un sens. Chacun fait souvent ce constat, après avoir compris ce qu'il aurait dû faire, que ce qu'il aurait dû faire était bien au-dessus de ses forces.

Néanmoins, l'idée que nous soyons victimes de la fatalité nous dédouane-t-elle vraiment? Je pense que l'on peut soutenir que non. Pourquoi?
Parce que, certes, il n'était pas dans le pouvoir des hommes de s'opposer à la fatalité, mais il était en leur pouvoir de prendre le risque de s'y confronter. Les hommes ont accepté de courir un risque, et l'ont accepté avec une pleine responsabilité. Ils sont donc également responsables des résultats de cette prise de risque. Aristote, dans l'Ethique à Nicomaque, parle dans les mêmes termes de l'alcoolique : une fois dépendant de sa bouteille, il n'est plus du tout capable de s'opposer à son destin qui est de boire jusqu'à en mourir. La fatalité est devenue plus forte que lui. Par contre, il était libre de ne pas commencer à boire, et c'est pourquoi il est responsable de s'être mis dans une situation où il ne peut plus rien contrôler. Il est responsable de s'être retrouvé face à la fatalité, plus forte que lui. Il en est de même aujourd'hui : l'homme n'est pas directement responsable de ce qui s'est passé dans cette centrale, mais il est responsable de s'être mis dans une situation de risque, dans une situation qui risquait de le placer sous le rouleau compresseur de la fatalité. Bref, avoir construit des centrales nucléaires, cela revient à boire un ou deux petits verres d'alcool tous les soirs, en se disant que l'on ne risque pas grand chose. 
Je précise que la notion de risque ici employée est assez informelle, au sens où elle ne fait pas l'objet d'un calcul. Personne ne pouvait chiffrer la probabilité de ce qui s'est passé à Fukushima, de même que personne ne peut chiffrer à partir de combien de verres on devient dépendant. Par contre, chacun connaissait les risques, au sens des choses qui étaient possibles : une dégradation de la centrale et un rejet de radioactivité font partie des évènements possibles, même si on ne sait pas en mesurer exactement la probabilité. 

Ainsi, il me semble que l'homme n'est pas seulement responsable de ce qu'il savait certain, mais aussi de ce qu'il savait possible. Celui qui a construit une centrale est responsable des accidents qu'il ne pouvait pas prévoir, mais qu'il savait possible. Je concède la dureté de cette morale, parce qu'il y a parfois des moments où il faut agir, même en sachant que les conséquences possibles sont mauvaises. Car cette morale de la fatalité rétrospective doit aussi être, me semble-t-il, une morale du jugement moral rétrospectif : c'est seulement après les évènements que l'on peut dire si on a eu tort ou raison d'agir. Si la centrale n'avait pas eu de problème, alors ses promoteurs auraient eu raison (abstraction faite de toute autre objection que l'on peut faire au nucléaire), mais puisque la centrale a eu des problèmes, ils ont eu tort. 
Donc, oui, les dirigeants qui ont décidé de construire des centrales au Japon sont responsables. Chacun est responsable de s'être mis face à la fatalité, face à la fortune. Et il est donc inévitable que le jugement moral de ces hommes repose entièrement sur la fortune. Décidez à pile ou face si vous laissez vivre un homme, ou si vous l'abattez. Si la pièce tombe du mauvais côté, vous ne pouvez pas faire porter la responsabilité du meurtre sur la pièce de monnaie. Seul celui qui l'a lancée est responsable. 

dimanche 27 mars 2011

La suite

Dans un récit, une suite est un ensemble d'évènements qui se situent après le moment présent. En mathématiques, une suite est un ensemble d'élément indexés par les entiers naturels (et donc rangés par ordre), et suivant une certaine loi de succession. Les suites de récits et les suites mathématiques ont donc des caractéristiques communes : elles sont une succession d'éléments ordonnés, et dont la position respective ne peut être changée. Dans un récit, chaque évènemenent est à sa place, et il n'est plus possible de changer l'ordre des évènements sans détruire le récit. En mathématiques, chaque élément est à sa place, et il n'est pas non plus possible de changer leur ordre, sous peine de modifier la loi de succession de ces évènements.

Dire que les éléments d'une suite ont une place bien définie, et que l'on ne peut pas les changer de place, signifie que l'ordre entier de la suite est nécessaire. Il est nécessaire que tel élément précède tel autre, et succède à tel autre. Avec l'idée de suite vient donc toujours celle de nécessité. C'est justement ce qui distingue la suite d'un simple ensemble d'éléments. Dans un ensemble d'élément, aucun élément n'a d'ordre d'apparition, aucun n'est indexé. L'ordre dans lequel on les mentionne n'a donc aucune importance, cet ordre est contingent. Par contre, l'ordre des éléments d'une suite est nécessaire. Si l'on change l'ordre des éléments, on change de suite. 

Mais la comparaison entre les mathématiques et le récit semble avoir ses limites. La nécessité dont il est question dans les deux cas ne semble pas de même nature. Dans le cas des mathématiques, la nécessité semble forte. Une suite étant posée, il est possible de la continuer indéfiniment, sans commettre d'erreur, parce qu'il n'y a, pour chaque élément de la suite, qu'une et une seule manière de la continuer. Alors que pour le récit, la nécessité semble beaucoup plus faible. C'est la nécessité dont parle Aristote dans la Poétique. Un récit doit avoir une certaine nécessité, c'est-à-dire que celui qui y assiste doit penser que les évènements n'auraient pas pu se passer autrement, qu'il était nécessaire que l'histoire suive le cours qu'elle a effectivement suivi. Mais, bien que la suite des évènements nous paraisse nécessaire, il est pourtant impossible de déduire, à partir du début, la fin du récit. Prenons une pièce de théâtre, Antigone, par exemple. Il s'agit d'une tragédie, donc chacun se doute que la pièce finira mal. Mais, même après avoir assisté au début de la pièce (Antigone qui veut enterrer son frère malgré l'interdiction de Créon), il est impossible d'en déduire la fin (Antigone enterrée vivante). Une fois que l'on connaît la fin, on comprend que cela ne pouvait être autrement, compte tenu des circonstances, du caractère des personnages, etc. Mais la nécessité ne s'éprouve que dans l'instant, et rétrospectivement. Il est impossible d'anticiper à l'avance ce qui n'a pas encore été joué.
Cette nécessité est une notion capitale, aussi bien dans les arts que dans l'argumentation en général. Une peinture représente une totalité qui a une unité. Chacun comprend que le tableau devait contenir tout ce qu'il contient, mais pas plus que ce qu'il contient. Pourtant, supposons qu'un tableau nous arrive déchiré en deux, et que nous n'ayons qu'une moitié du tableau. Cette moitié ne permet pas de reconstituer la moitié manquante. Le tableau, quand il est complet, a une nécessité, mais cette nécessité ne permet pas de déduire la suite, ou ici, le reste du tableau. 
De même dans l'argumentation. En général, un philosophe ne corrige pas ses propos passés, mais ajoute de nouveaux éléments aux anciens. L'ensemble forme un système cohérent, articulé, complet. Pourtant, là encore, il n'est pas possible de simplement déduire de nouveaux énoncés à partir des anciens. Toute extrapolation est un jeu très risqué, même s'il est évidemment tentant de se risquer à y jouer. A chaque instant, celui qui argumente prend une position nouvelle, qui lui parait nécessaire, mais qui n'est pas la simple conséquence logique de ce qu'il a dit plus tôt. Il y a bien uné nécessité, mais faible. 

De ce point de vue, y a-t-il vraiment une différence avec les mathématiques? Il pourrait sembler que oui. Si l'on nous demande de poursuivre la suite des entiers naturels, nous avons l'impression que nous pouvons déduire à coup sûr les nombres suivants, sans nous tromper. La nécessité semble ici une véritable contrainte. Et c'est d'ailleurs pour cela qu'une pauvre calculette peut écrire la suite des entiers naturels, alors que l'ordinateur le plus puissant au monde ne pourra pas écrire le texte perdu d'Aristote sur la comédie, en s'appuyant sur l'ensemble de ses autres textes. Dans le cas des mathématiques, la nécessité est forte, ce qui permet de poursuivre sans ambiguïté la suite, alors que dans le cas du récit, la nécessité est faible, ce qui ne permet pas de la poursuivre.
Mais est-ce si simple? Non, car compte tenu d'une suite numérique donnée (donc une suite finie, puisqu'une suite infinie, évidemment, ne peut jamais nous être donnée), il n'est pas possible de déduire de manière univoque une loi de succession. Il est toujours possible de trouver plusieurs lois de succession, qui sont compatibles avec l'ensemble des éléments dont on dispose, mais qui finiraient par diverger. Donc, la loi de succession que l'on peut établir ne peut au mieux, que satisfaire l'ensemble des éléments que l'on possède déjà, mais rien ne prouve définitivement qu'elle conviendra toujours dans le futur. En fait, dans l'exemple des entiers naturels, si on peut poursuivre sans difficulté, c'est justement parce que l'on nous a donné la règle pour continuer (ajouter une unité). Mais si l'on avait seulement un nombre fini d'entiers naturels, il y aurait toujours un doute sur la manière dont il faut continuer.

Ainsi, en mathématiques comme dans le récit, la nécessité est toujours faible. Il n'est jamais possible de dérouler de manière certaine une suite mathmétique, et il n'est pas non plus possible de dérouler à l'avance le fil d'une histoire. Certes, si on connaît la loi de succession, le problème ne se pose pas. Mais il n'en est jamais ainsi dans le récit, et c'est pourquoi la comparaison avec les mathématiques n'aurait plus lieu d'être. Par contre, lorsque l'on a des éléments, en nombre fini, et que l'on doit deviner les élements suivants, de multiples pistes sont toujours possibles. Une fois que la suite est apparue, on pourra toujours dire qu'il était nécessaire que ces élements, ou ces évènements adviennent. Pourtant, avant qu'ils apparaissent, personne ne pouvait dire avec une certitude absolue qu'ils devaient advenir.

Deux problèmes ont ainsi été éclaircis : la nature de l'argumentation ; et la possibilité de lois en histoire.
Une argumentation consiste à découvrir (ou inventer) progressivement la loi de succession des propos. Plus nous argumentons, plus la loi de succession devient manifeste, et plus il serait facile de continuer les propos. Mais jamais nous ne parvenons à une certitude absolue.
Et il ne peut pas y avoir de lois définitives en histoire pour la raison qu'il y a toujours plusieurs manières possibles d'ordonner un ensemble d'évènements humains. Si l'on écrivait des lois, ces lois ne pourraient être que provisoires, et sans cesse révisées au fur et à mesure des nouveaux évènements, de même qu'en mathématiques, de nouveaux éléments de la suite nous obligent à réviser la loi de succession.


Être bien disposé à penser

La pensée est souvent pensée sur le modèle de la représentation. Notre intériorité serait peuplée d'images, avec lesquelles nous jonglons au fil des tâches intellectuelles que nous avons à accomplir. L'esprit serait en quelque sorte un œil, surplombant une pièce vide, et capable de scruter les objets qui sont introduits dans cette pièce. A cet œil qui juge, il faut donc ajouter un deuxième être, par exemple un petit personnage, un être qui apporte des objets à cet œil, afin que celui-ci puisse les scruter. Ainsi, le personnage soumet à l’œil des propositions, au sens ordinaire de proposition, celui d'une demande. Ces propositions sont justement les représentations que l’œil doit juger. Car le rôle de l’œil est de prononcer un jugement sur ces objets, il doit dire si ceux-ci conviennent ou non, ou bien dire qu'il faut en apporter de nouveaux, pour les mettre en rapport, les comparer, etc. En fonction du jugement, ce personnage ira donc chercher d'autres représentations, et va soumettre une nouvelle proposition à l’œil, jusqu'à ce que l’œil soit satisfait. C'est ainsi que l'on se représente l'apparente dualité que produit la réflexion : il semble qu'il y ait en permanence manipulations de représentations, et en même temps observation de ces manipulations par quelqu'un d'extérieur, et qui peut ainsi juger de la pertinence des représentations apportées. L'esprit, selon le modèle représentationnaliste, est pensé comme composé d'un personnage qui montre des choses, et d'un autre qui les regarde, celui qui regarde pouvant au fur et à mesure orienter le travail de celui qui est sensé montrer les choses.
Pourquoi parle-t-on de représentation pour ce modèle de la pensée? Parce que les objets que le petit personnage apporte sont des copies des objets réels, ce sont des images de ces objets. Et l’œil intérieur n'est capable que de percevoir des images des choses, et pas les choses elles-mêmes. Le modèle représentationnaliste se satisfait à bon compte : il dédouble tous les objets, et dédouble la relation de perception. Tout comme l’œil physique perçoit des objets, l'oeil de l'esprit perçoit des images.

Pour critiquer cette conception, je vais partir du cas qui semble le plus favorable à cette théorie, celui de la reconnaissance. Que dit la théorie représentationnaliste de la reconnaissance? Elle dit que nous avons une image mentale d'une certaine chose, et que, lorsque nous voyons dans la réalité un objet, cet objet perçu est comparé avec l'objet pensé. Si les deux objets se recoupent totalement, alors l'esprit crie halte et arrête sa recherche, il a reconnu l'objet. Pour se faire une idée de ceci, il suffit d'avoir vu n'importe quel film policier : après avoir fait un relevé d'empreinte, l'empreinte est comparée à la base de données d'empreintes, dont les images défilent jusqu'au moment où "match" apparait, ce qui signifie que la nouvelle empreinte correspond à une empreinte déjà relevée ailleurs, et identifiée. L'esprit contiendrait donc une base de données remplies de représentations, et qu'il serait très facile de mettre en comparaison avec des perceptions présentes.
Si cet exemple est très favorable, c'est parce qu'il s'appuie sur le fait que les images visuelles en mémoire et les perceptions présentes semblent être de nature voisine. Les deux semblent montrer la même chose, bien que les images en mémoire soient moins vives. Qu'on relise Hume, au tout début de son Traité de la nature humaine, qui ose dire, dès la première ligne, en guise d'évidence, ce qui devrait nous faire tressaillir, que les idées sont des copies d'impressions.

Et bien non, les idées ne sont pas des copies d'impression, et les images visuelles mentales ne sont même pas les copies des images visuelles de la perception présente. Entre la vue d'une chose, et le souvenir de cette chose, il n'y a aucun rapport.
Et pourtant, il doit bien exister un rapport!
Oui, si l'on comprend que la pensée n'est pas la production de représentations, mais tout simplement la disposition, le fait d'être disposé d'une certaine façon. Penser à sa valise que l'on cherche sur un tapis roulant à l'aéroport, ce n'est pas avoir en tête l'image de cette valise, c'est se placer dans une disposition d'attente, une certaine inquiétude, qui ne sera résorbée que par la vue de la valise tant attendue. Nul besoin de comparer des images. Il suffit de réagir à un certain signal, à savoir la fameuse valise. Celui qui ne pense pas à sa valise sera au contraire un homme qui ne réagirait pas s'il la voyait passer.
Il ne s'agit certainement pas de réduire la pensée à des comportements, et il ne s'agit pas ici de behaviorisme, au contraire. Il n'y a rien de moins behavioriste que cette idée de disposition. Car la disposition n'est pas observable, au moins extérieurement (qu'elle puisse correspondre à un état cérébral est une autre question).
La disposition est l'attitude d'un individu face à une certaine situation. Penser, c'est être capable de se placer dans une certaine disposition, celle qui pourra nous faire ensuite réagir de manière correcte à la situation. Avoir en tête une certaine valise ("ma valise"), c'est être disposé à crier "j'ai trouvé" lorsque l'on retrouve l'empreinte identique dans la base de données.

Je tiens à insister sur le fait que cette théorie de la disposition est beaucoup moins précise que celle de la représentation. Car, justement, le coeur de ma critique est justement que cette théorie est trop précise. Elle est une reconstitution rationnelle postérieure, théorisée, d'un comportement qui ne se passe pas réellement ainsi. Il est très commode de décrire la pensée comme opérant sur des représentations. Mais chacun ressent bien que ce n'est pas ainsi que l'on pense. Pensons à l'exemple de celui qui recherche sa valise, ou bien son ami dans une gare ou un aéroport : personne ne se promène avec une petite image en tête. Chacun sait ce qu'il doit trouver, il se place dans la disposition de réagir s'il tombe sur la chose ou la personne désirée. C'est d'ailleurs pour cela que nous ne parvienons même pas, la plupart du temps, à décrire correctement notre valise ou le visage de notre ami. C'est bien la preuve, non pas que l'image mentale est floue, mais qu'il n'y en a pas du tout. Nous n'avons pas du tout besoin de pouvoir correctement décrire pour pouvoir reconnaître, parce que penser à une chose n'est pas avoir une miniature de cette chose dans l'esprit. Penser à cette chose est être capable de la reconnaître, si elle apparaît.
Dans l'esprit, il n'y a donc rien de particulier, aucune image, aucune représentation. Il n'y a qu'une disposition, une attitude d'attente de quelque chose. L'esprit a donc besoin de pouvoir être dans des états d'esprit, et rien de plus. L'esprit ressent la peur, la haine, le regret, la joie, l'espoir, etc. Il ressent aussi sa valise, son ami, ou que sais-je encore. Il y a autant de sentiments différents que d'objets que nous connaissons.
Et l'esprit qui pense est semblable à l'esprit qui craint quelque chose : il est dans un état d'incertitude, parce qu'il attend un certain évènement. Si cet évènement survient, alors la crainte cesse, et un autre état d'esprit arrive : ou bien la peur du danger bien présent (et plus la crainte de ce qui est absent), ou bien le bonheur de voir que cet évènement n'est pas dangereux. La pensée est identique : elle est une disposition à réagir d'une certaine façon, face à un évènement d'un certain type.

En résumé, la pensée ne consiste pas en des images qui circulent dans l'esprit, mais en une disposition d'attente d'un évènement donné. La pensée est un état de tension, et cette tension cesse dès que l'évènement attendu est arrivé.
La pensée est un sentiment.

lundi 21 mars 2011

De tous temps, les hommes se sont demandés si...

Chacun a sans doute ce souvenir de ses copies de philosophie en terminale, qui commençaient invariablement par la même formule, simplement adaptée au sujet donné. Ainsi, de tous temps les hommes se sont demandés s'ils étaient libres, ce qu'ils pouvaient connaître, ou bien si les lois pouvaient être injustes.
On pourrait ne voir dans cette formule que la simple angoisse de l'élève, qui ne sait pas comment démarrer son devoir, et qui, pour éviter de trop perdre de temps sur une amorce qui, au fond, n'a pas grande importance, lance donc la phrase la plus banale qui puisse exister. Cette formule serait donc un simple moyen de se lancer, tout en se voulant le plus consensuel possible.

Or, ce n'est pas si simple. Tout d'abord, il faut bien voir que ces formules sont, quasi systématiquement, fausses. Non, il n'est pas vrai que les questions sont éternelles, et celles qui sont assez durables ne sont jamais posées dans les mêmes termes que celles qui sont données à l'élève contemporain. Bref, pour une amorce, cela démarre mal, puisque cette première phrase est tout simplement fausse. Il n'y a rien que les hommes se soient demandés de tous temps.
Les élèves l'ignorent-ils? Pas totalement. En réalité, cette phrase, qui est en fait une description historique, expose l'élève au risque inhérent à toute description historique : celle d'être purement et simplement fausse. Pourquoi alors prendre un tel risque, puisque l'amorce est au contraire un moment qui est censé lancer un devoir sans susciter de controverse?

En réalité, les élèves sont prêts à prendre le risque de la description fausse, parce qu'il y a quelque chose qu'ils se refusent encore davantage à faire : celle de s'engager sur la valeur de la question posée. En disant que la question qu'on leur pose est importante, ils ne risquent pas de dire quelque chose de simplement faux, car l'importance n'est pas un fait, n'est pas quelque chose de constatable empiriquement. L'importance est quelque chose de subjectif, qui dépend des personnes, des cultures, de l'état d'une discipline, d'une science, etc. Il n'appartient qu'à nous de montrer l'importance de quelque chose. Mais rien n'est en soi sans importance, ou de grande importance.
Pourquoi alors ne pas poser une valeur, dont on ne pourra pas reprocher tout simplement la fausseté, au lieu de se lancer dans une description factuelle hasardeuse, voire fausse? C'est justement le désir de consensus qui suscite cette stratégie, qu'il faut bien appeler ainsi, parce qu'elle consiste à camoufler un jugement de valeur en un jugement de fait. Affirmer une valeur, c'est inévitablement se présenter face à un correcteur qui peut adhérer à la valeur contraire, c'est donc inévitablement se retrouver en conflit, conflit que l'on est certain de perdre (le correcteur a le dernier mot). Alors que faire une description permet d'éviter l'affrontement avec le correcteur. Si la description est vraie, le correcteur ne se braque pas contre l'élève et poursuit sa lecture. Et même si elle est fausse, le correcteur barre la phrase mais ne se place pas en situation de conflit avec l'élève. Il ne fait que continuer à lire la copie.
Ainsi, pour éviter ce conflit, l'élève déploie une stratégie, qui consiste, on l'a dit, à camoufler une évaluation en une description. Car il faut bien dire que le sujet est important, demande à être pris au sérieux, car c'est justement le but d'une introduction. Mais on ne peut pas simplement le dire ainsi, ce qui reviendrait potentiellement à braquer le correcteur. D'où le raisonnement suivant : puisque l'élève ne peut lui-même soutenir une valeur, alors il fait reposer cette valeur sur l'humanité entière; si toute l'humanité s'est depuis toujours posée une question, alors cela signifie que cette question est importante. Le correcteur lui, n'aura pas l'audace de s'opposer à toute l'humanité!

Ainsi, l'élève a pu éviter l'évaluation directe de la valeur d'une question. Il a pu éviter sa prise de responsabilité, en repoussant cette responsabilité sur les autres hommes, en leur faisant porter la responsabilité d'avoir pris au sérieux une question donnée.
Kant disait "sapere aude", ose penser par toi-même. Et qu'est-ce qu'un élève n'ose pas faire? Non pas exactement raisonner, élaborer des arguments, etc. Il y parvient très bien. Mais ce que l'on ose beaucoup plus difficilement, c'est poser des valeurs, poser des questions comme importantes, comme devant être résolus. Au fondement de l'activité scientifique (au sens large) se trouve en fait un engagement politique. Penser par soi-même, c'est en tout premier lieu décréter quels sont les problèmes importants, ceux qui devraient mobiliser les hommes. Cet engagement est aussi celui de ceux qui s'engagent pour une cause politique, tout en sachant qu'ils ne pourront pas prouver factuellement qu'ils ont raison de s'engager ainsi.

Bref, (de tous temps) les jeunes penseront par eux-mêmes lorsque, au lieu d'écrire "les hommes de tous temps se sont demandés si...", ils écriront "les hommes de tous temps auraient dû se demander si...".

mercredi 16 mars 2011

Le public philosophique

A qui parle-t-on? A qui s'adresse-t-on lorsque l'on écrit de la philosophie? S'adresser à quelqu'un signifie toujours s'appuyer sur quelque chose que le locuteur présuppose partager avec son auditeur. Pour qu'un discours soit reçu et compris, il faut que son destinataire ait les outils linguistiques, culturels, cognitifs pour le comprendre.
Une discussion suppose donc un lieu commun, c'est-à-dire non pas une banalité, mais un ensemble d'éléments partagés qui sert de point de départ, de support à la discussion. Ce lieu commun est une langue commune, et des connaissances communes. Que nous partagions la même langue n'est d'ailleurs pas quelque chose que l'on vérifie très vite et très tôt, avant de passer à autre chose. Certes, les mots usuels sont rarement objets de litige. Mais pour tous les mots plus rares, et notamment les concepts, il faut sans cesse contrôler qu'autrui parle bien la même langue que nous, qu'autrui utilise les concepts de la même manière que nous. C'est d'ailleurs pourquoi la philosophie, qui se propose d'élaborer davantage les concepts, c'est-à-dire qui se propose de nous éloigner de ce lieu commun qui constitue le point de départ de la discussion, demande d'être en permanence vigilant concernant la distorsion de la langue que nous introduisons à mesure de la discussion.
Ainsi, faire un discours signifie partir d'un lieu commun, partir de connaissances et de concepts partagés, et amener son public vers un nouveau lieu, l'obliger à se déplacer, à quitter l'endroit qui était le sien, et qui, a priori, lui convenait bien. Si le public était insatisfait, il aurait déjà dit ce qu'il s'apprête à lire, et sa lecture serait donc ennuyeuse et inutile. Le public est à peu près satisfait de sa condition, de ce lieu commun, et le locuteur va donc chercher à insinuer dans son public de l'insatisfaction, le pousser à ne plus se satisfaire de ce lieu commun, et à entreprendre un petit déplacement, celui qui est suggéré par le locuteur. 
Bref, le public du philosophe est un public récalcitrant, qui est très bien là où il est, et à qui il faut faire éprouver le besoin de se déplacer. Et ce public ne peut être convaincu que parce que le philosophe et le public partent du même point, à savoir de ce lieu commun, de ces connaissances partagées. Le public partage donc quelque chose avec le philosophe, mais le philosophe cherche à amener le public ailleurs que là où il est. Si le philosophe ne partait pas de ce lieu commun, il serait incompris; s'il restait dans ce lieu commun, il échouerait dans sa tâche (en plus d'être ennuyeux, ce qui au fond revient au même : un mauvais philosophe n'est pas quelqu'un qui dit des faussetés sur Kant ou Hegel, mais quelqu'un qui dit des choses ennuyeuses).

Mais comment est constitué le public du philosophe? Ici justement réside la spécificité de la philosophie. Un discours politique s'adresse aux citoyens. Un théorème de mathématiques s'adresse aux mathématiciens. Un message publicitaire s'adresse aux consommateurs. Mais dire que le discours philosophique s'adresse aux philosophes revient à tourner en rond sans avancer, justement parce que le discours et le public philosophiques vont changer en même temps, et ne sont pas définitivement fixés. Le philosophe qui parle, et donc aussi le public philosophique (lire ou discuter avec les philosophes, c'est être un philosophe), n'est jamais simplement philosophe, il se situe aussi et toujours sur un autre lieu. Le philosophe part d'un lieu qui n'est jamais un lieu en soi philosophique, bien que certains lieux le soient devenus, ou bien aient cessé de l'être. Pour donner des exemples, le philosophe et son public qui s'intéressent à l'idée de justice prennent le lieu commun du juge et du justiciable. Le philosophe qui parle de la morale s'adresse à l'homme en tant qu'être devant agir et prendre des décisions qui engagent lui-même et les autres. 
Autrement dit, il n'y a pas de lieu philosophique, parce que tout lieu peut être philosophique. Il n'y a donc pas non plus de public philosophique, parce que tout public peut être philosophique. Ou plutôt, celui qui veut faire de la philosophie doit lui-même constituer son public. Avant Socrate, il n'y avait pas de philosophie sur la justice. Avant Descartes, il n'y avait pas de philosophie sur la conscience. Avant Russell, il n'y avait pas de philosophie sur la logique. Tout ceci est, du point de vue de l'histoire philosophique, un peu simpliste. Mais l'essentiel est de bien voir que ces auteurs n'ont pas simplement hérité d'un lieu commun, donc d'un public déjà constitué. Ils ont eux-même crée leur public, en partant d'un nouveau lieu commun. Avec Socrate, c'est le citoyen ordinaire qui se retrouve concerné par les problèmes philosophiques (et plus seulement des sages, comme Thalès ou Anaximandre). Avec Russell, le public n'est plus seulement le littéraire ou le romantique, mais aussi le mathématicien. Bref, chaque philosophe est celui qui a su partir d'un nouveau lieu, et entraîner son public vers un lieu inédit. 

Et comment identifie-t-on un lieu? Donc comment identifie-t-on un public philosophique? Évidemment, les concepts qui sont thématisés sont importants. On parle difficilement de la justice avec un mathématicien, ou bien de description définie avec un citoyen (l'actuel roi de France ne l'intéresse pas). Mais ce n'est pas tout. C'est aussi, et tout particulièrement par le choix des exemples que le public philosophique se constitue.
En effet, l'exemple, qu'il faudrait d'ailleurs appeler modèle, n'est jamais seulement illustratif en philosophie. On ne se sert rarement des exemples que pour illustrer, soutenir une thèse. L'exemple a toujours une valeur heuristique, en ce que l'on en tire des propriétés remarquables applicables au concept à modéliser. Telle personne a voulu se servir de la logique mathématique pour décrire le langage ordinaire, alors, ce choix étant fait, on cherchera à étendre autant que possible toutes les propriétés de la logique mathématique au langage ordinaire. Cette méthode de l'extension correspond à la modélisation d'un phénomène : on fabrique un petit modèle, et on déduit à partir du modèle des connaissances supplémentaires.
On peut ainsi mieux comprendre ce qu'est progresser en philosophie, ce que j'ai appelé ici changer de lieu, s'éloigner du lieu commun. Progresser en philosophie consiste à étendre progressivement l'usage d'un exemple canonique à tout un concept qu'il s'agit de penser. Pour reprendre mon exemple russellien, plus la logique parvient à s'étendre sur la langue ordinaire, c'est-à-dire plus elle parvient à penser le concept de langue, plus la philosophie russellienne progresse.

Ainsi, à qui s'adresse la philosophie? Elle s'adresse à ceux qui pourront en comprendre les exemples, à ceux pour qui les modèles choisis sont immédiatement compris et tenus pour de bons choix. Un mathématicien s'y retrouve quand Russell prend la logique pour analyser le langage. Mais ce mathématicien est en même temps philosophe, parce qu'il est obligé de se déplacer et d'utiliser la logique dans une voie tout à fait nouvelle, qui n'était pas celle pour laquelle elle était destinée. 
Y a-t-il donc une différence entre les purs philosophes et les autres? Non, si ce n'est que ceux que l'on appelle les purs philosophes sont ceux qui ont étudié tous ces cas de détournements de modèles. Le pur philosophe est seulement celui qui a vu que l'on pouvait utiliser la logique pour parler du langage. Pour s'adresser aux purs philosophes, il suffit donc de reprendre les modèles déjà pris, pour chercher à les étendre ou en montrer les limites. Mais celui qui change de modèle ne s'adresse plus aux purs philosophes. Il s'adresse toujours à quelqu'un d'autre. 
Lire un philosophe, comprendre d'où et à qui il parle, consiste donc à regarder les exemples qu'il choisit. On ne pense pas le langage de la même façon, selon qu'on le pense à partir de l'image, de la logique, ou du jeu. 

vendredi 11 mars 2011

La règle du hors-jeu

Au football, un joueur est hors-jeu lorsqu'il se situe au delà du dernier défenseur de l'équipe adversaire, et qu'un de ses coéquipiers lui transmet la balle dans cette position. Les joueurs ne sont en-jeu que s'ils se situent en deçà du dernier défenseur, de sorte qu'il leur faut soit directement dribbler le dernier défenseur, soit aller chercher le ballon en partant de la position en deçà du dernier défenseur.

Dans ce sens, le hors-jeu est tout à fait semblable à ce que l'on appelle le hors-la-loi. Le joueur en position de hors-jeu, et le coupable hors-la-loi, ont en commun d'avoir commis une faute, et d'être puni pour cette faute.
Il est donc très important de voir que le joueur en situation de hors-jeu n'est justement pas quelqu'un qui se met en dehors du jeu, mais quelqu'un qui, au sein du jeu auquel il participe, commet une faute, prévue par le jeu. Pour être véritablement hors-jeu, le joueur doit retourner au vestiaire, et enlever ses chaussures. Tant qu'il reste sur le terrain et joue le jeu, il y joue toujours, que son comportement soit correct, ou qu'il commette de nombreuses fautes. Ceci éclaire la situation du hors-la-loi : lui non plus n'est justement pas en dehors du la loi, au contraire, il la met à exécution plus que les autres en profitant, si l'on peut dire, de tout le système punitif que la loi a prévu. Le coupable n'échappe donc pas à la loi, mais il est justement soumis aux lois et procédures pénales qui ont été fixées pour lui. Que serait un véritable individu hors-la-loi? Un individu qui n'a pas de personnalité juridique, qui n'existe donc pas au regard de la loi, et qui ne peut donc pour cette raison pas agir conformément ou pas à la loi. Ce pourrait être aussi un individu qui accomplit une action si originale et surprenante que la loi n'a absolument rien prévu pour réglementer cette action. Dans un tel cas, on peut chercher à étendre la loi, à créer une jurisprudence pour ce cas précis. Mais il s'agit bien d'une extension de la loi, à partir d'une situation où un individu serait vraiment hors-la-loi.

Pour filer la comparaison du football et du droit, il faut remarquer, et ce point est extrêmement important, qu'un arbitre, à chaque fois, détermine lui-même s'il y a eu faute ou pas, et détermine aussi la sanction à appliquer. Un arbitre peut siffler la faute, ou bien estimer qu'il n'est pas judicieux de le faire, ainsi que, éventuellement, décider de punir plus fortement un joueur, qui commettrait des fautes à répétition, en lui donnant un carton. En droit, le juge a le même travail. Il détermine s'il y a eu faute ou pas, et décide ensuite quelle sanction il doit appliquer.
La présence ou l'absence de l'arbitre pourrait sembler assez peu importante. L'arbitre semble pacifier les relations entre les opposants dans le jeu, ou dans la vie. C'est l'arbitre qui évite aux joueurs de football de se disputer pour savoir si une faute a été commise ou non. Et c'est le juge qui évite aux individus d'avoir à faire justice eux-mêmes, en jugeant lui-même les cas, et en distribuant amendes, peines de prison, etc. Ceci est bien connu (le tiers qui fait cesser les conflits correspond à la sortie de l'état de nature, et l'entrée dans l'état social), et ce n'est pas le plus important.

Ce qui est plus important, c'est le fait que, dès lors qu'il y a un juge, ou un arbitre, il n'y a plus aucune possibilité de passer hors-la-loi, ou hors-jeu, sauf si le juge lui-même estime qu'un joueur s'est placé hors-jeu, ou bien estime que la partie est finie.
Prenons un autre exemple de jeu : le jeu d'échecs. Supposons que, afin de tricher, un joueur déplace subrepticement une pièce de manière incorrecte. Par exemple, il déplace une tour en diagonale, sans que son adversaire s'en aperçoive. En trichant, le joueur d'échecs est sorti du jeu d'échecs, a fait un déplacement qui n'existe pas. Il n'a donc pas réellement déplacé sa tour pendant la partie; il est sorti de la partie puis à déplacé l'objet qui tient lieu de tour, avant de retourner dans la partie, une partie qui, en fait, n'est plus vraiment la même, à cause de la rupture de la partie. Cette partie en est quasiment une nouvelle, à cause de cette pièce qui s'est téléportée à une position qu'elle ne pouvait pas prendre.
Il ne peut jamais en être ainsi, dans le droit et dans le football. Quelque soit la réaction d'un joueur, le joueur ne peut pas sortir du jeu pour le faire tourner à son avantage. Toute action accomplie par lui sera considérée par l'arbitre comme appartenant au jeu, et susceptible d'entraîner une réponse dans le cadre de ce jeu. L'arbitre peut réagir à un joueur qui prend le ballon à la main, qui se couche sur le ballon pour empêcher le jeu, ou même qui chercherait (pourquoi pas?) à casser les poteaux de son but afin d'empêcher le camp adverse de marquer. Dans tous ces cas, l'arbitre voit ces comportement comme des actions en jeu, et y réagit de la manière qui lui paraît la plus adaptée. De même en droit, si un procès est fait alors qu'aucune loi n'existe pour une certaine action, le juge pourrait créer une jurisprudence en étendant les lois actuelles, ou au contraire s'appuyer sur le principe selon lequel ce qui n'est pas interdit est autorisé. Ce principe montre très clairement son utilité : grâce à lui, le droit s'étend à toute action possible. Le droit déclare, au sujet de toutes les actions qui n'ont pas encore été interdites, que ces actions sont bien soumises à la loi, et que ces actions sont tenues pour permises.
Autrement dit, le juge et l'arbitre ne sont jamais confrontés à des situations dans lesquelles des joueurs ou des justiciables seraient hors-la-loi, car ils peuvent étendre leurs décisions à tous les cas possibles, et sont seuls juges des limites du jeu, ou de la loi.

Par conséquent, il n'y a de véritable hors-jeu que lorsqu'il n'y a aucun juge de l'application des règles du jeu ou du droit. On ne peut faire un coup impossible que si aucun arbitre ne surveille la partie. Tricher, c'est justement faire un coup impossible.
Alors que dès lors qu'il y a un arbitre, il n'y a plus d'action impossible, d'actions hors-jeu, mais il n'y a plus que des actions interdites, sanctionnées par une pénalité. L'action interdite n'est pas l'action hors-jeu, mais une action en jeu, prévue par les règles. Les règles des échecs ne prévoient pas le déplacement de la tour en diagonale, c'est un coup impossible. Les règles du football prévoient le fait de contrôler le ballon de la main, c'est un coup interdit. Et c'est justement parce qu'il y a un arbitre qu'aucune action n'est impossible. Car les règles du football, en réalité, ne sanctionnent pas le fait de toucher le ballon de la main, elles demandent à l'arbitre de siffler une faute, s'il voit un joueur contrôlant le ballon de la main. Tout ce que l'arbitre ne voit pas devient parfaitement normal, en jeu. Si l'arbitre n'a rien vu, alors tout va bien. Et l'arbitre a encore ce pouvoir, nécessaire à tout arbitre, de prendre une décision même en l'absence de consigne précise. Car il ne peut jamais laisser une situation hors-jeu.Il en est de même du juge.

Ainsi, le droit est un jeu avec arbitre, donc un jeu dont on ne sort jamais, tant que le juge n'a pas décidé lui-même de nous en faire sortir, ou tant que le travail du juge n'est pas entravé par des circonstances extérieures ou par les actions des justiciables. On ne devient hors-la-loi qu'après avoir éliminé tous les juges.