mardi 28 juin 2016

De la division


"Les gens de bonne volonté dans la communauté politique qui ne s'accordent pas sur leurs convictions éthiques et morales font face à un énorme problème pratique. Comment pourront-ils vivre ensemble en se respectant dans un État coercitif ? Ils ne peuvent insister pour que l’État applique leurs propres convictions privées, car, en ce cas, l’État se désintégrerait [...] en une tour de Babel politique. Leur solution : rassembler ce qui leur est suffisamment commun en fait de principes politiques et construire une constitution politique qui ne repose que sur de tels principes."
Ronald Dworkin, Justice pour les hérissons.




Il était une fois une large troupe de dissidents religieux, qui, rejetés par leur mère patrie pour d'obscures raisons théologiques, s'en furent chercher le salut sur un nouveau continent. Une fois débarqués sur ledit continent, ils se réunirent pour déterminer comment ils s'organiseraient pour vivre le mieux possible selon leurs croyances.

Ayant naguère enduré la contrainte des autorités publiques et religieuses aussi bien que le mépris et la haine du bas peuple, ils se jurèrent de laisser à chacun le libre choix de ses affiliations politiques, économiques et religieuses. Comme tous ces gens étaient fort pieux et dociles envers leurs pasteurs, qui eux-mêmes craignaient le Seigneur, il n'y avait guère de violence à souffrir et à redouter pour les membres de cette communauté. Les uns priaient le Seigneur le matin et travaillaient l'après-midi, les autres Le priaient l'après-midi et travaillaient le matin.

Mais un beau jour, l'un de ceux qui priait l'après-midi réunit tous ses compagnons sur ce qui faisait alors office de place publique et les exhorta avec fougue à prier le Seigneur le matin, car, disait-il, cela seul était pieux. La communauté en fut toute retournée et les pasteurs et les vieux, réunis en grand comité à la demande générale déclarèrent que, conformément à leur décision initiale de ne pas user de la contrainte en matière de foi et principes, il serait formé deux communautés distinctes, l'une se composant de tous ceux qui jugeaient pieux de prier le matin, et l'autre de tous ceux qui tenaient pour l'après-midi.

Il en fut ainsi ; ceux qui priaient le matin se saisirent de leurs effets personnels et s'installèrent un peu plus loin. Mais une deuxième controverse embrasa les deux communautés. On débattit bientôt avec beaucoup de virulence de la question de savoir s'il était pieux que les femmes allassent en public les cheveux au vent, ou si le Seigneur ne préférait pas qu'elles dissimulassent leur chevelure sous un chaste voile. Le même évènement se répéta ; chacune des deux communauté se scinda en deux, selon que ses membres prenaient un parti ou un autre.

Il y avait donc quatre communautés, ceux qui priaient le matin sans voile, ceux qui priaient l'après midi avec voile, ceux qui priaient le matin avec voile et ceux qui priaient l'après-midi sans voile. Par malheur, cette dernière communauté s'établit en un lieu éloigné qui se trouvait par hasard sur le territoire d'une tribu de féroces sauvages. Ceux-ci massacrèrent tous ceux qu'ils pouvaient massacrer, et les survivants s'en furent demander l'aide de chacune des trois autres communautés.

Tous s'aperçurent qu'ils ne pourraient résister à la menace que faisaient peser sur eux les féroces sauvages qu'en se réunissant de façon à ne plus former qu'une seule communauté, comme elle existait auparavant. Mais les membres de chaque communauté s'étaient à tel point entichés de leurs opinions distinctives qu'il était impossible pour eux de considérer qu'il fût pieux de vivre autrement qu'ils ne le faisaient. Chacun pensait que c'était l'obéissance au Seigneur qui le distinguait des féroces sauvages et que celui qui ne Lui obéit que partiellement ne Lui obéit en réalité pas du tout.

Toute la communauté était ainsi au rouet. C'est alors que l'un des pasteurs, un certain John-Thomas Hocke, exposa joyeusement à tous son idée : il suffisait, pour obtenir la concorde nécessaire à la survie du groupe, que chacun décide de s'en remettre à la décision de la majorité en matière d'articles de foi et de principes. Chaque fois qu'un désaccord s’élèverait parmi eux, tous les hommes et femmes en âge de raison se rassembleraient et se prononceraient sur le désaccord. Mais, lui répondit-on, qu'adviendrait-il de ceux qui dont les opinions se trouveraient être minoritaires ?

John-Thomas Hocke répondit d'une voix soudain peu audible qu'ils devaient être absolument empêchés d'agir suivant leurs opinions, afin de préserver l'union. Un anonyme rétorqua que ce n'était pas la peine d'avoir quitté la mère-patrie pour retrouver ici la contrainte en matière de foi et de principes. Un autre homme, du nom de Jean-Jacques Trousseau, lui répondit alors que, puisque tous auraient fait serment d'obéir à la décision majoritaire, les récalcitrants minoritaires ne seraient pas réellement contraints ; simplement, on les forcerait à être libre.

Personne ne comprit mais tous applaudirent, et la proposition de John-Thomas Hocke fut adoptée. Des combats victorieux purent alors être menés contre les féroces sauvages, à la suite desquels la communauté revint à ses anciennes divisions d'opinion. On avait maintenant un procédé commode pour régler les différends, mais il ne satisfaisait personne. Une faible majorité vota pour prier l'après midi, et une toute aussi faible majorité vota pour que les femmes portent le voile. En définitive, seuls les membres de la communauté de l'époque précédente où l'on priait l'après-midi et où les femmes portait le voile était réellement satisfaite, et elle ne comptait presque plus personne car ses membres avaient été décimés par la première attaque des féroces sauvages.

Presque tout le monde vivait donc d'après des principes qu'il considérait comme impie et il apparut que le système de John-Thomas Hocke et de Jean-Jacques Trousseau n'était pas si brillant. L'assemblée n'avait été consultée que deux fois, et chacun voyait bien que, les consultations se poursuivant, la proportion de ceux qui vivaient réellement d'après les principes de leur foi se réduirait de plus en plus pour tendre vers le nombre nul. D'aucuns se surprenaient à regretter la mère-patrie, car, disaient-ils, au moins là-bas, la majorité peut vivre sa foi puisqu'elle régente éternellement la minorité. A condition, leur rappelait-on, de bannir aussi tous les inventeurs et propagateurs de nouveauté. On n'y pensa plus.

On était donc à nouveau au rouet, et à nouveau les féroces sauvages se faisaient menaçants. Il fallait un autre système. L'assemblée se réunit, l'on délibéra longuement et sans aucun profit. Les esprits s'échauffèrent, les joues s’empourprèrent ; on en vint aux mains. Soudain, un certain Ronin Dworkald, qui n'avait jusque-là rien dit, arrêta les lutteurs et prit la parole. Frères, disait-il, qui donc sommes-nous pour nous battre ainsi ? Nous ne sommes pas de féroces sauvages. Nous n'avons jusqu'à présent fait que ressasser vivement et douloureusement nos désaccords, alors que tant nous distingue des féroces sauvages, alors que nous sommes d'accord sur tant de choses ! Réunissons-nous, et dressons-en l'exhaustive liste : ce sera, je vous l'annonce, notre constitution.

Chacun, continua-t-il, vivra d'après les principes de la constitution, mais si, en conscience, il trouve qu'il ne le peut sans renoncer à son salut céleste ou terrestre, il n'aura nul besoin de s'exiler et personne ne lui fera violence, car nous retirerons simplement le principe qu'il rejette de la constitution, définitivement. Et d'après quelle loi vivrons-nous si nous pouvons tout refuser, demandez-vous ? D'après les nôtres, assurément. Chacun sera libre de vivre selon ses principes avec tous ceux qui les partagent avec lui, pourvu qu'il contribue au maintien de la constitution qui nous unit. La seule chose à quoi chacun sera tenu, c'est de contribuer, par ses richesses ou par son temps, à former et entretenir le corps des gardiens de la constitution, chargé de nous défendre contre les féroces sauvages et de préserver notre pacte premier de laisser chacun libre de ses affiliations.

Ce système de compromis n'enthousiasmait pas grand monde, car chacun voulait surtout pouvoir imposer les principes de sa foi à ceux de ses voisins qu'il trouvait corrompus ou tout simplement idiots. Mais personne n'ayant de meilleure idée, c'est elle qu'on adopta à l'unanimité. Or les ferments de la division ressurgirent dans la communauté et bientôt le texte de la constitution, amputé à chaque controverse, se réduisit à son article initial, qui affirmait solennellement le devoir de chacun de contribuer au maintien de la constitution. Le seul devoir, disait-on en substance, était de faire son devoir, et la croyance individuelle réglait tout le reste.

La communauté se composait alors d'une myriade de petites associations temporaires, formées et déformées aux gré des revirements des croyances et des intérêts. Seul le corps des gardiens de la constitution, soumis à un strict principe hiérarchique en raison des nécessités de la guerre, demeurait uni, de sorte qu'il formait un État dans l’État, et même, aux yeux de beaucoup, le seul État qui soit. Or certains trouvèrent qu'il était impie de porter les armes, d'autres que c'était fatiguant et dangereux et refusèrent dès lors l'enrôlement dans le corps des gardiens. Comme cette tendance se répandit dangereusement, et qu'on abhorrait toujours la contrainte, on proposa à de jeunes féroces sauvages, qui provenaient de tribus avec lesquels la paix avait été récemment conclue, d'intégrer le corps des gardiens de la constitution pour prendre la place de ceux qui s'y refusaient.

Les jeunes féroces sauvages s'installèrent au sein de la communauté, et firent venir leurs familles. C'est peu dire que les membres de la communauté n'appréciaient pas beaucoup les nouveaux venus. On peut même affirmer, sans crainte de se tromper, qu'ils les détestaient cordialement. Mais comme entre eux ils n'étaient d'accord sur rien, sinon qu'il fallait continuer à vivre de la sorte, ils ne pouvaient rien reprocher non plus aux féroces sauvages récemment installés dans la communauté. Ainsi, les féroces sauvages avaient notamment la fâcheuse habitude de crier de toutes leur forces à la tombée de la nuit, mais on ne pouvait blâmer publiquement ce comportement sans critiquer aussi du même coup les traditionnels amateurs de polyphonies nocturnes. Après tout, les féroces sauvages aussi respectaient la constitution, qui n'exigeait pas grand chose.

Comme on ne pouvait leur reprocher quoi que ce soit, on se contentait de dire qu'ils n'étaient pas assez "intégrés", mais personne n'était d'accord sur ce que cela impliquait vraiment d'être "intégré", puisque personne ne vivait de la même façon. Une association se forma cependant, dont les membres étaient de plus en plus nombreux, qui réclamaient le retour des féroces sauvages dans leur contrée d'origine. Beaucoup de ceux qui faisaient partie de cette association refusaient par ailleurs de se laisser enrôler dans le corps des gardiens de la constitution, ce qui rendait nécessaire de faire appel aux féroces sauvages, mais ils n'y voyaient là aucune contradiction.

La situation devenait de plus en plus invivable dans la communauté. Les féroces sauvages, et surtout leurs descendants qui n'avaient jamais connu que la vie dans la communauté, n'entendaient pas du tout retourner dans les contrées de leur provenance qui d'ailleurs n'étaient pas non plus prêtes à les accueillir. De plus, eux aussi refusaient à leur tour l'enrôlement, et on devait faire à nouveau appel à d'autres féroces sauvages pour garnir les rangs des gardiens de la constitution, ce qui avait pour conséquence d'augmenter encore la foule de ceux qui protestaient contre leur présence. Ces protestataires, qui ne pouvaient obtenir la déportation des féroces sauvages et de leurs descendants, souhaitaient secrètement la division de la communauté qu'ils reprochaient publiquement aux féroces sauvages de susciter.

A vrai dire, il ne se passait rien parce que la constitution protégeait à peu près les croyances de tout le monde, mais plus personne ne se supportait.


La communauté va-t-elle à nouveau se diviser ? Va-t-elle un jour renoncer à son pacte premier en faveur de la liberté totale des croyances et des affiliations ? Un nouveau John-Thomas Hocke, un nouveau Jean-Jacques Trousseau paraîtront-ils pour présenter au monde un nouveau système ?

Réponse au prochain épisode, dans cent ans peut-être.







dimanche 26 juin 2016

L'esclavage et le suicide

A première vue, ces deux thèmes n'ont pas de rapport. Je voudrais montrer qu'ils en ont un, et que le rapprochement produit quelque chose de troublant pour nos jugements éthiques intuitifs. Notre opinion intuitive, du moins pour nous Occidentaux libéraux, est que l'esclavage est un crime contre l'humanité qui doit être absolument aboli, sans la moindre exception ; et au contraire, le suicide est un droit qu'on ne peut remettre en cause, et nous voyons d'un mauvais œil ceux qui voudraient punir ceux qui se suicident, et leur famille (les religieux, notamment, sont souvent très hostiles au suicide). Ainsi, l'esclavage est interdit, le suicide est permis.
Le présupposé implicite de ces prises de position éthiques, c'est l'idée selon laquelle la liberté est inaliénable, qu'on ne doit jamais retirer aux hommes leur liberté. La liberté étant une valeur suprême, l'esclavage est la négation de cette valeur suprême. Enfin, puisque chacun est libre de faire ce qu'il veut de lui-même, il a aussi le droit de se suicider s'il le désire. Tout particulièrement, personne n'a le droit de lui reprocher son geste, même s'il met en difficulté d'autres personnes qui dépendaient de lui pour exister (comme des enfants). C'est un point controversé, que Ogien a soulevé dans l'Ethique aujourd'hui. En effet, la liberté consiste à faire tout ce qui ne nuit pas à autrui, et il semble à première vue que se suicider revienne à nuire à toutes les personnes qui dépendent de nous pour vivre bien. Mais Ogien répond que se suicider n'est pas nuire à autrui, mais seulement à soi-même, et que personne ne peut nous reprocher de nuire à nous-mêmes. Celui qui perd un proche ou un parent perd évidemment une source de bien-être, mais perdre du bien-être n'est pas la même chose que subir une nuisance.
Il me semble que la réponse d'Ogien est juste, et qu'elle est assez générale, parce qu'il y a des millions d'actions individuelles qui privent de bien-être d'autres individus, et on ne peut absolument pas tenir ces actions pour des nuisances. Si mon pâtissier préféré ferme sa boutique, mon bien-être va considérablement diminuer. Mais il ne me nuit pas, car son action n'est pas tournée contre moi, mais est un choix personnel de fermer sa pâtisserie, dont je subis les conséquences. C'est Stéphane Chauvier, dans l'Ethique sans visage, qui développe considérablement cette idée. En agissant, nous créons des opportunités pour d'autres, mais nous en supprimons au moins autant. Toutes ces opportunités qui se referment en permanence ne sont pas des nuisances, mais les simples conséquences d'actions, qu'on ne peut pas nous reprocher. Ainsi, Chauvier aurait la même réponse que Ogien sur le suicide. C'est une action qui ne nuit à personne, même si elle limite les opportunités d'autres individus, dont le bien-être va baisser en conséquence.

Locke, dans le Second traité du gouvernement civil (chapitre 4), présente les choses de manière assez différente :
Cette liberté par laquelle l'on n'est point assujetti à un pouvoir arbitraire et absolu est si nécessaire, et est unie si étroitement avec la conservation de l'homme, qu'elle n'en peut être séparée que par ce qui détruit en même temps sa conservation et sa vie. Or, un homme n'ayant point de pouvoir sur sa propre vie, ne peut, par aucun traité, ni par son propre consentement, se rendre esclave de qui que ce soit, ni se soumettre au pouvoir absolu et arbitraire d'un autre, qui lui ôte la vie quand il lui plaira. Personne ne peut donner plus de pouvoir qu'il n'en a lui-même; et celui qui ne peut s'ôter la vie, ne peut, sans doute, communiquer à un autre aucun droit sur elle. Certainement, si un homme, par sa mauvaise conduite et par quelque crime, a mérité de perdre la vie, celui qui a été offensé et qui est devenu, en ce cas, maître de sa vie, peut, lorsqu'il a le coupable entre ses mains, différer de la lui ôter, et a droit de l'employer à son service. En cela, il ne lui fait aucun tort; car au fond, quand le criminel trouve que son esclavage est plus pesant et plus fâcheux que n'est la perte de sa vie, il est en sa disposition de s'attirer la mort qu'il désire, en résistant et désobéissant à son maître.
Le propos de Locke est particulièrement intéressant : il affirme d'abord que personne n'a de pouvoir sur sa propre vie, ce qui était justifié ainsi, au chapitre II, note 2 : "parce qu'il est l'ouvrage du Tout-Puissant, qui doit durer autant qu'Il lui plaît, et non autant qu'il plaît à l'ouvrage". L'homme appartient à Dieu, et donc personne ne peut se suicider. Ainsi, même si notre propre personne et nos biens nous appartiennent, cela ne va pas jusqu'au fait de posséder sa propre vie, qui appartient à Dieu. Or, si personne n'est propriétaire de sa vie, on ne peut pas la céder à autrui, puisque personne ne peut céder ce qu'il n'a pas. Ainsi, Locke a un argument pour interdire dans le même temps l'esclavage, et le suicide. Dans les deux cas, cela revient à se donner un droit sur ce qu'on ne possède pas.
Il est évident que l'argument de Locke est particulièrement anti-libéral, car Locke doit nier que nous soyons propriétaires de nous-mêmes pour interdire le suicide et l'esclavage. Même si on fait souvent de Locke le fondateur de la notion de propriété de soi (cf. Chapitre V, 27 : "chacun pourtant a un droit particulier sur sa propre personne, sur laquelle nul autre ne peut avoir aucune prétention"), il est manifeste que ce droit n'est pas absolu, puisque notre vie appartient à Dieu. Locke paraît soumis à deux exigences contradictoires : sa tendance libérale à considérer que chacun est propriétaire de soi, et sa tendance chrétienne à considérer que Dieu possède toute chose. C'est contradictoire et Locke ne décide jamais. C'est pour cela que Locke interdit le suicide comme les chrétiens alors qu'un libéral l'aurait autorisé, mais qu'il est d'accord avec les libéraux sur l'interdiction de l'esclavage.
Evidemment, le texte de Locke a la qualité de résoudre en un seul argument le problème du suicide et celui de l'esclavage, ainsi que le problème du meurtre et celui du suicide. Nos vies appartiennent à Dieu et nous n'avons pas le droit de décider qui doit vivre et qui doit mourir, qui doit être libre et qui doit être un objet au service d'un autre. Le propos de Locke pose quand même de gros problèmes : si Dieu est propriétaire de nos vies, il est délicat d'expliquer pourquoi Adam n'est pas le propriétaire de tous les hommes, et pourquoi les parents ne sont pas propriétaires de leurs enfants. Dieu créé une brèche dans le libéralisme, et cette brèche permet l'esclavage. Nous sommes esclaves de Dieu comme nous le sommes de nos parents. Filmer, que tente de réfuter Locke, a au fond une position plus cohérente que celle de Locke.
Que Dieu pose problème a été vu par le libertarien Peter Vallentyne (cf. ces deux articles sur l'esclavage et le libertarisme : https://analysesynthese.wordpress.com/tag/esclavage/.) Le début du premier article indique l'argument de Vallentyne. Pour lui, Dieu n'est pas si gênant, car l'essentiel est qu'il soit impossible de s'approprier des êtres sensibles et autonomes. L'auteur du blog estime au contraire que le libertarisme s'auto-détruit nécessairement, car le principe de l'appropriation de ce dont on est l'auteur implique qu'on soit propriétaire de ses enfants, ce qui signifie que personne n'est libre. En effet, si on admet comme Locke que Dieu est propriétaire des humains, alors plus rien n'empêche qu'on puisse s'approprier des humains, et d'autres êtres autonomes. je pense notamment aux animaux domestiques, qui eux aussi sont autonomes, et nous n'avons pas d'objection massive contre l'idée qu'ils aient des propriétaires. Il est donc assez délicat de distinguer les enfants et les animaux domestiques. Il semble que nous pouvons nous approprier les uns et les autres.  Si cette conclusion ne nous plaît pas, il faut apporter des changements considérables (je pense en effet que c'est nécessaire. Qui serait prêt à soutenir qu'un parent est propriétaire de ses enfants! Son pouvoir se limite à faire ce qui est nécessaire pour satisfaire leurs intérêts en attendant qu'ils puissent le faire eux-mêmes).
D'ailleurs, pour finir avec le texte de Locke, on voit que lui-même admet qu'on puisse tuer et asservir quelqu'un, s'il l'a mérité. C'est tout de même une concession considérable. La liberté n'est donc pas inaliénable, car il suffit d'être méchant ou criminel pour qu'on puisse nous la retirer. Il est difficile de juger un tel argument. Dans quelle mesure repose-t-il sur une vraie justification, et non pas sur des soucis purement pratiques de se protéger des criminels? On peut évidemment comprendre que personne ne souhaite se laisser assassiner sans broncher. Mais cela suffit-il à nous autoriser à tuer? C'est douteux. Car tuer pour empêcher d'être tué n'est pas facile à justifier. On peut tolérer qu'on se défende face à une attaque. Mais une tolérance n'est pas un droit de tuer ou d'asservir!

On voit que les célèbres arguments de Rousseau dans le Contrat social pour interdire l'esclavage ("renoncer à sa liberté, c'est renoncer à sa qualité d'homme, aux droits de l'humanité, même à ses devoirs") sont plus faciles à manipuler, et plus cohérents. Nous sommes libres partout et toujours, et nous n'avons pas le droit de détruire cette liberté. Mourir et se rendre esclaves reviennent à détruire cette liberté, donc nous n'avons pas le droit de faire cela. Se tuer, c'est renoncer à son humanité. Donc nous n'avons pas le droit de nous tuer. Rousseau ne partage donc pas notre opinion libérale en faveur du droit au suicide, pourtant, il le fait d'un point de vue apparemment libérale : personne ne doit se débarrasser de sa liberté, y compris en se tuant.
Mais l'argument de Rousseau a une tournure paradoxale : puisque nous sommes libres, alors nous n'avons pas le droit de faire certaines choses. Il est difficile d'expliquer pourquoi la liberté implique des interdictions, ce qui est évidemment contradictoire. Il est donc inévitable que nous soyons tentés d'autoriser le suicide, d'abord, puis, comme le font les libertariens Nozick et Vallentyne d'autoriser l'esclavage volontaire (tous les libertariens n'étant pas d'accord : Rothbard refuse ceci, pour des raisons voisines de Rousseau) cf. http://universite-liberte.blogspot.fr/2015/04/lesclavage-une-autre-verite-hommage-rip.html.

En résumé, nous avons trois positions :
- la position moralisante : il est interdit de se suicider et de se rendre esclave car notre liberté ne nous appartient pas, elle appartient à Dieu ou bien à l'humanité en tant que telle.
- la position libérale spontanée : il est interdit de se rendre esclave mais nous sommes absolument libre de nous suicider. La règle fondamentale du libéralisme est d'avoir droit de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui.
- la position libertarienne radicale : il est autorisé de se tuer et de se rendre soi-même esclave. La liberté étant absolu, nous sommes libres de nous rendre esclaves.
Je ne vais pas prendre position maintenant. Mon but était avant tout de montrer que l'esclavage et le suicide sont des questions liées, et que les choix théories sur les questions de liberté ont des conséquences sur l'un et l'autre.

vendredi 17 juin 2016

Pourquoi les copies de philosophie sont-elle aussi mauvaises?

Il est toujours stupéfiant de voir mes chers collègues de philosophie se perdre en lamentations et déplorations de la faiblesse des copies qu'ils doivent corriger au baccalauréat, alors que, selon toute logique, les copies de leurs propres élèves seront globalement de la même qualité. Peut-être certains collègues sont-ils victimes de l'illusion qu'ils sont largement plus doués que les autres, mais j'ai du mal à croire que ces collègues aient pu, pendant l'année scolaire, s'extasier devant les copies que leur rendaient leurs propres élèves. Il faut donc chercher l'explication ailleurs. 
La deuxième explication est que nous faisons notre travail correctement, mais que les élèves n'ont pas la moindre culture, pas la moindre envie de travailler chez eux ou en classe, et par conséquent ne retiennent absolument rien de ce que nous pouvons leur raconter. Ce n'est certainement pas faux, mais cela ne vaut pas pour tous les élèves. 
La troisième explication serait que l'épreuve de philosophie est trop difficile pour les élèves de terminale, que la dissertation est un exercice à la fois rhétorique et théorique auquel les élèves ne sont pas habitués, et n'arrivent pas à comprendre ce qu'on attend d'eux. C'est également vrai, mais cela pourrait à la limite expliquer pourquoi les dissertations sont mauvaises. Cela n'expliquerait pas qu'une très grosse partie des élèves (plus de la moitié, à vue d'oeil) passe totalement à côté de l'exercice. Car le problème est que les élèves ne font pas de la mauvaise philosophie, mais plutôt qu'il ne font pas du tout de philosophie ; ils font autre chose. J'expliquerai plus loin quelle différence j'établis entre les deux. Ce sera l'objet de ce post. Donc, la troisième explication ne me suffit pas non plus. 

J'en viens maintenant au point qui me semble le plus important : le contenu même de ce qu'on leur apprend, et le contenu des épreuves auxquelles on soumet les élèves. Prenons un exemple d'actualité, les sujets de dissertation des élèves de terminale S : "Travailler moins, est-ce vivre mieux?". Ce sujet est désastreux, car il invite les élèves à répondre de manière purement empirique. Or, ce n'est pas du tout ce que nous attendons. Dans ce cas, pourquoi donner une question dont la réponse la plus évidente, réponse qui d'ailleurs n'est pas incorrecte, n'est pas celle que nous voulons? C'est un mystère. Et une frange énorme des sujets sont ainsi des sujets empiriques, encourageant à la description factuelle et psychologique. Les élèves voient ces sujets, qui les attirent parce que la description psychologique est toujours attirante à cet âge, et reçoivent des notes terribles, en plus d'énerver leurs correcteurs. 
Avec ce sujet sur le travail, les élèves répondent comme l'économie du bonheur : celle-ci interroge les gens sur leur bien-être actuel, leur demande de noter leur état, leur demande aussi de noter la valeur des différentes activités auxquelles ils se livrent. Et par ce système de quantification du bien-être, on peut répondre à la question de savoir si les gens seraient plus heureux en travaillant moins. Il suffit de déterminer s'il existe une activité dont l'utilité marginale serait supérieur à celle du travail. Comme généralement les gens travaillent au moins 7 ou 8 heures par jour, l'utilité marginale du travail est très basse, et au contraire celle de voir ses amis, de faire l'amour ou d'aller au théâtre est énorme. Pour cette raison, les gens seraient plus heureux s'ils travaillaient un peu moins et utilisaient leur temps libre pour faire une de ces activités qu'ils valorisent. L'élève moyen dit cela, et se contente d'apporter une nuance en précisant que les personnes dont le travail est une passion ont intérêt à continuer à travailler. L'argument implicite est évident : si aucune autre activité ne procure plus de bien-être, alors il faut continuer à travailler. 
Une telle réponse est bonne et pertinente, parce qu'elle résout un problème pratique que se posent les gens en général, et les élèves en particulier. Les gens ont déjà en tête les différentes activités possibles, le bien-être que chacune leur apporte, et se posent une question purement technique de maximisation du bien-être. Les élèves reconstituent donc ce mode de pensée (même s'ils le font d'une manière légèrement plus maladroite, dans le fond, ils ne disent rien d'autre). Mais ce n'est pas ce que la philosophie demande.

La philosophie demande un travail conceptuel. Cela ne consiste pas à se demander si le travail nous rend heureux, mais à chercher à définir précisément ce qu'on entend par travail, et ce qu'on entend par bonheur (en montrant en plus que "mieux vivre" signifie se rapprocher du bonheur). On ne veut pas des propos psychologiques disant que le travail est désagréable pour les uns et une passion pour les autres, on veut un propos conceptuel disant que le travail peut être, par exemple, aliéné ou libre. Que le travail aliéné est ceci ou cela, alors que le travail libre est au contraire ceci ou cela. On attend qu'on nous montre si le pianiste qui fait ses gammes travaille, si l'individu qui range sa maison se livre à un travail domestique, etc. De même, on attend une différence entre le confort matériel et le bonheur, qui permet de dire que le travail pourvoie au confort matériel mais n'est pas suffisant pour le bonheur.
En résumé, les élèves n'ont tout simplement pas vu ce qu'était le travail conceptuel, et nous sommes responsables d'entretenir une certaine confusion entre le conceptuel et l'empirique. Pour le dire simplement, un travail empirique consiste à découvrir des cas tombant sous un concept. Un travail conceptuel consiste à chercher la règle de délimitation d'un concept. Quand tout le monde est d'accord sur le concept de bonheur, l'enquête se réduit à chercher des personnes heureuses. Quand nous ne sommes pas d'accord sur ce qu'est le bonheur, l'enquête n'est jamais tranchée par les exemples, car c'est justement la manière dont il faut les classer qui pose un problème. Les questions philosophiques sont des questions sur la classification. Et les élèves les prennent pour des questions de connaissance des objets classifiés.
Evidemment, il y a toujours une interaction entre objets et règles de délimitation, car il y a certains cas qu'on souhaite absolument voir tomber dans une catégorie. Si une activité salariée est exclue de la catégorie du travail, nos catégories sont mal faîtes. Et inversement, si on met dans le travail le fait de lire un guide touristique pour se repérer dans une ville inconnue, la catégorie de travail devient triviale à cause d'une extension démesurée. L'enjeu est donc de conserver des catégories satisfaisantes, qui mettent ensemble ce qui doit l'être, et qui sépare ce qui doit l'être. 

Ma conclusion est que nous devons être carnapiens dans l'enseignement : nous n'insisterons jamais assez sur l'importance de distinguer l'empirique et le conceptuel, ou l'extension d'un ensemble et son intension. Raisonner de manière conceptuelle est trop rare dans la vie ordinaire pour qu'on puisse s'imaginer que les élèves comprendront ce qu'on fait simplement en nous regardant à l'oeuvre pendant les cours.
Et cela suppose que la distinction soit aussi claire dans l'esprit des professeurs. Il est vraiment désastreux de vouloir garder des sujets dont la réponse la plus intelligente est une réponse empirique, et où la réponse conceptuelle paraît seulement une opération délirante de masturbation intellectuelle.
Mais l'enseignement carnapien deviendrait singulièrement plus compliqué. Car un professeur agréable et apprécié (donc non carnapien), quand il fait son cours sur le travail, donnera beaucoup d'éléments empiriques qui rendront son cours intéressant. Il va parler des diverses formes de management, du taylorisme et du toyotisme, de la souffrance au travail, du fait que pendant l'Antiquité les esclaves étaient utilisés pour ne pas avoir à travailler, etc. Beaucoup de choses qui vont intéresser les élèves, mais qui sont empiriques. Et c'est presque inévitable, d'une part parce qu'il faut intéresser les élèves, et d'autre part parce que les notions au programme invitent souvent à un traitement empirique. 
Au contraire, un cours vraiment conceptuel risque d'être vraiment barbant. Les élèves se fichent presque tous de la question de savoir si un travail libre est encore un travail. Ils se fichent de savoir si le travail suppose des conditions sociales ou si l'effort individuel est suffisant. Car ces questions, purement conceptuelles, laissent presque tout en l'état, la plupart du temps. Mais peut-être pas tout le temps, car il doit bien être possible de découvrir, en cherchant bien, des conséquences pratiques à de pures questions conceptuelles. 
Par exemple, si on estime que tout travail est une activité méritant un salaire, alors il devient intéressant de savoir s'il faut verser un salaire à celui qui nettoie sa maison, ou qui travaille son revers au tennis. La réponse n'est pas triviale (et négative), car certains soutiennent aujourd'hui un revenu minimum avec l'argument selon lequel tout le monde contribue à sa société, sous une forme ou une autre. Il se pose alors de nouvelles questions, comme celle de savoir si le salaire ne serait pas davantage lié au service rendu à autrui, plutôt qu'à un travail accompli (sachant que certains travaux ne rendent service à personne). Cela signifierait que seul l'emploi salarié ou le fait d'être entrepreneur à son compte est du travail. 
Un professeur carnapien devrait donc recommander à ses élèves d'écrire très peu, et de faire attention à ce qu'ils disent. Tout propos un peu long est presque inévitablement empirique. On n'écrit pas huit pages pour distinguer emploi salarié et effort volontaire. Ecrire huit pages là dessus suppose de badigeonner sa copies avec des descriptions inutiles. 

jeudi 9 juin 2016

Être le plus nombreux possible à penser le plus possible

Je reprends la formule de Sébastien Charbonnier dans son livre Que peut la philosophie?, livre qui porte sur le passé et l'avenir de l'enseignement de la philosophie. J'aimerais montrer que Charbonnier ne prend pas cette maxime au sérieux, alors qu'elle est tout à fait appropriée pour déterminer la manière dont la philosophie pourrait être enseignée.

La maxime de Charbonnier est une reprise de la maxime utilitariste de faire le plus grand bonheur du plus grand nombre. Bien entendu, si aucun génie de la philosophie avant Charbonnier n'avait eu l'idée de transposer cette maxime à la pensée, c'est qu'il paraît assez absurde de faire de la pensée une sorte de qualité pouvant être augmentée ou diminuée, et pouvant ainsi être quantifiée, et pouvant être agrégée avec la pensée dans chaque sujet, de façon à faire des sommes de pensée. Même à l'époque de Bentham, l'idée que le bonheur puisse être quantifié au moyen de son intensité et de sa durée semblait déjà étrange, alors imaginer qu'on puisse quantifier la pensée et qu'on puisse se donner pour objectif de maximiser la quantité de pensée dans l'univers semble un projet assez étrange, pour ne pas dire plus.
Pourtant, acceptons par hypothèse que cela soit possible. Il y a une manière de considérer cet objectif qui n'est pas ridicule. On peut retenir de l'utilitarisme, de manière extrêmement générale, l'approche conséquentialiste, et l'approche en termes de coûts et de bénéfices. L'utilitarisme est une maxime morale disant que notre action est justifiée si elle arrive à produire le maximum de bien-être avec le minimum d'efforts ou de souffrance.
Sur le principe, une telle règle est applicable aux politiques publiques. Une bonne politique est celle qui arrive à produire le maximum de bien-être en utilisant le minimum de moyens publics, moyens qui se mesurent en termes monétaires et en heures de travail des fonctionnaires. Appliquée à la philosophie, le problème devient le suivant : comment produire le maximum de pensée, avec le minimum de professeurs de philosophie? Ou, en termes voisins, comment affecter les missions des professeurs dont on dispose de façon à maximiser la quantité globale de pensée. Pour la clarté du problème, nous supposerons que les postes de dépense de l’État sont fixes, de sorte que l’État ne puisse ni donner davantage de moyens ni en retirer, et que le seul paramètre modifiable soit l'affectation des moyens dont il dispose. En bref, comment rationaliser les dépenses du poste "philosophie"?

J'ai présenté une application simple de la maxime utilitariste au problème de l'enseignement de la philosophie, en faisant de la pensée une quantité qu'on peut maximiser, et des professeurs les outils utilisés en vue de produire la pensée. La question se réduit donc à celle de la maximisation des effets de ces outils.
Or, Charbonnier ne pose pas du tout les problèmes dans ces termes, qu'on jugerait comptables, avec le mépris qui leur est associé. Car pour Charbonnier, le projet de la philosophie est celui de l'émancipation (cf. p. 23 : "l'idéal d'émancipation demeure la finalité essentielle de l'activité philosophique"). Or, émanciper n'est pas quantifiable, l'émancipation est un état qualitatif et pas quantitatif. On peut être émancipé ou être aliéné, mais il n'y a pas de troisième terme, d'intermédiaire. On pourrait à la limite compter le nombre de personnes émancipés, mais on ne retrouve ainsi que la moitié de la maxime ("le plus nombreux possible"), pas la seconde moitié ("penser le plus possible"). Charbonnier a un projet politique de libération des personnes, qui reste dans le livre assez flou, car ce n'est pas son but. Mais il est certain que le but n'est pas de maximiser les bénéfices d'une politique publique, c'est de mettre autant de moyens possibles en vue d'émancipation totale de la population.

Je voudrais maintenant décliner des positions plus précises au sujet de ces deux conceptions possibles. La première est l'approche en termes d'émancipation de la population, la seconde en termes de maximisation de la pensée.
1) Émancipation : l'objectif est de libérer le plus d'individus possible. Pour cette raison, les moyens humains doivent être assez équitablement répartis, si chaque personne est aussi facile à émanciper que les autres. Par contre, si certaines personnes sont plus difficiles à émanciper, alors il faut y mettre des moyens supplémentaires.
2) Maximisation : l'objectif est de maximiser la somme totale de pensée. Si chaque personne est aussi capable de penser que les autres, alors il est juste que les moyens soient répartis équitablement. Par contre, si certaines personnes pensent plus efficacement que les autres, alors il faut leur donner davantage de moyens, puisque cela permettra de maximiser la somme de pensée.
Ainsi, l'émancipation suit une règle disant "à chacun selon ses besoins". Les personnes ayant de gros besoins reçoivent donc davantage. Au contraire, la maximisation suit une règle disant "à chacun selon son talent". Donc, ceux qui ont du talent reçoivent plus que ceux qui en ont moins. Il est évident que ces deux principes sont opposés, si on admet, ce qui est raisonnable, qu'avoir du mal à s'émanciper est l'exact contraire d'avoir des capacités à penser. Ainsi, l'émancipation met des moyens sur les plus faibles. La maximisation met des moyens sur les plus forts. Il y a un vrai choix à faire, que Charbonnier passe sous silence, alors qu'il s'agit d'une question fondamentale de politique éducative.
Pour être complet, il faut aussi tenir compte des rendements décroissants de l'éducation. En effet, un bon élève tire beaucoup profit de ses cours, mais, au-delà d'un certain point, sa capacité à générer de la pensée va commencer à diminuer, jusqu'à devenir presque nulle. Pour cette raison, la politique de maximisation ne va pas mettre tous ses moyens sur le meilleur élève, elle va donner en priorité aux meilleurs élèves, puis va ensuite donner aux moins bons élèves, quand les rendements du travail avec les bons élèves commence à décliner sérieusement. Néanmoins, il semble qu'avec une telle politique, on n'arrive pas, ou très peu, aux très mauvais élèves.

J'en viens maintenant à des questions pratiques. Les élèves les plus faibles ayant des cours de philosophie sont les élèves de classe technologique. Ce sont, pour reprendre les termes de Charbonnier, les élèves les moins émancipés. Ce sont, pour reprendre les termes de Charbonnier adapté par mes soins, les élèves produisant le moins de pensée. Prétendre que les élèves de filière technologique sont moins émancipés que leurs professeurs me semble une idée fausse, et même dangereuse. De même identifier la pensée avec la capacité d'avoir de bonnes notes en philosophie est aussi faux et méprisant. Mais, pour les besoins de la discussion, je vais néanmoins réduire la pensée à cette capacité d'avoir de bonnes notes, même si la pensée est plus que cela. Les élèves les plus doués sont les étudiants de philosophie, et éventuellement, les professeurs de philosophie eux-mêmes qui peuvent continuer à se former.
Ainsi, si on veut émanciper le maximum de personnes, il faut assigner le maximum de professeurs aux classes technologiques, qui, ayant plus de mal à comprendre, ont besoin de davantage de cours pour arriver à une note satisfaisante (une note qui indique un élève émancipé! Je sais, c'est comique! Charbonnier le remarque p.205 "Non seulement la notation est radicalement extrinsèque au processus d'émancipation, mais elle constitue un obstacle à celui-ci", mais il n'en tire aucune conséquence, parce qu'il n'est pas évident de refaire tout le système scolaire, qui repose sur l'examen et la notation permanentes). Admettons que 10/20 révèle que l'élève est émancipé. Alors il faut assigner les professeurs de philosophie aux classes technologiques jusqu'à ce que la totalité ou la quasi-totalité des élèves de classe techno arrivent au moins à 10/20. C'est un cauchemar, mais la position émancipatrice aboutit à cela.
Au contraire, si on veut maximiser la pensée, il faut enseigner à ceux qui vont en tirer le maximum de bénéfices. Donc, il faut supprimer les cours aux classes technologiques, et donner des cours à des étudiants de philosophie, ainsi qu'à des professeurs qui ont besoin de formation continue. Et tant que l'éducation dans le supérieur ne donne pas des rendements décroissants, il ne faut pas donner de cours dans le secondaire. Cela signifie aussi aller enseigner dans des filières autres que la philosophie, qui elles aussi pourront tirer quelque chose de cours de philosophie. Après tout, les problèmes philosophiques facilitent l'analyse des notions et des problèmes, ce qui est une qualité très utile dans n'importe quelle activité. Autant dans les petites tâches quotidiennes, il est facile de faire des opérations sans comprendre, autant quand les tâches deviennent difficiles, la réflexion théorique est nécessaire, et la philosophie consiste toujours en ce type de réflexion, même si elle est beaucoup plus générale en philosophie que dans d'autres disciplines.

Ma conclusion est donc la suivante : si vraiment notre objectif est d'être le plus nombreux possible à penser le plus possible, alors il ne faut plus enseigner dans le secondaire, et à fortiori aux classes technologiques, tant que les étudiants du supérieur n'auront pas été saturés de cours de philosophie. Tout professeur enseignant dans le secondaire gaspille les ressources de l'Education Nationale. Au nom d'un projet politique d'émancipation, nous préférons gaspiller les ressources plutôt que les affecter là où elles sont le plus utiles. Je ne me prononce pas sur le projet qui me semble le meilleur. Après tout, si le but est d'émanciper, ce n'est pas du gaspillage. Mais il faut faire attention à l'idéologie, c'est-à-dire à la tentation de gaspiller de l'énergie en pure perte au nom d'un objectif qui paraît noble mais que nous n'avons pas la moindre chance de réaliser, ni même de progresser dans sa direction.

lundi 6 juin 2016

Le sexe : choisi, subi, contraint.

Je voudrais étudier la notion de violence, d'une manière qui se rapproche beaucoup de ce que j'ai écrit ici (Un consentement peut-il ne pas être libre?). J'inclus toutes les formes possibles de violence, qu'elles soient physiques, psychologiques, symboliques. J'estime qu'une violence est, de manière générale, le fait de contraindre autrui à faire quelque chose qu'il n'aurait pas fait de lui-même, ou bien faire subir à autrui quelque chose qu'il n'aurait pas voulu subir de lui-même. Pour cette raison, l'étude de la notion de violence suppose celle de liberté, qui elle-même suppose la notion de désir.
Pour rendre les choses plus agréables, je prendrai un exemple de désir, celui du désir amoureux. L'exemple me servira à mettre en place les différentes notions en jeu.


Il y a quatre personnes : Mathilde, Sophie, Lionel, Alain.
1) Mathilde désire Alain, qui la désire en retour. 
Alors s'ils font l'amour, ils sont parfaitement libres de le faire. Aucun des deux ne subit de violence. Dans la mesure où chacun désire ce qui lui arrive, et parvient à satisfaire ses désirs sans entrave, il y a liberté totale et nulle violence.

2) Lionel désire Mathilde, mais celle-ci aime déjà Alain qui l'aime en retour. Donc, Lionel finit avec Sophie, qui l'aime. 
Dans ce cas, la liberté de Lionel semblerait ne pas être totale. En effet, si être libre, c'est faire ce qu'on veut, alors Lionel n'est pas libre, puisqu'il veut faire l'amour avec Mathilde, et pas avec Sophie. Son désir est déçu. Néanmoins, cette définition de la liberté est insatisfaisante, car elle identifie liberté et toute puissance : nous ne serions libres que si nous pouvons satisfaire notre premier désir. Or, nous avons souvent à y renoncer, et à tenir compte des contraintes. Mais cela ne nous fait pas renoncer à notre liberté, qui doit donc être définie comme capacité de faire un choix sous contrainte, et non comme pouvoir de faire ce qu'on veut. Est libre celui qui obtient ce qu'il veut, relativement à l'ensemble des options qui lui sont ouvertes. Evidemment, on ne dirait pas non plus que Lionel a vraiment choisi de faire l'amour avec Sophie. Disons qu'il subit ce choix. Il en est l'auteur mais ce n'était pas ce qu'il voulait absolument parlant. 
Ce terme de soumission (le fait de subir) n'est sans doute pas parfait, et je l'utilise de manière différente de son usage ordinaire. Mais il arrive à peu près à capter l'idée de quelqu'un qui n'a pas le contrôle de la situation, mais qui reste néanmoins responsable en faisant ce qu'il fait. 

3) Lionel, n'éprouvant pas d'amour pour Sophie, retourne voir Mathilde, qui refuse ses avances. Lionel insiste, puis finit par brutaliser Mathilde pour obtenir un rapport sexuel.
Ce cas est un cas d'école : il s'agit d'un acte de viol, donc d'une relation sexuelle contrainte, car utilisant la force physique pour arriver à ses fins. La liberté de choix de Mathilde est ici annulée par la contrainte que Lionel arrive à exercer sur elle. Mais, pourrait-on quand même se demander, le comportement de Mathilde n'est-il pas encore un exemple de choix sous contrainte? Après tout, Mathilde garde le choix de se battre jusqu'à la mort plutôt que de se résigner à ce viol. C'est donc qu'elle fait un choix entre deux options, et retient la "meilleure". La contrainte de Lionel n'annule pas sa liberté, elle ne fait que la borner de manière drastique. Une telle argumentation aboutit à la conséquence à première vue paradoxale qu'il n'y a pas de différence de nature entre renoncer à une relation sexuelle parce que l'être qu'on désire ne veut pas de nous, et subir un viol. Dans l'un et l'autre cas, il s'agirait d'une sorte de choix sous contrainte, donc le fait de suivre un désir secondaire du fait que notre désir le plus fort devient impossible à réaliser. Dans le premier cas, le désir secondaire est de se contenter de Sophie, dans le premier cas le désir secondaire est de ne pas être tué et d'accepter la relation sexuelle.
Mais cet argument ne me semble pas satisfaisant. Car il fait du viol un acte librement choisi, ce qui est ridicule. Il y a une différence morale à établir entre contraindre les choix d'un agent par des actions qui sont moralement acceptables (Alain contraint les choix de Lionel par le fait qu'il aime Mathilde et en prive donc Lionel), et par des actions moralement inacceptables (violenter Mathilde pour faire en sorte qu'elle préfère encore avoir une relation sexuelle plutôt que de vivre quelque chose de pire encore). C'est justement pour cela que nous avons la notion de violence : le viol est une violence, par contre le fait de choisir son conjoint n'est pas une violence à l'égard de tous ceux qui sont privés de relation avec lui. Il y a donc une vaste gamme d'actions qui posent des contraintes sur les choix d'autrui, mais certains actes n'entraînent qu'une soumission libre d'autrui, alors que d'autres sont de véritables contraintes.

4) Lionel dit du mal de Mathilde à Alain. Alain est désespéré et quitte Mathilde. Lionel tente alors de séduire Mathilde, et y parvient.
J'introduis ici deux variantes :
4') Lionel a découvert que Mathilde n'aimait pas Alain, et restait avec lui par dépit. Lionel s'est contenté de répéter cela à Alain.
4'') Lionel a inventé de toute pièce des mensonges dans le but de rendre Alain malheureux. 
Ici, les deux variantes permettent de distinguer un cas de manipulation, qui peut être assimilé à de la violence psychologique, et un cas qui est moins tranché, dans lequel le fait que Lionel dise la vérité empêche de considérer son acte comme de la manipulation pure et simple, même si le fait de tout répéter à Alain a un but stratégique. 
Il me semble qu'on peut tenir le cas 4' pour un cas de violence, qui consiste à contraindre autrui d'une manière qu'il n'aurait jamais accepté lui-même, au moyen d'actions qui sont immorales. Alors que dans le cas 4'', Alain n'est pas dans une situation dans laquelle il n'aurait jamais aimé être placé. En effet, même si, évidemment, il aurait préféré garder l'amour de Mathilde, il préfère aussi que, si Mathilde ne l'aime plus, il en soit informé. En tout cas, il est raisonnable d'imaginer qu'Alain puisse vouloir découvrir la vérité au sujet de l'amour que lui porte Mathilde. Pour cette raison, le fait que Lionel vienne lui rapporter les propos de Mathilde n'est pas une violence à l'égard d'Alain. Certes, Lionel tire parti de la situation. Mais il ne fait qu'en tirer parti par les conséquences des actions d'Alain, actions qui sont libres, et ne sont pas sous la contrainte. 
Je crois donc que la notion de violence ne peut être utilisée ici que relativement à des jugements sur ce qu'une personne pourrait désirer ou pas. Si on estime qu'Alain désirerait être au courant du fait que Mathilde ne l'aime plus, alors le lui révéler n'est pas de la violence. Au contraire, si Alain désirerait ne pas le savoir, alors ce serait de la violence. Les désirs d'Alain servent donc de critère pour déterminer ce qui est une violence ou pas. Et c'est un raisonnement contrefactuel qui détermine ces désirs. En effet, on se demande ce qu'Alain aurait voulu si Mathilde ne l'aimait plus : aurait-il voulu ne pas le savoir et vivre confortablement dans le déni, ou bien aurait-il voulu le savoir quitte à devoir se séparer d'elle? Même si la réponse n'est pas évidente, le fait qu'on puisse envisager l'une ou l'autre réponse montre que l'acte de Lionel n'est pas de la violence. Une violence consiste à obtenir quelque chose d'autrui dont on sait qu'il ne le veut pas. Alors qu'une action sur autrui qu'on imagine dans les intérêts d'autrui n'en est pas une. Lionel est évidemment heureux d'annoncer la nouvelle à Alain, mais on peut tenir cela pour une conjonction d'intérêt, plutôt que pour une tentative de nuire à Alain afin de satisfaire ses intérêts personnels.

5) Alain aime Mathilde, qui ne l'aime pas en retour. Lionel tourne en ridicule Alain auprès de Sophie et de Mathilde.
C'est un cas plus difficile, car Lionel ne violente pas physiquement Alain, il ne le manipule pas psychologiquement, pourtant il paraît lui nuire. Cette nuisance est de nature symbolique, car elle consiste à dévaloriser Alain aux yeux d'autrui, en le présentant comme ridicule. Une violence symbolique est ainsi un dommage causé à la valeur d'un rôle social ou d'un statut social.
Mais la violence symbolique est-elle vraiment une forme de violence? Bourdieu, dans les Méditations pascaliennes, a une section assez courte sur ce thème, alors qu'il est central dans toute son oeuvre. Cependant, le sens global de ce texte permet de comprendre ce qu'il faut entendre par là. Bourdieu a écrit ce texte en référence à Pascal parce qu'il estime que les systèmes idéologiques d'une société ne sont pas une strate séparée des corps, mais sont incorporés, et qu'il font marcher tout seul "la machine" (le corps). La violence symbolique est alors l'utilisation de symboles pour obtenir physiquement la soumission de telle catégorie sociale ou de tel individu. Les hommes ont été en quelque sorte dressés à obéir à des symboles, et c'est pourquoi les faire obéir ne demande plus l'usage de la force, cela demande juste l'usage des symboles. Pascal parlait de l'effet que produisait sur nous la robe des juges, Bourdieu parle plus généralement de l'obéissance inconditionnelle des classes dominées à leur domination. Il y a donc pour Bourdieu une véritable violence dans la violence symbolique, puisqu'on obtient avec des symboles une paix qui ne devrait pas exister, les classes dominées devant se révolter.
Je ne m'étends pas sur la dimension sociale de la domination, qui soulève des problèmes propres. Partir du principe que les individus sont dominés et devraient se révolter, puis constater qu'ils ne se révoltent pas, et en déduire l'existence de la violence symbolique est un raisonnement hautement suspect. Car tout repose sur un jugement pratique selon lequel les gens devraient se révolter, donc que quelque chose les en empêche. La violence symbolique, à échelle collective, ressemble fortement à un pouvoir magique pour remédier à une explication défaillante. Néanmoins, à échelle individuelle, la notion paraît moins contestable. Si quelqu'un est humilié, sa vie devient plus difficile, alors qu'il ne s'agit pas vraiment d'une attaque psychologique, mais plutôt d'une attaque de nature sociale, qui s'adresse aux autres plutôt qu'à la cible.
J'en conclus donc que la violence symbolique, sous une forme individuelle, est bien une forme de violence, puisqu'elle revient à contraindre autrui d'une manière qu'il n'aurait jamais accepté, puisque personne ne pourrait vouloir que son image sociale soit dévalorisée voire humiliée. On contraint donc ainsi quelqu'un à changer de comportement, sans que l'on puisse dire que c'est dans son intérêt. Ainsi, quand Lionel s'amuse avec Sophie et Mathilde des performances sexuelles ridicules d'Alain, ceux-ci se livrent à un acte de violence réel à l'égard d'Alain, visant à rendre sa relation à autrui beaucoup plus difficile qu'elle ne l'était.

mercredi 1 juin 2016

Où finissent les exigences académiques, et où commence le baratin

Dans l'absolu, je n'ai rien contre la répétition, et je ne pense pas que la philosophie ait pour tâche de nous inciter à "penser autrement", comme le dit Foucault. La philosophie a pour tâche de "penser juste", c'est-à-dire de nous aider à comprendre ce que nous faisons et le monde dans lequel nous vivons, mais certainement pas de proposer des thèses originales et farfelues dont la seule valeur est de nous procurer le petit frisson caractéristique des idées nouvelles et manifestement fausses.
Cependant, au-delà d'un certain niveau de répétition, la pensée s'évapore presque totalement. Or, il y a bien quelques lieux communs de la philosophie en terminale qui sont rabâchés de manière tellement mécanique qu'on se demande encore si leurs auteurs les ont vraiment pensés. Même problématiques, mêmes thèses, mêmes références, peu ou prou mêmes conclusions. Ce n'est pas que, subjectivement, les philosophes aguerris s'ennuient à lire ces propos répétés. C'est plutôt que, objectivement, tout le travail philosophique qui requiert de détecter l'impensé, les présupposés discutables, de découvrir des contradictions, etc. n'est tout simplement pas fait. Et autant on peut pardonner à celui qui énonce une première fois des idées de n'avoir pas fait attention à tout, autant on devrait être scandalisé qu'on puisse répéter comme une messe des propos qui devraient être discutés.
Pour illustrer ce phénomène, je renvoie vers deux liens, un site de philosophie très célèbre car bien écrit, très académique dans la forme comme dans le fond : http://www.philolog.fr/ai-je-un-corps-ou-suis-je-mon-corps/. L'article date de 2008. Et le second lien renvoie vers le site d'une radio nationale très célèbre, qui propose une émission de philosophie quotidienne : http://www.franceculture.fr/emissions/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance/les-nouveaux-chemins-de-la-connaissance-mercredi-0. L'émission date de 2016.
Le titre des deux dissertations varie légèrement, mais le contenu et le traitement est quasiment le même. D'abord, on pointe le dualisme de Descartes, qui sépare l'homme en un corps et un esprit, et dans lequel l'esprit est possesseur de son corps plutôt qu'il n'est son corps. Puis Merleau-Ponty arrive, avec sa notion de corps propre, et son fameux slogan "je n'ai pas un corps, je suis mon corps". On insiste sur la chair, le sentant-senti, etc. Et on finit par quelques propos vaguement politiques sur les enjeux de l'appropriation du corps humain. Pour être totalement honnête, ces deux dissertations développent avec Merleau-Ponty quelques propos plus spéculatifs que votre serviteur n'est pas parvenu à comprendre. Comme toujours, il n'est jamais facile de déterminer si cela vient de la paresse et de l'ignorance de votre serviteur, ou des foutaises de l'auteur. En tout cas, le fait que de nombreux philosophes soient capables de répéter mécaniquement ces propos mystérieux suggère que la compréhension n'est pas une condition nécessaire à la répétition. Cependant, élève, si tu me lis, prend garde : les correcteurs ne tolèrent pas les foutaises, quand elles sont proférées par des élèves!

Je voudrais, dans ce post, montrer par l'exemple comment on peut échapper au baratin. Mais pour ce faire, il me faut d'abord donner quelques définitions.
J'appelle baratin tout discours qui peut être vrai, juste, ou même d'une élégance extrême, mais qui consiste seulement, pour son auteur, à répéter mécaniquement ce qu'il a lu, vu, ou entendu, sans effort d'appropriation, de reformulation, de de critique.
Un symptôme du baratin, c'est l'extrême précision des formulation, et l'impression que le moindre changement de terminologie modifierait substantiellement la signification de ce qui est dit.
Le baratin doit être distingué des foutaises. J'appelle foutaise tout discours qui peut aussi être vrai ou juste, mais qui consiste seulement à noyer l'auditeur sous des propos d'une technicité extrême, d'une obscurité extrême, ou ayant des présupposés si lourds que toute discussion en devient à peu près impossible.
Le symptôme des foutaises, c'est que personne ne peut raisonnablement en évaluer la valeur de vérité. Certains vont prétendre que c'est n'importe quoi, et d'autres vont prétendre que c'est la seule philosophie qui ait une quelconque valeur. Mais personne ne discute jamais des foutaises. On les abhorre, ou on les adore, mais on ne les discute jamais.
Il est enfin possible, pour un discours, d'être à la fois foutaise et baratin. Quand un suiveur se contente de répéter des foutaises, il profère à la fois des foutaises et du baratin. D'ailleurs, les foutaises incitent au baratin, dans la mesure où l'impossibilité de comprendre ce qui est dit oblige les partisans de ces foutaises à répéter sans réfléchir, ce qui les fait tomber dans le baratin. Par contre, le créateur de ces foutaises ne fait pas de baratin, pour la raison qu'il en est le créateur et que celui lui demande un véritable effort de réflexion.
Comme annoncé, je voudrais ici parler du baratin, à savoir de propos qui sont discutables, mais qu'on répète sans jamais les discuter.

Tout d'abord, rappelons que les élèves de terminale doivent étudier le thème de la matière et de l'esprit. Ce thème se prête bien sûr à discuter du célèbre problème psycho-physique. Il est tentant, sur ce thème, de poser la question "ai-je un corps ou suis-je un corps?", car cette question est assez générale, et soulève aussi bien des enjeux métaphysiques que des enjeux moraux. C'est donc un bon sujet, j'en conviens.
Cependant, tout le propos développé à ce sujet est totalement arbitraire pour les raisons suivantes :
1) Tout le monde se laisse berner par l'illusion grammaticale liée aux adverbes français être et avoir. Les gens pensent spontanément que avoir, en français, dénote une possession, alors que être dénote une identité. Les gens trouvent moralement mauvais le désir de posséder, et trouvent moralement bon le désir d'être ceci ou cela. Le jugement moral et le jugement métaphysique sont faux l'un et l'autre. D'abord, quand j'ai faim, je ne possède pas la faim. Quand j'ai mal aux dents, je ne possède pas une douleur. Quand j'ai réussi mon devoir de philosophie, je ne possède pas une réussite. Inversement, si je suis riche, c'est que je possède de l'argent. Si je suis propriétaire (sans précision), c'est généralement que ma maison m'appartient. Par ailleurs, entre avoir des amis, et être maître du monde, la morale prescrit plutôt d'avoir des amis. Entre avoir des préoccupations politiques, et être obsédé par le sexe, la morale prescrit plutôt de s'intéresser à la politique. Bref, les auxiliaires, en français, n'ont aucune signification déterminée, ni métaphysique, ni morale. Leur contribution à la signification de la phrase dépend uniquement du contexte dans lequel ils sont insérés. Bref, "ai-je un corps ou suis-je un corps?" n'est pas encore une question, tant qu'on ne précise pas le contexte. On peut interpréter la question comme signifiant "suis-je propriétaire de mon corps, ou bien suis-je identique à mon corps?". Là, c'est déjà plus précis.
2) Reste néanmoins à montrer que ces possibilités s'excluent. Locke est célèbre pour être le premier à avoir formulé la thèse de la propriété de soi. C'est donc qu'il n'y aurait rien d'impossible (au moins à première vue) à être quelque chose tout en étant propriétaire de cette chose. A ce sujet, le baratin consiste à se jeter immédiatement sur les questions de marchandisation du corps humain. Il serait si affreux de pouvoir vendre son ventre ou ses organes génitaux. Ou au contraire, le libéralisme montrerait que, puisque vendre son ventre ou ses organes génitaux ne nuit à personne, alors ceci doit être autorisé. C'est en effet un problème fascinant, mais qui ne doit pas nous faire oublier qu'il en existe un autre, plus directement lié au sujet : puis-je vraiment être propriétaire de moi-même? Car si être propriétaire c'est au moins pouvoir céder le bien que je possède, alors il faut que je puisse me céder moi-même à autrui. C'est une opération bien étrange, qui revient à se rendre soi-même esclave. Or, il semble qu'on s'engagerait là à quelque chose qu'on ne peut pas vraiment tenir, pour une raison que Hobbes a mentionnée dans le Leviathan : si l'Etat, ou notre maître, exige que nous mourrions, nous allons toujours préférer désobéir plutôt que de nous laisser tuer pour respecter notre engagement. Il ne peut jamais être rationnel de signer un contrat donnant droit au bénéficiaire de nous tuer quand il le veut. Or, se vendre soi-même, cela implique aussi se laisser tuer à volonté. Certes, on pourrait admettre des contrats que seuls des personnes irrationnelles seraient prêtes à signer. Mais cela signifie admettre des contrats qu'une personne pourrait signer sans comprendre correctement à quoi elle s'engage. Ce n'est pas un vrai contrat. 
3) il y a une question que personne ne soulève jamais, et qui pourtant change tout : "ai-je un esprit, ou suis-je un esprit?". Tout le monde admet tacitement que nous sommes des esprits, et que ces esprits possèdent un corps, un peu comme le pilote possède son navire. Nous sommes obsédés par la marchandisation des corps parce que nous pensons que le corps est un instrument à notre service, et que nous sommes une âme. Pourtant, au moins au niveau du langage ordinaire, nous pouvons dire de manière sensée que nous avons une âme. Les catholiques se sont demandés si les Indiens d'Amériques avaient une âme. Des fous, on disait un temps qu'ils avaient perdu l'esprit. "Mon esprit" est une expression qui n'a rien d'étrange, même si elle contient un possessif. C'est donc qu'il se pourrait que nous ayons une âme, plutôt que nous soyons une âme. Tombé-je à mon tour dans les illusions grammaticales? Mon but est seulement de casser la fausse évidence du rapport à notre âme. Quelqu'un qui dirait qu'il a une âme et un corps ne choquerait personne. Cela implique que nous ne sommes peut-être pas exactement une âme, mais, disons, une personne. Et une personne possède, comme des propriétés métaphysiques, c'est-à-dire des qualifications (et non pas des propriétés au sens de possessions) une âme et un corps. Ainsi, un dualisme hétérodoxe refuserait de dire que nous sommes une âme qui a un corps, et soutiendrait que nous sommes des personnes qui ont une âme et un corps. Et pour se débarrasser des illusions grammaticales, nous soulèverions la question de savoir si on peut vendre son âme, au diable ou à quelqu'un d'autre. La réponse étant non, nous montrerions donc que l'âme n'est pas une propriété-possession, mais une propriété-qualification. Il faudrait un argument parallèle à celui de Hobbes pour montrer qu'on n'accepterait jamais de vendre son âme au diable. Vendre son âme signifierait accorder à autrui le droit de déterminer exactement le contenu de ce qui nous passerait à l'esprit, y compris le droit de faire cesser immédiatement tout contenu. Or, comme le droit d'être tué, personne n'accepterait rationnellement de céder le droit de maîtriser le contenu de ses pensées.

Une remarque supplémentaire sur la possibilité de vendre son corps ou de vendre son âme. On pourrait concevoir une expérience de pensée dans laquelle le fait d'avoir à se sacrifier pourrait permettre au reste de l'humanité de bien vivre. Par exemple, s'il existe une sorte de grande machine à bien-être, capable de produire une sensation de bien-être dans toute la population, mais qui doit avaler et dévorer des humains pour fonctionner, il peut être justifié de se sacrifier. Par exemple, un parent pourrait faire ceci pour assurer le bien-être de ses enfants. De même, on pourrait imaginer un dispositif semblable pour l'âme.
Par contre, à partir du moment où nous cédons notre corps ou notre âme à une personne libre, alors cela devient irrationnel. En effet, le fait de céder notre corps ne nous garantit même pas que la personne fasse ce qu'elle a annoncé en contrepartie. En s'aliénant, nous nous mettons sous sa dépendance, et ne pouvons plus lui demander de respecter son contrat, puisqu'elle peut nous éliminer à la moindre contrariété. Bref, ce serait tout à fait comme se faire esclave pour toucher de l'argent. Aussitôt que nous sommes esclaves, notre maître peut nous reprendre l'argent qu'il nous a donné en contrepartie. Dons nous sommes partout perdants. Quant à se dire que les institutions publiques pourraient garantir la transaction, cela ne fait que repousser le problème, car les institutions peuvent être changées presque aussi vite que les intentions des hommes.
J'en arrive donc à la conclusion qu'on peut maîtriser par la force l'âme ou le corps de quelqu'un, mais qu'il n'est pas possible de les céder, c'est-à-dire de passer un contrat visant à les donner à un autre. Il n'y a pas d'engagement à vendre son corps, même si notre propre faiblesse peut, de faire, amener autrui à nous maîtriser par la force.

Ainsi, ma réponse à la question est la suivante : j'ai un corps et une âme au sens de propriétés métaphysiques attachées à ma personne, mais ce corps et cette âme ne sont pas des propriétés qu'on puisse céder. Je suis une personne, et non une âme, ni un corps. Peut-être ce discours n'est-il pas parfait. Mais il tente de dire quelque chose d'un peu critique vis-à-vis des évidences. Un professeur de philosophie a toujours le devoir de discuter des idées. Il n'a jamais le droit, même en terminale, d'ânonner des platitudes au prétexte qu'elles font partie de la culture générale.