lundi 18 mai 2015

Liberté et limites de la responsabilité

Une des critiques récurrentes de l'utilitarisme consiste à lui reprocher de ne pas tenir compte de la dimension personnelle des agents, et de les tenir pour des choses dont il faudrait maximiser une certaine grandeur, l'utilité. On trouve ainsi chez Rawls (dans Théorie de la justice) l'idée que l'utilitarisme autorise le sacrifice des intérêts d'un seul au profit des autres, puisque seule compte la somme totale des utilités, et non pas le respect des droits individuels. Si l'on tenait compte de ces droits, on ne pourrait pas sacrifier indifféremment la liberté ou le bien-être d'un individu pour augmenter la liberté ou le bien-être des autres. Quant à Amartya Sen (dans Ethique et économie, entre autres), il reproche à l'utilitarisme (et plus généralement à l'économie du bien-être dont l'utilitarisme n'est qu'une version) de négliger la qualité d'agent des personnes, autrement dit de ne pas tenir compte du fait que les personnes attachent de l'importance à être les auteurs de leurs actes, donc qu'il ne suffit pas de leur donner les biens qu'ils préfèrent, il faut encore que les personnes aient eu la liberté de choisir entre plusieurs alternatives, et aient pu obtenir eux-mêmes ce qu'ils voulaient. 
Dans cette même direction, je voudrais aussi montrer que la différence entre choses et personnes est absolument capitale dans l'utilitarisme, et dans toute théorie morale conséquentialiste (le conséquentialisme étant une théorie encore plus générale que l'économie du bien-être dont parle Sen). Dès lors qu'un agent cherche à savoir ce qu'il doit faire, et en même temps savoir de quoi il peut être tenu pour responsable, alors cet agent doit nécessairement avoir à l'esprit une distinction marquée entre choses et personnes. Pour résumer ma thèse : tant que les conséquences sont des rapports de causes à effet entre choses, l'agent est responsable de tout ce qu'il est capable de prévoir (ou du moins, de tout ce que sa société estime qu'il devrait être capable de prévoir. Mais la différence, ici, n'a pas à être développée). Par contre, si ses actions ont des effets sur d'autres personnes, alors ce que les autres personnes font en réaction ne relève plus de la responsabilité de l'agent, mais de celle de ces autres personnes. 

Quelle est la différence entre les choses et les personnes? Les personnes se définissent par leur capacité d'action, donc par leur capacité d'inaugurer une nouvelle série causale, pour parler comme Kant dans la Critique de la raison pure. Et elles se déterminent à agir en fonction de leur délibération. La délibération consiste à peser des raisons pour une action, et des raisons contre une action, afin de choisir la ligne de conduite la plus pertinente. Ceci détermine donc deux traits de la personne : sa liberté, et sa responsabilité. La liberté signifie que la personne est capable d'agir par elle-même, en n'étant pas complètement soumise aux états de choses préalables. La liberté est une indépendance, et un pouvoir de commencement. On voit d'ailleurs que la liberté commence avec les êtres vivants, qui possèdent un milieu intérieur leur donnant une relative indépendance à l'égard du milieu et un pouvoir d'agir.
Par contre, si on peut admettre que tous les êtres vivants sont libres, il est évident que très peu sont responsables. Car pour être responsable, il faut pouvoir répondre de ces actes. Répondre, c'est à la fois répondre aux autres, mais aussi à soi-même. Et pour répondre, il faut pouvoir indiquer les raisons qui nous ont déterminés à agir. C'est donc bien la capacité de délibérer qui fait la responsabilité. Lorsque l'on est capable de peser les raisons pour et contre, on est aussi capable de se donner à soi-même la raison décisive, qui emporte la délibération, et on est aussi capable de communiquer cette raison aux autres, si ceux-ci nous le demandent (je me permets de ne pas rentrer dans le débat millénaire sur la pensée et la parole, pour savoir si l'une est possible sans l'autre, si l'une a l'antériorité sur l'autre. Je me contente d'une thèse modeste : n'attribuer la responsabilité qu'aux êtres dont on est absolument certain qu'ils peuvent délibérer, à savoir les êtres qui peuvent parler, et ainsi nous exposer leur délibération). Les êtres humains sont responsables, à partir d'un âge variable, mais on peut dire qu'en moyenne, vers 13 ou 14 ans, la plupart des humains sont capables de raisonner correctement en matière pratique. 
Evidemment, par contraste, les choses sont dépourvues de liberté et de responsabilité. S'il arrive quelque chose aux choses, c'est seulement parce qu'une série causale préalable les a déterminées à réagir d'une certaine façon (un peu comme un tonneau de poudre qui semble exploser tout seul, au fond du grenier, mais qui en réalité l'a fait suite à une augmentation anormale de la chaleur due à un feu à proximité). Et bien sûr, les choses ne suivent pas des raisons d'agir, et ne donnent pas leurs raisons d'agir.

Ainsi, lorsqu'une personne agit, on peut la tenir responsable de toutes les conséquences prévisibles (prévisibles pour elle, ou socialement tenues pour prévisibles, peu importe) de ses actions sur les choses. En effet, les choses sont liées par des rapports de cause à effet, et aucune n'a de liberté d'initiative qui pourrait entraver l'action de la personne. C'est pourquoi aussi loin que s'étend sa capacité à comprendre les effets de ses actions, aussi loin s'étend sa responsabilité.
Je voudrais dire un mot sur le thème des effets imprévus. On trouve certains utilitaristes pour rejeter entièrement toute morale de l'intention. Dans les Principia Ethica de Moore, par exemple, celui-ci soutient que l'on est responsable des conséquences infinies de ses actes, de l'acte lui-même jusqu'à la fin des temps. Je veux bien admettre qu'un conséquentialisme est plus pur s'il admet ceci. Mais cela entraîne une séparation tellement marquée entre culpabilité et responsabilité que cette doctrine semble franchement déraisonnable. Car une personne peut être coupable de commettre des actes qui auront de mauvaises conséquences à très long terme, alors qu'il est humainement impossible de prévoir ces conséquences. Cela revient à dire que la personne n'est pas responsable, qu'elle ne peut pas répondre de ses actes, puisqu'elle n'a pas la possibilité de connaître tous les effets de ceux-ci, et donc d'avoir une raison de ne pas les effectuer. La culpabilité sans responsabilité signifie qu'on est un élément dans une chaîne causale, sans pour autant avoir des raisons pour agir ou s'abstenir d'agir. La doctrine de Moore affaiblit donc la différence entre choses et personnes, en estimant qu'on peut accuser quelqu'un pour des actions, alors même que cette personne n'est pas responsable. Lorsqu'une personne agit sans pouvoir estimer les conséquences de ses actions, elle n'est plus tout à fait un agent, elle est surtout une cause dans une chaîne causale. 
Ceci étant dit, il y a certaines conséquences imprévisibles dont on peut quand même être tenu pour responsable. Chaque fois que nous commettons une mauvaise action (mauvaise dans ses conséquences immédiates ou ses conséquences prévisibles), nous sommes aussi responsables de toutes les conséquences mauvaises imprévues et imprévisibles. Mais ce qui est vraiment reproché à la personne dans un tel cas, ce n'est pas vraiment d'avoir commis une action dont les conséquences imprévisibles sont mauvaises, c'est plutôt de s'être mis dans une situation où elle n'est plus capable de prévoir les conséquences de ses actes. Par contre, celui qui agit correctement ne peut pas être tenu pour responsable des conséquences imprévisibles de ses actes, parce qu'on estime que l'agent a fait ce qu'il pouvait pour ne pas se retrouver en situation de produire malgré lui de mauvaises conséquences. Par exemple, un automobiliste sobre et roulant à vitesse réduite renverse un piéton imprudent qui passait par là. L'automobiliste n'est pas responsable : il faisait ce qui est en son pouvoir pour éviter le drame. Par contre, si l'automobiliste avait bu, ou roulait trop vite, il devient responsable, alors même que son intention était d'éviter le piéton. Mais en se mettant en situation de ne pas pouvoir réagir correctement en cas de danger, la personne s'est rendue responsable.

J'en viens maintenant aux cas d'actions dont les effets impliquent la participation d'autres personnes. Il n'est pas du tout possible de tenir un agent pour responsable de toutes les conséquences prévisibles de ses actes, pour la raison que d'autres agents vont aussi engager leur propre responsabilité dans la chaîne causale, et ainsi libérer le premier de sa responsabilité. Je veux dire par là que le caractère prévisible de certaines conséquences impliquant des personnes n'implique pas que ces personnes ne soient ni libres ni responsables de ce qu'elles font. De sorte que, si elles accomplissent un acte interdit, elles en sont responsables, et non pas le premier individu qui se trouve à l'origine de l'histoire aboutissant à l'acte en question. 
Quelques exemples clarifieront le propos. L'exemple le plus évident est celui d'une mère évoluant dans un milieu défavorisé, où règne une très forte délinquance. En faisant un enfant, elle sait bien (disons, admettons qu'elle sache bien...) qu'il y a de très gros risques que son enfant tombe lui aussi dans la délinquance. Cependant, elle n'est pas responsable des actes que commettra son enfant, à la condition qu'elle ait quand même tenté de lui donner une éducation satisfaisante. Si l'enfant a suffisamment d'intelligence pour raisonner correctement, alors il est responsable entièrement de ses actes, alors que sa mère qui l'a mis au monde ne l'est pas du tout, de même que son milieu social ne l'est pas non plus. Seul le fait qu'on puisse montrer que certaines personnes ont contraint physiquement ou psychologiquement l'enfant serait de nature à le rendre irresponsable de certains actes. En termes précis, on peut montrer à l'occasion que certaines actions n'étaient en réalité pas libres, mais subies. Par contre, la responsabilité ne se délègue pas, et ne se partage pas. Ceci implique que, chaque fois qu'un acte est libre, alors la personne est entièrement responsable de celui-ci. Bien évidemment, un milieu social défavorable peut compter comme une excuse, ou comme une circonstance atténuante. Mais cela ne remet pas en cause la responsabilité, cela n'implique qu'une diminution ou une annulation de la peine. Telle est le sens de l'excuse : renoncer à punir, tout en maintenant la responsabilité. 
Un exemple plus délicat : un chimiste invente une substance très toxique, mais très volative, ce qui permet d'empoisonner quelqu'un, et de faire disparaître la trace de l'empoisonnement. Cette invention est donc un moyen très efficace de commettre un meurtre, et le chimiste n'a pas le moindre doute que cette substance sera utilisée. Cependant, il publie quand même un article expliquant la procédure de fabrication de cette substance, par pur intérêt scientifique. Est-il responsable de tous les meurtres commis au moyen de ce produit? Il n'a certes pas l'intention de tuer, mais il fournit des moyens, et un conséquentialiste dirait qu'il a pu anticiper les conséquences nuisibles de ses actes, ce qui le rend responsable. Mais cela ne va pas, justement parce que les conséquences de ses actes ne portent pas sur des choses, mais sur des personnes, et seules les personnes qui prennent l'initiative d'utiliser à mauvais escient l'invention sont responsables. Le fait que la liberté soit la capacité d'inaugurer une nouvelle chaîne causale, et que la responsabilité soit la reconnaissance de la valeur pratique ou morale des conséquences d'un acte, implique que seul celui qui est à l'origine d'une série causale en est responsable. Or, dans le cas du meurtre par empoisonnement, la chaîne causale commence avec l'individu qui projette d'assassiner quelqu'un. Le chimiste est en dehors de la chaîne. Il appartient à une autre histoire. 
Ainsi, on pourrait dire, pour plagier une formule célèbre, que la responsabilité des uns s'arrête là où commence celle des autres. Lorsque la continuation d'une série causale requière la décision d'un agent, alors cette décision vaut comme commencement absolu, de sorte que tout ce qui se trouve avant n'est plus tenu pour une cause, mais pour un simple donné dont l'agent tient compte pour décider quoi faire. Seule une vraie contrainte sur autrui rend un agent responsable de ce que fait un autre agent. Sans cet élément de contrainte, chacun est entièrement responsable. 

Ainsi, il faut tenir compte de la différence entre les choses et les personnes parce que les personnes seules sont responsables, de sorte que la responsabilité de nos actes est bornée par les autres personnes qui agissent à leur tour, alors que cette responsabilité s'étend à tout ce que nous pouvons prévoir concernant les choses. Cependant, que nous ne soyons pas responsables des actions des autres ne signifie pas que nous ne devons jamais chercher à éviter qu'ils commettent de mauvaises actions. S'il fallait différencier le devoir impératif et le devoir méritoire, je ferais passer la limite ici : est impératif tout devoir qui met en jeu notre responsabilité ; est méritoire tout devoir qui met en jeu le bien global du monde, mais pas notre responsabilité. Il est impératif d'aider son propre enfant quand il est jeune car nous en sommes responsables. Par contre, il est seulement méritoire d'aider un pauvre homme dans la misère, car nous ne sommes pas responsables de lui.