samedi 28 mai 2011

Comment sait-on que le monde n'a pas été créé il y a dix minutes?

J'ai beaucoup parlé de scepticisme, c'est-à-dire du refus des fondements de la connaissance, et j'ai en même temps parlé de bon sens, comme substitut à ces fondements introuvables. Si l'on peut à la fois reconnaître l'existence d'un bon sens en chaque homme, et en même temps être sceptique, cela vient du fait que ce bon sens est une capacité travaillant de manière informelle, rapprochant des choses qui lui paraissent se ressembler, et séparant les choses qui lui paraissent dissemblables, sans jamais suivre de règle. En effet, le bon sens est la capacité à suivre des règles, et il n'y a tout simplement aucune règle pour appliquer des règles. Nos opérations de pensée fondamentales (rapprocher et distinguer) se font sans règle.
Autrement dit, il semble quand même qu'avec le bon sens, nous parvenions à un point d'arrêt dans la justification de nos connaissances. Il semble même que le bon sens soit une sorte de fondement pour toutes nos connaissances. Certes, ce fondement est lui-même infondé. Il n'y a pas d'auto-fondation telle qu'il pourrait y en avoir chez Descartes par exemple (l'énoncé "je suis, j'existe" prétend jouer ce rôle d'énoncé auto-fondé, qui se fonde par le seul fait d'être énoncé). Mais il semblerait bien que le bon sens soit un point ultime, un socle en dessous duquel il n'est pas possible de descendre. Ainsi, une fois atteint ce point, il deviendrait impossible de justifier nos croyances. Il ne serait plus possible que de dire "je le fais ainsi, c'est tout", "c'est ce que je crois, c'est tout". Il ne resterait plus que la certitude nue, la croyance sans rien pour la soutenir, si ce n'est qu'elle est une croyance. La croyance deviendrait aveugle, arbitraire.

Or, je voudrais montrer qu'il n'en est rien, en prenant appui sur les analyses de Wittgenstein dans De la certitude, dont le titre de ce post reprend un des exemples discutés par celui-ci. Le fait que le monde existe depuis fort longtemps fait partie de nos croyances les plus fortes, celles que tous doivent accepter, sous peine non pas d'être considéré comme dans l'erreur, mais d'être pris pour un fou. Celui qui pense que le monde a été créé avec lui, ou bien créé il y a dix minutes ne fait pas une erreur, il manque purement et simplement de bon sens. Car faire une erreur signifie toujours faire une erreur ponctuelle, c'est-à-dire avoir en gros des croyances vraies, mais adhérer, en un point, au faux. Alors que celui qui croit que le monde a été créé il y a dix minutes n'a pas en gros des croyances vraies. Tout son monde est complètement faux.
Pourtant, et justement pour cette raison, il semble impossible de prouver qu'une telle personne est dans l'erreur. Car quel genre d'argument pourrait-on donner pour rejeter cette croyance folle? On pourrait lui dire que nous-mêmes avons plusieurs années, que nous avons retrouvé des restes humains ayant des milliers d'années, que les roches terrestres montrent des strates ayant des millions d'années. Mais si elle croit que le monde a été créé il y a dix minutes, elle va aussi refuser de telles affirmations, parce que ces affirmations sont plus douteuses, plus discutables, que celles selon laquelle le monde existe depuis longtemps. Et on ne prouve pas quelque de quasiment certain au moyen de quelque chose de douteux.
Je voudrais néanmoins montrer, en me séparant sur ce point de Wittgenstein (séparation qui n'est toutefois pas une opposition), que l'on peut quand même parvenir à prouver que cette personne a tort. Mais la preuve dont il sera ici question est un peu différente de ce que l'on attend habituellement d'une preuve, au sens où elle n'est pas logiquement valide. En effet, le schéma habituel de la démonstration est linéaire : on part d'un énoncé, puis on en déduit un deuxième énoncé, puis une troisième, etc. La démonstration est une succession d'énoncés, linéairement établis, en suivant une règle d'inférence. Un énoncé est donc prouvé s'il est déduit de manière valide d'un énoncé précédent.
Or, ici, une telle chose n'est pas possible, car aucun énoncé ne précède logiquement l'énoncé selon lequel le monde existe depuis longtemps. Il n'y a aucun énoncé qui soit plus certain, et qui permette de déduire que l'énoncé selon lequel le monde existe depuis dix minutes est faux. Pourtant, s'il faut abandonner ici cette idée d'une déduction linéaire d'un tel énoncé, on ne doit pas abandonner l'idée d'une justification, mais non pas par une ligne, mais par un faisceau, un rassemblement d'énoncés dont aucun ne vaut à lui seul une preuve, mais dont la réunion finit par produire un effet de nombre en faveur de l'énoncé à déduire. J'ai donné quelques exemples d'énoncés qui soutiennent en bloc sans prouver linéairement, la thèse de l'ancienneté du monde (notre propre ancienneté, les vieux objets, etc.).
Ainsi, il serait absurde de simplement dire au sujet de l'ancienneté du monde "je le crois, c'est tout". On peut prouver notre croyance en rassemblant un faisceau de croyances convergentes. Alors que celui qui croit que le monde a été créé il y a dix minutes aura de très grandes difficultés à rassembler un tel faisceau d'indices. Lui, en effet, ne pourra pas dire grand chose d'autre que "je le crois, c'est tout". Cet arrêt dans l'argumentation, le fait d'être si vite à cours d'argument, est justement le signe (le signe au sens de symptôme, pas au sens de preuve) que cette personne défend une thèse injustifiable, irrationnelle, folle. Bref, plus on peut discuter longtemps, donner de nouveaux éléments, et plus notre croyance est soutenu par lun large faisceau d'indices, alors que celui qui s'arrête très vite à de prétendues croyances fondamentales apporte surtout la preuve de son irrationnalité.

Ici, le bon sens intervient donc à nouveau, puisque la manière d'évaluer ce faisceau d'indices ne peut pas suivre de règle stricte, comme on peut suivre strictement des règles logiques d'inférence. Il n'y aucune règle qui dirait à partir de combien de croyances convergentes une croyance est vraie. Ceci doit se faire de manière informelle. C'est à chacun d'être juge du moment où les indices sont suffisants, où le doute n'est plus possible. Nos croyances fondamentales ne sont donc pas soumises à des règles logiques inflexibles, mais à un juge tel qu'il en existe dans les tribunaux, qui doit décider du vrai et du faux sans preuve définitive (il n'a pas assisté lui-même au crime ou au délit reproché à l'accusé), mais en rassemblant de multiples indices qui font que, progressivement le doute deviendrait déraisonnable. Nous trouverions scandaleux qu'un juge condamne un homme en disant simplement "je le crois coupable, c'est tout". Nous voulons qu'il rassemble des éléments convaincants. Il en est de même pour toutes nos croyances.

lundi 23 mai 2011

Les mots et les concepts

Il y a une idée tellement séduisante que l'on a envie d'y croire, même si nous avons très souvent la preuve du contraire, cette idée consiste à croire que l'on a besoin de mots pour avoir des concepts, et donc qu'une culture n'a de concepts que si elle a les mots pour le dire. On dira donc que les Inuits n'ont pas le même rapport que nous à la neige, parce que eux ont une vingtaine de termes distincts pour la nommer, alors que nous n'en aurions que quelques uns. On dira aussi que les Français et les Anglais découpent la réalité différemment, parce que nous utilisons le mot "doux" aussi bien pour désigner la douceur du sucre que celle d'une personne, alors que les Anglais parleraient de "sweet" pour la douceur des bonbons mais de "gentle" pour la douceur d'une personne. Inversement, les anglais utiliseraient "soft" pour désigner le sucré, le mou, la tendresse, l'indulgence, alors que nous utilisons justement ces mots dans des contextes différents. Bref, les mots feraient les concepts, et on ne pourrait pas penser quelque chose si on n'a aucun moyen de le dire.
Avec ce genre de thèses relativistes (chaque culture aurait en effet sa vision du monde irréductible, incommensurable), on trouve d'ailleurs d'autres thèses, qui ne sont pas relativistes, mais qui commettent la même erreur de principe. Cette erreur consiste à croire que les mots nous masquent en partie la réalité, que ces mots, qui sont des étiquettes générales, nous empêchent de voir la singularité de chaque objet, de chaque situation. Cette idée est très explicite chez Bergson. La pensée pure, et la singularité des choses, seraient masquées par des termes trop généraux, trop spatiaux, pour dire les choses telles qu'elles sont. Bergson est donc assez original, puisqu'il ne dit pas qu'il faut penser pour parler. Il dit presque l'inverse : on peut penser sans parler, mais on ne parvient presque plus à penser, à force de parler. Donc, il partage au fond une conviction commune, celle selon laquelle la pensée tend toujours à se calquer sur le langage, de sorte que l'on ne pense presque que ce que l'on dit. Les mots nous formatent, Bergson le regrette, les relativistes ne font que le constater. Mais ils sont en accord sur l'essentiel.

Il est très facile de donner des exemples montrant que l'on peut avoir un concept sans mot pour le dire. McDowell, dans L'esprit et le monde, en donne un très bon : on est capable d'identifier une nuance de couleur particulière, de la reconnaître à plusieurs reprises, dans plusieurs contextes, même si nous n'avons pas de mot pour la décrire. Avoir un concept de couleur, ici, c'est seulement avoir la capacité de reconnaître. Nul besoin d'avoir une étiquette, un mot. Il suffit de pouvoir dire "cette couleur", lorsqu'elle se présente à différentes reprises. McDowell commet simplement une analyse très surprenante, selon laquelle le concept de cette couleur serait un concept indexical. Or, ce concept n'a rien d'indexical, et c'est encore retomber dans la confusion des mots et des concepts. Ce concept est aussi général que le concept de rouge ou de bleu, seule l'expression utilisée pour le désigner emploie un indexical. Bref, il n'y a pas de concept indexical, tout concept est général, peu importe la manière dont nous l'avons défini. Que nous l'ayons défini au moyen d'un échantillon représentatif ou par des formulations générales ne change rien à l'affaire, le concept est toujours général.
S'il fallait donner d'autres exemples, il n'y aurait qu'à prendre exemple sur les termes que j'ai indiqués ci-dessus. Quel Français confond le concept de doux concernant les personnes, et le concept de doux concernant les sucreries? Personne évidemment. Il est évident que nous avons deux concepts distincts, même si nous avons le même mot pour le dire. De même, un Français qui n'a que six ou sept mots pour parler de la neige peut très bien avoir vingt attitudes différentes face aux différents états de la neige, qu'il ne sait pas nommer, mais qu'il sait manipuler différemment, selon son état. 

Ainsi, il y a concept dès lors qu'il y a une activité suivant des règles, une activité normée, dans tel ou tel contexte. Lorsque l'on sait reconnaître des choses à plusieurs reprises, lorsque l'on sait accomplir une tâche de manière constante, lorsque l'on sait quoi répondre à quelqu'un qui nous dit quelque chose, alors nous avons un concept lié à l'opération exigée de nous. Le concept se comprend par l'action exigée de nous, et pas par des mots qui nous serviraient à la nommer. Un ignorant peut faire beaucoup de choses sans pouvoir nommer ni expliquer ce qu'il fait. Ce faisant, il dispose des concepts liés à son activité, même s'il ne sait pas décrire ce qu'il fait. Le discours sur sa propre activité est une autre activité, elle correspond à un nouveau concept. Mais on peut avoir un concept sans avoir le concept réflexif de ce premier concept. On peut savoir quelque chose, avoir un concept, sans savoir qu'on le sait, et sans savoir le dire. On peut savoir et connaître sans le savoir. Bref, on peut avoir des concepts sans pouvoir les nommer. 
Il en résulte que, contrairement aux thèses bergsoniennes, la parole ne nous masque pas la singularité des choses. Il nous arrive bien souvent d'avoir une activité fine, singulière, et réglée, sans être capable de la décrire par des mots. Inutile de se lancer dans des propos mystiques sur l'ineffable. L'ineffable est tout simplement ce pour quoi un individu n'a pas les mots adaptés. L'ineffable est seulement un manque de vocabulaire. Mais cet ineffable, nous l'accomplissons quand même, nous savons le réaliser, parce que nous en avons les concepts.

Bref, il n'est pas nécessaire de parler pour avoir des concepts, il suffit d'avoir été bien dressé. La spécificité de l'homme est seulement d'avoir ces concepts lui permettant de réfléchir (de nommer) ses propres concepts. Mais ce faisant, ces concepts ne lui apparaissent pas plus clairement. Au contraire, cette activité consistant à nommer et définir le plonge bien souvent dans la confusion. Il suffit, là encore, de se rappeler Augustin, qui ne sait plus ce qu'est le temps dès lors qu'on lui demande. Il en a le concept, puisqu'il sait ce qu'est le temps tant qu'on ne lui demande pas. Mais dès qu'il doit nommer et définir, il n'y parvient plus. Seulement, le problème réside dans l'activité de définition, et pas dans le concept du temps.
On pourrait en dire de même de Hippias et de Socrate : Hippias sait ce qu'est le beau. Il sait reconnaître ce qui est beau chaque fois qu'il voit une belle chose. Pourtant, dès que Socrate vient l'ennuyer avec ses questions, il est plongé dans la confusion, parce qu'il ne maîtrise pas cette activité réflexive consistant à nommer ses propres activités. Mais cette activité à définir, elle, est parfaitement claire et délimitée. Seule la réflexivité manque à Hippias, pas la connaissance du beau.

jeudi 19 mai 2011

Scepticisme, relativisme, nominalisme

Avant de commencer à traiter du sujet de ce post, je voudrais faire un petit aparté concernant la lecture du blog en général. Les blogs autorisent la modification postérieure d'un post. Il est donc possible de corriger des fautes d'orthographe après avoir publié un post. C'est très commode. Mais, puisqu'il est possible de corriger des fautes d'orthographe, il serait aussi possible d'y corriger des erreurs philosophiques, des approximations conceptuelles, etc. En bref, on peut avoir une stratégie de correction par la réécriture du passé. Mais cela ne me semble pas être l'esprit du blog, qui invite, non pas à la correction du passé, mais plutôt à l'addition, à la correction par l'ajout présent. Bref, au lieu d'effacer mes erreurs passées, je me propose ici d'assumer ces erreurs, de les considérer comme passées, et d'ajouter présentement une nouvelle pierre à l'édifice, pierre chargée de redresser un édifice qui tendait à se courber, à s'affaiblir.

Mon erreur résidait dans mon usage extrêmement relâché de ces termes pourtant si centraux de scepticisme et de relativisme (cf. Le dernier dogme du scepticisme) . On ressent bien que ces notions sont voisines, mais l'on n'a pourtant pas le droit de les identifier. Je voudrais donc ici chercher à clarifier le sens de ces deux notions, afin de déterminer ce que précisément je critiquais, et ce qui est, précisément, ma position.

Par scepticisme, il faut entendre le refus des fondements, le refus de l'idée selon laquelle une affirmation pourrait être fondée sur quelque chose d'objectif, d'universel, d'absolument certain. Le scepticisme affirme que les certitudes sont seulement humaines, que l'on peut très bien croire quelque chose, avoir confiance en quelque chose, mais que cette confiance, aussi forte soit-elle ne signifie pas que l'on tient une vérité objective, quelque chose qu'il serait absolument impossible de nier. Ainsi, bien que l'homme doive évidemment avoir des croyances, ces croyances demandent de lui un saut au-dessus du vide. Il n'y a pas de filet, pas de garantie divine, pas d'essence ultime des choses. Néanmoins, le fait qu'il n'y ait pas de fondement signifie aussi qu'il ne peut pas vraiment chuter. S'il n'y a pas de vérité, il n'y a pas non plus d'erreur. Il y a seulement des choses insatisfaisantes, désagréables.

Par relativisme, j'entends plutôt, non pas une doctrine qui nie qu'il y ait une vérité qui puisse être fondée, mais la doctrine seulement laquelle la vérité est toujours relative à un certain point de vue, une certaine perspective. Le relativisme n'abandonne donc pas du toute l'idée traditionnelle de vérité, il dit seulement qu'il faut la restreindre, la relativiser à un perspective particulière. Le relativisme nie la vérité absolue, mais conserve la vérité relative. Il en résulte qu'il y a bien un fondement pour certaines vérités, et ce fondement est la cohérence logique, au sein de cette perspective, de ce paradigme. Un relativiste ne nie pas que l'on puisse progresser en matière de vérité, mais dira que l'on progresse seulement de manière interne. Le relativiste interdit les comparaisons entre paradigmes, entre perspectives, mais accepte parfaitement de dire qu'il y a progrès lorsqu'une perspective est étendue au moyen de la logique, ou par l'amélioration de la précision des mesures physiques, etc.

Ainsi, ce qui différencie ces deux types de position, dont la devise de l'une serait plutôt "rien n'est vrai", alors que la seconde dirait "tout est relatif", c'est le rapport au nominalisme. Le relativiste n'est pas particulièrement nominaliste. Il pense qu'il y a des classes, des genres permettant une comparaison d'entités semblables. Et c'est parce qu'il croit qu'il y a des regroupements possibles qu'il croit qu'il y a des paradigmes, qui sont autant de réalités objectives, au sein desquelles on peut circuler, et progresser selon le principe de la cohérence logique des énoncés. Un relativiste parlera donc sans problème de la physique d'Aristote, de son renversement par celle de Newton, puis celle d'Einstein, comme trois entités réelles, objectives, au sujet desquelles on peut dire plusieurs énoncés cohérents entre eux. On ne peut pas rassembler ces trois physiques sous un genre commun : comme le dit Kuhn dans la Structure des révolutions scientifiques, Aristote et Newton (lui parle alors de Galilée) ne vivent pas dans le même monde. Par contre, on pourrait ajouter à cette formule, qu'Aristote et Newton vivent quand même, chacun dans un monde. Il y a bien un monde d'Aristote, et un autre monde de Newton. Les deux vivent dans un univers cohérent, unifié par des lois universelles. 
Le scepticisme, au contraire, va adopter une position nominaliste, il va refuser tout regroupement, quel qu'il soit. Les différents énoncés de Newton ne sont pas en soi plus unifiés entre eux qu'ils ne le sont avec ceux d'Aristote. Ils ne sont pas en soi plus cohérents. Seul les hommes ont décidé, pour des raisons diverses, de trouver plus de rapports entre les différents énoncés de Newton, que de rapport entre un énoncé de Newton et un énoncé d'Aristote. Le nominaliste dirait que tout ressemble à tout sous de multiples aspects, qu'aucune classe n'est réelle, et les classes ne sont pas seulement des classes des choses naturelles. Un paradigme est aussi une sorte de classe, et les paradigmes n'existent pas plus que les classes. Il y a des rapprochements faits par les hommes en fonction de leurs besoins et de leurs habitudes, mais ces rapprochements ne sont pas fondés en réalité. Bref, le scepticisme, appuyé sur un nominalisme, nie la réalité des concepts et des paradigmes. 

Il en résulte que le scepticisme n'est pas un relativisme, puisque la vérité n'est relative à rien du tout. La vérité est à ce à quoi nous croyons fermement, pas la cohérence relative à un paradigme. Tous les énoncés sont sur le même plan, aucun n'est interne ni externe à une quelconque perspective. Autrement dit, le scepticisme a une conception absolue, et non pas relative de la vérité. Le sceptique ne parle que de vérité absolue, même si ce qu'il veut dire en disant vérité absolue est très différent de ce qu'un dogmatique peut entendre par là. Le scepticisme refuse les fondements, pas le caractère absolu de la vérité. 

mercredi 18 mai 2011

Le dernier dogme du scepticisme

Les sceptiques, et par sceptiques je pense notamment à Rorty, ont cette tendance à concéder plus que ce qu'ils devraient à leurs adversaires, afin de paraître à leurs yeux, "radicaux mais pas trop". Rorty adopte une posture relativiste consistant à nier que la science soit un progrès vers une vérité unique et universelle, et à affirmer plutôt que chaque paradigme, chaque culture, a sa propre perspective irréductible et incommensurable aux autres paradigmes et aux autres cultures. 
C'est l'idée fondamentale du perspectivisme que de dire que tout est perspective, et qu'il n'y aucun point de vue de nulle part. Je ne m'étend même pas sur l'argument qui voudrait que cette formule soit auto-réfutante : croire qu'elle est auto-réfutante, c'est justement présupposer la position philosophique qu'elle refuse. Dire que tout est perspective n'est pas avoir fait le tour de toutes les perspectives possibles (cela n'a aucun sens), c'est seulement dire que toutes les perspectives que nous avons prises jusqu'à présent ne sont que des perspectives, et que nous sommes prêts à parier qu'il en sera toujours ainsi. La formule est un pari sur l'avenir, pas une formule universelle, qui serait évidemmment auto-contradictoire. Cette formule sceptique dit "voilà ce à quoi nous nous attendons", et non pas "voilà ce qu'il en est objectivement". 

Mais les sceptiques sont généralement timorés et affirment qu'il reste un progrès sur lequel tous peuvent se mettre d'accord : celui de la cohérence interne d'une théorie, la non contradiction. Un paradigme ne peut jamais être comparé à d'autres paradigmes, mais au sein d'un paradigme, il serait possible de progresser, par le respect de la cohérence logique des énoncés. Autrement dit, le sceptique refuse les comparaisons externes et les progrès absolus, mais il accepte les comparaisons internes, les progrès relatifs. Il serait impossible de se rapprocher de la vérité ultime, mais il serait possible de corriger les fautes de logique, les contradictions.
Or, je voudrais montrer que ce même argument qui interdit de comparer les paradigmes entre eux doit aussi nous interdire de prétendre pouvoir comparer objectivement des énoncés d'un même paradigme entre eux. Le refus de la comparaison externe vient du fait de l'absence d'une norme transcendant les deux paradigmes, d'une norme plus générale qui permettrait de subsumer ces deux paradigmes sous un même genre, une même norme, et ainsi d'établir une hiérarchie entre les deux. En science, la norme devrait être la réalité physique objective : le paradigme qui s'en approche le plus devrait donc être le meilleur. Mais s'il n'existe pas de norme transcendante, alors la comparaison est impossible.
Autrement dit, la position sceptique relativiste (qui refuse les comparaisons externes), doit être un nominalisme : il n'y a aucun genre commun sous lequel ranger deux objets donnés, à savoir deux paradigmes. Les paradigmes sont radicalement différents, incommensurables, et rien ne permet de les unifier pour les hiérarchiser. Un genre donnerait une règle, un critère pour hiérarchiser, et c'est l'absence de genre commun qui interdit cette hiérarchie. On peut certes être sceptique sans être nominaliste, mais cela deviendrait profondément arbitraire : pourquoi accepter la généralité pour tout, sauf pour la nature, qui est justement ce qui permet d'englober sous un même genre tous les énoncés scientifiques? 
C'est pourquoi le vrai scepticisme s'appuie toujours sur un nominalisme. Nier la réalité de la généralité, c'est dire que rien n'appartient en soi à un concept plutôt qu'à un autre, que le classement n'existe qu'après coup, après que les hommes ont décidé de ranger telle chose avec telle autre, de telle et telle manière. Il y a bien des concepts, mais ces concepts sont des produits humains, qui ne valent qu'au passé. Une chose n'est jamais sous un certain genre tant qu'elle n'a pas été rangée sous un certain genre. Tant que personne ne s'en soucie, elle n'est nulle part. 
Nous passons donc la plupart de notre temps à inventer des concepts, c'est-à-dire à les étendre, à faire des choix entre différents objets, les rapprocher ou les séparer. Et il s'agit bien d'une activité d'invention, et non pas de découverte. Chaque fois que nous décidons d'appeler telle chose par tel nom, nous faisons un choix qui n'est pas prédéterminé, nous imposons un choix par décision, avant de vérifier que la communauté linguistique accepte notre choix. Bref, ce que l'on appelle maîtriser un concept n'est pas avoir à l'esprit le contenu pur de ce concept, c'est s'attendre à ce que les autres soient d'accord avec nos choix. là encore, la maîtrise est une certaine attente subjective, pas une réalité objective. Nous sommes certains de ne jamais nous retrouver en désaccord avec les autres sur notre usage de "écran", "clavier", "souris" : la maîtrise n'est rien d'autre que cette certitude, plusieurs fois confirmée; elle n'est pas une intuition eidétique de l'écran pur, du clavier pur, de la souris pure. J'en veux pour preuve que personne n'est jamais capable de définir explicitement le plus pauvre de tous les objets. On trouve toujours des contre-exemples, des objets négligés à tort, etc. Pourtant, comment nier que nous sachions à coup sûr distinguer un écran, un clavier, une souris?

Où veut-on en venir? Déterminer que deux énoncés se contredisent (ou pas) suppose que ces énoncés soient parfaitement semblables, aient exactement le même sens, et qu'en plus, un des deux énoncés soit préfixé d'un signe de négation. Ceci signifie qu'il faut, pour pointer une contradiction, ranger deux énoncés comme étant deux énoncés du même genre, deux expressions distinctes dans le temps, dans l'espace, etc., de la même idée. Or, cette activité n'a pas plus de fondement objectif que n'importe quelle autre activité de classement. Cette catégorisation de la réalité se fait sans fondement, qu'il s'agisse des choses physiques, ou bien des énoncés. Rien n'est en soi du même genre qu'autre chose. Seuls des hommes peuvent dire que deux choses sont réunies sous un même genre. Ainsi, la contradiction de deux énoncés est tout aussi subjective que les progrès d'un paradigme sur un autre. On peut décider de les ranger sous un genre commun, mais il faut savoir que ce choix ne repose sur aucun fondement. De même, on peut décider que deux phrases disent la même chose, mais ce choix ne repose pas non plus sur un fondement. Il y a une décision à l'origine de notre choix de tenir pour semblables deux énoncés. Et seule cette décision rend possible la vérification de la cohérence logique de deux énoncés. A celui qui ne verrait pas qu'un énoncé dit quelque chose, alors que le second dit exactement le contraire, on ne disposerait d'aucun critère objectif pour l'obliger à accepter. Cette personne verrait les deux phrases, écrites ou parlées, et continuerait à trouver qu'elles sont différentes, qu'elles disent des choses différentes. Nous dirions évidemment que son jugement est faussé. Mais nous condamnerions sans pouvoir justifier. Au fond, nous pourrions lui dire "tu n'es pas comme nous", mais pas "tu as tort".

samedi 14 mai 2011

Comment les concepts nous plongent dans le noir

Frank Stella, Peinture noire
Pendant assez longtemps, j'ai eu un certain mépris pour l'art minimal. Cette forme d'art est apparue en rompant avec l'expressionnisme abstrait, et je donnais évidemment raison à ce dernier. Je pensais même avoir de bonnes raisons. Car évidemment, les goûts ne seraient rien si l'on ne parvenait pas à en donner quelques raisons. Les miennes étaient, en gros les suivantes : la réussite d'une oeuvre d'art se mesure à la richesse, à la multiplicité des regards que l'on peut porter sur elle. Plus une oeuvre permet ce libre jeu des facultés, pour paraphraser Kant, et plus cette oeuvre est réussie. Il y a des oeuvres que l'on parcourt en tout sens, dont on suit les lignes, les formes, qui mobilisent la curiosité de manière sans cesse renouvelée, et il y a des oeuvres qui lassent assez vite, qui paraissent pauvres, sans vie, sans grand intérêt. Un bon symptôme de la réussite d'une oeuvre était donc le temps que l'on pouvait passer à l'observer. Si l'on peut rester devant de longues minutes, si l'on y voit sans cesse de nouvelles choses, l'oeuvre est réussie. Si au contraire, au bout de quelques secondes, on commence à s'ennuyer, et l'on a le désir de passer à autre chose, l'oeuvre est un échec. Bref, je donnais déjà mes faveurs à Kandinsky plutôt qu'à Mondrian, et je réitérais ce choix, en préférant Pollock à Stella. 

Jackson Pollock, Sans Titre
Si j'ai ici choisi ces deux oeuvres plutôt que d'autres, c'est pour rappeler un point extrêmement important, à savoir de montrer clairement ce que ces deux oeuvres ont en commun. Elles sont toutes les deux des toiles blanches, recouvertes de peinture noire, et seulement de peinture noire. Pollock et Stella ont (en gros) utilisé les mêmes outils : des pinceaux et de la peinture noire. De plus, dans les deux cas, les peintres ne manifestent pas le moindre signe de virtuosité ou de technique. Ces deux tableaux ressemblent à de petits dessins que l'on ferait sur un cahier, en pensant à autre chose. 
Pourtant, au final, il y a évidemment de grandes différences. Pollock multiplie les formes et les manières de peindre : on distingue des taches, des éclaboussures, de longs traits fins, des ronds, des formes noires indéfinies, etc. Le tout est pris dans une sorte de tourbillon, les traits fins semblant circuler en cercle autour d'une grosse tache noire centrale. Bref, on ressent de l'agitation, de l'intensité, du trouble. Et c'est pourquoi le tableau, expressionniste, suscite de l'intérêt : on ignore s'il s'agit d'une représentation de l'intériorité mentale ou de la réalité extérieure, mais on y "lit" quelque chose.
Stella, lui, ne peint que des bandes, de longues bandes rectangulaires enchassées les unes dans les autres. Les traits blancs séparent chacune des bandes, et produisent le principal effet du tableau, celui de donner une impression de profondeur. On a l'illusion que la bande intérieure, au centre du tableau, est ou bien surélevée, ou bien en profondeur, par rapport aux bandes extérieures. Mais hormis cet effet dont on se lasse bien vite, le tableau ne propose rien pour attirer le regard ou la curiosité. S'abîmer plusieurs minutes devant ce tableau serait stupide, même fou. Et ceci n'est pas une critique, sans quoi le mouvement minimaliste ne se serait pas lui-même nommé ainsi. Aucun mouvement ne s'est jamais nommé "sous-art"!

Mon problème est donc le suivant : pourquoi s'inscrire dans une démarche à proprement parler suicidaire? Pourquoi chercher à produire des oeuvres dont le programme est d'ennuyer son spectateur au bout de quatre secondes? On comprend bien volontiers qu'une oeuvre d'art ratée ennuie au bout de quatre secondes, mais pourquoi chercher à volontairement rater son oeuvre? 
Mon erreur de jugement, qui me faisait conclure étrangement que ces artistes cherchaient eux-mêmes à saboter leur travail, était la suivante : suivant une tendance que l'on dirait platonisante, j'ai voulu réunir sous une même catégorie ce qui ne devait pas l'être. Obnubilé par la catégorie "art", et la catégorie "peinture", j'ai voulu que les critères généraux de réussite d'une oeuvre d'art soient certes particularisés à la peinture, mais pas au-delà. Il devait y avoir la bonne peinture, et la mauvaise. La bonne peinture, celle qui est conforme à l'essence de la peinture, aurait été de susciter cet intérêt visuel évoqué ci-dessus. Alors que la pienture qui échoue est celle qui ne provoque pas cet intérêt. A la limite, on n'aurait rien contre l'idée d'accrocher dans sa chambre une oeuvre minimaliste, mais seulement parce que l'on aime bien le noir (cf. Kant : cette couleur est agréable, non pas belle). 
Mais avais-je une justification pour exclure toutes les sous-catégories de la peinture? Non. Or, justement, tout l'enjeu, ici, est de percevoir les différences entre ces oeuvres,qui doivent nous empêcher de les juger de la même façon. Ces oeuvres ont des points communs, qui ont été signalés, mais ces points communs ne suffisent pas à les rassembler sous un même genre, ce qui serait nécessaire pour les juger selon les mêmes critères. Bref, il faut juger l'art minimaliste selon les critères de cet art, et juger l'art expressionniste selon les critères de cet art. Par contre, vouloir juger l'art minimaliste selon les critères expressionnistes n'aboutit qu'à une incompréhension totale, c'est-à-dire à la cécité quasi-complète. Car du point de vue expressionniste, toutes les oeuvres minimalistes sont identiques : des formes géométriques, sans vie, sans intérêt. Autrement dit, utiliser des concepts trop généraux, c'est se retrouver dans le noir complet!

Le beau, l'art et la peinture sont devenus des concepts encombrants. On ne peut pas les prendre pour un déjà donné, ou plus précisément, les prendre pour un "encore donné". Partons donc plutôt de la peinture minimale, et de la peinture expressionniste. Demandons nous ensuite s'ils ont des ressemblances assez fortes pour les regrouper sous une catégorie commune qui ne fasse pas disparaître ce qu'elles ont de plus important. Mais ne faisons pas comme si ces catégories existaient déjà. 

mercredi 11 mai 2011

L'institution et la routine

Peut-on insister sur la valeur des institutions sans faire l'éloge de la routine? Certes, les institutions ne sont pas que des routines, puisque les institutions sont un ensemble de procédures collectives, et qu'elles jouent un rôle dans le maintien de cette collectivité, alors que la routine, elle, est simplement une procédure tellement répétitive qu'elle en devient ennuyeuse. Pourtant, les institutions n'existent aussi que si elles se répètent de manière durable et fréquente. Donc, il semble que les institutions finissent toujours par se confondre avec la routine. L'innovation, le changement permanent, la créativité ne sont pas des institutions, mais au contraire ce qui vient les rompre, ou les subvertir.

Mais la dimension sociale, publique, de l'institution n'est peut-être pas son aspect le plus important, et ce par quoi elle se distingue le mieux de la routine. En réalité, l'institution est à la routine ce que le vide est au plein. L'institution est comme une structure vide, alors que la routine elle, n'est pas une simple structure, mais a déjà un contenu, est pleine. La routine est une forme et une matière, l'institution est une pure forme, sans matière.
Que veut-on  dire en parlant de plein et de vide? Je veux dire ici qu'il y a une différence entre une routine, qui nous occupe, corps et esprit, en vue d'être réalisée. Cette occupation est ce qui est désigné par le plein. On ne peut pas accomplir la routine sans y penser du tout, on doit toujours y penser un peu. Et de plus, elle oblige notre corps à être quelque part, à faire quelque chose. Bref, la routine ennuie, mais nous occupe.
Par opposition, l'institution est vide au sens où son rôle n'est pas de nous occuper, mais au contraire plutôt de nous libérer, de nous vider du souci de mettre en place une activité, de la créer à partir de rien. Par l'institution, nous nous trouvons dans un espace où nous pouvons librement créer quelque chose, y penser librement, parce que le cadre général dans lequel cette création libre a lieu est déjà défini, et n'a pas à être établi, par des activités corporelles, ou par de pensées. L'institution est vide parce qu'elle n'est pas quelque chose que l'on doit faire, qui nous occupe, mais elle est quelque chose qui nous permet de penser et de faire autre chose. Ainsi, loin d'être une routine, l'institution est ce qui nous permet de faire quelque chose, elle nous libère de la perte d'énergie inévitable de celui qui doit prévoir le cadre de son action. L'institution est une procédure de lutte contre l'entropie, destinée à ceux qui ne renoncent pas pour autant à agir, à faire quelque chose, donc à dépenser de l'énergie. 

Prenons l'exemple d'un boulanger. La dimension routinière de son métier consiste dans la création du pain, chaque jour. On me rétorquera peut-être que chaque nouvelle fournée est un peu différente de la précédente, et donc que l'on ne s'ennuie jamais. Néanmoins, ceci ne change rien à l'affaire : le boulanger est occupé lorsqu'il fait son pain, et si la farine, l'eau, la phase de pétrissage et la force du four pouvaient être toujours identiques, la fabrication du pain serait aussi toujours exactement identique. Le boulanger peut sortir de la routine en cherchant à faire de nouveaux pains, ou améliorer ses recettes. Mais, aussi bien s'il répète éternellement ses vieilles recettes que s'il cherche à innover, cette activité constitue le coeur, la matière de son travail, ce qui l'occupe complètement
L'aspect d'institution de son métier repose par contre sur tout ce qui le libère d'une énergie perdue à se concentrer sur autre chose que le coeur de son métier. En achetant une boutique, toujours au même endroit, et en faisant connaître sa boulangerie, il s'épargne une tâche qui lui ferait perdre du temps : chercher ses clients, se déplacer de portes à portes, etc. L'achat de la boutique, donc la mise en place d'une institution, demande du temps et de l'énergie, mais une fois que les procédures administratives sont faites, que les clients potentiels connaissent l'adresse et les horaires d'ouverture, donc une fois que l'institution est établie, la dépense d'énergie, pour le boulanger comme pour le client qui recherche du pain, est considérablement réduite. Autrement dit, le boulanger pourra faire du meilleur pain, parce qu'il peut se concentrer là dessus, plutôt que d'avoir à chercher ses clients. De même concernant les habitudes alimentaires des clients. S'il est de coutume d'acheter des patisseries le dimanche, le patissier pourra concentrer son travail pour ce jour seulement, au lieu de perdre son temps à faire des gateaux en semaine, qui ne seront pas vendus, ou bien à faire des calculs statistiques sur les ventes de pain et de gateaux chaque jour de la semaine.

Bref, l'institution donne un cadre général, dans lequel une activité peut se déployer, alors que faute de cadre, cette activité serait moins bien faite, à cause de la perte de temps et d'energie, dépensés afin de créer le conditions de possibilités de cette activité. Alors que la routine, elle, n'est pas le cadre de l'activité, mais l'activité elle-même.
Alors certes, maintenir ce cadre général est aussi une activité. L'institution est aussi faite d'un ensemble de gestes qu'il faut exécuter chaque matin, chaque semaine, chaque année, etc. Mais ces gestes sont là pour nous épargner d'autres gestes bien plus coûteux. Il vaut mieux avoir à se rendre à la boulangerie tous les jours, au même endroit, à la même heure, que de dépenser de l'énergie à rechercher un boulanger ambulant, dont le pain est de qualité inégale, lorsqu'il lui en reste. 
Ainsi, l'institution est une routine, mais qui vise à rendre possible des activités non routinières, ou du moins, à nous donner autant de temps que possible si l'on désire créer de nouvelles activités. Lorsque le boulanger sait où, quand et comment il vendra son pain, il peut concentrer tous ses efforts à créer de nouvelles recettes, ou améliorer celles dont il dispose. Bref, l'institution rend libre et créatif. 

dimanche 8 mai 2011

Qui communique, et qui dialogue?

Communiquer consiste à échanger de l'information, des signaux, des symboles, avec un autre être. Et, selon la distinction traditionnelle de Benvéniste, dans ses Problèmes de linguistique générale, il faudrait distinguer la communication animale, et le langage humain, qui serait d'une toute autre nature. Autant les animaux utilisent des signaux en vue d'induire un certain comportement en réaction, autant les hommes, eux, peuvent utiliser leur langage non pas pour induire une réaction, mais pour provoquer une réponse toujours sous forme linguistique, qui elle-même peut appeler une autre réponse, etc. jusqu'à la réaction comportementale finale, serait-on tenté d'ajouter ironiquement...
Ainsi, autant la communication animale serait unilatérale, asymétrique, puisqu'un animal est entièrement chargé de transmettre l'information, et l'autre animal est entièrement chargé de la réaction comportementale, autant le langage humain serait bilatéral, symétrique, puisque les deux interlocuteurs peuvent tour à tour participer à la formation du message, et les deux interlocuteurs peuvent être concernés par une réaction comportementale. L'abeille qui a découvert des fleurs à butiner en informe ses congénères, et celles-ci se mettent alors au travail. Alors qu'un homme qui donne un ordre à un autre se verra généralement contesté, sera obligé de parlementer, et échouera peut-être à persuader son interlocuteur. Il devra alors accomplir lui-même la tâche qu'il voulait attribuer à un autre. Ainsi, la réaction comportementale viendra non pas du destinataire du message, mais du destinateur, qui n'a pas réussi à convaincre. Bref, le langage humain est un dialogue, est toujours et seulement un dialogue, même lorsque l'on donne des ordres. Car la contestation est toujours possible. 

Je voudrais approfondir cette distinction. Elle est très importante, car elle permet de capturer la différence entre un message figé, qui se transmet de manière unilatérale, et un message qui se construit progressivement, par le jeu du dialogue. Même si tout message doit ultimement être associé à une réaction comportementale (sinon, le message n'aurait aucun contenu), il y a une différence majeure entre un message qui agit directement sur le destinataire, et un message qui est ajusté progressivement, grâce au dialogue qui s'instaure entre les locuteurs. Une personne à qui on communique une information invraisemblable, ou à qui on ordonne une tâche surhumaine, ne se lancera pas à la tâche de manière stupide, elle va chercher à négocier cet ordre, ou à discuter cette information, jusqu'à parvenir à un message ou un ordre qu'elle puisse accepter. Ainsi, au lieu d'une simple action d'un agent sur un autre, le langage permet une forme de rétroaction, une recherche progressive d'un point d'équilibre entre les deux interlocuteurs. La discussion est, tout comme la négociation (cf. Négociation et discussion), la recherche de ce point d'équilibre.

Et pour bien saisir cette distinction, il n'est pas inutile de s'intéresser aux objets, plutôt qu'aux hommes et aux animaux. Il semble à première vue que les objets ne communiquent pas, mais ont seulement entre eux des rapports causaux. Cependant, peut-on sérieusement distinguer communication et causalité? La différence principale, qui n'a rien de fondamentale, est que la causalité suppose un contact physique entre les deux choses, alors que la communication se fait à distance. En dehors de cet aspect, les deux types d'action produisent des comportements de réaction de l'objet qui subit l'effet ou reçoit l'information. Ainsi, entre une pierre qui roule parce qu'elle est percutée par une autre, et un animal qui devient agressif suite à la perception d'un message chimique (phéromone, par exemple) d'un autre animal, il n'y a pas de différence fondamentale. On pourrait tout à fait analyser la transmission du signal chimique comme un effet causal, et analyser l'effet causal comme une transmission d'information (la première pierre "demande" à la seconde d'accélérer).
Donc, il ne fait aucun doute que les objets peuvent communiquer entre eux, mais peuvent-ils aussi dialoguer? Dialoguer, c'est retarder et tenter de modifier la réaction comportementale finale, en adressant en retour un message au destinateur, au lieu de simplement tenir compte de ce qu'il dit. Ainsi, les objets pourraient dialoguer si on pouvait observer chez eux cette attitude d'ajustement progressif, ce retour de l'effet sur sa cause. 
On pourrait être tenté de parler de l'effet en retour d'une pierre qui est percutée, qui "négocie" avec la pierre qui percute la quantité de mouvement final, alors que la pierre percutée s'efforce, elle, autant que possible, de rester immobile, et de renvoyer l'autre pierre d'où elle vient. Y a-t-il vraiment négociation, ce que laisse penser la célèbre loi newtonienne de l'égalité de l'action et de la réaction? Non, car cet effet en retour est un artefact de la manière dont on décrit ce processus, et pas un effet réel. L'opération finale est le résultat d'une différence entre deux données fixes (les énergies de chacune des pierres), mais pas une opération dynamique d'ajustement de ces données. Le calcul est fait une fois pour toute, et rien ne peut le réviser. La pierre percutée cède, mais ne négocie pas. 

Il est donc capital que, dans le dialogue, le processus de dialogue soit ouvert, et puisse mener à des résultats différents, compte tenu d'une même situation de départ. Autrement dit, il n'y a dialogue que s'il y a liberté, ou bien imprévisibilité du résultat final. Si les données sont fixes, et que le résultat est prévisible d'avance, alors on ne parle que de communication. Si les hommes pouvaient être absolument disciplinés, par exemple un soldat parfaitement obéissant, alors donner un ordre serait une simple action de communication : il suffirait de tenir compte du grade des deux interlocuteurs, pour déterminer l'effet qui s'ensuit : le général peut commander son colonel, mais l'inverse n'est pas vrai. Par contre, dès lors que les hommes ne sont pas parfaitement obéissants, mais sont libres, alors il se peut que l'effet attendu n'ait pas lieu, que le colonel se rebelle, et désobéisse à son général. Et il se peut, qu'après d'intenses discussions, le colonel finisse par décider d'obéir. Ainsi, ici, au lieu d'avoir un processus purement statique (calcul de la différence entre la force de chacun des deux interlocuteurs), il y a un processus dynamique d'équilibre qui peut pencher d'un côté, puis revenir de l'autre, etc. jusqu'à un dénouement final toujours imprévisible.
Mais la liberté n'est pas ici un libre-arbitre abstrait. Il s'agit plutôt de la possibilité, pour le dialogue, de se résoudre selon des critères internes, donc de ne pas se laisser réduire à des données extérieures à ce dialogue. Si l'issue de la communication est déterminée uniquement par la force physique des interlocuteurs, ou par leur grade, il n'y a pas de dialogue. Si par contre ce qui se dit dans l'échange peut avoir un effet sur la résolution finale, alors il y a dialogue. Bien sûr, le dialogue ne fait pas complètement abstraction des données extérieures : le colonel se rappelle toujours qu'il désobéit à son général. Néanmoins, s'il prend sa décision à partir de ce qui s'est dit, et pas seulement à partir du grade de son interlocuteur, alors le dialogue a vraiment eu lieu. Ainsi, par liberté, ou imprévisibilité, on entend ici non réductionnisme. L'issue du dialogue n'est pas réductible aux données initiales du dialogue. Mais liberté ne signifie pas indéterminisme : nul doute qu'un habile négociateur parviendra toujours à ses fins, même si le rapport de forces initial est en sa défaveur.

Ainsi, le dialogue, avant même d'être une action, est un espace, un lieu dans lequel des personnes interagissent, afin de se mettre d'accord sur quelque chose. Ce lieu a son autonomie, sa propre loi du mouvement et du choc des paroles. La fameuse substance pensante n'est pas prioritairement un esprit, mais le lieu du dialogue. L'esprit n'est substance pensante que s'il est un dialogue avec lui-même. Et ce lieu est peuplé d'entités, des paroles, dont l'action est justement de se communiquer à d'autres paroles, et de chercher à triompher. La pierre communique son énergie à d'autres pierres. Les paroles communiquent leur force de conviction à d'autres paroles.

mardi 3 mai 2011

Agir ou se retenir

Descartes et Spinoza ont une conception différente de la volonté et de l'entendement, puisque le premier affirme que ces deux facultés sont distinctes, c'est-à-dire que l'entendement peut considérer une idée sans s'engager concernant la vérité de cette idée. Se représenter est une chose, juger vrai ou faux est autre chose. Alors que le second soutient que la considération de toute idée est en même temps affirmation de cette idée, et qu'il est impossible de tenir une idée pour fausse. Tenir une idée pour fausse, cela revient seulement à considérer que cette idée est partielle, incomplète. Et considérer qu'une idée est incomplète, c'est avoir à l'esprit l'idée complète, qui englobe l'idée incomplète. Donc toute idée est vraie, et considérer une idée, c'est la tenir pour vraie. Il est seulement possible de comprendre qu'une idée est incomplète, mais aucune n'est fausse. Je laisse cette conception spinoziste selon laquelle toutes les idées sont vraies, ou plutôt, je voudrais discuter cette conception, mais d'une manière très différente.
Pour dire les choses autrement, je voudrais discuter cette conception commune à Descartes et Spinoza selon laquelle la volonté a deux rôles qui peuvent paraître à première vue distincts : 1) la volonté attribue une valeur de vérité aux représentations de l'esprit ; 2) la volonté fait agir le sujet, en lui faisant accomplir ce que l'esprit lui représente. Ainsi, la volonté a deux fonctions : juger et faire agir. Or, seul un présupposé intellectualiste nous fait considérer que ces deux fonctions sont distinctes. En abandonnant ce présupposé, on comprend alors que Descartes et Spinoza sont en réalité des philosophes pragmatistes (surtout Spinoza) : penser (ou juger) et agir sont la même chose. Penser à quelque chose, c'est se mettre en activité pour faire cette chose. Descartes, lui, est un peu moins pragmatiste, puisque l'on peut penser sans vouloir, donc sans agir. Mais même chez Descartes, lorsque la volonté juge, adhère à quelque chose, elle nous fait en même temps agir, tendre vers cette chose. Spinoza, lui, indique clairement dans l'Ethique que la notion du triangle est le mode de construction de ce triangle. Donc, penser à un triangle est en même temps se mettre au travail pour en construire un. La conception souvent nommée génétique des concepts, selon laquelle un concept décrirait la genèse des objets tombant sous ce concept est en fait une définition pragmatique, ou constructiviste : le concept d'un objet est le mode d'emploi pour la construction d'un objet. Et Spinoza ajoute, à la différence de Descartes, que penser à ce mode d'emploi, c'est en même temps le mettre en œuvre.
Ainsi, Spinoza et Descartes nous préservent contre une distinction trop familière pour ne pas être dangereuse, celle entre théorie et pratique. Cette distinction est en fait le présupposé majeur de l'intellectualisme, et ces deux philosophes permettent de s'en libérer, justement grâce à leur conception de la volonté, volonté qui se trouve, en même temps, des deux côtés de la distinction. Vouloir est, chez Descartes et Spinoza, à la fois théorique (juger vraie une idée) et pratique (réaliser cette idée, agir).
On me reprochera sans doute cette lecture de Descartes, parce qu'en faire un proto-pragmatiste est évidemment une vraie provocation, qui va aussi bien contre la lettre que contre l'esprit de son œuvre. Je voulais seulement relever le fait qu'il y a chez Descartes un certain nombre de possibilités ouvertes, que lui-même a décidé de ne pas retenir, mais que nous-mêmes avons le droit d'explorer. Ce pragmatisme, clairement exposé par Spinoza, est une voie qui se trouvait déjà chez Descartes.

Mais faut-il suivre Descartes ou Spinoza, lorsque les deux s'opposent sur la séparation ou l'identité de l'entendement et de la volonté? En n'ayant qu'une perspective intellectualiste, le problème est métaphysique c'est-à-dire insoluble. En prenant une perspective pragmatiste, on peut, à défaut de le résoudre, en clarifier les termes. Considérer une idée sans y adhérer signifie, en termes pratiques, se retenir de faire quelque chose. Se retenir d'agir signifie entraver la force qui nous pousse à accomplir quelque chose. L'idée est présente à l'esprit, nous sommes poussés à y adhérer, mais nous nous empêchons d'y adhérer, nous nous retenons. Spinoza, lui, dirait qu'il est impossible de se retenir d'agir, puisqu'il est impossible de se retenir d'adhérer à une idée, dès lors que nous la considérons. C'est donc la conséquence pragmatique de la conception selon laquelle toute idée considérée est tenue pour vraie : il est impossible de se retenir d'agir. Une idée complètement fausse est un pur non-être, autrement dit, ce qui ressemble le plus, chez Spinoza, au fait de se retenir est la non-action complète. La non action est le non-être dans le domaine de l'action. On pourrait d'ailleurs ajouter que pour Spinoza, la non-action complète est impossible, mais c'est un autre problème. La distinction entre une très grande non-action et une action me suffit pour l'instant. 
Ainsi, au lieu de se demander si une idée peut être tenue pour fausse, ou bien si on peut considérer une idée sans y adhérer, il faut plutôt se demander si on peut se retenir de faire, ou bien seulement se maintenir dans un état de grande non action. Descartes dirait que les deux attitudes sont possibles; Spinoza dirait que seule la seconde est possible. Comment les départager? 
Je crois que la réponse ne soulève pas la moindre difficulté. Se retenir de faire ne signifie pas que nous pensons à une chose mais faisons autre chose. Ceci est impossible, ou bien très très rare. Ceci n'arrive que lorsque le corps a des mouvements involontaires, convuslifs, etc. Se retenir d'agir signifie avoir à l'esprit deux idées, dont l'une exerce une force, mais dont la deuxième arrive à contenir la première, et à l'emporter. Ainsi, le corps suit bien l'idée dominante, même si l'on peut quand même exprimer l'idée d'un conflit avec l'expression "se retenir". Mais on retrouve bien la conception spinoziste qu'une idée fausse ne peut être qu'une idée partielle. 

Par conséquent, il me semble qu'il faille donner raison à Spinoza. En réalité, personne ne se retient d'agir. Ce que l'on fait, c'est plutôt agir en opposition à une autre idée, idée moins influente que celle qui nous fait agir. Rester neutre face à une idée, c'est toujours adhérer à une autre idée qui nous permet d'observer la première.