mardi 29 mai 2012

Paradoxes sur le cerveau

Quelques petits casse-tête mentaux :

Supposons que l'on installe un dispositif d'électrodes pour surveiller l'activité de son propre cerveau, grâce à un écran. En regardant l'écran, notre cerveau aurait en lui la représentation de l'écran. Donc l'écran qui représente ce qu'il se passe dans le cerveau doit afficher que le cerveau a une représentation de l'écran. Mais puisque l'écran affiche que le cerveau a une représentation de l'écran, alors nous, qui observons l'écran, devons en plus avoir une représentation de l'écran qui représente le cerveau qui a une représentation de l'écran. Par conséquent le cerveau doit contenir une représentation de l'écran qui représente le cerveau qui a une représentation de l'écran. Etc. à l'infini; et l'écran ne parviendra jamais à afficher tout ce qu'il se passe dans le cerveau, et le cerveau ne parviendra jamais à se représenter tout ce qu'il se passe en lui.

Supposons qu'un neurologue ambitieux affirme que la réalité est le produit du cerveau, qui construit celle-ci à partir des données reçues par les sens. Dans ce cas, sa propre science du cerveau des autres est elle-même un produit de son propre cerveau. Mais si sa science est un produit de son cerveau, alors il n'a pas de science du cerveau des autres, mais seulement une science de ce que produit son propre cerveau. Donc, il n'a de science d'aucune chose extérieure, donc pas de science du tout. Ainsi soit le neurologue dit vrai, mais alors il n'a pas de science, soit le neurologue dit faux, et alors il n'a pas de science. La morale de l'histoire est simple à tirer.
Allons plus loin. Supposons que le neurologue insiste, et affirme que la réalité est bien le produit de son cerveau, et que certes, chacun est comme piégé en lui-même, n'ayant affaire qu'à ses propres représentations, et pas à la réalité. Dans ce cas, le neurologue affirme que son cerveau, qu'il peut observer par différents moyens, est lui-même un produit de son cerveau. Le cerveau est cause de lui-même, c'est-à-dire à la fois cause et effet, ce qui est évidemment contradictoire. Faut-il alors identifier le cerveau producteur à une chose en soi, et le cerveau produit à un phénomène? Mais alors, il n'y a plus aucun indice sérieux pour dire que le cerveau producteur est semblable au cerveau produit. Donc, il n'est plus du tout certain que nous soyons les produits d'un cerveau. Là encore, le neurologue est réfuté.

La morale est simple à tirer : le cerveau ne contient aucune représentation.

dimanche 27 mai 2012

Relativisme et culturalisme

Le relativisme est la doctrine selon laquelle ce qui est vrai pour l'un, pourrait être faux pour l'autre, ou ce qui est bien pour l'un, pourrait être faux pour l'autre, parce que le vrai et le bien se disent toujours relativement à un lieu, un temps, et une personne donnés, et non pas absolument.
Quant au culturalisme, c'est la doctrine selon laquelle l'humanité est répartie en grands groupes qui partagent chacun des croyances, des techniques, des arts, des institutions différentes.
A première vue, le culturalisme est le principal défenseur du relativisme. Car les cultures étant fort différentes, il nous paraît difficile de soutenir que certaines cultures sont massivement dans l'erreur, et que seule la nôtre (évidemment!) est dans le vrai.

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Mais regardons les choses de plus près. Voici un petit argument anti-relativiste  :

Toutes les croyances d'une culture ou bien sont déjà logiquement cohérentes entre elles, ou bien devraient l'être à terme. Une culture n'est pas faite de petits îlots de croyances indépendantes. [C'est le point qu'il faut admettre et qu'on pourrait encore contester]

Toutes les cultures partagent entre elles un nombre assez important de croyances. Parmi ces croyances partagées figurent nécessairement les principes logiques de base. S'ils semblent ne pas être respectés par les autres, on préfèrera toujours changer d'interprétation plutôt qu'y renoncer [C'est une des conditions de la compréhension mutuelle. Quine et Davidson l'appellent principe de charité et c'est incontestable, parce que tout désaccord se fait toujours sur fond d'accords, sinon, on ne saurait même pas sur quoi on est en désaccord, donc si on est vraiment en désaccord].

Donc, puisque par hypothèse chaque croyance a des rapports logiques avec toutes les autres, alors chaque fois que des cultures sont en désaccord sur une croyance, il est toujours possible de montrer que l'une des deux cultures  n'est pas logiquement cohérente avec une autre de ses croyances (celles qui sont communes aux deux cultures).

Donc, à terme, toutes les cultures doivent partager exactement les mêmes croyances. Tout désaccord est une inconséquence. [Il est facile de voir ce que ceci implique pour la morale, qui est le sujet le plus sensible pour le relativisme. Pour soutenir la relativité de la morale, celle-ci doit être un petit îlot indépendant des autres croyances, ou bien doit être elle-même un archipel  de croyances indépendantes].

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De l'argument, je retiens ceci : si l'on admet l'existence de cultures, alors ces cultures doivent avoir un minimum de délimitation. Les liens logiques participent à fixer ce minimum. Nos techniques sont articulées à nos sciences, le droit est articulé aux techniques, la morale est articulée au droit, etc. Les cultures, si elles existent, forment donc un bloc.
Mais alors, si ces blocs existent, ils ont quelques points de contact, et s'ils ont quelques points de contact, ils doivent tous être totalement cohérents entre eux. Par conséquent, si les cultures existent, on ne peut pas être relativiste.
Inversement, supposons que les cultures n'admettent même pas de liens logiques en leur sein. Dès lors, une culture sera constituée de multiples domaines autonomes, ayant leurs propres règles de fonctionnement. Mais alors, il n'y a plus de différence entre un de ces domaines au sein de notre culture, et les cultures des autres. Les autres cultures sont parfaitement équivalentes à ces petits domaines indépendants. Donc, s'il y a des domaines indépendants au sein de notre culture, alors il n'y a tout simplement plus de culture du tout, mais une multiplicité d'activités sans lien les unes avec les autres.
Mais s'il n'y a plus de culture parce qu'elles sont atomisées en une multiplicité d'activités, alors le relativisme est faux là encore, car nous n'avons plus aucun critère pour rapprocher telle et telle activité. Il n'y a plus d'incohérence, mais seulement des différences. La logique générale permettant la discussion a disparu, car chaque petit domaine a sa propre logique.


Ainsi, soit le culturalisme est vrai, mais alors le relativisme est faux, soit le culturalisme est faux, mais alors le relativisme est encore faux. L'idée que le culturalisme puisse soutenir le relativisme repose donc sur une erreur.
Quant au culturalisme, soit il est vrai, et il y a des blocs culturels, mais ces cultures doivent toutes être identiques, donc il n'y a qu'une seule culture et le culturalisme est faux. Soit le culturalisme est faux, donc il y a une pluralité de petits domaines culturels indépendants, donc le culturalisme est vrai. Ainsi soit il est vrai alors il est faux, soit il est faux, alors il est vrai. Autant donc éviter de parler de cultures.

dimanche 20 mai 2012

La foi et l'expérimentation

Il existe une réfutation très simple de l'idée, généralement soutenue par les empiristes et les behavioristes, selon laquelle l'esprit naît entièrement vierge, qu'il n'y a rien d'inné, et que tout est acquis. Cette réfutation consiste à rappeler que nous avons peur de la mort, et qu'une telle peur n'est pas le résultat de l'expérimentation, mais est bien sûr une peur innée. Personne n'a pu expérimenter la mort, voir comme elle est douloureuse, et conclure qu'il fera davantage attention la prochaine fois! On expérimente la douleur, la tristesse, mais jamais la mort. Donc, il est possible que nous ayons acquis nos gestes de répulsion envers tout ce qui cause de la douleur. Mais personne n'a pu acquérir les gestes qui nous préservent de la mort.
Mais cet argument localisé a en fait une portée bien plus grande. Car il y a quelque chose que nous ne pouvons pas du tout expérimenter : non seulement notre propre mort, mais également l'ensemble de notre vie. Nous n'avons qu'une vie, qu'une enfance, qu'une adolescente, qu'une vie adulte, qu'une vieillesse, donc il est absolument impossible de procéder par expérimentation pour savoir ce qui nous convient ou pas, ce qui réussit ou ce qui échoue. Même ce qui ressemble à des tâtonnements n'en est pas vraiment. Il nous arrive de faire quelque chose, de nous lancer dans une activité, un travail, et de nous apercevoir que cette activité ne nous convient pas. Nous arrêtons donc, et nous nous lançons dans autre chose. Cependant, ceci n'est pas une véritable expérimentation, car il nous est impossible de revenir à la situation initiale. Le fait d'avoir vécu cette situation peu satisfaisante a d'une part occupé une tranche de notre vie, qui ne pourra jamais être récupérée, et d'autre part nous a enseigné un certain nombre de choses sur nous mêmes qui marqueront nécessairement les évènements à venir. On ne vit pas de la même façon en ayant trouvé une vie qui nous satisfait du premier coup, et en l'ayant trouvé après de multiples errements. 
Bergson, dans l'Essai sur les données immédiates de la conscience, fait la même remarque, appliquée au problème du libre-arbitre : lorsque nous nous demandons ce que nous devons faire, les différents choix ne peuvent pas être parcourus indifféremment, dans n'importe quel ordre. On ne peut pas considérer une raison, revenir en arrière, en considérer une autre comme si rien n'avait changé. Le fait de les parcourir a toujours un effet sur la manière dont nous regarderons les possibilités suivantes, si bien que la liberté ne consiste jamais à faire un choix neutre entre possibilités égales, mais seulement à retenir le dernier choix au long d'une histoire dont chaque moment a eu une influence sur la décision finale.
Ainsi, ce que dit Bergson pour les actions individuelles concerne très précisément la manière dont on fait nos choix de vie. Ces choix ne consistent jamais à soumettre des hypothèses bien formulées à une expérimentation rigoureuse. Car après chaque expérimentation, l'expérimentateur a changé, le protocole a changé, les hypothèses mêmes n'ont plus le même sens, l'idée de répétabilité de l'expérience n'a pas cours. Or, l'expérimentation suppose justement la possibilité de répéter une expérience pour en confirmer le résultat, de même qu'elle suppose la possibilité de comparer les résultats d'une expérience à un échantillon témoin, placé dans les mêmes conditions, sauf une condition dont on veut justement tester l'effet. Lorsque l'on teste un médicament, on le donne à un homme, et on place un second dans les mêmes conditions de vie. Le médicament est efficace si le premier homme est guéri, mais pas le second. Or, comment faire une telle chose pour l'existence humaine? Il nous arrive des expériences malheureuses. On voudrait évidemment les éviter. Mais comment savoir à l'avance si cet échec n'aura pas des conséquences futures bénéfiques, comment savoir si autre chose d'encore plus désagréable ne nous serait pas arrivé à la place? Autrement dit, la vie n'est pas soumise à l'expérimentation.

Mais alors, comment peut-on faire nos choix de vie? Nous ne les faisons évidemment pas au hasard. De multiples choses nous renseignent. A petite échelle, une sorte de tâtonnement est certes possible. Nous nous lançons dans le piano, mais nous voyons que nous sommes maladroits, que nous détestons passer beaucoup de temps à répéter. Nous devinons donc qu'il ne serait pas très bon de persévérer dans cette voie. Ce genre d'expérimentation est bien sûr possible. Je nie seulement que cette expérience malheureuse au piano soit quelque chose qu'il aurait fallu éviter. Car nous ne pouvons jamais comparer les avantages que nous a apportées cette expérience malheureuse, avec ce qui ce serait passé si nous ne l'avions pas eue. 
Ensuite, les modèles occupent une place importante. D'autres hommes ont vécu avant nous. Nous voyons des militaires devenir dictateurs, riches et puissants mais connaître souvent une mort violente, tués par des ennemis politiques. Nous voyons des sages religieux repliés dans des monastères à l'abri du monde. Nous voyons des ingénieurs en informatique passer leur temps à programmer des logiciels. Nous voyons encore des personnes qui ont un travail purement alimentaire, et passer l'essentiel de leur temps à rencontrer leurs amis, etc. Toutes ces vies sont autant de modèles qui nous permettent d'orienter nos vies. Mais là encore, décider de choisir un modèle plutôt qu'un autre, voire de changer de modèle au cours de sa vie, n'est pas quelque chose que l'on puisse soumettre à l'expérimentation. Qui peut nous dire à l'avance si nous supporterons mieux telle vie plutôt que telle autre? Personne.
Enfin, il existe d'autres types de motivation pouvant orienter le choix de nos vies. Il s'agit de l'ensemble des discours sur la manière dont il faut vivre. On trouve de tels discours partout, dans la presse people, dans les journaux politiques, dans les traités de philosophie. A cela, il faut encore ajouter sa réflexion personnelle. On peut souhaiter devenir un grand scientifique seulement par amour du savoir et pas pour ressembler à Newton ou Marie Curie. On peut souhaiter passer sa vie à faire la fête seulement à cause du plaisir que cela procure et non pour ressembler à telle ancienne star du cinéma ou de la musique.

Toutes ces manières de choisir nos vies ne reposent ni sur l'expérimentation, ni sur le hasard. Elles reposent sur la foi. La foi est une croyance non pas injustifiée, mais injustifiable. Il y a de nombreux contextes dans lesquels nous avons des croyances, alors que nous pourrions avoir des connaissances. Mais la vie n'est pas un domaine dans lequel nous pouvons expérimenter. Donc le pari de Pascal est bien le pari de tout homme. Devoir parier que l'existence que nous menons est la meilleure est la condition de tout homme. Il faut parier puisque nous devrons bien agir d'une manière ou d'une autre, et que nous ne pouvons pas revenir en arrière pour corriger ce qui a été fait. Donc, il n'y a aucun moyen d'y échapper.
Cependant, le pari pascalien est trompeur dans sa formulation, parce qu'il met en balance une récompense infinie si nous croyons en Dieu et que Dieu existe, et une perte de taille finie si nous dédions notre vie à Dieu et que celui-ci n'existe pas. C'est trompeur, parce que si cette vie est la seule que nous connaitrons jamais, alors perdre cette vie est une perte totale, et peu importe que notre vie ait une longueur finie. Perdre toute sa vie est perdre tout. C'est pourquoi le pari de Pascal ne met pas en comparaison le fini et l'infini, mais la totalité et l'infini. Faut-il tout risquer pour avoir un bonheur infini au paradis? Formulé ainsi, la réponse ne me paraît pas évidente. Tout perdre dans l'espoir d'un gain immense, aussi grand soit-il, n'est jamais quelque chose de rationnel, sauf si le gain est absolument certain. Mais si le gain n'est pas certain, il n'est pas raisonnable de tout risquer. C'est pourquoi malgré Pascal, dédier sa vie à Dieu doit être un acte de foi, et pas le résultat d'un calcul de probabilité. 
La raison est la suivante, et c'est Peirce qui l'a vue (dans un tout autre contexte) : si nous ne pouvons faire qu'un seul tirage, il n'est pas irrationnel de tirer à un jeu où nous avons une chance sur vingt-cinq de gagner, plutôt qu'à un jeu où nous avons vingt-quatre chances sur vingt-cinq de gagner. Car seul nous intéresse le résultat de l'unique tirage, et il peut être mauvais dans les deux jeux. Seul le fait de pouvoir jouer un nombre indéfini de fois rend le second jeu préférable. Le pari de Pascal a la même structure : si nous avions un nombre indéfini de vies, il serait rationnel de mettre en balance le sacrifice de nos vies avec la probabilité de connaître un bonheur infini au paradis. Mais puisque nous n'avons qu'une vie, et que la sacrifier consiste à tout sacrifier, il n'est pas du tout rationnel de le faire.
Ainsi, la vie est bien une sorte de pari, mais dans lequel le calcul des probabilités n'a pas cours. C'est un pari au sens d'une foi dans l'avenir, d'une confiance dans les choix que nous faisons.

samedi 5 mai 2012

La pensée fulgurante

Parfois, nous sommes face à un problème difficile, nous réfléchissons laborieusement, puis, brutalement, nous avons une intuition, et voyons que nous avons résolu le problème. Cette intuition est rapide, franche, mais ne nous dévoile pas les détails, qui  restent inconscients. Nous avons vu que nous sommes parvenus à la solution, et il nous reste donc à réaliser effectivement les étapes qui y mènent. Mais le plus souvent, l'intuition est juste, et nous n'avons aucun mal à réaliser chaque étape jusqu'à la conclusion.
Beaucoup plus souvent, on nous pose une question, et nous répondons en bon français, sans même y penser vraiment. Ou bien nous adressons nous-mêmes la parole à quelqu'un, en lui disant quelque chose qui n'avait pas été préparé à l'avance, et qui s'élabore donc sur le moment. Or, parler en français implique respecter une grammaire, qui donne les règles de construction des phrases. Mais il est exceptionnel que nous ayons à penser consciemment à ces règles pour nous exprimer. La plupart du temps ces règles doivent donc être suivies inconsciemment, et à toute vitesse, de façon à ne pas nous ralentir lorsque nous nous exprimons. On cherche parfois ses mots, mais jamais ses structures grammaticales!

Le point commun de ces deux expériences réside dans ce que Wittgenstein appelle, dans les Recherches philosophiques (§318-321), la pensée fulgurante. La pensée fulgurante est cette pensée qui va plus vite que la pensée, qui parvient à parcourir instantanément toutes les étapes d'un calcul qui demanderait pas mal de temps; qui sait immédiatement ce qu'elle doit dire, alors que le dire demande un certain temps. La pensée fulgurante est bien sûr une expression ironique. Et plus précisément, la pensée fulgurante est une métaphore.
Nous avons besoin d'une métaphore pour justifier, pour fonder, des opérations mentales qui ne se font pas de manière habituelle, c'est-à-dire consciemment, laborieusement, pas à pas. Quand nous trouvons de manière normale la solution d'un problème, nous pensons d'abord aux données du problème, puis nous essayons de combiner différemment les données du problème, nous finissons par découvrir une combinaison pertinente, puis nous poursuivons en répétant cette opération, jusqu'à aboutir à la solution. D'ailleurs, cette méthode systématique de résolution des problèmes est l'analyse, elle consiste à partir du but, puis par régression, à retrouver les étapes qui y mènent.
Par contre, l'intuition, la pensée instantanée, la pensée inconsciente, sont très différentes, puisque les différentes étapes, et les mauvaises opérations, ne sont pas essayées. Mais, s'interroge-t-on, il a bien fallu les essayer, pour arriver à la bonne conclusion. Et même si on ne les a pas toutes essayées, il a au moins fallu que l'on essaie la bonne combinaison, pour s'assurer qu'elle marche. Autrement dit, même si la succession des opérations est assez longue (et faire une phrase relativement simple est déjà une suite conséquente d'opérations), la succession a bien dû être parcourue, mais à toute vitesse. La pensée fulgurante répond à ce besoin du fondement. Il nous semble impossible qu'une opération complexe fonctionne bien, sans que les différentes règles pour réaliser cette opération aient été suivies. Il nous semble qu'une opération complexe exige des procédures réglées, sans quoi l'opération ne pourrait pas être menée à bien. Or, dans certains cas, il est manifeste qu'aucune règle n'a été suivie. Nous avons accompli une opération remarquable, sans avoir suivi la moindre règle. Comme le dirait Kant, nous sommes géniaux (cf. Critique de la faculté de juger, §46). Nous avons accompli quelque chose de bon de manière naturelle, instinctive, sans suivre de règle. Or, nous ne croyons pas au génie, nous n'admettons pas que l'on puisse faire de grandes choses sans suivre de règle. Il faut donc inventer la pensée fulgurante, cette pensée qui suit des règles instantanément, inconsciemment. Nous avons l'impression d'avoir agi à l'instinct, mais en réalité, nous avons dans la tête un mécanisme hyper rapide, une pensée fulgurante, qui réalise toutes les étapes dont nous avons besoin pour réaliser notre but. 
J'insiste une dernière fois sur ce point, car il est vraiment le nœud du problème. Nous préférons encore inventer des métaphores tout à fait étranges, telles que la pensée fulgurante, la pensée qui va plus vite que la pensée, plutôt que de reconnaître l'absence de fondement de nos actions et de nos pensées. Pourtant, il y a certaines choses que nous savons faire sans la moindre règle, sans la moindre procédure, sans le moindre fondement. Wittgenstein avait une conception thérapeutique de la philosophie. C'est vrai, mais la philosophie est parfois un médicament, parfois un anesthésiant. Elle peut guérir les recherches désespérées de choses qui n'existent pas, comme les fondements. Mais elle peut aussi anesthésier et rassurer ceux qui ont le vertige, en fabriquant des métaphores. Faire la différence entre un médicament et un anesthésiant n'est pas toujours facile.

Si l'on m'accorde ce point, à savoir que toute opération qui n'a pas été effectivement pensée a été réalisée sans avoir été du tout pensée, alors on peut s'attaquer à bon nombre de confusions philosophiques. 
Mon premier exemple est particulièrement représentatif. Il y a une conception mentaliste, dont Chomsky est le représentant assumé, selon laquelle nous disposerions de modules mentaux capables de réaliser inconsciemment et très vite les différentes règles grammaticales nécessaires à la construction de phrases de notre langue. Autrement dit, quand nous disons instinctivement : "Dieu invisible a crée le monde visible", notre pensée réalise en accéléré les opérations suivantes : 1) penser à la phrase "Dieu est invisible"; 2) penser à la phrase "le monde est visible" ; 3) penser à la structure "GROUPE NOMINAL a crée GROUPE NOMINAL" ; 4) transformer la phrase 1 en groupe nominal "Dieu invisible" ; 5) penser à la structure "Dieu invisible a crée GROUPE NOMINAL"; 6) transformer la phrase 2 en groupe nominal "le monde visible" ; 7) penser à la phrase "Dieu invisible a crée le monde visible". Que d'opérations bien laborieuses (que j'ai même un peu simplifiées, par rapport à l'exemple original de Chomsky), pour une phrase que l'on dit si facilement!
Chomsky confond reconstruction rationnelle, et mécanisme réel. La grammaire générative de Chomsky est en effet une bonne théorie des règles grammaticales de nos langues. Lorsqu'il faut rendre compte des phrases déclamées et reconnues comme correctes par les locuteurs d'une communauté linguistique, cette théorie marche bien. Par contre, rien ne nous autorise à mettre cette grammaire dans la tête des locuteurs. Les locuteurs ne pensent pas à la grammaire quand ils énoncent leur phrase, ils ne pensent à rien d'autre qu'à cette phrase, ils n'ont en tête aucune règle qui permettrait de la produire, à partir d'une analyse en constituants grammaticaux. Personne ne s'est jamais dit qu'il doit ajouter un complément d'objet pour terminer sa phrase. Le complément d'objet vient immédiatement, sans règle. Note : je distingue bien ici entre esprit et cerveau. Que le cerveau soit structuré en modules dont chacun réaliserait une certaine opération grammaticale est une question empirique, qui ne peut pas être tranchée ici. Par contre, ce qui concerne l'esprit peut être tranché ici : l'esprit sait parler avant d'avoir des règles de grammaire, ne les utilise presque jamais, et ne les utilise absolument jamais sous une forme fulgurante. L'esprit ne va jamais plus vite que l'esprit, même et surtout pour la grammaire. Je me demande d'ailleurs comment Chomsky explique que des jeunes de quatorze ans, à l'intelligence moyenne, sachant parler normalement, puissent être aussi lamentables pour faire des exercices de grammaire. Est-ce à dire que l'esprit fulgurant est non seulement plus rapide, mais aussi plus intelligent que l'esprit conscient?
Un deuxième point, distinct, concerne une distinction célèbre entre les idées simples et les idées complexes, que l'on doit à Locke, dans l'Essai sur l'entendement humain. Parmi les idées simples, il range essentiellement toutes les données reçues par les sens, la couleur, les sensations tactiles, le goût, etc. (j'écarte pour la simplicité de l'exposé les idées de la réflexion). Parmi les idées complexes, on trouve tout le reste, c'est-à-dire tout ce qui est élaboré à partir de regroupements d'idées simples. Ainsi, le blanc, la douceur sont des idées simples, la peau est une idée complexe. La vue de traits noirs diversement répartis sur une feuille de papiers forment autant d'idées simples, alors que le triangle que ces lignes produisent est une idée complexe. etc. 
Si un mentaliste contemporain lisait Locke, il dirait probablement la chose suivante : Locke introduit une distinction confuse entre idées simples et idées complexes, et nos connaissances contemporaines en physique, en chimie, en biologie, nous le montrent bien. Il n'y a pas d'idées simples. En réalité, la perception d'une couleur mobilise un dispositif mental compliqué dans lequel une onde d'une certaine certaine longueur venant frapper l’œil doit être convertie en un signal devant être interprété par le cerveau, en tenant notamment compte des conditions de luminosité ambiante. Il n'y a rien de simple dans une telle opération. De même, ressentir le goût de l'ananas n'est pas quelque chose de simple, car des centaines ou des milliers de substances chimiques touchent les récepteurs de la langue et du palais pour être combinées et interprétées par l'esprit. Le goût de l'ananas est donc la résultante de la mesure du taux de sucre, de l'acidité, des arômes, etc. Ceci n'est absolument pas une idée simple.
Ici, il faut donner raison à Locke contre les mentalistes. Reconnaître ce que Locke appelle idées simples se fait en effet de manière immédiate, sans calcul, sans décomposition des composants, etc. Nous voyons immédiatement le rouge, nous goûtons immédiatement l'ananas. Et lorsque nous hésitons sur le nom d'un aliment (si nous jouons par exemple à goûter des fruits à l'aveugle), nous finissons souvent par le deviner d'une seul coup, et non par une analyse des différents composants. 
Là encore, les mentalistes confondent reconstruction rationnelle et procédure effective. Que la théorie des longueurs d'ondes ou des transmetteurs chimique soit la bonne explication scientifique des phénomènes est une chose, mais que l'esprit ait besoin de suivre chacun des processus physiques et chimiques en est une autre. Ceci est même faux, puisque l'on sait que bon nombre de modifications cérébrales ne sont accompagnées d'aucune pensée. Donc, physiquement, tous les processus sont complexes. Pourtant, pour l'esprit, il y a énormément de processus simples, qui peuvent être accomplis d'un seul coup, sans suivre la moindre règle. 
Je dois simplement me séparer de Locke, à qui il manquait une théorie de l'habitude et de l'éducation plus poussée. Lui croyait que certaines idées étaient définitivement simples, d'autres définitivement complexes. Or, le goût du vin, pour un profane, est simple. Pour un oenologue, il devient complexe, constitué d'une attaque, d'un maintien, d'une persistance en bouche, il possède encore une combinaison de parfums, etc. Autrement dit, les spécialistes arrivent à établir des règles de reconnaissance complexes, et utilisées consciemment, là où les profanes n'utilisent aucune règle, et n'ont qu'une reconnaissance simple, directe, du vin ou de n'importe quelle autre cause d'une sensation. Et inversement, l'habitude consiste à devenir capable de ne plus appliquer de règles conscientes et complexes pour reconnaître quelque chose, et pouvoir le reconnaître instantanément. Ceci vaut pour le travail manuel, dans lequel on devient expert lorsque l'on n'a plus à penser aux opérations dites de base, et que l'on peut penser à d'autres opérations. Et cela vaut aussi pour le travail intellectuel. Apprendre à lire consiste à oublier les règles de reconnaissance des signes, connaître des notions consiste à pouvoir les utiliser immédiatement, sans réfléchir mentalement à une périphrase qui en donne le sens, etc.

Ainsi, l'habitude ne rend pas la pensée fulgurante, elle la fait disparaître. Car aucune pensée n'est fulgurante. Ce qui se fait sans être pensée consciemment se fait sans être pensé du tout. Et nous pouvons agir intelligemment et subtilement sans penser du tout. 
Ceci n'est pas la négation de l'inconscient.

mercredi 2 mai 2012

La simplicité en philosophie

Je voudrais faire ici de la méta-philosophie, c'est-à-dire l'étude de ce que doit être un bon discours philosophique. A la différence du discours littéraire, et à la ressemblance du discours scientifique, la simplicité est une valeur indiscutable, exigée. On peut se permettre d'écrire une fiction longue, ramifiée, aux phrases ardues. Mais un texte philosophique doit nécessairement être aussi simple que son propos le permet. Cela ne veut évidemment pas dire que la philosophie sera absolument simple, mais elle doit l'être relativement à ce qu'elle essaie de dire.
La simplicité implique deux choses : la première concerne la longueur du discours ; la seconde concerne le nombre de concepts mobilisés dans ce discours. Les logiciens savent bien, en effet, qu'il est possible de réduire le nombre de concepts d'un discours, et que cela se paie au prix d'un allongement de ce discours. Cette idée se comprend intuitivement : soit nous disposons de termes précis pour désigner des notions précises, soit nous utilisons de longues périphrases pour décrire ces choses, sans employer un terme qui pourrait les désigner directement. Donc, puisque le nombre de concepts est en raison inverse de la longueur du discours, il faut que la simplicité tienne compte de ces deux aspects ensemble. Un discours long mais contenant peu de notions est aussi simple qu'un discours bref, contenant beaucoup de notions.
Je précise que cette mise en rapport de la longueur du discours et du nombre de notions ne peut être que relativement informelle. A partir de combien de phrases en moins peut-on justifier l'introduction d'un nouveau terme? On ne saurait répondre exactement. C'est une affaire de bon sens.
Ceci étant posé, tous les discours sont loin d'être aussi simples les uns que les autres, les philosophes sont loin d'avoir pour seul problème celui de trouver le juste équilibre entre longueur du texte et nombre de notions. je voudrais donc montrer, à propos de deux exemples, comment des considérations sont introduites sans être véritablement justifiées, si ce n'est pour défendre à tout prix quelque thèse qui paraît essentielle.
Mes deux exemples, qui ont même structure, sont les suivants : le problème de l'incontinence, et celui des sense-data.

Le problème de l'incontinence est le suivant : comment expliquer que l'on agisse mal, tout en sachant ce qui est bien, ce que l'on doit faire? A ce problème, deux réponses sont possibles. La première est platonicienne, internaliste : une connaissance morale est intrinsèquement motivante, de sorte que celui qui a cette connaissance agit bien, nécessairement. C'est la fameuse devise socratique : "nul n'est méchant volontairement". Pour expliquer que certains agissent mal tout en paraissant avoir les connaissances morales requises, Platon doit donc dire que ces connaissances ne sont pas rééllement possédées, elles n'ont pas réellement pris possession de l'âme.
La seconde est artistotélicienne, externaliste : une connaissance morale ne suffit pas à produire une action. Si les mauvaises habitudes sont plus fortes, l'agent ne sera pas capable d'agir correctement, et il fera le mal, même s'il connait le bien.

Le problème des sense-data est analogue : comment expliquer que l'on perçoive parfois, non pas des objets réels, mais des illusions? Deux réponses sont possibles. La première défend l'existence des sense-data : nous percevons toujours des sense-data, la connaissance des sense-data est infaillible (quand nous avons un sense-datum de rouge, alors nous le percevons rouge), mais il arrive que les sense-data reçus ne correspondent pas aux objets extérieurs. Dans un tel cas, nous sommes victimes d'une illusion.
La seconde considère que la perception est le rapport direct à un objet. Nous ne percevons pas par des intermédiaires. Et pour expliquer les illusions, on dira alors que, dans ce cas, nous sommes victimes de notre système organique optique, ou d'un dérangement cérébral, ou bien d'un loi physique d'optique.

Pour comprendre ce que ces deux problèmes, et leurs deux réponses respectives ont en commun, il faut faire référence àPoincaré, dans La science et l'hypothèse (Partie III, conclusion). Il affirme :
"Les principes sont des conventions et des définitions déguisées. Ils sont cependant tirés de lois expérimentales, ce lois ont été pour ainsi dire érigées en principes auxquels notre esprit attribue une valeur absolue. (…)
Comment une loi peut-elle devenir un principe ? Elle exprimait un rapport entre deux termes réels A et B. Mais elle n'était pas rigoureusement vraie, elle n'était qu'approchée. Nous introduisons arbitrairement un terme intermédiaire C plus ou moins fictif et C est par définition ce qui a avec A exactement la relation exprimée par la loi.
Alors notre loi s'est décomposé en un principe absolu et rigoureux qui exprime le rapport de A à C, et une loi expérimentale et révisable qui exprime le rapport de C à B."

Je ne doute pas qu'en science, une telle chose puisse se justifier. Car en science, la simplicité est aussi la facilité à utiliser une théorie, pour la mettre à l'épreuve de l'expérience, ou pour réaliser des prédictions.
Par contre, en philosophie, une telle chose serait une pure et simple perte de simplicité. Or, la solution internaliste du problème de l'incontinence, et la théorie des sense-data sont justement des théories inutilement plus complexes.
En effet, le problème de l'incontinence était le suivant : comment quelqu'un qui a tout l'air de savoir ce qu'il doit faire agit pourtant différemment? L'internaliste transforme en principe une loi : celui qui sait agit toujours bien ; et il rejette les erreurs en distinguant celui qui sait réellement ce qu'il prétend savoir, et celui qui ne sait pas réellement ce qu'il prétend savoir. Il complique la théorie, et ajoute en plus une distinction qu'il n'est pas aisé de manier. Car qu'on me montre quelqu'un qui a l'air de savoir quelque chose sans le savoir réellement! A l'inverse, l'externaliste n'admet aucun principe infaillible. Il sait que la connaissance morale motive parfois l'agent à bien agir, mais il sait que cette motivation interne n'est pas infaillible, et peut être renversée pour des raisons externes, telles que les mauvaises habitudes. Bref, Aristote admet une unique loi faillible; Platon admet un principe infaillible, et une loi faillible. Aristote est plus simple.
On peut faire le même raisonnement pour la théorie des sense-data et celle du réalisme direct. La théorie des sense-data admet un principe infaillible : chacun a une connaissance immédiate et parfaite des sense-data qui l'affectent. Et il ajoute une loi pour expliquer les erreurs : les sense-data reçus peuvent ne pas correspondre à la réalité. Et comme chez Platon, il me paraît bien difficile de dépasser les sense-data, afin d'avoir une pure vision des choses en soi, qui serait la condition pour mesurer si les sense-data correspondent bien aux choses elles-mêmes. Alors que la théorie de la perception directe des choses ne s'encombre d'aucun principe. Elle a juste une loi faillible qui dit qu'il arrive que nous croyons percevoir alors que nous ne percevons rien. Ici encore, on dispose de deux théories qui ont exactement la même puissance explicative (par elles-mêmes, elles n'expliquent pas grand chose, et notamment, aucune n'explique comment on pourrait reconnaître à coup sûr la véritable perception et une illusion). Mais l'une est simple, l'autre est inutilement complexe.

Ainsi, je pense avoir ici donné deux arguments méta-philosophiques pour adopter deux thèses philosophiques. Il faut être externaliste et partisant du réalisme direct tout simplement parce que les théories opposées n'expliquent rien de plus, et sont plus complexes. A valeur explicative égale, il faut toujours choisir la théorie la plus simple.