J'ai déniché hier, près des locaux d'une célèbre faculté de droit parisienne, un tract qui pousse loin le paradoxe. Je le copie ci-dessous in extenso, mais attention, lecteur de gauche ! Des idées et des arguments diffusés ici pourraient heurter ta généreuse sensibilité politique.
« Souvent, toi l'homme de gauche, on t'entend te plaindre de la progression des inégalités. Tu t'étrangles de rage quand tu apprends de l'ONG Oxfam, dont le message est toujours bien relayé dans les médias, que la moitié des richesses mondiales se trouve entre les mains d'un petit 1% de la population. Tu t'imagines Bill Gates possédant tout l'hémisphère nord ! Bâfrant la moitié du grand gâteau communautaire ! Tu sens bien, confusément, que cette image est trompeuse, mais l'indignation est trop forte.
Le scandale de l'inégalité, penses-tu, est d'abord imputable aux riches, qui prennent plus que leur juste part. En termes familiers : ils se gavent. Il ne saurait leur suffire d'avoir plus que les autres. Ils veulent s'élever au-dessus de leurs semblables. Tout posséder. Tu peux alors faire semblant de t'interroger, comme jadis le Poète :
Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames ?Et cette brève méditation t'amène infailliblement à maudire le pouvoir de l'argent et l'attrait qu'il a pour un si grand nombre tes congénères. Tu te félicites de ne pas partager cette passion funeste et vulgaire. Sans l'amour du lucre, nous serions tous des ingénieurs soviétiques ou des bergers d'Arcadie. Il n'y aurait pas d'inégalités et le monde serait meilleur.
Ne t'a-t-il jamais traversé l'esprit qu'il se pourrait, fort logiquement, que l'inégalité provienne aussi du fait que certains s'acharnent à prendre moins que leur juste part ? Tu déplores que tant de personnes ne mangent pas à leur faim. Mais il y a aussi parmi eux des gens qui jeûnent. Il y a des gens qui renoncent à tout pour suivre un Christ ou un autre. Il y a les pieux, et il y a les modestes. Les altruistes, aussi, qui sont prêts à renoncer à leur part au profit des autres, parfois même quand ces derniers sont mieux lotis qu'eux. Il y a encore les philosophes épicuriens, qui condamnent l'illimitation du désir de richesses au motif que le bonheur est borné. Nous avons un mot grec pour désigner la passion de prendre plus que sa part : c'est la pleonexia, ce vice abominable. Mais pourquoi n'y a-t-il pas de mot pour désigner le vice symétrique, celui qui consiste à prendre moins que son dû ?
Tu écarterais bien vite cette pensée ridicule : tout ceci est quantité négligeable. Cela ne compte tout simplement pas. Cela ne saurait expliquer de telles disparités de revenu, de patrimoine, d'espérance de vie, de kilomètres parcourus sur la route des vacances. La logique exige certes de considérer que l'on puisse dévier de l'égalité en raison du choix de certains de prendre moins que leur part, mais la réalité imposerait de conclure que cette déviation est et restera dérisoire. Rien à voir avec l'indécente concentration des richesses qu'on observe à présent et qui finira par reléguer les 99% au pôle Sud.
Mais il y a une autre façon, et de bien plus grande portée, de prendre moins que sa juste part. Cela ne t'a jamais frappé, et pour cause ! C'est tout simplement de ne pas aimer assez l'argent.
Ne pas aimer l'argent, ce n'est pas forcément l'accuser rituellement de tous les maux, comme toi et les tiens le font à chaque réunion de famille. Cela peut être simplement négliger une opportunité de s'enrichir. Certes, tu as toujours veillé jalousement au respect de tes droits, et tu n'es pas de ceux qui crachent sur les diverses allocations et déductions fiscales. L'épithète "assisté" n'est pas pour toi une injure. Mais examine ta conscience, et demande-toi si, parmi toutes les possibilités qui t'ont été offertes, tu t'es engagé dans la voie, professionnelle ou autre, qui te permettait de gagner le plus d'argent. Ne te mens pas : tu sais bien que ce n'est pas le cas.
Je sens bien que ma question t'offusque, et ma suggestion te paraît vile et méprisable. Quelle aliénation que de régler sa vie pour gagner de l'argent alors que gagner de l'argent n'est qu'un moyen pour mieux régler sa vie ! Je ne le nie pas, mais restons-en au sujet. De quel droit te plains-tu de la richesse des riches, alors que tu n'as jamais essayé de l'être toi-même ? A ce point, tu te dis que je vais fort peu subtilement t'accuser d'être un jaloux. Tu as déjà la parade : ce n'est pas la richesse de telle ou telle personne qui est l'objet de ta vertueuse indignation, c'est l'écart objectif qui existe entre les riches et les pauvres. Un tel écart ne devrait pas exister : il se perpétue parce que les riches prennent plus que leur juste part. Les riches eux-mêmes pourraient en convenir, s'ils n'avaient pas perdu le sens des réalités, et il importe peu que celui qui fasse ce constat soit riche, pauvre, aime l'argent ou non.
Il se pourrait pourtant que l'écart se crée et se perpétue parce que ceux qui sont en bas négligent de saisir les opportunités de s'élever. Dans quel type de société ceux qui n'aiment pas l'argent pourraient-ils demeurer aussi riches que ceux qui l'aiment et le recherchent ? Une société fort peu libre, assurément. Nul ne nie que les différences de talent, de courage et de résolution puissent par elles seules créer des inégalités. La pauvreté des pauvres est alors subie, si l'on suppose qu'ils voulaient aussi s'enrichir. Mais s'ils ne le voulaient pas, ou s'ils ne le voulaient pas assez ? Dans une société où tous les talents seraient comparables et leur exercice récompensé de même manière, des inégalités considérables pourraient résulter du simple fait que les uns ont un désir d'être riche beaucoup plus affirmé que les autres. Que signifie l'égalité quand les uns ne veulent rien ou peu de choses, et les autres tout ? Il te faut reconnaître que l'inégalité est le seul état compatible avec cette situation.
Ainsi, si tu juges l'inégalité déplorable, la solution première n'est pas de prendre à ceux qui ont tout, ou la moitié du tout, pour donner aux gens qui ont peu mais qui n'en veulent pas plus, ou qui ne sont pas prêts à faire beaucoup d'efforts pour obtenir plus. Il est d'amener les gens de peu à vouloir une partie plus importante du tout. Mais, tu en conviendras, cela n'a strictement aucun sens ! C'est la différence des situations et non la différence des désirs que tu déplores ! Alors, dis-moi, comment peux-tu à la fois maudire le désir de richesses et les inégalités ? Quelque chose ne tourne pas rond chez toi.
Évidemment, je ne t'ai pas du tout convaincu (comment pourrais-tu l'être sans renoncement ?) et tu me prends encore pour un sophiste. Ce qui est à déplorer, dis-tu maintenant, c'est que, même si tout le monde voulait s'enrichir, nos sociétés seraient et demeureraient profondément inégalitaires. Le jeu est truqué. Il y a le cas, bien sûr, des héritiers, des rentiers. Qu'ont-ils fait pour tant de biens ? Ils se sont donné la peine de naître et de confier leur fortune à des gestionnaires de fonds. De nos jours, on s'enrichit surtout à mesure qu'on est riche ! Les pauvres pourraient bien chercher à s'enrichir, ils se trouveraient, du fait d'un aveugle fatum pikettyen (r > g !), toujours dépassés comme Achille par une tortue ninja supersonique.
Je suis parfaitement disposé à admettre tout cela. A vrai dire, c'est exactement ce que j'attendais que tu dises. Car il apparaît finalement que ce n'est pas l'inégalité elle-même que tu incrimines, mais l'impossibilité pour ceux qui veulent s'enrichir de devenir aussi riches que les autres. Il est donc de la plus haute importance pour toi de donner satisfaction aux aspirants à l'opulence, en un mot : aux avides ! Tu auras tourné casaque sans t'en apercevoir. Non seulement il s'avère ce n'est pas l'inégalité que tu déplores en réalité, mais de plus tu t'es insensiblement converti à la religion de l'argent. Tu encourages à présent les pauvres à s'enrichir, comme jadis le détesté Guizot. Comment peux-tu reprocher encore aux riches de se "gaver" ?
Tu protestes : établir que l'inégalité persistera même si tout le monde veut s'enrichir ne revient pas à approuver le désir des richesses. C'est montrer, sans passion, que le système capitaliste trahit son propre credo, à la façon d'un professeur pointant une contradiction dans le discours de l'étudiant. Nul besoin de partager ce credo pour percer à jour l'hypocrisie du système. Le désir d'enrichissement, si nous l'avions soudain et en partant de rien, ne nous mènerait peut-être pas beaucoup plus loin que notre situation initiale, et sûrement à une distance assez considérable de celle du 1%. Il est criminel d'entretenir chez les pauvres des espoirs exigeants qui seront, pour la plupart, cruellement déçus !
Mais que vas-tu en conclure ? Ce crime n'est pas celui du capitalisme, c'est celui de ses zélotes. Nous avons ainsi insensiblement changé de sujet. Nous avons délaissé l'inégalité pour dénoncer la tromperie. Ce que révèle cette indignation nouvelle, c'est que la difficulté qu'ont les pauvres à s'élever au-dessus de leur condition n'est regrettable que pour ceux qui partagent le credo capitaliste. Appelons cette situation l'inégalité subie pour la distinguer de celle qui résulte de la différence des désirs. L'inégalité subie est-elle un mal en soi ? Peut-être, mais à condition de juger que le désir de richesses est parfaitement honorable. Est-ce vraiment ce que tu penses ? Non ? Mais alors, dis-moi, pourquoi es-tu pour l'égalité ? »
P.S. : il n'est pas interdit de voir dans le titre de ce billet un clin d’œil paresseux au livre du philosophe politique canadien G.A. Cohen : Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche ?