mardi 26 juillet 2016

Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si pauvre ?


J'ai déniché hier, près des locaux d'une célèbre faculté de droit parisienne, un tract qui pousse loin le paradoxe. Je le copie ci-dessous in extenso, mais attention, lecteur de gauche ! Des idées et des arguments diffusés ici pourraient heurter ta généreuse sensibilité politique.


« Souvent, toi l'homme de gauche, on t'entend te plaindre de la progression des inégalités. Tu t'étrangles de rage quand tu apprends de l'ONG Oxfam, dont le message est toujours bien relayé dans les médias, que la moitié des richesses mondiales se trouve entre les mains d'un petit 1% de la population. Tu t'imagines Bill Gates possédant tout l'hémisphère nord ! Bâfrant la moitié du grand gâteau communautaire ! Tu sens bien, confusément, que cette image est trompeuse, mais l'indignation est trop forte.

Le scandale de l'inégalité, penses-tu, est d'abord imputable aux riches, qui prennent plus que leur juste part. En termes familiers : ils se gavent. Il ne saurait leur suffire d'avoir plus que les autres. Ils veulent s'élever au-dessus de leurs semblables. Tout posséder. Tu peux alors faire semblant de t'interroger, comme jadis le Poète : 
Quid non mortalia pectora cogis, auri sacra fames ? 
Et cette brève méditation t'amène infailliblement à maudire le pouvoir de l'argent et l'attrait qu'il a pour un si grand nombre tes congénères. Tu te félicites de ne pas partager cette passion funeste et vulgaire. Sans l'amour du lucre, nous serions tous des ingénieurs soviétiques ou des bergers d'Arcadie. Il n'y aurait pas d'inégalités et le monde serait meilleur.

Ne t'a-t-il jamais traversé l'esprit qu'il se pourrait, fort logiquement, que l'inégalité provienne aussi du fait que certains s'acharnent à prendre moins que leur juste part ? Tu déplores que tant de personnes ne mangent pas à leur faim. Mais il y a aussi parmi eux des gens qui jeûnent. Il y a des gens qui renoncent à tout pour suivre un Christ ou un autre. Il y a les pieux, et il y a les modestes. Les altruistes, aussi, qui sont prêts à renoncer à leur part au profit des autres, parfois même quand ces derniers sont mieux lotis qu'eux. Il y a encore les philosophes épicuriens, qui condamnent l'illimitation du désir de richesses au motif que le bonheur est borné. Nous avons un mot grec pour désigner la passion de prendre plus que sa part : c'est la pleonexia, ce vice abominable. Mais pourquoi n'y a-t-il pas de mot pour désigner le vice symétrique, celui qui consiste à prendre moins que son dû ?

Tu écarterais bien vite cette pensée ridicule : tout ceci est quantité négligeable. Cela ne compte tout simplement pas. Cela ne saurait expliquer de telles disparités de revenu, de patrimoine, d'espérance de vie, de kilomètres parcourus sur la route des vacances. La logique exige certes de considérer que l'on puisse dévier de l'égalité en raison du choix de certains de prendre moins que leur part, mais la réalité imposerait de conclure que cette déviation est et restera dérisoire. Rien à voir avec l'indécente concentration des richesses qu'on observe à présent et qui finira par reléguer les 99% au pôle Sud.

Mais il y a une autre façon, et de bien plus grande portée, de prendre moins que sa juste part. Cela ne t'a jamais frappé, et pour cause ! C'est tout simplement de ne pas aimer assez l'argent.



Ne pas aimer l'argent, ce n'est pas forcément l'accuser rituellement de tous les maux, comme toi et les tiens le font à chaque réunion de famille. Cela peut être simplement négliger une opportunité de s'enrichir. Certes, tu as toujours veillé jalousement au respect de tes droits, et tu n'es pas de ceux qui crachent sur les diverses allocations et déductions fiscales. L'épithète "assisté" n'est pas pour toi une injure. Mais examine ta conscience, et demande-toi si, parmi toutes les possibilités qui t'ont été offertes, tu t'es engagé dans la voie, professionnelle ou autre, qui te permettait de gagner le plus d'argent. Ne te mens pas : tu sais bien que ce n'est pas le cas.

Je sens bien que ma question t'offusque, et ma suggestion te paraît vile et méprisable. Quelle aliénation que de régler sa vie pour gagner de l'argent alors que gagner de l'argent n'est qu'un moyen pour mieux régler sa vie ! Je ne le nie pas, mais restons-en au sujet. De quel droit te plains-tu de la richesse des riches, alors que tu n'as jamais essayé de l'être toi-même ? A ce point, tu te dis que je vais fort peu subtilement t'accuser d'être un jaloux. Tu as déjà la parade : ce n'est pas la richesse de telle ou telle personne qui est l'objet de ta vertueuse indignation, c'est l'écart objectif qui existe entre les riches et les pauvres. Un tel écart ne devrait pas exister : il se perpétue parce que les riches prennent plus que leur juste part. Les riches eux-mêmes pourraient en convenir, s'ils n'avaient pas perdu le sens des réalités, et il importe peu que celui qui fasse ce constat soit riche, pauvre, aime l'argent ou non.

Il se pourrait pourtant que l'écart se crée et se perpétue parce que ceux qui sont en bas négligent de saisir les opportunités de s'élever. Dans quel type de société ceux qui n'aiment pas l'argent pourraient-ils demeurer aussi riches que ceux qui l'aiment et le recherchent ? Une société fort peu libre, assurément. Nul ne nie que les différences de talent, de courage et de résolution puissent par elles seules créer des inégalités. La pauvreté des pauvres est alors subie, si l'on suppose qu'ils voulaient aussi s'enrichir. Mais s'ils ne le voulaient pas, ou s'ils ne le voulaient pas assez ? Dans une société où tous les talents seraient comparables et leur exercice récompensé de même manière, des inégalités considérables pourraient résulter du simple fait que les uns ont un désir d'être riche beaucoup plus affirmé que les autres. Que signifie l'égalité quand les uns ne veulent rien ou peu de choses, et les autres tout ? Il te faut reconnaître que l'inégalité est le seul état compatible avec cette situation.

Ainsi, si tu juges l'inégalité déplorable, la solution première n'est pas de prendre à ceux qui ont tout, ou la moitié du tout, pour donner aux gens qui ont peu mais qui n'en veulent pas plus, ou qui ne sont pas prêts à faire beaucoup d'efforts pour obtenir plus. Il est d'amener les gens de peu à vouloir une partie plus importante du tout. Mais, tu en conviendras, cela n'a strictement aucun sens ! C'est la différence des situations et non la différence des désirs que tu déplores ! Alors, dis-moi, comment peux-tu à la fois maudire le désir de richesses et les inégalités ? Quelque chose ne tourne pas rond chez toi.


Évidemment, je ne t'ai pas du tout convaincu (comment pourrais-tu l'être sans renoncement ?) et tu me prends encore pour un sophiste. Ce qui est à déplorer, dis-tu maintenant, c'est que, même si tout le monde voulait s'enrichir, nos sociétés seraient et demeureraient profondément inégalitaires. Le jeu est truqué. Il y a le cas, bien sûr, des héritiers, des rentiers. Qu'ont-ils fait pour tant de biens ? Ils se sont donné la peine de naître et de confier leur fortune à des gestionnaires de fonds. De nos jours, on s'enrichit surtout à mesure qu'on est riche ! Les pauvres pourraient bien chercher à s'enrichir, ils se trouveraient, du fait d'un aveugle fatum pikettyen (r > g !), toujours dépassés comme Achille par une tortue ninja supersonique.

Je suis parfaitement disposé à admettre tout cela. A vrai dire, c'est exactement ce que j'attendais que tu dises. Car il apparaît finalement que ce n'est pas l'inégalité elle-même que tu incrimines, mais l'impossibilité pour ceux qui veulent s'enrichir de devenir aussi riches que les autres. Il est donc de la plus haute importance pour toi de donner satisfaction aux aspirants à l'opulence, en un mot : aux avides ! Tu auras tourné casaque sans t'en apercevoir. Non seulement il s'avère ce n'est pas l'inégalité que tu déplores en réalité, mais de plus tu t'es insensiblement converti à la religion de l'argent. Tu encourages à présent les pauvres à s'enrichir, comme jadis le détesté Guizot. Comment peux-tu reprocher encore aux riches de se "gaver" ?

Tu protestes : établir que l'inégalité persistera même si tout le monde veut s'enrichir ne revient pas à approuver le désir des richesses. C'est montrer, sans passion, que le système capitaliste trahit son propre credo, à la façon d'un professeur pointant une contradiction dans le discours de l'étudiant. Nul besoin de partager ce credo pour percer à jour l'hypocrisie du système. Le désir d'enrichissement, si nous l'avions soudain et en partant de rien, ne nous mènerait peut-être pas beaucoup plus loin que notre situation initiale, et sûrement à une distance assez considérable de celle du 1%. Il est criminel d'entretenir chez les pauvres des espoirs exigeants qui seront, pour la plupart, cruellement déçus !

Mais que vas-tu en conclure ? Ce crime n'est pas celui du capitalisme, c'est celui de ses zélotes. Nous avons ainsi insensiblement changé de sujet. Nous avons délaissé l'inégalité pour dénoncer la tromperie. Ce que révèle cette indignation nouvelle, c'est que la difficulté qu'ont les pauvres à s'élever au-dessus de leur condition n'est regrettable que pour ceux qui partagent le credo capitaliste. Appelons cette situation l'inégalité subie pour la distinguer de celle qui résulte de la différence des désirs. L'inégalité subie est-elle un mal en soi ? Peut-être, mais à condition de juger que le désir de richesses est parfaitement honorable. Est-ce vraiment ce que tu penses ? Non ? Mais alors, dis-moi, pourquoi es-tu pour l'égalité ? »


    



P.S. : il n'est pas interdit de voir dans le titre de ce billet un clin d’œil paresseux au livre du philosophe politique canadien G.A. Cohen : Si tu es pour l'égalité, pourquoi es-tu si riche ?

jeudi 7 juillet 2016

Economie de l'amour

Le thème de l'amour est devenu relativement courant dans la philosophie contemporaine, comme on peut le voir dans cette recension du livre de De Sousa, ici : http://www.laviedesidees.fr/Eloge-du-polyamour.html. Le livre défend l'idée qu'il serait bon de sortir du modèle monogame de l'amour, qui serait trop contraignant, trop moralisant, et adopter un polyamour qui est plus général que la polygamie, mais qui inclut aussi la polygamie (diachronique et synchronique). Pour des raisons qui paraîtront évidentes à la fin de l'article, je ne parlerai que de la polygamie diachronique. Je voudrais montrer que cette défense de la polygamie, qui est un point de vue moral de réaction à la morale sociale, manque l'essentiel, à savoir que la monogamie a une justification économique plutôt que morale. Pour ce faire, je vais reprendre de manière assez libre un argument qu'on trouve dans L'extension du domaine de la lutte de Houellebecq. 
Tout d'abord, je précise que par économique, je ne fais pas référence à l'argent ou à la finance, mais plutôt à la recherche d'une maximisation de la satisfaction des intérêts individuels et collectifs. Ma thèse est que l'union monogame est celle qui permet de satisfaire au mieux les intérêts de chacun, alors que la polygamie revient à diminuer considérablement le bien-être global. Bien sûr, mon argument repose sur quelques présupposés et comparaisons de bien-être qui sont empiriques et que l'on peut contester dans l'absolu. Je supposerai qu'ils sont suffisamment consensuels pour être acceptés par tous.

Tout d'abord, posons quelques principes élémentaires :
- les individus tirent du plaisir à vivre en couple avec une autre personne. On admet pour les besoins de l'explication que toutes les personnes présentes cherchent à rencontrer quelqu'un. Cela ne signifie pas que tous les humains veulent vivre en couple, mais seulement que les personnes qui veulent rester célibataires ne seront pas mentionnées ici.  
- les individus tirent davantage de plaisir à vivre avec une personne si celle-ci a des qualités qui suscitent le désir : beauté physique, intelligence, joie de vivre, élégance, etc. Ainsi, s'ils ont le choix entre plusieurs personnes, ils choisiront toujours celle qui a les qualités leur apportant le plus de plaisir. En bref, ils choisiront toujours la personne belle plutôt que la personne laide, la personne intelligente plutôt que la personne bête, etc. Ce principe revient juste à dire que les agents sont rationnels, et donc font les choix qui maximisent leur bien-être. 
- Les personnes sont rationnelles, mais n'ont pas d'information parfaite. Ils ne peuvent donc pas savoir s'ils vont rencontrer quelqu'un qui leur convient, et quand. Les rencontres sont donc fortuites, mais les individus gardent une idée approximative des chances dont ils disposent (cette idée approximative leur permettant de faire un calcul pour déterminer la conduite à tenir). 
- les qualités personnelles désirées sont, que la raison soit dans les lois de la biologie ou dans le conditionnement sociologique, souvent les mêmes, et elles le sont à tel point que l'on peut tenir les différences de goût pour négligeables. Là encore, on pourrait critiquer cela en disant que c'est évidemment faux, et que les goûts en matière amoureuse sont d'une variété immense. Je pense qu'il y a du vrai dans cette critique, mais dans certaines limites. Pour trouver une conciliation, on peut admettre qu'il existe différents champs des relations amoureuses, que chaque individu se trouve dans un champ et ne cherche des partenaires que dans son propre champ. Les autres champs ne l'intéressent pas du tout. Ainsi, à l'intérieur d'un champ, les qualités désirées sont à peu près les mêmes, alors qu'elles sont radicalement différentes dans les autres champs. On peut tenir ces champs pour des espaces sociologiques : les urbains privilégient les gens grands, minces, élancés, cultivés, les ruraux privilégient les gens spontanés, amusants, dynamiques, au beau corps, etc. Peu importe que tout cela soit un peu stéréotypé. L'essentiel est de comprendre que chacun a des goûts amoureux qui sont relativement bien définis et qui tombent dans une catégorie facilement identifiable, qui est partagée par de très nombreux individus.
En bref, je refuse les propos de Montaigne "parce que c'était lui, parce que c'était moi". L'amour ne porte pas sur une personne en particulier, mais sur des qualités que l'on valorise chez autrui. Cela ne veut pas dire que la personne ne finit pas par devenir plus importante que les qualités, avec le temps. Mais ce qui détermine les unions (à la différence de ce qui maintient les unions dans le temps) ne peut pas être la personne, dans la mesure où celle-ci n'est pas encore connue, et les deux individus n'ont pas encore de vie commune qui donnerait de la force à leur amour. 
- la jeunesse est une qualité, qui est donc désirée par tous, et qui, évidemment, disparaît avec le temps. Cela implique que, plus une personne tarde à rencontrer quelqu'un, plus elle risque d'avoir du mal à le faire, ou bien risque d'avoir à se contenter d'une personne ayant moins de qualités. Au-delà d'une certaine différence d'âge, il est presque impossible que l'union se fasse, un jeune préférant toujours un autre jeune plutôt qu'une personne plus âgée, quelles que soient ses qualités par ailleurs.

J'en viens maintenant au déroulement des opérations :
- Imaginons que la formation des couples soit fixée de manière institutionnelle, lors du bal du dimanche. Tous les célibataires s'y retrouvent, s'y amusent, dansent avec les autres individus qui les attirent. Si deux individus s'apprécient, ils rentrent ensemble. Le bal a lieu tous les dimanches, de sorte qu'un célibataire qui resterait seul à l'issue d'un bal peut y retourner le dimanche suivant, etc. jusqu'à trouver quelqu'un.
- Le nombre de jeunes dans la ville peut être tenu pour infini, au sens où il arrive régulièrement de nouveaux jeunes dans les bals, ce qui signifie que le bal ne se vide pas au fur et à mesure que les couples se forment. On peut admettre qu'il arrive à peu près autant de jeunes que de personnes cessent d'aller au bal. Ainsi, le nombre de personnes présentes au bal est toujours à peu près constant. 
Maintenant, on pourrait tracer deux scénarios possibles, un scénario monogame, et un scénario polygame. 
1) le scénario monogame : chaque célibataire va au bal, et lorsqu'il rencontre quelqu'un qui lui convient et qui veut bien de lui, forme un couple avec elle et cesse définitivement d'aller au bal.
2) le scénario polygame : chaque célibataire va au bal, et lorsqu'il rencontre quelqu'un qui lui convient, passe une semaine délicieuse avec lui, et se sépare en fin de semaine et retourne au bal. 

La question est alors de déterminer ce qui va se passer, et ce qui en résulte en termes de bien-être individuel et collectif. 
1) dans le scénario monogame, les personnes ayant le plus de qualités sont les plus courtisées, et choisissent donc les personnes ayant aussi de grandes qualités. Une fois les premiers couples formés, restent les personnes ayant moins de qualités. Celles-ci continuent d'aller au bal, trouvent une personne qui leur convient parmi les personnes restantes, jusqu'à ce qu'il ne reste que les personnes les moins séduisantes, qui à leur tour finissent par trouver quelqu'un. Les nouvelles générations arrivant au bal ne trouvant que les personnes plus âgées les moins attirantes, elles préfèrent le plus souvent former des couples avec des personnes de leur âge.
En conséquence, chacun arrive à trouver un conjoint dont les qualités personnelles sont à peu près égales aux siennes, et, tout le monde arrive à trouver quelqu'un. Le bien-être global est maximum, puisque chacun est en couple, et que chacun a obtenu la personne ayant le plus de qualités à laquelle il pouvait prétendre. 
2) dans le scénario polygame, il se passe les événements suivants : les personnes ayant le plus de qualités sont toujours les plus courtisées, et peuvent donc toujours choisir d'autres personnes ayant aussi beaucoup de qualités. Mais les personnes les plus séduisantes ne vont pas former de couple, et revenir chaque semaine au bal. Et puisque les individus ont tous une préférence pour la diversité, ils préféreront sans exception choisir une nouvelle personne même si elle a un tout petit peu moins de qualités, que repartir avec la même personne. Pour cette raison, les personnes ayant moins de qualités ont un intérêt évident à revenir au bal chaque semaine, de façon à être choisie par les personnes ayant beaucoup de qualités. Les personnes moins séduisantes ont donc intérêt à changer de stratégie, et à ne pas chercher à former de couple, tant qu'on suppose qu'il est préférable pour une personne peu séduisante de prendre un peu de temps pour former un couple avec une personne séduisante, plutôt que de former immédiatement un couple avec une personne peu séduisante. Pour le dire plus techniquement, les coûts de la recherche sont compensés par les bénéfices de la vie de couple avec une personne attirante.
Les personnes moyennes, qui représentent la plus grosse partie des individus au bal (les individus très beaux ou très laids étant statistiquement plus rares), ont donc des chances d'être choisies par les personnes les plus attirantes, alors qu'elles n'avaient aucune chance de l'être dans un scénario monogame. Mais ces chances sont difficiles à évaluer. Car il se peut que les personnes les plus attirantes ne les choisissent pas avant longtemps, ce qui les obligerait à rester célibataires très longtemps. Par ailleurs, si une personne dans la moyenne est choisie par une personne attirante, alors il va y avoir une autre personne moyenne insatisfaite, et qui n'arrivera pas à trouver quelqu'un, ou bien devra se contenter d'une personne encore moins attirante. Le même scénario va se reproduire chaque semaine : les personnes les plus attirantes feront main basse sur les autres personnes, et les personnes moyennes n'arriveront jamais à trouver quelqu'un à leur hauteur. 
En conséquence, seules les personnes les plus attirantes arrivent à multiplier les conquêtes, mais cela se traduit par le fait que les personnes moyennes préfèrent attendre leur tour plutôt que de former un couple avec une autre personne moyenne. La plupart des personnes moyennes resteront donc seules, faute d'être choisies par les personnes attirantes, et sans cesse en concurrence contre elles. Le bien-être global est légèrement plus élevé pour les personnes attirantes, mais il condamne les personnes moyennes au célibat perpétuel. Le bien-être global est donc beaucoup plus bas que dans le scénario monogame, puisque la plupart de la population restera célibataire en espérant un jour rencontrer une personne attirante. 

Ainsi, dans un système polygame, les personnes resteront toujours célibataires, en espérant trouver quelqu'un de mieux, et il est pour elles rationnel de le faire. Au contraire, dans un système monogame, il faut former des couples sans trop tarder, parce que l'attente diminue la chance de trouver quelqu'un de très attirant. Les individus sont donc assez vite en couple, et il serait irrationnel de rester célibataire de façon à attendre mieux. Ainsi, en admettant que les individus sont plus heureux en couple que célibataires, le système polygame rend les gens moins heureux que le système monogame.
Et que se passerait-il si les individus prenaient conscience de la polygamie des personnes les plus attirantes, et donc du fait qu'il serait trompeur d'avoir l'espoir de former un couple avec une personne attirante? Les personnes moyennes comprendraient alors qu'il est rationnel pour elle de former un couple avec une autre personne moyenne, plutôt que de rester célibataire en espérant rencontrer une personne attirante. Malheureusement, on se trouve ici dans un paradoxe typique de l'action collective : si tous les individus moyens se rassemblaient et se contraignaient à ne pas succomber aux sirènes des personnes attirantes, alors les individus seraient globalement gagnants. Chacun parviendrait à trouver un conjoint parmi les autres personnes moyennes, et le bien-être global serait élevé. Par contre, s'il n'y a pas de collaboration en amont et que chacun est libre d'agir comme il veut, alors il est rationnel pour lui de tenter de séduire les personnes les plus attirantes, puisqu'il n'a aucune garantie que les personnes moins attirantes soient plus fidèles. Avec la garantie de la fidélité, la personne moyenne devient le meilleur choix. Sans cette garantie, mieux vaut viser des personnes attirantes, qui pourraient ponctuellement se révéler fidèles. Ainsi, sans garantie, aucun couple ne se forme et les personnes sont globalement perdantes. Le bien-être global est très faible. 

Je résume : la théorie économique de l'amour suppose que les individus sont diversement dotés dans le jeu de l'amour, et qu'ils sont en concurrence. Au lieu de faire un éloge abstrait de la beauté et du désir, elle ose dire crûment que certaines personnes sont belles, et que d'autres sont laides. C'est ce qui la rend choquante, vexante, mais qui permet aussi de réagir à cet état de fait, au lieu de le nier. Dans un système contraignant où chacun ne forme un couple qu'une fois, même les personnes repoussantes finissent par trouver quelqu'un. Dans un système polygame, les personnes repoussantes ont l'espoir permanent de rencontrer quelqu'un de mieux, et ne parviennent donc jamais à former un couple, cet espoir les poussant sans cesse à rompre leurs relations, et poussant aussi les personnes avec qui elles vivent à en faire autant. Bref, l'existence d'une offre permanente et de bonne qualité sur un marché pousse les individus à revenir sur ce marché, alors que le système monogamique qui procède par épuisement progressif de l'offre de bonne qualité pousse les individus à réaliser leur transaction et à quitter le marché le plus tôt possible. Ainsi, les personnes très belles sont par nature déstabilisatrices : poussant toutes les autres à rester célibataires, elles rendent malheureux presque tout le monde. C'est pourquoi les sociétés traditionnelles, dans leur sagesse, ont cherché à les neutraliser au moyen du mariage monogame. 
Ainsi, je reproche aux philosophes parlant de l'amour de lier trop vite le thème de l'amour aux questions morales de contrainte et de liberté, au lieu d'envisager les rapports amoureux comme des rapports de force dans un champ terriblement compétitif, dans lequel le pouvoir de séduction permet une domination sur les autres personnes. La lutte contre les inégalités doit donc nous inciter à voir d'un bon œil la monogamie, malgré ce qu'elle a d'évidemment contraignant, et de fréquemment hypocrite (qu'on pense à la tolérance dont bénéficient dans certains contexte et à certaines époques, les relations extra-conjugales).