dimanche 28 novembre 2010

Accords et désaccords

En philosophie aussi, l'un précède le deux. La division suit l'unité. Lorsque rien ne fait obstacle à la pensée, lorsqu'aucune contradiction n'apparaît, alors rien ne se présente divisé, un unique concept suffit à épuiser le réel. On pourrait alors avoir un et un seul concept pour tout penser, ce serait justement le concept de tout, ou bien le concept d'un. Jamais le besoin de posséder un second concept, tel que le rien, ou bien l'autre, n'apparaîtrait puisque le tout englobe tout, et que tout est tout, et que rien n'est rien. Autrement dit, si la contradiction ne se manifeste jamais, si jamais le désaccord ne surgit, alors jamais un second concept n'apparaîtrait, parce que son extension serait nulle. Dans un monde où tout est tout, le rien n'existe pas, le rien n'a pas d'extension, bref, le rien est un concept vide, dépourvu de signification, dépourvu d'usage.
On rétorquera que si le rien n'a pas de signification, n'a pas d'usage, alors le tout ne peut pas en avoir davantage : un concept qui désigne tout est en fait un concept qui ne désigne rien. Cette remarque est juste. Les concepts n'existent que par paire, par deux. Autrement dit, s'il n'y a pas de division dans l'être, il n'y a pas de concept. Parménide peut bien répéter à longueur de journée "être, être, être", il ne dit rien. Parménide commence à dire quelque chose lorsqu'il montre une portion de l'être et qu'il dit "un", et qu'il peut montrer une autre portion de l'être et dire "autre". 
En conclusion, dire que l'un précède le deux, c'est dire que le non-conceptuel précède le conceptuel (puisque le conceptuel, lui, commence à deux). Avant de penser, avant de faire des distinctions parmi les choses, il y a non pas une unité de toutes choses, mais l'absence pure et simple de choses. On commence à penser quand les choses résistent, quand l'être n'est pas le non-être, quand une chose n'est pas une autre. La pensée vient avec le non, avec l'échec, avec la douleur. Si rien ne s'oppose, si rien ne fait souffrir, la pensée n'apparaît pas. La pensée, la conscience, naît de la souffrance. Je mange  une chose, elle est bonne et rassasiante, j'en mange une autre, elle est amère et indigeste : je dois distinguer deux choses. Je fais un pas en avant, je reste en équilibre, donc j'ai réussi à marcher, je fais un pas maladroit, je chute et me blesse, j'ai échoué à marcher : il faut distinguer entre deux manière de faire un pas. Je produis un son par la bouche, la réaction d'autrui m'enchante (maman apporte le biberon), je produis un autre son, autrui ne réagit pas : j'en conclus que j'ai produit deux sons différents. 

Ainsi, dire que l'on introduit des distinctions pour éviter la contradiction, c'est dire que c'est la contradiction qui met en marche la pensée, mais aussi, puisque personne n'est tenu de trouver des contradictions là où il n'y en a pas, que la pensée la meilleure, n'est justement pas celle qui fait le plus de distinctions, mais au contraire celle qui en fait le moins. Autant que possible, chacun doit chercher à éviter les complications, à penser aussi simplement que possible. 
Bref, le plus grand philosophe est celui qui écrit le livre le plus court.
Par court, il ne faut peut-être pas entendre le nombre de pages, ou la durée du discours, mais plutôt le nombre de concepts mobilisés. Moins un philosophe dispose de concepts, plus ses concepts sont forts, capables d'englober une plus grande partie du réel. Et ce philosophe n'aura à affaiblir son système, c'est-à-dire introduire une nouvelle distinction, que si quelque chose ne parvient pas à entrer dans ce système. S'il y a une chose qui n'est pas pensable, mais qui existe pourtant, alors il faut introduire une nouvelle distinction, compliquer le système donc l'affaiblir. Mais si aucune objection ne se présente, nul besoin d'introduire des distinctions. 
C'est en ce sens que l'un devrait être dit "principe" au sens grec (arché), plutôt que "premier". L'un est principe parce qu'il est le commencement de la pensée : avant de penser, l'indivision originaire régnait. Et il est principe au sens de but ultime : la pensée doit s'efforcer de tendre le plus possible vers cet état d'indivision, elle doit diviser le moins possible. Plus la pensée est indivise, plus elle est forte. La pensée la plus forte est donc, paradoxalement, celle qui est la plus proche de la non-pensée. Le but de la pensée, mais aussi de l'homme en général, est de ne pas penser. Car lorsque l'on ne pense plus, c'est que plus rien ne résiste, ne fait souffrir. Lorsque tout réussit, il n'est pas utile de penser.

Alain est donc certes trop intellectualiste quand il dit que penser c'est dire non. Mieux vaudrait dire que penser, c'est rencontrer la contradiction, c'est-à-dire échouer, c'est-à-dire souffrir. Mais il touche juste lorsqu'il parle de la conversation : c'est seulement parce qu'autrui nous objecte quelque chose que nous nous mettons à penser, à préciser, à distinguer. Notre pensée se résume à un slogan stupide, tant qu'autrui ne nous rappelle pas tel ou tel fait, telle ou telle affirmation que nous tenons par ailleurs.
Mais en même temps, la pensée recherche toujours l'accord, donc recherche autant que possible à éteindre la discussion, à limiter les divergences. L'accord, but suprême de la discussion, est le terme de la pensée; le désaccord, moyen et cause de la discussion, est aussi la cause de la pensée.

jeudi 25 novembre 2010

Relativisme et autres préjugés

Il y a un préjugé parmi les philosophes, celui selon lequel les jeunes élèves qui leur arrivent en classe de terminale auraient des préjugés. Et par préjugé il faut entendre une croyance injustifiée, sans raison, jamais réfléchie ni examinée pour elle-même.
Or, si l'on retrouve effectivement une croyance absolument universelle parmi les personnes n'ayant pas de culture philosophique, c'est bien l'idée du relativisme des valeurs : tout se vaut; ce qui est bien pour moi n'est pas bien pour un autre; ce qui est vrai pour moi n'est pas vrai pour un autre. Il faut ajouter, pour être précis, que cette croyance ne fonctionne pas seule, mais va presque toujours avec une autre dont on ne peut pas penser qu'elle n'est pas contradictoire avec la précédente : la science, elle, progresse et est indubitablement vraie. Là encore, face à des croyances manifestement si contradictoires, il serait facile de crier au préjugé. Mais il convient plutôt de s'interroger sur l'universalité de ces croyances. Si elles sont partagées par presque tous les esprits, est-ce que cela ne signifie pas qu'elles ont une fonction précise à jouer, de sorte qu'elles ne sont pas des préjugés, mais remplissent une fonction absolument nécessaire?

Or, il me semble que c'est justement le cas. Le relativisme est moins une doctrine qu'une stratégie, une manière de couper court à la discussion, de faire cesser d'avance la possibilité d'un conflit. De sorte que l'adhésion au relativisme n'est pas l'affirmation que tout se vaut, elle est la volonté de ne pas entrer dans un conflit, situé dans un champ donné (la morale et la politique notamment). C'est la peur du conflit, et non pas les préjugés, qui est à l'origine des déclarations relativistes. Pourquoi? Parce que dans ces champs donnés, les élèves savent aussi bien que Weber que la polémique fait rage, qu'il y a une guerre des dieux. Dès lors, plutôt que de rentrer dans une discussion, c'est-à-dire plutôt que d'ouvrir un conflit, ils préfèrent d'avance prévenir ce conflit, en désamorçant immédiatement toute possibilité de leur répondre.
Lorsque l'on dit, par exemple, qu'il est bien de sacrifier un homme pour en sauver deux (lorsque l'on défend l'utilitarisme), on s'engage, on prend des risques, on s'expose à des contre-arguments, la discussion peut s'envenimer etc. Un kantien répondra que la dignité humaine passe avant, et qu'il n'est jamais acceptable d'attenter à la vie d'un homme, fut-ce pour en sauver d'autres. Alors que si l'on dit que certains veulent bien accomplir ce genre d'actes, et que d'autres ne le veulent pas, on se protège immédiatement contre tout argument contraire. On se replie assez platement sur une description factuelle (certes, de fait, les hommes ne sont pas d'accord), sans entrer dans le véritable débat.
Et comme Weber, les élèves pensent pouvoir se replier dans un lieu paisible, celui des faits, celui de la science. Si les élèves sont platement positivistes en même temps que dangereusement relativistes, c'est parce qu'ils n'ont encore jamais expérimenté les conflits qui secouent les sciences, et qui ne sont pas moins virulents que ceux qui ont lieu en morale ou en politique (mais qui sont moins répandus, car réservés aux spécialistes, aux experts).
En résumé, partout où le conflit est inévitable, le relativisme règne. Partout où les élèves n'ont jamais expérimenté de conflit, le dogmatisme le plus robuste s'impose. On est donc bien loin du préjugé irrationnel.

Ceci peut nous amener à réfléchir sur la place très spéciale qu'occupe la philosophie parmi les autres disciplines scolaires. Les autres disciplines présentent un savoir établi et pacifié. Dans tous les cours, c'est la "vérité" qui est transmise aux élèves. Les élèves peuvent donc recueillir la parole de leur professeur avec confiance, puisqu'il y a une forme de pacte à ce que les professeurs ne mentent pas, ni ne disent d'erreur.
En philosophie, les choses sont différentes. Les philosophes ne prétendent pas avoir la vérité. Pourtant, ils s'engagent dans des débats comme s'ils pouvaient les faire avancer, c'est-à-dire, au moins lutter contre quelques erreurs. La philosophie demande de prendre position, tout en sachant prendre au sérieux les opinions contraires. Autrement dit, la philosophie est nécessairement une discussion, un conflit entre positions. Une position qui ne s'oppose à rien est une position qui ne dit rien. 
C'est pourquoi la philosophie ne vise pas du tout à combattre les préjugés ou à donner l'esprit critique. En un sens, elle exige au contraire d'oser endosser des préjugés, d'avoir des convictions tout en sachant que nous ne les aurions pas si nous étions capables de pousser plus loin notre réflexion. La philosophie exige de l'engagement, l'engagement de celui qui sait qu'il se trompe, mais que, compte tenu de ce qu'il sait, il adhère à ce qui est le plus vraisemblable. Bref, la philosophie n'est pas une lutte contre les préjugés, mais une lutte contre la peur. C'est la peur du vide ("je ne vois pas les fondements") et du conflit ("l'autre n'est pas d'accord") qu'il convient d'exorciser.

mardi 23 novembre 2010

Le plaisir et les endorphines

Il y a des phrases qui n'ont un sens que si l'on comprend convenablement ce que l'on veut leur faire dire. On entend assez souvent dire qu'une personne pourrait ressentir un état de plaisir parce que son niveau d'endorphines augmente. Les endorphines sont des neuro-transmetteurs, des substances produites par le cerveau et capables d'agir sur l'état global de ce cerveau, en réaction à telle ou telle circonstance. Le plaisir est un état psychologique, caractérisé par le fait que celui qui le ressent cherche à le conserver, ou bien cherche à le retrouver, s'il l'a perdu. Bref, le plaisir est un sentiment désirable. Que dit-on quand on dit que l'on a du plaisir parce que l'on a une sécrétion d'endorphines?
C'est le "parce que" qui est ici, pris en un certain sens, parfaitement ridicule. Socrate nous le rappelle très bien dans le Phédon : il serait ridicule de dire que Socrate est assis parce que ses muscles sont ainsi et ainsi, ou que Socrate court parce que ses muscles des jambes se contractent de manière répétée. 
En un autre sens, ce "parce que" n'est pas ridicule, mais cache une ignorance. Celui qui n'a pas compris pourquoi Socrate reste assis plutôt que de prendre ses jambes à son cou pourrait dire qu'il reste assis parce que ses muscles sont ainsi et ainsi. Il ne ferait qu'avouer qu'il ne sait pas que Socrate reste assis parce qu'il estime que son devoir est de ne pas désobéir aux lois de son pays. Mais l'ignorance est également réciproque : tel le neurologue contemporain qui se permettrait, lorsque sa connaissance physiologique devient insuffisante, de faire référence aux pensées et à la psychologie des individus. Un neurologue qui affirme que la pensée de quelque chose de plaisant produit des endorphines ne fait qu'avouer qu'il ne sait pas quel mécanisme physiologique produit de l'endorphine. Et le recours à la pensée de l'individu n'est là que pour masquer cette ignorance, pour combler ce trou dans la chaîne causale à établir.
Autrement dit, les pensées, les raisons, les actions ont des liens entre elles, mais n'ont pas de lien avec nos états cérébraux. On peut se mettre à courir parce que l'on décide de s'échapper de prison. Mais on ne court pas parce qu'une bouffée d'adrénaline nous envahit. De même, les états physiologiques entretiennent entre eux des liens, mais n'en ont pas avec les actions et les pensées. Une contraction musculaire peut provoquer une bouffée d'adrénaline, mais le fait de courir a une autre raison. 
Pourtant, cette thèse paralléliste aussitôt posée, il faut peut-être la nuancer. Et en la nuançant, on peut alors établir le seul sens sérieux du "parce que"de "on a du plaisir parce que l'on a une sécrétion d'endorphines". Dire ceci, c'est dire que tel sentiment de plaisir n'a absolument aucune raison psychologique, qu'il y a une brisure dans la chaîne des raisons, des actions et des pensées, et que dans cette brisure vient se glisser le sentiment correspondant à l'état physique, qui lui, est normalement causé par d'autres processus physiques. Bref, quand un plaisir n'a pas d'explication (si c'est possible) alors la seule explication de ce plaisir est l'état physiologique.
Évidemment, une telle explication, un tel "parce que" est toujours une explication par défaut, faute d'explication plus convaincante. Et c'est pourquoi on pourrait toujours tenter de donner des raisons psychologiques, qui seraient toujours prioritaires. C'est d'ailleurs ici que se glisse la psychanalyse : plutôt qu'attribuer un tourment existentiel à une baisse d'endorphine, elle préfèrera l'attribuer à une pensée inconsciente. Ce faisant, elle restaure la chaîne causale, en ajoutant un "anneau" invisible à cette chaîne. C'est évidemment coûteux, mais cela évite cette confusion conceptuelle que constitue l'affirmation d'un lien causal entre cerveau et état psychologique. 

jeudi 18 novembre 2010

A quoi sert le profit?

Tous ceux qui étudient un peu l'histoire des idées sont surpris de croiser une grande doctrine, le libéralisme, qui non seulement présente une pluralité de sens, ce qui est le cas de bien des mouvements philosophiques et politiques, mais des sens qui paraissent profondément opposés. Entre le libéralisme, doctrine qui promeut la liberté individuelle, et qui promeut un système politique dans lequel un individu peut choisir et mettre en pratique ses propres valeurs, sans être arrêté par les autres ou par un pouvoir tyrannique, et le libéralisme tel qu'on l'entend dans son sens plus courant, à savoir l'apologie de l'argent roi, du grand marché libre d'exploiter les travailleurs clandestins et de jouer sur le chomage et la délocalisation pour faire baisser les salaires, il y a plus qu'une différence, il y a une quasi opposition. Le premier est revendiqué par presque tous, excepté quelques communautaristes religieux. Le second est conspué par presque tous, et l'on ne rencontrera presque personne pour faire l'apologie de l'argent et du libre marché. Pourquoi deux choses aussi différentes peuvent-elles se trouver regroupées sous le même terme?

Parce qu'en réalité, il y a un lien assez fort entre ces deux conceptions du libéralisme, lien si fort que l'on peut se demander si on peut conserver le premier tout en abandonnant le second. La question restera donc posée : peut-on vraiment être un libéral au sens politique d'une liberté des individus à vivre comme ils l'entendent, sans être en même temps un libéral au sens économique, à savoir quelqu'un qui soutient que tout doit être fait pour entretenir la croissance des entreprises, et un marché le plus efficient possible?

Ce lien est le suivant. Il est dans l'idée même du libéralisme que l'Etat ou la communauté, et plus généralement autrui, ne doit pas chercher à imposer sa propre conception du bien à autrui. Chacun doit être libre de fixer lui-même le but de sa vie, la manière dont il souhaite l'occuper. Cela consiste aussi bien dans le droit de choisir sa profession, que dans ses opinions politiques, ou religieuses, ou même le droit de s'assembler avec d'autres hommes. L'Etat libéral ne choisit pas le travail de ses citoyens, il ne leur impose pas un parti unique, ni n'interdit les regroupements. Autrement dit, l'Etat ne détermine pas lui-même la fin ultime, le plus grand bien des individus, et laisse à ses individus le droit de le choisir. L'Etat ne donne que les moyens à chacun de réaliser ses fins personnelles.
Or, cette liberté de choisir ses propres fins est naturellement porteuse de la valorisation du seul objet qui n'est jamais lui-même une fin (quoi qu'on en dise), mais qui est un pur moyen, à savoir l'argent. Si aucune fin ne peut être imposée aux autres, alors l'Etat, mais aussi l'entreprise, n'ont pas à dire à l'individu ce qu'il devrait faire. Par contre, l'Etat, et l'entreprise peuvent lui imposer une chose : le devoir de chercher à gagner le plus d'argent possible, parce que l'argent est la seule chose qui ne porte pas en elle-même de fin, mais qui (croit-on, et c'est sans doute là que réside l'erreur) ouvre la voie à toutes les fins. Autrement dit, on ne se mettra jamais d'accord sur la fin ultime (l'amour de Dieu, la vérité absolue, la jouissance sensuelle, etc.), par contre, on doit pouvoir se mettre d'accord sur quelque chose qui permet d'atteindre toutes ces fins, à savoir l'argent.

En conclusion, c'est bien parce qu'à la question "a quoi sert le profit?", il n'y a aucune réponse définie, mais que l'on suppose (à tort, je le répète) qu'avec ce profit, chacun pourra se mettre en route vers ce qu'il considère comme étant son plus grand bien, que l'argent se retrouve valorisé par le libéralisme. L'argent est la seule valeur sur laquelle tout le monde peut se mettre d'accord, parce que l'argent permet toutes les fins, et n'en impose aucune. Valoriser la liberté et valoriser l'argent, c'est donc, en ce sens, la même chose.

mercredi 17 novembre 2010

La pensée occidentale à l'état sauvage

Un professeur de philosophie en classe de terminale rencontre des jeunes personnes dont l'esprit n'est évidemment pas une tablette vierge, mais qui contient moins un ensemble d'idées que l'on qualifierait de préjugés si l'on ne comprenait pas les mécanismes tout à fait compréhensibles qui y mènent (mécanismes dont il faudra parler à l'avenir), qu'un ensemble de dispositions, d'habitudes, de manières de faire lorsqu'on leur demande de réfléchir, de s'exprimer, ou de lire un texte. Je rassemble ces activités qui pourraient sembler si différentes, pour une raison qui s'éclaircira par la suite. Lire un texte et s'exprimer mobilisent des capacités très voisines, et c'est la manière dont les élèves mettent en œuvre ces capacités qui est remarquable.

On serait tenté de distinguer le commentaire, le fait de lire un texte venant de quelqu'un d'autre, et la dissertation, le fait de réfléchir et de s'exprimer en son nom propre, comme le passif se distingue de l'actif. Le commentaire serait un exercice passif, au sens de la réceptivité, de l'attente de la parole d'autrui. Lorsque l'on écoute autrui, on se tait, on ne mélange pas ses paroles avec celle de l'autre, on s'efforce de faire le vide en nous autant que possible pour recueillir la parole venant de l'autre. Il viendra sans doute un moment où il faudra réagir, comprendre si la parole d'autrui est pertinente, vraie, etc. Mais avant cela, il faut s'efforcer de se taire, et de recevoir passivement la parole d'autrui. J'insiste sur le terme de passivité, car il est injustement frappé d'une connotation péjorative. La passivité est utile, nécessaire, bonne. Il n'y a pas de rapport à autrui qui ne soit pas la moitié du temps passivité. A l'opposé, la dissertation serait un moment d'activité, celui dans lequel on ne suit plus les propos d'un autre, mais où l'on élabore quelque chose qui vient de nous-mêmes, où donc, on est actif dans la production d'un discours, au lieu d'être passif dans sa réception. Là encore, les choses sont évidemment plus subtiles, puisque bien souvent, on avance en suivant les pas d'une personne qui a pensé avant nous. Mais ce faisant, on doit d'abord s'être approprié cette pensée, l'avoir fait sienne, de sorte que l'on peut toujours parler d'activité. Lorsque je suis quelqu'un parce qu'il me semble qu'il va là où je veux aller, je suis actif, à l'origine de mon mouvement.

Or, on penserait bien volontiers qu'il est plus facile de suivre les autres, d'être passif, que de penser et parler par soi-même, d'être actif. De sorte que l'école, et particulièrement la classe de philosophie, aurait pour première mission de rendre actifs les élèves, de leur donner la capacité de penser par eux-mêmes. Or, l'expérience montre que la classe de philosophie ne vise pas cet objectif d'activité, car les élèves pensent déjà par eux-mêmes. Le but de la philosophie en terminale est de leur apprendre la passivité, la réceptivité. Donnez n'importe quel sujet, même le plus difficile à des élèves, ils seront tous capable d'écrire quelque chose, même si c'est un peu extravagant. Donnez le texte le plus facile à commenter, et vous verrez des imprécisions invraisemblables.
Pourquoi? Parce que la pensée occidentale à l'état sauvage, non domestiquée, est une pensée qui ne sait pas rester en place, qui passe incessamment d'une idée à l'autre, selon un mécanisme absolument sauvage d'associations d'idées. Ce que l'école apprend n'est donc pas à associer des idées, à faire des raisonnements. Elle cherche au contraire à faire taire tous ces raisonnements qui passent dans l'esprit des jeunes, et qu'elle veut éliminer ou bien parce qu'ils sont incorrects, ou bien, pour un commentaire, parce que ce ne sont tout simplement pas ceux que l'auteur a effectués. L'école n'apprend pas à penser, mais à faire le vide en soi, à se mettre dans une posture de réceptivité, qui est un effort terrible infligé à nos jeunes esprits. Les esprits ne se laissent pas vider d'activité ainsi. Ils résistent face à cette exigence scolaire de passivité, de réceptivité. Laissé à l'état sauvage, l'esprit n'est pas passif, n'est pas réceptif, mais il va et vient librement, il divague, fait des associations d''idées en tous sens. L'esprit à l'état sauvage est actif, la domestication est un apprentissage de la passivité.

Pourquoi avoir rapproché le fait de parler par soi-même et le fait d'écouter les autres? Parce que pour parler, il faut aussi s'écouter, se comprendre, s'assurer de la cohérence de ce que l'on dit. Or, cette résistance à être réceptif vaut aussi bien pour la parole d'autrui que pour sa propre parole. De sorte que les élèves ont autant de mal à lire un auteur philosophique classique, qu'à relire leur propre travail. Cette même difficulté à dompter une pensée sauvage qui s'échappe sans cesse produit des effets aussi bien lors de la lecture de textes que lors de la relecture des devoirs. De sorte que, comme Levi-Bruhl, il faut conclure que l'évitement de la contradiction n'est pas du tout la priorité de la pensée sauvage. La pensée sauvage associe des idées, imagine, tisse des liens, mais cherche peu à s'écouter elle-même, pour débusquer des contradictions résiduelles.

De sorte que l'école et la classe de philosophie exercent sur les esprits la même chose qu'elle exerce sur les corps. L'enfant en liberté s'agite en tous sens, change sans cesse d'activité, l'enfant à l'école reste sur sa chaise. L'esprit en liberté part en tous sens de manière anarchique, l'esprit devenu scolaire est un esprit réceptif, réflexif, qui perçoit lui-même et les autres.
Il ne s'agit pas ici de condamner une forme de pensée ou une autre : sans réceptivité, l'esprit deviendrait incontrôlable ; sans activité, l'esprit ne produirait rien de neuf, et ne serait même plus capable de porter le moindre jugement. Il s'agit plus modestement de comprendre ce que les jeunes viennent chercher à l'école, et ce que leur professeurs peuvent leur apprendre.
Le professeur de philosophie n'apprend pas à penser, mais au contraire à se taire.

le concept et l'exemple

Les premiers dialogues de Platon mettent en scène Socrate discutant avec divers sophistes, généralement assez ridicules, parce qu'ils sont incapables de répondre correctement aux réponses de Socrate. L'Hippias majeur est de ce point de vue très caricatural : lorsque Socrate demande à Hippias ce qu'est le beau, celui-ci semble ne tout simplement pas comprendre la question, et répond que le beau est une belle jeune fille, puis l'or (le métal précieux), ou bien un bel enterrement, célébré par les siens, et avec les honneurs de son pays. Or, ceci ne satisfait pas du tout Socrate, qui se moque passablement de lui. Socrate cherche à définir un concept, il veut une définition qui puisse déterminer pour n'importe quelle chose, si cette chose est ou n'est pas belle. Supposons que le beau soit ce qui procure un plaisir des yeux et des oreilles, alors, armé de cette définition, on pourra ensuite dire de chacune des choses que l'on considère, si elle est belle ou pas, selon que cette chose suscite du plaisir ou n'en suscite pas. Socrate recherche donc une définition générale, qui se présente comme un critère permettant de déterminer ce qui est beau et ce qui ne l'est pas.
Hippias, lui, fait quelque chose de tout à fait différent. Au lieu de donner un critère général, une définition permettant de classer les objets en deux catégories, les objets beaux et les objets qui ne le sont pas, il se contente de donner un exemple. Sans doute n'a-t-il pas choisi son exemple n'importe comment. Socrate a beau jeu de se moquer d'Hippias en parlant de belle jument ou de belle casserole. Hippias, s'il a commencé par choisir la jeune fille plutôt qu'un autre exemple, l'a fait pour une bonne raison. Cette raison est que, pour Hippias, cet exemple n'est pas un exemple de quelque chose de beau, mais le meilleur exemple de quelque chose de beau, l'exemple de quelque chose de beau au plus haut point, à côté duquel tous les autres exemples paraissent ternes. On pourrait donc dire que Hippias, loin d'avoir donné un exemple parmi d'autres, a donné la chose belle au plus haut point, le modèle de la beauté, le paradigme, ce à partir de quoi toute beauté doit être évaluée. Pour savoir si quelque chose est beau, on n'emploie pas, selon Hippias, une définition abstraite et générale, mais on rapproche cette chose à examiner du paradigme ( d'où le sens de paradigme : "ce que l'on met à côté"). Celui qui veut savoir si une casserole est belle doit rapprocher la casserole de la jeune fille. Si l'on parvient à voir des points communs entre la jeune fille et la casserole, alors on pourra dire que la casserole est belle. Si l'on ne voit aucun point commun, alors la casserole n'est pas belle. Ainsi, Hippias ne s'en tient pas à un exemple choisi au hasard, mais a construit sa réponse de façon à donner le modèle même de la beauté, ce à partir de quoi il faut mesurer toutes les autres beautés. Socrate considère que la beauté doit se mesurer à l'aune d'une définition telle que "le plaisir des yeux et des oreilles", Hippias considère lui que la beauté doit se mesurer à l'aune de la belle jeune fille. L'incompréhension entre Socrate et Hippias n'est pas due à l'incapacité de Hippias à se hisser à la pensée abstraite, conceptuelle, mais au refus même de la démarche qui préside à la formation des concepts. Être beau n'est pas posséder les propriétés nécessaires pour être beau, mais c'est entretenir un certain rapport avec les belles choses. Être beau, c'est ressembler aux belles choses.

Évidemment, ce genre de propos est menacé par un problème évident, celui de la circularité, du cercle vicieux. S'il faut un modèle exemplaire pour déterminer ce qui est beau, alors comment pourrait-on dire que ce modèle lui-même est beau? Le modèle ne peut pas être à lui-même sa propre norme, il ne peut pas dire de lui-même qu'il est beau, puisqu'une chose n'est belle que si elle ressemble au paradigme. Or le paradigme ne ressemble pas à lui-même, il est lui-même. Donc, ou bien Platon a raison, et il faut une définition abstraite avant d'avoir un premier exemple, ou bien ce premier exemple est choisi arbitrairement, sans raison.
Et un deuxième problème est celui de la ressemblance. Pour établir qu'une chose est belle, il faut observer que cette chose ressemble au paradigme. Or, pour comprendre ce qu'est la ressemblance, il n'est pas possible d'avoir un paradigme, parce qu'il n'y a aucun point commun entre, par exemple, la ressemblance de deux belles jeunes filles, et la ressemblance de deux casseroles, ou plutôt, il y a un point commun, mais c'est la ressemblance elle-même. Ainsi, on n'explique rien du tout, en montrant deux objets, et en disant qu'ils se ressemblent. Car il faut déjà comprendre que deux autres objets mis ensemble forment un groupe qui ressemble au premier groupe, afin de dire que ces deux objets formant la paire se ressemblent. Bref, on peux montrer une paire d'objets qui se ressemblent pour montrer ce qu'est la ressemblance, mais on ne pourra voir dans une autre paire d'objets deux objets qui se ressemblent que si on sait déjà que les deux situations se ressemblent. Autrement dit, on ne définira jamais ce qu'est la ressemblance, on l'apprendra par l'exemple, sans justifier, sans donner de raison.
Ainsi,  ce deuxième problème apporte une réponse au premier. Comment apprend-on à manier des concepts? Non pas en donnant des critères nécessaires et suffisants pour qu'une chose soit ce qu'elle est, mais par l'exemple, et par des rapprochements qui ne peuvent pas être justifiés en termes de critères. Former des concepts signifie établir des ressemblances, et la ressemblance, elle, n'est pas susceptible d'être définie en termes de critères, parce qu'il faudrait supposer que le concept de ressemblance est déjà maîtrisé, afin d'observer si les critères sont satisfaits ou pas. C'est-à-dire qu'il faudrait déjà manier le concept de ressemblance avant de pouvoir utiliser des critères, donc des concepts. Donc, s'il faut déjà manier un concept, celui de ressemblance, avant de pouvoir employer des critères tels qu'en donne Socrate, autant considérer que la plupart de nos concepts ne reposent pas sur des critères, mais sont appris et utilisés exactement comme celui de ressemblance. On établit les choses belles exactement comme les choses ressemblantes, sans raison, à même les exemples.

Qui comprend ces propos devrait avoir le vertige, parce que se dévoile à lui un grand vide sous ses pieds. Sous la convention, il n'y a rien. Nous sommes d'accord sur les choses qui se ressemblent, mais cet accord ne repose sur rien d'autre que sur cet accord lui-même. Il n'y a pas d'accord sous-jacent sur ce que signifie la ressemblance, parce qu'il faudrait encore un accord sur ce que signifie la signification de la ressemblance. Notre accord ne peut donc que reposer sur quelques exemples initiaux, puis par la suite, sur de nouveaux accords, que chacun doit faire valider auprès des autres. Vous percevez une nouvelle chose, mais cette chose ressemble-t-elle aux choses que l'on tient pour belles, ou pas? La réponse à la question n'est pas gravé dans le ciel des idées, justement parce que la définition de la ressemblance n'existe pas, et que la ressemblance s'établit au coup par coup. Chacun se fait une opinion, et tente de faire valider son opinion auprès des autres. Telle est la manière dont la notion de ressemblance est définie : progressivement, par un accord sans cesse renouvelé entre les hommes.
Dans le duel entre Hippias et Socrate, ne faut-il donc pas donner raison à Hippias, qui lui seul avait vraiment compris ce qu'est un concept?