mercredi 31 octobre 2012

Y a-t-il vraiment des actes gratuits?

On peut établir deux sortes d'actions gratuites, désintéressées. Dans la première catégorie, nous sommes anonymes, et nous savons pertinemment que cette action ne nous rapportera jamais rien. Quand nous donnons une pièce à un mendiant, il est totalement improbable que celui-ci puisse un jour nous rendre la pareille. Quand nous publions sans nom d'auteur un texte qui apporte une contribution importante à la culture, nous savons aussi que nous n'en tirerons aucune gloire de notre vivant, et peut-être pas non plus après notre mort. On peut donc ranger ces actions dans les actes gratuits, mais elles sont rares, et assez peu intéressantes, justement à cause de leur rareté.
Dans la seconde catégorie, on trouve des actions bien plus courantes, dans lesquelles la personne qui bénéficie de notre générosité nous connaît personnellement. Il arrive que nous offrions un cadeau à un ami qui fête son anniversaire, que nous passions un peu de temps à aider un collègue de travail à sa tâche, etc. Ce genre de situations est très fréquent et très varié. De telles actions ne nous rapportent rien, ou bien quelque chose que nous ne cherchons pas du tout. Celui qui offre un cadeau en recevra peut-être un à son tour, mais son intention n'était pas du tout de recevoir quelque chose en retour, et bien souvent, le cadeau est mal choisi et ne lui servira à rien. De même, en aidant un collègue de travail, nous n'en tirons aucun bénéfice si cette personne n'est pas susceptible de nous aider à son tour, et si nous ne pouvons pas faire valoir cette aide pour demander une promotion dans l'entreprise. Donc, c'est la gratuité qui ressort, au moins à première vue, de telles actions. Nous aidons quelqu'un alors que nous n'exigeons rien d'elle en retour. En même temps, les adeptes du soupçon feront remarquer que, puisque nous connaissons personnellement celui que nous aidons, alors nous gagnons une sorte de pouvoir sur lui. Cette personne se sent désormais notre obligée, elle a contracté une dette envers nous. Même si le remboursement de cette dette n'est que morale (sous forme d'un sentiment de reconnaissance, de gratitude), il y a quand même une forme d'échange, le geste n'est pas gratuit. Rendre une personne plus bienveillante à notre égard est quelque chose qui peut toujours être utile.
Telle est donc le problème que je voudrais examiner ici : il y a quantité de gestes, petits ou grands, que nous faisons pour les autres sans attendre d'eux une contrepartie; la gratuité semble donc exister; en même temps, agir gratuitement auprès des autres rapporte toujours quelque chose, que ce soit de l'amour, un sentiment de dette, la reconnaissance du mérite de notre personne. Y a-t-il de véritables actes gratuits, qui n'appellent aucun acte en retour, ou bien sommes-nous toujours dans des relations d'échange, de transaction, de sorte que l'acte le plus généreux n'est qu'une version particulière du commerce des biens, dans laquelle la gratitude et le sentiment de la dette servent à rembourser une personne pour sa générosité? 

On doit cette lecture soupçonneuse du don à Pierre Bourdieu, qui, dans Le sens pratique, explique que donner aux autres est un moyen d'acquérir du pouvoir personnel sur ceux qui acceptent ces dons. Le don est un exemple de conversion du capital économique en capital symbolique, ou en pouvoir politique. Puisque l'on dispose ou bien de temps, ou bien d'argent, on donne ce temps ou cet argent aux autres, en vue d'obtenir d'eux cette gratitude, ce sentiment de reconnaissance, qui permet ensuite de demander ce que l'on veut à ces personnes. Il ne s'agit donc pas d'un don généreux, puisque le don généreux supposerait que l'on n'attende rien en retour, mais bien d'un échange de temps ou d'argent contre du pouvoir personnel. Ce type de transaction a lieu assez couramment. Lorsqu'un riche industriel prête son bateau à un homme politique, ce qui d'ailleurs est à la limite de la corruption, il convertit sa richesse en pouvoir sur une personne, et donc, assez directement, en pouvoir politique. Lorsqu'un mari offre un magnifique bijou à sa femme, il ne le fait pas seulement pour le plaisir de celle-ci mais aussi pour solidifier voire sauver son couple, donc pour empêcher sa femme de partir. Dans ces deux cas, l'argent sert à s'assurer un pouvoir sur autrui, donc le don n'en est pas vraiment un, mais est un échange, puisque l'autre doit en retour donner ce qu'on attend de lui, à savoir du pouvoir politique, ou de l'amour.
Cette lecture cynique du don, qui pense démasquer les véritables intentions du don derrière la fausse conscience des agents (Bourdieu insiste bien sur le fait que les personnes ne sont pas forcément conscientes des ruses qu'elles emploient pour arriver à leurs fins), me paraît insatisfaisante. Je n'ai pas l'intention d'en prendre le contrepied, et de prétendre que les hommes sont altruistes, bienveillants, et capables de donner sans rien attendre en retour. La psychologie humaine n'est pas mon sujet ici. Je dirais seulement que, de La Rochefoucauld à Bourdieu, tous ceux qui ont voulu pointer la noirceur de l'homme et son égoïsme ont dû avoir recours à l'inconscient (sous différentes formes). Je ne prétend pas que cela constitue une objection, mais seulement que l'hypothèse de l'égoïsme universel ne peut être soutenu que si l'on est prêt à admettre des causes occultes. Si l'on s'en tient à ce que croient les agents de bonne foi, les actions gratuites sont possibles, et ont même lieu fréquemment.
Mon objection est plutôt la suivante : en niant l'existence du don, et en montrant que tout transfert est un échange intéressé, qui exige une contrepartie, ou bien matérielle, ou bien morale, on confond des choses qui n'ont fondamentalement rien à voir. Qu'est-ce qu'un échange? C'est un transfert mutuel de biens entre deux personnes, dans lequel chaque transfert est la contrepartie exigible de l'autre. Mais cette définition, quoique formellement correcte, néglige un aspect capital, à savoir l'existence d'un tiers, qui garantit et éventuellement punit les personnes qui ne respectent pas les termes du contrat. Ce tiers est nécessaire pour faire reconnaître la validité du contrat, et pour le faire appliquer. Autrement dit, c'est aussi bien vis-à-vis de l'autre contractant que vis-à-vis du tiers que chacun s'engage. En échangeant, chacun reconnaît en même temps que l'autre contractant est autorisé à faire appel à un tiers pour obtenir l'exécution du contrat. Alors que si ce tiers n'existait pas, l'échange ne pourrait pas avoir lieu. Ayant donné un bien à quelqu'un, celui-ci pourrait aussitôt contester avoir reçu quoi que ce soit, et donc refuser de donner de l'argent en retour. La parole de l'un serait donc opposée à celle de l'autre, sans que la situation puisse se résoudre. Personne n'échangerait, si nous n'avions pas une garantie sociale d'être payé en retour; il y aurait trop de risque de ne jamais l'être, puisque nous dépendrions entièrement de la bienveillance de l'autre contractant. Et à ceux qui envisagent que nous puissions l'attaquer pour prendre notre dû par la force, je dirais simplement ceci : puisque nous avons la puissance pour récupérer notre dû par la force, alors pourquoi ne pas avoir attaqué plus tôt? Bref, tant que le tiers n'existe pas, je conçois bien des rapports de prédation, mais certainement pas des échanges. L'échange suppose une instance extérieure qui en garantit la bonne exécution.
Or, voilà ce qui n'existe pas dans le don : une institution qui reconnaîtrait sa validité. Aucun tiers ne vérifie que notre coup de main à un ami sera converti en estime ou en gratitude. Personne ne s'assure que notre cadeau somptueux à notre époux sera récompensé par un amour éternel. La relation de don, l'acte gratuit, ne se joue qu'entre celui qui donne, et celui qui reçoit. Si celui qui reçoit fait comme si rien ne s'était passé, le donneur n'aura aucun recours, aucune institution ne pourrait faire valoir ses droits. Il est entièrement à la merci de celui à qui il a donné. Un politique cynique pourrait donc profiter du bateau de son ami milliardaire, puis juste après lancer une mesure de taxation des grandes fortunes. Une femme habile et vénale pourrait bien attendre de recevoir un beau bijou, puis juste après abandonner son mari. Dans ces deux cas, les recours sont impossibles, justement parce qu'il n'y a aucun tiers, et que tout se joue entre les deux personnes. La gratitude, l'amour, la reconnaissance sont donc des biens fondamentalement distincts de l'argent, des marchandises, et de tout ce qui peut s'échanger par contrat. Car ces choses-là ne font l'objet d'aucun contrat, ne sont pas susceptibles d'être contrôlées par des tiers. Par conséquent, le don réciproque de gratitude est bien un don, exactement au même titre que le premier acte qui explique cette gratitude. En acceptant de donner son amour ou sa gratitude, on fait un acte qui n'est pas exigé de nous, dont on pourrait très bien s'abstenir, et même, dont nous aurions intérêt à nous abstenir. Car mieux vaut être libre plutôt qu'être l'obligé d'un autre. Ainsi, bien que le don trouve souvent sa contrepartie dans la gratitude, cette contrepartie est elle-même un don, et ne peut pas être contractualisée, contrôlée par une tierce institution.

Ainsi, indépendamment de toute considération psychologique, on peut conclure qu'il existe bien évidemment des actes gratuits. Chaque fois que nous nous engageons dans des relations personnelles avec les autres, et que ces relations ne sont pas garanties par un tiers, alors nous donnons, nous agissons gratuitement. Car tout ce que nous faisons pour l'autre peut l'être en pure perte, puisque cet autre garde la possibilité de ne rien rendre. Nous sommes généreux alors que rien ne nous oblige, à la fois lorsque nous donnons du temps ou des biens, et lorsque nous accordons notre gratitude ou notre amitié en retour. Surtout, la lecture cynique achoppe sur ce dernier point. Car il n'y a définitivement rien à gagner à être reconnaissant (si ce n'est de l'amitié et de l'amour, mais justement, il n'y a rien à gagner à l'amitié et à l'amour!). Il y a donc dans les comportements humains une part irréductible de gratuité.
D'ailleurs, ceci n'exclut pas pas les explications rationnelles de la gratitude. Si personne ne la donnait, ou bien si on la concédait de manière très aléatoire, alors personne n'aurait intérêt à donner. Donc, il n'y aurait pas de don du tout. Et puisque les dons sont globalement bénéfiques (ils rapportent beaucoup à celui qui reçoit, et coûtent peu au donneur), alors tous seraient perdants. Il y a donc une rationalité à la gratitude, puisque son existence produit la meilleur configuration possible, et qu'elle est une condition nécessaire de cette configuration. Mais sa rationalité n'empêche pas son caractère gratuit et altruiste, puisque, individuellement, chacun aurait intérêt à s'exempter d'en donner, tout comme dans le célèbre dilemme du prisonnier, la meilleure stratégie collective n'est pas la meilleure stratégie individuelle.

mercredi 17 octobre 2012

Sur une expression : "partir dans son délire"

J'aimerais prendre appui sur une expression que l'on trouve le plus souvent dans la bouche de jeunes gens qui manquent de vocabulaire, mais qui, cette fois, me semble pleine d'intérêt. On dit d'une personne qu'elle part dans son délire lorsqu'elle se met à avoir des comportements absurdes, étranges, excessifs, à cause d'une situation de départ qui a provoqué ce "délire". Au commencement, le comportement de la personne est compréhensible, mais peu à peu, elle se met à faire des choses que son entourage ne comprend plus ou ne tolère plus. Untel est passionnée de jeux vidéo, et se met à raconter en long et en large toutes ses parties à son interlocuteur lassé qui voulait juste avoir une brève information. Tel autre se met à crier à tue-tête parce qu'il entend à la radio sa chanson préférée, dérangeant ses voisins, etc.
Or, cette expression ne s'applique pas qu'aux jeunes décérébrés. Je voudrais montrer qu'elle est le propre de toute activité scientifique, et plus généralement, de toute vie intérieure. L'origine de ce post est la lecture des textes de Iris Murdoch, réunis dans La souveraineté du bien. Celle-ci s'oppose à une lecture qu'elle juge caricaturale de Wittgenstein, selon laquelle la vie intérieure n'existerait pas, et que seul existerait ce qui est public, constatable par des personnes extérieures. Il y a en effet une lecture à tendance behavioriste de Wittgenstein, qui nie l'intériorité, ou bien, pour rester plus proche des idées de Wittgenstein, qui voit en elle un jeu de langage comme un autre, donc quelque chose de tout aussi public que le jeu de langage des choses du monde extérieur. Murdoch, elle, prétend que l'on peut accepter les critiques de Wittgenstein relatives à la fausse conception de l'intériorité (qui la voit comme peuplée d'entités individualisées qui circulent dans un esprit représenté comme une scène de théâtre), tout en conservant l'idée d'une vie intérieure. A mon humble avis, elle affirme ceci sans proposer d'argument convaincant. Je voudrais donc prendre le relais et proposer un argument montrant la possibilité d'une vie intérieure, dans un cadre conforme à la pensée de Wittgenstein.

L'argument est le suivant : avec Wittgenstein, j'admets qu'un discours n'a de sens que s'il est publiquement compréhensible, appropriable par autrui, donc qu'il suit des règles qui, si elles ne sont pas explicitement formulées, pourraient l'être. Ce que chacun dit dans un article scientifique doit pouvoir être mis à l'épreuve par n'importe qui des autres scientifiques disposant de l'équipement nécessaire. Si des phrases ou des formules mathématiques ne sont pas compréhensibles par potentiellement n'importe qui, elles n'ont pas de sens. De même, lorsque quelqu'un décrit ses états de conscience, ou la manière dont il voit le monde, il doit le faire en utilisant des concepts que plusieurs autres personnes maîtrisent aussi, et qui peuvent ainsi contrôler leur bon usage. Si quelqu'un se forgeait un concept qu'il est seul à maîtriser, alors il ne possèderait en réalité aucun concept. Je renvoie ici aux Recherches philosophiques : s'il suffit de croire manipuler correctement un concept pour bien le manipuler, alors n'importe quel usage est correct, ce qui revient à dire qu'aucun ne l'est, ou que ce concept n'a aucune règle d'usage. Un concept n'a de règle d'usage que s'il peut être utilisée de manière inappropriée, et ceci ne peut être attesté que par quelque chose d'extérieur à l'agent. Cette chose extérieure à l'agent est nécessairement une autre personne, qui seule pourra dire si, dans la situation donnée, l'usage est conforme.
Par contre, il doit nécessairement exister un certain délai entre l'usage d'un concept, et la confirmation par autrui. En effet, chaque fois que nous utilisons un concept, nous devons innover, au moins un peu. Le nouvel objet que nous voulons décrire n'est pas exactement le même que les précédents; la situation décrite n'est jamais la même que les précédentes, au moins parce que le temps a passé, que les personnes engagées dans la situation ne sont plus les mêmes, etc. Donc, quand nous utilisons un vieux concept pour un nouvel objet, il y a nécessairement un geste créatif, un acte d'imagination. Le plus souvent, cet acte est suffisamment facile pour que nous n'ayons pas l'impression de devenir des artistes ou des philosophes. Pourtant, cet exercice du jugement, du bon sens, est exigé à chaque fois. Nous nous en apercevons surtout lorsque les cas sont inhabituels. Il existe de l'or qui est blanc plutôt que jaune. Nul doute que cela a dû demander un peu d'effort conceptuel pour désigner cet or blanc du nom d'or, à une époque où le concept d'or incluait sa couleur. Or, après l'acte créatif de jugement, il nous faut vérifier qu'autrui adhère à notre choix, qu'il le trouve raisonnable. Seul autrui peut nous confirmer que notre usage n'est pas déviant, et que nous gardons une continuité dans l'usage du concept. Certes, nous pouvons lui communiquer le critère qui nous a guidé (se fier à des propriétés chimiques, et non pas à la couleur apparente, pour l'or), mais ces critères doivent aussi recevoir un sens en fonction de la situation à tester, ce qui nous menace d'une régression à l'infini. Il faut donc, puisque nous ne pouvons pas compter sur notre capacité instinctive à bien juger, vérifier auprès des autres que notre propos a un sens.
Ainsi, partir dans son délire, c'est proposer de nouveaux concepts, ou bien redéfinir les concepts existants, ou bien proposer de nouvelles théories, en se fiant simplement à sa capacité à raisonner juste. Dans de tels moments, les autres ne nous suivent pas immédiatement. Soit ils jugent que ce que nous disons est fou, sans le moindre sens; soit au contraire ils adhèrent à ce que nous disons, et notre discours, de privé, devient public. Le dénommé délire des jeunes correspond en fait exactement à la notion de vie intérieure. Notre vie intérieure est ce que les autres n'ont pas encore, ou bien refusent de rationaliser, de comprendre, de partager. Nous pensons quelque chose, nous sommes seuls à le penser. Nous avons alors une vie intérieure; ou bien nous avons rédigé un article encore non publié. Nous n'arrivons pas vraiment à dire si ce que nous affirmons a un sens, et s'il a une importance. Simplement, nous croyons à ce que nous pensons, nous avons confiance en nous. Mais cette croyance n'est pas une preuve, et demande donc d'être confirmée par les autres. S'ils nous comprennent, alors notre pensée cesse d'être intérieure, et devient publique, partagée, commune. 
Ainsi, Wittgenstein doit admettre l'existence d'une vie intérieure, pour la raison qu'il faut des personnes pour innover dans l'usage des concepts, et que ces innovations partent nécessairement d'initiatives individuelles. Tout part de la vie intérieure, et finit dans la vie extérieure publique. Nier la vie intérieure, ce serait nier les commencements, donc l'existence de toutes choses. Avant d'être confirmé par les autres, il faut être. 

Ainsi, au sens philosophique, le délire est un espace d'essai, un lieu dans lequel on peut imaginer des rapprochements originaux, des comparaisons audacieuses, des métaphores vives. C'est donc à la fois le lieu de la production scientifique, qui consiste avant tout à produire des paradigmes, donc des manières de voir, celui de la production artistique, et celui de la compréhension humaine en général, qui consiste à adopter le regard le plus juste et bienveillant sur les situations. Et en effet, on part dans son délire, puisque ce départ nous éloigne des autres, en espérant bien sûr que cet éloignement soit temporaire, et que les autres finissent par nous rejoindre. La vie intérieure est ce moment de tension dans lequel nous échappons des filets de sécurité rassurants, et où nous osons une avancée sans protection.

vendredi 12 octobre 2012

Que faire des ennemis de la liberté?

Quelle peut être la réponse libérale aux opposants au libéralisme? Celui-ci doit-il se défendre contre ses opposants, par la promotion active de ses valeurs? Ou bien doit-il au contraire entièrement laisser faire les individus et les communautés comme ils l'entendent. Dans des posts précédents, j'ai déjà soutenu le second terme de l'alternative. Ma réponse ne variera pas ici. Mais je voudrais reprendre la question d'un nouveau point de vue.

Les problèmes de départ sont les suivants, dans le désordre, et sans souci d'exhaustivité :
- des jeunes femmes qui se promènent dans la rue en tenue légère mais décente sont l'objet de sollicitations incessantes, qui varient de l'invitation courtoise aux propos franchement vulgaires voire injurieux.
- des personnes homosexuelles sont l'objet de railleries, ou même d'agressions de la part de ceux dont l'orientation sexuelle est plus courante.
- des populations étrangères voulant s'installer sur le territoire (les dits "gens du voyage") sont soumises à des pressions de l’administration et des riverains en vue de les faire partir.
- d'autres types de populations étrangères, présentes de manière plus durable, font l'objet de brimades et de discrimination, soit au nom de leurs coutumes, soit parce qu'ils prendraient la place des travailleurs nationaux.
- certaines personnes voulant exprimer des opinions critiques vis-à-vis des opinions d'autres groupes se retrouvent menacés par ceux-ci.
Le point commun de tous ces exemples réside dans le fait qu'à chaque fois, une liberté formelle ne peut pas être exercée, parce qu'une partie de la société s'oppose à son exercice. On perd la liberté de se déplacer où l'on veut dans la tenue que l'on veut si des hommes traitent de manière injurieuse les femmes qui passent à leur portée. On perd le droit de choisir son orientation sexuelle si les autres nous rendent la vie impossible à cause de ce choix (je n'entre pas dans le débat de savoir s'il s'agit d'un choix à proprement parler). On perd le droit de travailler si la société fait barrage à la recherche d'emploi à cause d'un patronyme ou d'une apparence physique. On perd le droit de s'exprimer si le faire expose à des menaces physiques.

Ces problèmes sont vraiment intéressants, parce que nous n'avons pas l'habitude intellectuelle de les traiter. Généralement, c'est le pouvoir central qui est trop dur, et qui refuse les droits aux individus. Les individus doivent donc se révolter pour faire reconnaître ces droits par le pouvoir. Il y a quantité d'exemples de luttes politiques pour acquérir une nouvelle liberté, que le pouvoir n'accordait pas jusque là. Aujourd'hui, c'est le combat pour le droit des homosexuels à se marier et à adopter qui est mené. Il s'agit bien d'un combat politique : la loi interdit quelque chose, et nous voudrions (ou pas) la changer. 
Mais tout différent est le combat des politiques contre la société. La situation est inversée : la société ne réclame pas des droits contre l’État; c'est au contraire l’État qui veut faire appliquer des droits contre une société qui rechigne à les reconnaître. C'est par exemple ce qui se passe avec les homosexuels, qui ont légalement le droit de l'être, mais que la société a bien de la peine à accepter. Par conséquent, soit l’État ne fait rien, et dans ce cas on l'accusera de ne défendre que des libertés formelles, sans les rendre réelles, praticables, soit l’État intervient pour rendre réelles ces libertés, mais il devra pour cela être prêt à punir certains comportements qui ne sont pas vraiment criminels. Car exprimer sa haine des homosexuels, ou prononcer un mot grossier lorsque l'on voit une fille se promener en mini-jupe sont des propos qui sont à la limite de la liberté d'expression. Le fait de considérer que de tels propos sont délictueux est une véritable décision, et pas quelque chose qui irait de soi. Ainsi, il semble que la plupart des combats aujourd'hui opposent un pouvoir politique libéral, bourgeois, cultivé, et une société populaire, conservatrice.
Je veux dire que l’État reconnaît prétendument à la société la liberté la plus complète au sujet des croyances philosophiques, religieuses, morales, etc. Et pourtant, il y a bien des conceptions morales qui sont en réalité prises en chasse par l’État. Une religion qui soutiendrait l'infériorité et la soumission des femmes serait inquiétée. Une conception morale dans laquelle le fait d'être efféminé, pour un homme, est un grave défaut, serait aussi inquiétée. A la limite, une communauté qui ferait preuve de mépris et insulterait une autre communauté serait elle aussi inquiétée, probablement poursuivie. Il y a donc des convictions délictueuses, dès lors qu'elles empêchent le plein exercice d'un droit reconnu par l’État. L’État reconnaît de multiples droits aux individus, et il leur reconnaît aussi le droit d'avoir des opinions. Pourtant, ce droit d'avoir des opinions est sans cesse contredit par les autres droits que nous avons par ailleurs. Plus les droits deviennent réels, plus la liberté d'opinion devient formelle. Plus la liberté d'opinion est réelle, plus les autres droits deviennent formels. 

Quelle conclusion tirer de tout ceci? Qu'un régime ne peut jamais être libéral au sens usuel (c'est-à-dire pas au mien, cf. mes posts sur la gauche et la droite). S'il accorde des droits, alors il sera en même temps obligé de défendre certaines valeurs contre la société, société qui pourrait faire obstacle à l'usage de ces droits. En proclamant le droit au travail, l’État se retrouve contraint de lutter contre la discrimination à l'embauche, donc contre le racisme. En proclamant le droit à la mini-jupe, l’État s'engage à lutter contre le sexisme, le machisme. Et ce faisant, l’État n'est plus du tout libéral, puisqu'il défend justement des valeurs. 
Et bien évidemment, l’État ne peut pas renoncer à accorder des droits. Comme tout le monde, j'attends de l'Etat qu'il reconnaisse mon droit à la vie et à l'intégrité physique (les autres ont le devoir de ne pas me tuer ni m'agresser), à la liberté de circulation (les autres n'ont pas le droit de m'enfermer), à la propriété (les autres n'ont pas le droit de me voler), etc.
La solution est donc la suivante : l'Etat ne peut accorder que ce que la société est prête à concéder. Autrement dit, un État peut bien être libéral si sa société l'est aussi. Par contre, il ne peut pas être libéral contre sa société. C'est une contradiction dans les termes : s'il doit imposer de nouvelles conceptions à sa société, alors un régime n'est tout simplement pas libéral mais totalitaire.  Le libéralisme véritable ne fait donc pas la chasse aux valeurs conservatrices et populaires. Si elles existent, il ne peut qu'en reconnaître la présence, et ne pas accorder de droits qui s'opposeraient à elles. On retrouve ce que je disais par ailleurs. Un Etat qui promeut des droits est au fond de tendance individualiste, il défend des valeurs substantielles. Alors qu'un Etat vraiment libéral ne fait que donner de la force aux valeurs de sa société, en lui donnant un arsenal administratif et pénal pour les faire respecter, sans chercher à les influencer. 

Si une société est ennemie de la liberté, le vrai libéralisme consiste à lui donner les moyens de l'être. Que l'on souhaite vivre dans une société qui aime la liberté est un autre problème.