Il existe deux figures du mal, qui doivent être distinguées, même si les théories morales déontologiques et utilitaristes tendent à les confondre. La première est une figure que je range dans la catégorie de l'économie, la seconde est plus spécifiquement morale. Et ces deux figures du mal sont associées à deux types de punition différents. Cet article sera consacré à explorer les différences entre eux.
La première figure correspond à l'individu que l'on qualifie de passager clandestin. Dans un langage plus commun, on parle simplement d'égoïsme. C'est celui qui prend plus que sa part, ce qui sous-entend qu'il profite d'un travail collectif, sans lui même contribuer à hauteur de ce qu'il prend. Le bus roule parce que chacun paie son billet, mais lui entre sans payer le sien. Il emprunte des objets à tout le monde, mais n'a jamais les moyens de rendre aux autres la pareille. Ce profil d'individu est facile à cerner, tant nous en croisons régulièrement, et que c'est en chacun de nous une tendance forte (j'espère ne pas parler que de moi!)
Cette figure est dite économique, car elle correspond à celle de l'agent rationnel en économie, dont les préférences sont déterminées uniquement en fonction de ses intérêts personnels, et qui cherche à maximiser la satisfaction de ses préférences, en utilisant tous les moyens possibles. Or, il est évident que l'égoïsme rapporte. Laisser les autres payer et profiter quand même des services est plus rationnel que de payer soi-même sa part. C'est évidemment immoral, mais c'est plus rationnel au sens où il est plus efficace de le faire, en termes de coûts et de bénéfices.
Pour continuer sur ce thème de l'économie, l'égoïsme prend aujourd'hui la forme de l'indifférence aux externalités négatives. Une entreprise peut faire des bénéfices plus importants si elle laisse à la collectivité le soin de réparer les dégâts qu'elle génère, que si elle prenait elle-même en charge la gestion de ces dégâts. L'idée d'externalité est justement cet idée d'un effet qui est produit chez les autres, donc qui n'appartient pas à l'entreprise. L'entreprise, égoïstement, ne se soucie donc pas de ses effets. Bien sûr, l'externalité peut aussi être positive, auquel cas l'entreprise est altruiste et non pas égoïste. Mais le principal souci est, on comprend bien pourquoi, celui des externalités négatives.
La philosophie morale, d'inspiration kantienne ou au contraire utilitariste, voit dans le passager clandestin la figure paradigmatique du mal. Pour Kant, être immoral, c'est vouloir faire exception à une loi que l'on reconnaît en même temps comme universelle. On pense qu'il est bien que chacun paie son ticket avant de monter dans le bus, mais on s'accorde quand même une exception pour des motifs purement individuels. On pense qu'il est bien que chacun soit rétribué selon sa contribution à la société, mais on cherche quand même à prendre une grosse part en s'exemptant du travail, etc.
De même, dans l'utilitarisme, le mal représente le fait de violer l'impartialité qu'exigent presque toujours les maximes permettant d'aboutir au plus grand bonheur du plus grand nombre. En général, nous n'avons aucune prétention pour être avantagé par rapport aux autres, et nous devrions recevoir la même part qu'eux, et contribuer autant qu'eux. Pourtant nous cherchons tous les moyens pour tricher, nous donner un avantage, puis éventuellement avantager nos proches, etc. Le bonheur collectif serait plus grand si les avantages étaient mieux répartis, mais nous les prenons quand même aux autres. Bref, l'égoïsme, le manquement à l'impartialité, est central dans l'utilitarisme.
Ici, le mal se caractérise donc toujours par le fait qu'il n'est pas idiot, certainement pas cruel, sadique, fou ou incompréhensible. Au contraire, le mal est parfaitement compréhensible, puisqu'il consiste à être tenté de prendre un avantage indu. Chacun espère passer à travers les mailles du filet, et récolter les bénéfices. Et parce que ce mal là n'est au fond pas méchant, la punition doit être approprié à lui. Sa méthode consiste tout simplement à diminuer l'avantage qu'il y a à tricher ou désobéir, jusqu'à ce que le gain devienne "négatif", si l'on peut dire. Faire payer énormément d'argent à quelqu'un qui a fait une fausse déclaration d'impôt est dissuasif, parce que le gain espéré est largement battu par la perte potentielle, si jamais le fraudeur se fait attraper. De même, si une entreprise pollue, on la fait payer pour que le coût de l'amende compense l'intérêt qu'il y a à polluer.
En bref, la punition, dans ce modèle, consiste à tenir l'individu pour bien portant intellectuellement, rationnel, et à lui donner de nouveaux paramètres à prendre en compte pour fixer ses préférences. En créant des sanctions, on l'oblige à réviser son mode d'action, en choisissant les actions qui ne font pas l'objet d'une punition.
J'en viens maintenant à la seconde figure du mal. Celle-ci n'a plus de grand rapport avec la première. Le mal ici n'est plus une sorte de ruse qui tente de prendre des voies interdites pour augmenter ses gains. C'est plutôt une véritable méchanceté, authentique, qui fait le mal consciemment, pour des raisons qui peuvent être l'égoïsme, mais qui peuvent être aussi l'envie, le manque de contrôle de soi, la démesure, la mesquinerie, etc. Ce mal est moral, et non plus économique.
Il est d'ordre moral parce que ce mal n'a pas pour origine un calcul rationnel entre un gain possible à commettre l'interdit, et un risque d'être pris. Le mal se soucie de ne pas être pris, mais pas par rationalité, c'est plutôt parce qu'il est pris par un désir de puissance, de domination, de contrôle, et que ce qui l'entrave est évidemment à combattre. On trouve de véritables figures du mal non pas dans la littérature économique ou morale du XVIIIème siècle, mais plutôt chez Platon, Aristote, et bien d'autres. Quand Thrasymaque décrit sa conception de la justice, consistant à se faire passer pour juste et à prendre le pouvoir, il n'est pas du tout dans une approche instrumentale de la raison. L'idée n'est certainement pas de minimiser les efforts en maximisant les gains. Sinon, mieux vaudrait rester tranquillement chez soi et se contenter de quelques mauvais coups et affaires crapuleuses. Dans quelques séries américaines, on voit des mafieux avoir un mépris absolu pour certains de leurs anciens copains qui ont réussi à trouver une méthode efficace et sans danger pour s'enrichir. Ceux-cisont méprisés car trop rationnels. Il fait au contraire partie de l'idée même du mal de faire preuve de vaillance, de courage. Je veux bien croire que cette réaction puisse avoir lieu en vrai, et pas seulement dans les fictions. Ainsi, Thrasymaque décrit justement sa figure du mal (lui le présente de manière appréciative, mais c'est assez ridicule, évidemment) comme quelqu'un qui maximise ses efforts, qui ne regarde pas à la perte, parce que son souci est surtout l'effet maximum, peu importe le coût. Le méchant veut ruser et dominer parce que c'est sa nature, pas parce que la rationalité instrumentale l'exige.
Cette irrationalité peut aller jusqu'à l'auto-destruction, ou au moins, la prise de risque inutile. C'est le bandit qui cherche à faire un dernier casse, alors qu'il avait déjà assez d'argent. C'est tel autre bandit qui veut à tout prix venger son ami, et se lance dans une opération où il a toutes les chances de laisser sa vie, alors qu'il aurait tout simplement pu (et dû!) s'en aller et oublier l'affaire. Je ne veux pas dire que de tels individus sont fous, ce serait exagéré. Mais ils ont quelque chose de radicalement différent de celui qui est bon. L'homme bon ne peut pas véritablement comprendre pourquoi les méchants sont méchants.
C'est ce côté inexplicable qui pousse la philosophie à rabattre la figure du mal moral sur celui de l'égoïsme calculateur. Kant a beau parler du mal radical, il en rejette vite ce que l'idée pouvait avoir de profond, pour se contenter de la figure plus facile de l'égoïste conséquent. Autrement dit, chez Kant, personne ne fait le contraire de ce que dit la loi morale parce qu'il voudrait s'opposer à la loi morale en tant que telle, mais chacun ne le fait que parce qu'il y gagne égoïstement. Il me semble qu'il suffit d'écouter des personnages comme Thrasymaque, ou Polos pour comprendre que leurs désirs ne sont pas particulièrement égoïstes. Ils ont un souci de la grandeur, de la puissance, de la violence aussi (les descriptions de Polos s'imaginant tyran, et prenant plaisir à éliminer tous ses opposants), pas de l'avantage individuel. C'est un point vraiment important. Dominer et tuer n'a aucun intérêt pour un égoïste rusé et calculateur. La mort des autres, en soi, n'apporte pas de gain. Et un égoïste rationnel sait bien qu'il y a des moyens plus efficaces si l'on veut prendre l'argent de ses semblables, ou bien leur femme. Car devenir tyran, c'est se mettre en danger. Mais ceci n'importe pas au vrai méchant, dont le désir porte sur les autres, qu'il désire dominer, plutôt que sur lui à proprement parler.
Comment faire face à ces méchants? Il serait absurde de se représenter la punition comme une sorte de compensation en échange d'un avantage pris indûment, car ils n'ont pas cherché à prendre d'avantage. Ils ont cherché le mal lui-même, c'est-à-dire la violence, la domination. Comment donc les punir? Il faut leur faire sentir le mépris qu'ils inspirent aux gens de bien. Mais pour le leur faire sentir, ce n'est pas eux qui doivent payer pour leurs fautes. C'est au contraire les bons qui doivent payer pour se tenir éloignés d'eux. Plus la dépense est grande, plus les méchants comprennent la force du mépris. Plus ils comprennent à quel point les autres sont prêts à se sacrifier pour ne pas vivre avec eux. Telle est donc la punition des méchants : des biens, du temps, de l'argent, gaspillé par les bons en pure perte, afin de faire sentir à quel point les méchants sont détestés.
Peut-être me rétorquera-t-on que je soutiens des idées bien étranges. Pourtant, nous les pratiquons, et cela ne nous choque pas (pour être honnête, il se trouve quand même toujours des égoïstes calculateurs pour remarquer que c'est anormal). Prenons le cas des prisonniers dans les prisons d'Etat. L'Etat dépense des quantités d'argent astronomiques en pure perte, puisqu'elle dépense de l'argent pour assurer les besoins des condamnées. C'est tout à fait comme s'il y avait un transfert d'argent des citoyens ordinaires vers les condamnés, puisque ceux-là leur paient la nourriture, les vêtements, le loyer, le chauffage, etc. Bref, les bons donnent de l'argent aux méchants. Il y a évidemment certains naïfs qui trouvent cela anormal. C'est parce qu'ils prennent la morale pour l'économie, et oublient que la punition essentielle est dans le mépris et la mise à distance. Que nous soyons prêts à dépenser autant pour ne pas nous mélanger aux prisonniers, c'est dire à quel point nous les blâmons. De même, dans les relations internationales, quand un Etat attaque une région alliée, ou tisse une alliance qui nous déplaît, nous coupons les discussions avec lui, et fermons nos frontières. Là encore, on trouve quelques innocents pour dire que l'économie va en pâtir. Pourtant, ceux-là oublient que c'est justement parce que nous allons en pâtir que nous faisons comprendre à l'autre que nous le punissons, que nous n'aimons pas la manière dont il agit.
Je résume très brièvement. Il existe deux figures du mal. L'égoïste et le méchant. L'égoïste est rationnel et calculateur. Le méchant est violent et dominateur. Pour faire changer l'égoïste, nous mettons en place des punitions qui l'obligent à changer sa stratégie. Et quand on le punit effectivement, on le fait payer afin de compenser le gain qu'il a pris indûment. Pour faire changer le méchant, nous mettons en place des punitions qui l'isolent et l'empêchent de continuer à nuire. Et quand on le punit effectivement, c'est celui qui punit qui paie ou qui dépense pour le méchant.