dimanche 28 septembre 2014

Le mal en économie et en morale

Il existe deux figures du mal, qui doivent être distinguées, même si les théories morales déontologiques et utilitaristes tendent à les confondre. La première est une figure que je range dans la catégorie de l'économie, la seconde est plus spécifiquement morale. Et ces deux figures du mal sont associées à deux types de punition différents. Cet article sera consacré à explorer les différences entre eux.

La première figure correspond à l'individu que l'on qualifie de passager clandestin. Dans un langage plus commun, on parle simplement d'égoïsme. C'est celui qui prend plus que sa part, ce qui sous-entend qu'il profite d'un travail collectif, sans lui même contribuer à hauteur de ce qu'il prend. Le bus roule parce que chacun paie son billet, mais lui entre sans payer le sien. Il emprunte des objets à tout le monde, mais n'a jamais les moyens de rendre aux autres la pareille. Ce profil d'individu est facile à cerner, tant nous en croisons régulièrement, et que c'est en chacun de nous une tendance forte (j'espère ne pas parler que de moi!)
Cette figure est dite économique, car elle correspond à celle de l'agent rationnel en économie, dont les préférences sont déterminées uniquement en fonction de ses intérêts personnels, et qui cherche à maximiser la satisfaction de ses préférences, en utilisant tous les moyens possibles. Or, il est évident que l'égoïsme rapporte. Laisser les autres payer et profiter quand même des services est plus rationnel que de payer soi-même sa part. C'est évidemment immoral, mais c'est plus rationnel au sens où il est plus efficace de le faire, en termes de coûts et de bénéfices. 
Pour continuer sur ce thème de l'économie, l'égoïsme prend aujourd'hui la forme de l'indifférence aux externalités négatives. Une entreprise peut faire des bénéfices plus importants si elle laisse à la collectivité le soin de réparer les dégâts qu'elle génère, que si elle prenait elle-même en charge la gestion de ces dégâts. L'idée d'externalité est justement cet idée d'un effet qui est produit chez les autres, donc qui n'appartient pas à l'entreprise. L'entreprise, égoïstement, ne se soucie donc pas de ses effets. Bien sûr, l'externalité peut aussi être positive, auquel cas l'entreprise est altruiste et non pas égoïste. Mais le principal souci est, on comprend bien pourquoi, celui des externalités négatives.

La philosophie morale, d'inspiration kantienne ou au contraire utilitariste, voit dans le passager clandestin la figure paradigmatique du mal. Pour Kant, être immoral, c'est vouloir faire exception à une loi que l'on reconnaît en même temps comme universelle. On pense qu'il est bien que chacun paie son ticket avant de monter dans le bus, mais on s'accorde quand même une exception pour des motifs purement individuels. On pense qu'il est bien que chacun soit rétribué selon sa contribution à la société, mais on cherche quand même à prendre une grosse part en s'exemptant du travail, etc.
De même, dans l'utilitarisme, le mal représente le fait de violer l'impartialité qu'exigent presque toujours les maximes permettant d'aboutir au plus grand bonheur du plus grand nombre. En général, nous n'avons aucune prétention pour être avantagé par rapport aux autres, et nous devrions recevoir la même part qu'eux, et contribuer autant qu'eux. Pourtant nous cherchons tous les moyens pour tricher, nous donner un avantage, puis éventuellement avantager nos proches, etc. Le bonheur collectif serait plus grand si les avantages étaient mieux répartis, mais nous les prenons quand même aux autres. Bref, l'égoïsme, le manquement à l'impartialité, est central dans l'utilitarisme. 

Ici, le mal se caractérise donc toujours par le fait qu'il n'est pas idiot, certainement pas cruel, sadique, fou ou incompréhensible. Au contraire, le mal est parfaitement compréhensible, puisqu'il consiste à être tenté de prendre un avantage indu. Chacun espère passer à travers les mailles du filet, et récolter les bénéfices. Et parce que ce mal là n'est au fond pas méchant, la punition doit être approprié à lui. Sa méthode consiste tout simplement à diminuer l'avantage qu'il y a à tricher ou désobéir, jusqu'à ce que le gain devienne "négatif", si l'on peut dire. Faire payer énormément d'argent à quelqu'un qui a fait une fausse déclaration d'impôt est dissuasif, parce que le gain espéré est largement battu par la perte potentielle, si jamais le fraudeur se fait attraper. De même, si une entreprise pollue, on la fait payer pour que le coût de l'amende compense l'intérêt qu'il y a à polluer.
En bref, la punition, dans ce modèle, consiste à tenir l'individu pour bien portant intellectuellement, rationnel, et à lui donner de nouveaux paramètres à prendre en compte pour fixer ses préférences. En créant des sanctions, on l'oblige à réviser son mode d'action, en choisissant les actions qui ne font pas l'objet d'une punition. 


J'en viens maintenant à la seconde figure du mal. Celle-ci n'a plus de grand rapport avec la première. Le mal ici n'est plus une sorte de ruse qui tente de prendre des voies interdites pour augmenter ses gains. C'est plutôt une véritable méchanceté, authentique, qui fait le mal consciemment, pour des raisons qui peuvent être l'égoïsme, mais qui peuvent être aussi l'envie, le manque de contrôle de soi, la démesure, la mesquinerie, etc. Ce mal est moral, et non plus économique.
Il est d'ordre moral parce que ce mal n'a pas pour origine un calcul rationnel entre un gain possible à commettre l'interdit, et un risque d'être pris. Le mal se soucie de ne pas être pris, mais pas par rationalité, c'est plutôt parce qu'il est pris par un désir de puissance, de domination, de contrôle, et que ce qui l'entrave est évidemment à combattre. On trouve de véritables figures du mal non pas dans la littérature économique ou morale du XVIIIème siècle, mais plutôt chez Platon, Aristote, et bien d'autres. Quand Thrasymaque décrit sa conception de la justice, consistant à se faire passer pour juste et à prendre le pouvoir, il n'est pas du tout dans une approche instrumentale de la raison. L'idée n'est certainement pas de minimiser les efforts en maximisant les gains. Sinon, mieux vaudrait rester tranquillement chez soi et se contenter de quelques mauvais coups et affaires crapuleuses. Dans quelques séries américaines, on voit des mafieux avoir un mépris absolu pour certains de leurs anciens copains qui ont réussi à trouver une méthode efficace et sans danger pour s'enrichir. Ceux-cisont méprisés car trop rationnels. Il fait au contraire partie de l'idée même du mal de faire preuve de vaillance, de courage. Je veux bien croire que cette réaction puisse avoir lieu en vrai, et pas seulement dans les fictions. Ainsi, Thrasymaque décrit justement sa figure du mal (lui le présente de manière appréciative, mais c'est assez ridicule, évidemment) comme quelqu'un qui maximise ses efforts, qui ne regarde pas à la perte, parce que son souci est surtout l'effet maximum, peu importe le coût. Le méchant veut ruser et dominer parce que c'est sa nature, pas parce que la rationalité instrumentale l'exige.  
Cette irrationalité peut aller jusqu'à l'auto-destruction, ou au moins, la prise de risque inutile. C'est le bandit qui cherche à faire un dernier casse, alors qu'il avait déjà assez d'argent. C'est tel autre bandit qui veut à tout prix venger son ami, et se lance dans une opération où il a toutes les chances de laisser sa vie, alors qu'il aurait tout simplement pu (et dû!) s'en aller et oublier l'affaire. Je ne veux pas dire que de tels individus sont fous, ce serait exagéré. Mais ils ont quelque chose de radicalement différent de celui qui est bon. L'homme bon ne peut pas véritablement comprendre pourquoi les méchants sont méchants.

C'est ce côté inexplicable qui pousse la philosophie à rabattre la figure du mal moral sur celui de l'égoïsme calculateur. Kant a beau parler du mal radical, il en rejette vite ce que l'idée pouvait avoir de profond, pour se contenter de la figure plus facile de l'égoïste conséquent. Autrement dit, chez Kant, personne ne fait le contraire de ce que dit la loi morale parce qu'il voudrait s'opposer à la loi morale en tant que telle, mais chacun ne le fait que parce qu'il y gagne égoïstement. Il me semble qu'il suffit d'écouter des personnages comme Thrasymaque, ou Polos pour comprendre que leurs désirs ne sont pas particulièrement égoïstes. Ils ont un souci de la grandeur, de la puissance, de la violence aussi (les descriptions de Polos s'imaginant tyran, et prenant plaisir à éliminer tous ses opposants), pas de l'avantage individuel. C'est un point vraiment important. Dominer et tuer n'a aucun intérêt pour un égoïste rusé et calculateur. La mort des autres, en soi, n'apporte pas de gain. Et un égoïste rationnel sait bien qu'il y a des moyens plus efficaces si l'on veut prendre l'argent de ses semblables, ou bien leur femme. Car devenir tyran, c'est se mettre en danger. Mais ceci n'importe pas au vrai méchant, dont le désir porte sur les autres, qu'il désire dominer, plutôt que sur lui à proprement parler. 

Comment faire face à ces méchants? Il serait absurde de se représenter la punition comme une sorte de compensation en échange d'un avantage pris indûment, car ils n'ont pas cherché à prendre d'avantage. Ils ont cherché le mal lui-même, c'est-à-dire la violence, la domination. Comment donc les punir? Il faut leur faire sentir le mépris qu'ils inspirent aux gens de bien. Mais pour le leur faire sentir, ce n'est pas eux qui doivent payer pour leurs fautes. C'est au contraire les bons qui doivent payer pour se tenir éloignés d'eux. Plus la dépense est grande, plus les méchants comprennent la force du mépris. Plus ils comprennent à quel point les autres sont prêts à se sacrifier pour ne pas vivre avec eux. Telle est donc la punition des méchants : des biens, du temps, de l'argent, gaspillé par les bons en pure perte, afin de faire sentir à quel point les méchants sont détestés.
Peut-être me rétorquera-t-on que je soutiens des idées bien étranges. Pourtant, nous les pratiquons, et cela ne nous choque pas (pour être honnête, il se trouve quand même toujours des égoïstes calculateurs pour remarquer que c'est anormal). Prenons le cas des prisonniers dans les prisons d'Etat. L'Etat dépense des quantités d'argent astronomiques en pure perte, puisqu'elle dépense de l'argent pour assurer les besoins des condamnées. C'est tout à fait comme s'il y avait un transfert d'argent des citoyens ordinaires vers les condamnés, puisque ceux-là leur paient la nourriture, les vêtements, le loyer, le chauffage, etc. Bref, les bons donnent de l'argent aux méchants. Il y a évidemment certains naïfs qui trouvent cela anormal. C'est parce qu'ils prennent la morale pour l'économie, et oublient que la punition essentielle est dans le mépris et la mise à distance. Que nous soyons prêts à dépenser autant pour ne pas nous mélanger aux prisonniers, c'est dire à quel point nous les blâmons. De même, dans les relations internationales, quand un Etat attaque une région alliée, ou tisse une alliance qui nous déplaît, nous coupons les discussions avec lui, et fermons nos frontières. Là encore, on trouve quelques innocents pour dire que l'économie va en pâtir. Pourtant, ceux-là oublient que c'est justement parce que nous allons en pâtir que nous faisons comprendre à l'autre que nous le punissons, que nous n'aimons pas la manière dont il agit.


Je résume très brièvement. Il existe deux figures du mal. L'égoïste et le méchant. L'égoïste est rationnel et calculateur. Le méchant est violent et dominateur. Pour faire changer l'égoïste, nous mettons en place des punitions qui l'obligent à changer sa stratégie. Et quand on le punit effectivement, on le fait payer afin de compenser le gain qu'il a pris indûment. Pour faire changer le méchant, nous mettons en place des punitions qui l'isolent et l'empêchent de continuer à nuire. Et quand on le punit effectivement, c'est celui qui punit qui paie ou qui dépense pour le méchant. 

mercredi 24 septembre 2014

Contre l'extension illimitée du care

Le care est ce concept d'origine américaine développée par Carol Gilligan en réaction aux travaux de psychologie morale de Kohlberg. Celui-ci avait une grille prédéfinie pour mesurer le progrès des conceptions morales chez les enfants. Il les soumettait au dilemme de Heinz, qui se demande s'il doit voler le pharmacien qui ne veut pas lui donner un médicament très cher, qui permettrait de guérir sa femme qui, si elle n'est pas soignée, mourra. Les résultats obtenus étaient que les filles ne parviennent pas à atteindre les plus hauts niveaux de conceptions morales, qui correspondent à la capacité de faire appel à des principes généraux, mettant en balance le droit à la vie, et le droit au respect de sa propriété privée. Pour expliquer les difficultés des jeunes filles, Gilligan eut l'idée de pointer chez Kohlberg un biais dans les conceptions morales, de nature à favoriser les garçons, parce que la manière de poser des questions et le type de réponse attendue mettaient en jeu les compétences où les hommes ont généralement de meilleurs résultats (pour aller très vite : les compétences de raisonnement logique ; alors que les filles, plus à l'aise avec la narration, ne pouvaient pas mobiliser leurs capacités). Gilligan en a conclu qu'il existe deux grands axes complémentaires dans la pensée morale, et que chacun de ces axes était réparti selon le sexe. Les hommes seraient portés vers une théorie de la justice; les femmes vers une théorie du care
Je vais présenter plus en détail le contenu de chacune de ces éthiques, même si cela a souvent été fait. Je ne souhaite absolument pas me livrer à une critique du care, je ne lui reprocherai certainement pas, comme le font de vulgaires critiques, d'être une morale de bonne femme, d'être sentimentaliste, ou je je ne sais quoi. Il me semble au contraire que Gilligan a mis en avant un aspect capital de nos intuitions morales à tous. Si les femmes ont un rapport plus immédiat au care, il paraît évident que les hommes ne peuvent pas s'en passer complètement (de même qu'il serait franchement "patriarcal" de penser que les femmes peuvent vivre sans se soucier de justice). Mon objectif est plutôt de montrer que les théoriciennes qui viennent après Gilligan (Tronto, Laugier) sont tombées dans un véritable vertige théorique consistant à trouver du care partout, et ont considérablement affaibli ce que cette approche avait de novateur. Pour être bref, mon propos serait d'en finir avec le care tel qu'il a cours aujourd'hui, pour n'en garder que ce qu'il a de vraiment spécifique et novateur. 

Comment a été pensé le care? Tronto dans Un monde vulnérable, y voit quatre dimensions :
1) care about : se soucier de, être attentif. 
2) taking care of : prendre en charge, être responsable de.
3) care giving : prendre soin.
4) care receiving : être réceptif et reconnaissant.
Pour elle, ces quatre dimensions sont à la fois conceptuelles et historiques. J'entends par là qu'elle dégage quatre opérations propre au care, et en même temps l'ordre de ces opérations dans le fait de donner du care. En effet, il faut d'abord commencer par percevoir une situation, puis admettre que nous en sommes responsables, puis agir sur elle pour l'améliorer, et enfin, constater la reconnaissance de la personne.
Or, je voudrais montrer que cette présentation des choses est particulièrement égarante. En effet, elle a tendance à faire passer pour des conditions suffisantes ce qui n'est que condition nécessaires. Autrement dit, elle tend à faire croire que ces quatre aspects sont propres au care, alors qu'ils ne le sont pas, et sont valables dans n'importe quelle attitude morale.
En effet, partons de l'éthique de la justice, qui est l'éthique concurrente à celle du care. Elle repose sur l'idée que les individus ont des droits, et qu'il convient de les respecter. La règle d'action, dans ce cadre, sera peu ou prou celle que Mill formule sous le nom du principe de non-nuisance : il est permis de faire tout ce que l'on veut, tant que l'on ne nuit pas à autrui. Or, pour mettre vraiment en oeuvre cette maxime, il est évident qu'il faut aussi avoir la capacité de "care about", à savoir d'être attentif aux autres, de se soucier d'eux. Si on ne fait pas attention à eux, il est inévitable qu'on finisse par leur nuire sans y prendre garde. Il n'y a donc pas de théorie de la justice sans souci de l'autre. C'est pourquoi ce souci n'a rien de propre à l'éthique du care. C'est une capacité générale qui désigne le fait d'appartenir à un monde peuplé d'autres personnes, avec lesquels nous sommes en interaction. L'éthique de la justice, comme toute éthique, d'ailleurs, nous oblige nécessairement à avoir une haute conscience des autres, de nous-mêmes, et des interactions que nous avons avec eux. Il en est de même en politique. Dès lors que nos actions collectives ont des effets sur autrui, des institutions politiques deviennent nécessaires pour juger et résoudre les problèmes qui se poseront inévitablement (voir Dewey, Le public et ses problèmes, qui exprime très clairement l'idée que la politique commence quand nous nous soucions des effets potentiellement nuisibles de nos actions collectives sur autrui).
On pourrait en dire de même en économie, où le concept d'externalité a justement pour but de rassembler et de mettre en lumières les effets sur autrui d'une activité. Les externalités négatives sont justement ce que le devoir moral nous demande d'éviter : à savoir une nuisance sur autrui. Une entreprise morale est donc une entreprise qui a réduit à zéro ses externalités négatives, ou bien qui les compense par des externalités positives équivalentes. Là encore, si l'entreprise n'avait aucun souci de l'autre, alors le concept d'externalité n'existerait pas. Mais le fait qu'il existe montre que l'entreprise "care about", se soucie du monde extérieur.
Sur un plan philosophiques, de nombreux philosophe moraux (notamment Cora Diamond dans L'esprit réaliste, et Iris Murdoch, dans La souveraineté du bien) ont mis en avant l'importance de la perception, plutôt que de l'action, dans la vie morale. Pour celles-ci, être moral consiste avant tout à être attentif, percevoir les situations avec le plus de justesse possible, être le plus aimant possible dans la manière de juger les autres. L'action à accomplir, elle, demande peu de réflexion, car il suffit d'avoir bien vu pour savoir quoi faire. Par contre, bien voir est difficile, et nous sommes souvent limités par notre manque d'imagination morale, notre égoïsme, etc. Bref, pour ces théoriciennes, c'est l'attention aux autres, et aux situations, qui est absolument décisif. Mais je ne vois rien chez elles qui obligerait à les prendre pour des théoriciennes du care. Car tout le reste de l'édifice conceptuel du care leur est inconnu. Chez Murdoch, l'idée que l'essentiel de la morale ne se trouve pas dans la pratique contredit même ouvertement la vulgate ordinaire sur le care (pour qui elle est inséparablement théorie et pratique : cf. Tronto).
J'en tire une première conclusion. Il aurait été ridicule de traduire "care" par souci, puisque le souci est justement ce que toute approche de la morale a en commun. On ne construit pas une théorie en mettant l'accent sur ce qu'elle a de commun avec toutes les autres.

Comment faut-il donc penser le care? Il faut trouver ce qu'il a de spécifique, qui le distingue de l'éthique de la justice. Celle-ci repose sur les droits de l'individu, auxquels il convient de ne pas attenter. Par contre, la théorie de la justice ne suppose jamais, et même, elle s'y oppose franchement, que nous soyons responsable du bien-être de l'autre, que nous puissions nous sentir concerné par son bien-être. Faire attention de ne pas lui nuire n'implique pas du tout être concerné à son bien-être. Car dans le premier cas, l'individu est considéré comme une personne étrangère, suffisamment grande et forte pour se prendre elle-même en charge, et qui ne doit donc pas être prise en charge par quelqu'un d'autre. Alors que dans le second cas, on encourage cette prise en charge, ce sentiment d'être concerné par ce qui arrive à l'autre, même si nous n'y sommes absolument pour rien dans son état.
Ainsi le moment du "taking care of", celui de la prise en charge, que l'on pourrait aussi appeler la sollicitude, est bien quelque chose de propre au care. Le livre de Gilligan insiste beaucoup sur le fait que les femmes se soucient particulièrement de ne pas laisser un individu tout seul. Quand elles voient quelqu'un de seul, elles trouvent que leur devoir est d'aller avec cette personne, quitte à laisser leurs meilleurs amis, si ceux-ci ne sont pas seuls. Alors que l'éthique de la justice, qui demande seulement de ne pas nuire, ne nous donne aucun devoir vis-à-vis d'une personne seule. Tant que personne ne lui nuit, elle se débrouille! Pour le care au contraire, cette solitude est en soi une nuisance, et il faut à tout prix la combattre. On a des devoirs qui s'étendent au-delà de la non-interférence, on a des devoirs quand une personne va mal.
On arrive ainsi au noyau théorique du care, l'idée d'une dépendance, et d'une vulnérabilité. Les humains sont en tout premier lieu menacés par la solitude, parce que nous dépendons des autres à tout moment de notre vie, et rester seul implique ne plus parvenir à satisfaire ses besoins. Le devoir éthique le plus fondamental est donc de se sentir responsable de toutes les autres personnes, de façon à ressentir leur souffrance, et y porter remède. Alors que dans l'éthique de la justice, les individus sont davantage considérées comme des monades leibniziennes n'ayant aucune dépendance vis-à-vis de l'extérieur, et pour qui au contraire l'extérieur représente une menace. Se sentir responsable des autres, dans cette configuration intellectuelle, serait même suspect : ce serait le signe d'un désir de dominer, de violenter. Bref, dans l'éthique de la justice, les individus sont seuls et sont bien seuls, et les interférences sont surtout des rapports de domination, qu'il convient donc de réglementer. Alors que dans l'éthique du care, les individus seuls sont malheureux, et au contraire les liens sont une bonne chose. Il convient donc d'encourager les liens, et la sollicitude, la responsabilité à l'égard d'autrui, est justement le moyen.
Je ne souhaite pas en dire beaucoup plus au sujet du troisième aspect, celui de la pratique du care, "care giving", car il découle naturellement de ce que je viens de dire : puisque la relation est bonne, l'interaction apporte du bien-être à autrui, car elle lui permet de satisfaire ses besoins. Nous sommes dépendants d'autrui, il faut que les autres nous soignent et nous préservent pour que nous puissions vivre dans des conditions dignes. Or de question de laisser les autres mourir sous prétexte que nous ne leur avons pas fait de mal.
Ainsi, on arrive à la conclusion que le care est une théorie de la sollicitude, et du soin. Mais c'est la sollicitude qui est la notion la plus importante. Car on peut soigner sans se soucier, le soin peut aussi être un acte technique, particulièrement en français où l'on ne distingue pas "to care" et "to cure". Une éthique de la justice peut d'ailleurs très bien accorder une place au care (au sens de soin) : si quelqu'un est en souffrance et demande de l'aide, il semble aller de soi que nous avons le devoir de l'aider, et ceci ne nous fait que très peu avancer dans la voie du care proprement dit. Alors que le fait d'admettre que nous sommes responsables des autres, que nous devons nous soucier de comment ils vont, est une dimension propre au care. La mère exemplifie donc cette notion, parce qu'elle se sent responsable de l'état de son enfant (avec, bien évidemment, le risque qu'elle le "couve" trop, et qu'elle l'empêche de devenir responsable de lui-même). Le fait même de faire un enfant, donc de faire apparaître une nouvelle responsabilité, là où nous ne vivions que pour nous ou presque, est sans doute le paradigme de la mise en pratique de cette vertu de sollicitude.

En résumé, il faut en finir avec l'usage abusif du care comme théorie de l'attention au particulier, du souci de l'autre, etc. Tout ceci n'a rien de spécifique et se retrouve dans beaucoup d'autres théories. Le care se définit d'abord par la sollicitude pour des êtres qui sont perçus dans leur fragilité, leur dépendance. L'éthique doit nous apprendre à nous sentir responsables de personnes vulnérables, même si nous ne leur nuisons pas, que nous respectons tous leurs droits. Autrement dit, ce que remet en cause l'éthique du care, c'est la domination exclusive du mythe d'individus souverains en leur royaume, et qui rechercheraient seulement un pacte de non-agression. Il faut laisser une place à un second mythe, celui d'individus faibles qui ne peuvent survivre que par d'incessants rapports de soutien mutuel. Inutile d'insister sur le fait que ces deux mythes doivent marcher de pair, et que le monopole du second mythe serait tout aussi étouffant et infantilisant que le premier était dur et conflictuel. 

dimanche 21 septembre 2014

Les inégalités, celles qui perdurent et celles qui renaissent sans cesse

Les inégalités, au sein d'une société, sont le fait que certains individus occupent des positions sociales ou bien ont des ressources inférieures aux autres groupes ou aux autres individus. Toute chose étant égale par ailleurs, chacun considère qu'il faut lutter contre les inégalités, aussi bien à échelle individuelle qu'à échelle collective. Je veux dire par là que chacun, en tant qu'individu, fait tout pour se tirer de sa situation d'infériorité et se hisser aux positions les plus hautes dont il est capable, et chacun tient pour souhaitable que les groupes défavorisés au sein de la société puissent se hisser au niveau des autres. En résumé, toute chose égale par ailleurs, les inégalités sont mauvaises. 
Toutefois, les choses sont évidemment plus compliquées, et mon ceteris paribus ne tiendra pas longtemps. Je souhaite ici parler de ces complications qui font que les inégalités perdurent malgré les efforts globaux entrepris pour les combattre, et relier dans un deuxième temps ce sujet à la question de la justice. 

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Pour avoir une idée des difficultés, il faut distinguer des types différents d'inégalités. Les plus simples à comprendre sont les inégalités qui renaissent sans cesse. Parmi celles-ci, on trouve tout ce qui relève de la faiblesse due à l'enfance. Un enfant est par définition inférieur à l'adulte : il est moins fort physiquement, il n'a aucune connaissance théorique, et ne sait pas se débrouiller dans le monde social. Cette faiblesse est progressivement compensée au cours de la vie grâce aux soins de ses parents, à l'instruction des professeurs, et à la bienveillance de toutes les personnes qui l'introduisent dans leurs cercles de relations. Bien sûr, il reste à l'âge adulte des inégalités individuelles de force physique, de talent intellectuel, et d'aisance sociale, mais le plus gros des inégalités entre les enfants et les adultes a été effacé. On peut donc considérer que les inégalités ont toutes été supprimées. 
On pourrait changer de registre, et prendre l'exemple des maladies, abstraction faite des maladies chroniques. Chaque fois qu'un individu tombe malade, il souffre d'un handicap qui le rend inférieur aux autres. Mais grâce à la médecine, il retrouve son état de santé, donc se remet à égalité avec tous les autres individus. 
Ainsi, ce qui caractérise les inégalités qui renaissent sans cesse est que leur apparition est contingente (on pourrait ne pas être malade, les enfants pourraient naître aussi forts que leurs parents), et que leur existence ne répond à aucune nécessité sociale. La société n'a que faire de la faiblesse de l'enfance ou de la maladie. Donc, la société se donne tous les moyens de combattre cette inégalité. Et on tient pour injuste le fait que certaines inégalités perdurent. Tout le monde a droit au même niveau de soin et de système scolaire (dans la limite de ses goûts et de ses capacités, bien entendu). 

Il existe un autre type d'inégalités. Celles-ci ne renaissent pas sans cesse, mais elles perdurent. En effet, elles sont dépendantes de classes plutôt que d'individus. La plus évidente est celle des inégalités économiques. Si j'appartiens à une famille pauvre, celle-ci ne pourra pas me payer d'études poussées, ce qui ne me permettra pas de gagner autant d'argent que si j'avais fait ces études. Par la suite, il me faudra payer un loyer ou emprunter à intérêt pour acheter une maison, perdant un argent que n'aurait pas perdu un enfant de famille riche, dont les parents auraient déjà acheté une seconde maison. 
D'autres mécanismes peuvent être à l'oeuvre qui produisent ces inégalités qui perdurent. Par exemple, une institution politique, ou une association, ou une communauté, peut vouloir distinguer des rôles sociaux, des castes, des fonctions. Ce faisant, si certaines de ces fonctions sont tenues pour inférieures, alors des inégalités perdureront dans le temps, tant que durent les lois ou les traditions. Ainsi, dans mon premier cas, l'existence d'inégalités persistances s'expliquait de manière historique, ou généalogique. Dans cet exemple-ci, les inégalités s'expliquent de manière structurale. C'est le fonctionnement normal d'une structure qui suppose que certains individus soient supérieurs, et d'autres inférieurs. 

En résumé, certaines inégalités apparaissent, sont combattues, donc disparaissent, mais renaissent sans cesse. Elles sont discontinues (ou ponctuelles). D'autres au contraire apparaissent et, qu'elles soient combattues ou pas, demeurent présentes. Elles sont continues.

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Venons-en maintenant à la question de la justice. Les inégalités ne sont pas toujours tenues pour injustes. Car certains discours tentent de les légitimer; on pourrait les appeler des discours idéologiques. L'idéologie a pour tâche de montrer que les inégalités sont une bonne chose pour la société. Le type d'argument employé est le suivant : Bien qu'une partie de la société soit désavantagée par rapport à l'autre, cette inégalité profite à toutes les parties de la société. Autrement dit, les inégalités sont aussi à l'avantage des plus défavorisés. Et enfin, il est préférable d'avoir des biens en plus grande valeur absolue que d'avoir une égalité relative, si cette égalité implique d'avoir des biens en valeur absolue inférieure. Il faut bien voir que cet argument ne dit pas qu'une partie de la société doit se sacrifier pour le bonheur de tous, car le sacrifice signifierait une dégradation de sa situation en valeur absolue. Au contraire, il est dit ici que le partie défavorisée y gagne, en valeur absolue. Simplement, on lui fait comprendre que ce gain en valeur absolue n'est possible que si la société est construite sur un modèle inégalitaire.
Notons au passage que ma formulation emprunte bien sûr à La théorie de la justice de Rawls, qui justifie les inégalités économiques ainsi. Rawls prend bien garde de dire qu'il n'est pas du tout certain que les inégalités améliorent aussi le sort des plus défavorisés. Cependant, il reste d'accord sur le fait que si c'était le cas, alors les inégalités seraient justifiées. Son principal opposant est l'utilitarisme, pour qui il serait admissible de sacrifier un ou des individus, si la somme globale des bien augmente. Je ne retiens pas l'argument des utilitaristes, parce qu'il est plus fort que celui de Rawls, donc plus difficile à justifier (et pour cette raison, jamais utilisé à part en philosophie!)
Ce type d'argument me semble avoir cours dans les domaines suivants : 
1) dans le domaine politique, on prétend qu'il vaut mieux que des spécialistes s'occupent de faire les lois, plutôt que de donner directement au peuple le pouvoir. Le peuple subit donc la loi au lieu de la faire. 
2) dans le domaine économique, on prétend que les écarts de richesse favorisent l'investissement des plus riches, qui peuvent ainsi donner du travail et ainsi de l'argent aux plus pauvres
3) dans le domaine de la famille, on prétend que le fait que les femmes se consacrent aux tâches domestiques et à l'éducation des enfants permet de mieux faire fonctionner les maisons et de mieux s'occuper des enfants que si les deux parents avaient une vie professionnelle intense. 
Dans ces trois cas (je ne prétends pas que ma liste soit close), des inégalités qui pourraient très bien n'être que ponctuelles sont transformées en inégalités continues. Il y aura des chefs et des serviteurs, des riches et des pauvres, des hommes au travail et des femmes au foyer, tant que la politique et l'idéologie parviennent à les maintenir. 

Or, une telle inégalité continue est très contestable, dans la mesure où personne n'a encore montré, et on ne voit d'ailleurs pas comment le montrer, en quoi un gain en valeur absolue justifierait une perte en valeur relative, autrement dit, pourquoi il faudrait préférer être pauvre parmi les riches, plutôt qu'appartenir à la classe moyenne d'une société pauvre. On dira qu'un individu, en tant qu'individu, se soucie de sa condition, et non pas de son rapport avec la condition des autres. Mais c'est justement ce qu'il faut justifier; l'appel à la notion d'individu est justement ce qui est mis en cause, pas ce qui permet de répondre. On peut tenter de rejeter certains sentiments comme l'envie, au prétexte qu'ils seraient de nature psychologique et non pas morale. Là encore, c'est le même problème, car on pourrait aussi bien soutenir que l'envie est un sentiment moral qui naît lorsqu'une situation d'inégalité injuste est observée.
Je ne soutiens pas que les inégalités continues sont injustes, puisque je n'ai pas non plus d'argument pour montrer qu'elles le sont. Par contre, il est facile de montrer qu'elles sont arbitraires, et j'entends par là que personne ne peut montrer ni qu'elles sont injustes, ni qu'elles sont justes.  

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J'en arrive donc à la conclusion que sont arbitraires toutes les institutions qui n'ont pas pour fonction de réduire les inégalités, mais au contraire les utilisent et les font perdurer. L'école ne l'est pas en soi car son but est de permettre à l'élève d'arriver au niveau de savoir du maître. Le maître a le devoir de ne pas cacher d'informations qui lui permettraient de conserver sa supériorité. Par contre, un système politique qui ne lutte pas contre les inégalités est arbitraire, car il ne peut pas rendre raison de son choix. Et même, s'il n'est pas capable non plus de montrer que les inégalités sont à l'avantage de tous, ce système est doublement arbitraire (d'abord parce qu'il n'a pas la preuve que les inégalités profitent aux plus défavorisés, et ensuite parce qu'il n'a pas la preuve qu'il faut préférer un haut niveau absolu plutôt qu'une égalité relative). 
La différence entre inégalités continues d'origine historique et inégalités continues d'origine structurale semble avoir à première vue une portée morale. C'est que nous avons un très fort goût pour la notion d'égalité des chances, et il nous semble donc que les inégalités qui résultent d'une situation d'égalité des chances soient justes, alors que celles qui résultent d'une situation initiale d'inégalité sont injustes. Ceci dit, il me semble que cette intuition, dont je situe l'origine dans les jeux de l'enfance (on accepte qu'il y ait des gagnants et des perdants parce que tout le monde a accepté de jouer et respecte les règles), est assez facilement mise en difficulté. Car qui serait vraiment prêt à admettre que des foules d'individus tombent dans la pauvreté et la solitude (même relatives), tout simplement parce qu'ils ont perdu la dure compétition de la vie? Que l'égalité des résultats ait de l'importance me semble aussi faire partie de nos intuitions morales spontanées. 
Il en résulte donc que les inégalités continues, qu'elles soient historiques ou structurales, sont toutes arbitraires parce qu'elles font perdurer les inégalités, alors que nos intuitions morales ne sont claires que sur le point suivant : les seules inégalités qui sont moralement acceptables sont celles qui naissent par hasard, et que des institutions combattent avec succès. 


jeudi 18 septembre 2014

Comment calculer l'égalité hommes/femmes?

Le féminisme est une position politique qui réclame l'égalité entre hommes et femmes. Pour ce mouvement, la situation actuelle est injuste, parce que les hommes passent beaucoup moins de temps aux tâches domestiques (cuisine, ménage, lavage et repassage, s'occuper des enfants, etc.). Hors, ces tâches ne sont guère valorisées socialement, et ne rapportent rien économiquement. Les hommes ont donc la possibilité de se consacrer à leurs ambitions professionnelles rentables, pendant que les femmes sacrifient leur carrière pour repasser les belles chemises de monsieur. 
Donc, en résumé, pour le féminisme, la justice demande l'égalité; l'égalité, c'est le fait que les hommes passent exactement autant de temps aux tâches domestiques que les femmes. Je voudrais montrer que ce raisonnement, qui a l'air absolument évident, est faux, ou du moins a un très gros présupposé qui est loi d'être évident. Bref, je vais soutenir qu'il peut très bien être juste que les femmes passent davantage de temps sur les tâches domestiques que les hommes. Je ne dis pas qu'il est juste qu'elles le fassent. Je dis seulement qu'il PEUT être juste qu'elles le fassent. 

Voici l'argument féministe :
- Les femmes consacrent davantage de temps que les hommes aux tâches ménagères et à l'éducation des enfants.
- Cela les pénalise par rapport aux hommes sur le plan social, professionnel, etc. 
- Donc il faut corriger ce déséquilibre pour arriver à une situation d'égalité, donc de justice.
- Pour ce faire, il faut contraindre les hommes à faire davantage de travail domestique.

Cet argument est bancal, ce qui peut se voir si on change un élément : 
- Les femmes consacrent davantage de temps que les hommes à lire des romans à l'eau de rose.
- Cela les pénalise par rapport aux hommes sur le plan social, professionnel, etc. 
- Donc il faut corriger ce déséquilibre pour arriver à une situation d'égalité, donc de justice.
- Pour ce faire, il faut contraindre les hommes à lire des romans à l'eau de rose (ils pourront leur raconter les histoires sans que les femmes aient à les lire, et ainsi leur faire gagner un temps précieux).

En remplaçant les tâches ménagères par la lecture de romans à l'eau de rose, l'argument ne marche plus. C'est donc qu'il reposait sur une prémisse supplémentaire, absolument décisive :
- les hommes comme les femmes considèrent que les tâches ménagères sont absolument nécessaires à la vie humaine, et ils considèrent qu'il serait impossible d'y passer moins de temps que ce qu'ils y consacrent aujourd'hui.
Cet accord sur la nécessité des tâches elles-mêmes, et sur le volume de travail qu'on y consacre, est absolument déterminant pour toute considération de justice. Car si les hommes (par exemple!) pensaient qu'ils pourraient vivre de manière beaucoup plus frugale, alors la justice ne serait certainement pas que le temps de travail consacré aux tâches domestiques qui leur échoit soit le temps de travail actuel divisé par deux. La justice consisterait à leur donner le temps de travail qu'ils estiment nécessaire pour vivre, divisé par deux. Quant aux femmes, elles auraient l'autre moitié du temps de travail. Et seulement ensuite, libre à elles de faire du zèle. Mais tout ce qu'elles feraient en plus tomberait donc dans la catégorie du zèle, et ne pourrait pas faire l'objet d'une demande d'égalité. On ne pourrait pas demander aux hommes de soulager les femmes pour des tâches qu'ils n'estiment pas nécessaires. Ce serait une injustice, une contrainte illégitime.
Dit autrement, la justice consiste à ne pas accepter de passager clandestin. Si les hommes veulent voyager en classe confort, mais ne sont pas prêts à assumer la moitié des tâches nécessaires à ce confort, alors ils se comportent comme des passagers clandestins. Par contre, s'ils veulent juste monter dans le navire, et se contentent de la classe économique, alors on ne peut pas leur demander de payer le prix fort. Bref, la question de la justice entre hommes et femmes présuppose que nous ayons une réponse exacte à la question : Messieurs, comment voulez-vous vivre? Vivriez-vous vraiment avec ce niveau de confort si Madame ne s'occupait pas de ceci pour vous? Si oui, alors vous êtes injustes et vous devez changer de comportement. Si non, alors c'est à Madame d'admettre l'idée que tout ce qu'elle fait, elle le fait simplement parce qu'elle aime vivre dans le confort, mais qu'elle n'a plus aucune revendication de justice à faire valoir.

Comment se situe mon argumentation dans le champ des discussions autour du féminisme? Il pourrait sembler assez misogyne, puisque je laisse entendre que le désir d'avoir des enfants et une maison bien tenue est principalement féminin, et que les hommes se contenteraient souvent d'une vie plus rudimentaire. Pourtant, ce constat grossièrement empirique me semble avoir quelque chose de libérateur, et d'autant plus que les théories du care ont d'assez larges échos. S'imaginer que les hommes vont se lancer avec joie dans le care me semble une utopie ridicule, sur le plan psychologique. Quant au care forcé, aucune théoricienne n'y a encore songé! Et sur le plan moral, l'idée que la vie bonne puisse consister à s'occuper des personnes vulnérables est un non sens. Le care n'est qu'un moyen, et les moyens, même nécessaires, sont toujours méprisés. Les femmes devraient donc, au lieu de souhaiter un monde où les hommes sont devenus des ménagères, diminuer le temps qu'elles consacrent au care. Lorsqu'on touchera vraiment le noyau dur, le strict nécessaire, alors la question d'une stricte égalité méritera d'être posée.
Autrement dit, avant même que la question sociale de la justice se pose, les femmes doivent se débarrasser de cette mauvaise psychologie qui les pousse à prendre du plaisir à nettoyer et à s'occuper des autres. 

lundi 15 septembre 2014

Le fanatisme

SOCRATE.
Tu as donc ici quelque affaire? Te défends-tu, ou poursuis-tu ?
EUTHYPHRON.
Je poursuis.
SOCRATE.
Et qui?
EUTHYPHRON.
Quand je te l'aurai dit, tu me croiras fou.
SOCRATE.
Comment ! Poursuis-tu quelqu'un qui ait des ailes ?
EUTHYPHRON.
Celui que je poursuis, au lieu d'avoir des ailes, est si vieux qu'à peine il peut marcher.
SOCRATE.
Et qui est-ce donc?

EUTHYPHRON.
C'est mon père.
SOCRATE.
Ton père !
EUTHYPHRON.
Oui, mon père.
SOCRATE.
Eh ! de quoi l'accuses-tu ?
EUTHYPHRON.
D'homicide.
SOCRATE.
D'homicide ! Par Hercule ! Voilà une accusation au-dessus de la portée du vulgaire, qui jamais n'en sentira la justice : un homme ordinaire ne serait pas en état de la soutenir. Pour cela , il faut un homme déjà fort avancé en sagesse.
EUTHYPHRON.
Oui, certes, fort avancé, Socrate.
SOCRATE.
Est-ce quelqu'un de tes parents, que ton père a tué? II le faut ; car, pour un étranger, tu ne mettrais pas ton père en accusation.
EUTHYPHRON.
Quelle absurdité, Socrate, de penser qu’il y ait à cet égard de la différence entre un parent et un étranger ! La question est de savoir si celui qui a tué, a tué justement ou injustement. Si c'est justement, il faut laisser en paix le meurtrier; si c'est injustement, tu es obligé de le poursuivre, fût-il ton ami, ton hôte. C'est te rendre complice du crime, que d'avoir sciemment commerce avec le criminel, et que de ne pas poursuivre la punition, qui seule peut vous absoudre tous deux. [...]
 Sur cela toute la famille s'élève contre moi, de ce que pour un assassin j'accuse mon père d'un homicide, qu'ils prétendent qu'il n'a pas commis : et quand même il l'aurait commis, ils soutiennent que je ne devrais pas le poursuivre, puisque le mort était un meurtrier; et que d'ailleurs c'est une action impie qu'un fils poursuive son père criminellement : tant ils sont aveugles sur les choses divines, et incapables de discerner ce qui est impie et ce qui est saint.
SOCRATE.
Mais, par Zeus, toi-même, Euthyphron, penses-tu connaître si exactement les choses divines, et pouvoir démêler si précisément ce qui est saint d'avec ce qui est impie, que, tout s'étant passé comme tu le racontes , tu poursuives ton père sans craindre de commettre une impiété ?
EUTHYPHRON.
Je m'estimerais bien peu, et Euthyphron n'aurait guère d'avantage sur les autres hommes, s'il ne savait tout cela parfaitement.


Cet extrait du début de l'Euthyphron est remarquable à plus d'un titre. J'en retiendrai deux aspects, que je vais développer ensuite.
1) le personnage d'Euthyphron se trouve pris dans un dilemme moral, choisir entre dénoncer un meurtrier et protéger son père, le dilemme venant du fait que son père est justement ce meurtrier. Vaut-il mieux suivre la loi (divine pour les personnage du dialogue, mais ce pourrait tout aussi bien être la loi civile), qui est impersonnelle, ne fait pas de différence entre les proches et les personnes lointaines, ou bien vaut-il mieux suivre la tradition, et protéger ses proches contre la menace que représente la justice du pays? Respecter la loi de son pays semble juste (pieux), aider ses proches semble juste (pieux). Où donc est la justice (la piété)? 
2) le personnage d'Euthyphron prétend être capable de résoudre ce dilemme moral, et savoir quoi faire. Il est très conscient que les autres vont le prendre pour un fou, mais ne recule pas pour autant, et déclare avec grande fierté à Socrate ses intentions, ainsi que sa certitude d'avoir raison.

J'avais déjà à plusieurs reprises discuté le premier sujet, celui de l'opposition entre une exigence d'impartialité, c'est-à-dire le devoir de ne pas favoriser quelqu'un en raison de critères arbitraires (et la proximité avec une personne est un critère arbitraire), et une exigence de solidarité, c'est-à-dire le devoir d'aider d'autant plus une personne qu'elle nous est proche, que nous sommes liées à elle. Prises indépendamment, ces deux exigences semblent avoir leur légitimité. Dans certains contextes, l'une s'impose très manifestement sur l'autre : on tolère très bien qu'un syndicat professionnel s'organise pour que des travailleurs du même secteur puissent se protéger et défendre leurs droits collectivement, par contre on ne tolère absolument pas qu'un directeur de ressources humaines embauche en priorité sa famille ou ses amis proches. Mais très souvent, il n'est pas du tout évident de savoir si l'une ou l'autre de ces exigences s'impose, si une seule est légitime, ou bien s'il faut concilier autant que possible les deux. Par exemple, en matière de justice sociale, nous ne savons pas très bien si des concitoyens ont entre eux plus de devoirs qu'ils n'en ont envers les hommes des autres pays. Autrement dit, si on s'accorde qu'il est nécessaire que tous les individus de notre pays vivent dignement, a-t-on aussi le devoir de faire en sorte que tous les individus de tous les pays vivent aussi bien que nous? Ce n'est pas évident : l'impôt national est rarement contesté en tant que tel (on ne conteste que son niveau, pas son principe), par contre, peu de gens seraient prêts à admettre un impôt international aussi lourd que le national, pour faire en sorte que tous sur la planète aient le niveau de vie des pays les plus riches. Pourtant, l'idée semble être légitime. En résumé, sur un tel sujet, nous ne savons pas si nous devons privilégier l'impartialité, ou la solidarité.
J'en viens maintenant à la situation de l'Euthyphron. Il s'agit de dénoncer un proche pour que justice soit faite. C'est un problème classique et récurrent. Aujourd'hui encore, la question de la délation se pose : chacun se flatte de ne pas être "une balance", et pourtant, chacun ressent aussi que participer à couvrir des actions répréhensibles a quelque chose de scandaleux. Les politiques, qui parfois sont tentés d'encourager les pratiques de délation, jouent justement sur ce ressort moral. 
Or, quelle est la réaction d'Euthyphron? Je la caractérise comme étant du fanatisme. Le personnage n'a pas la moindre hésitation, considère qu'il a absolument raison. Mais il ne suffit pas d'avoir des convictions inébranlables pour être fanatique. Sinon, toute personne qui a fait un tout petit peu d'algèbre ou de science naturelle devrait aussi être traitée de fanatique. En effet, que 7+5 fasse 12, nous en sommes tous absolument certains. Que les êtres vivants soient de se reproduire, soient soumis aux maladies, meurent inévitablement (du moins les êtres vivants sexués), est aussi une certitude absolue. Que la matière soit faite d'atomes, eux mêmes composés d'électrons navigant autour d'un noyau, ceci aussi n'est pas susceptible d'être mis en doute. Ces connaissances sont pour nous indéracinables. Il faut quelque chose de plus pour être fanatique.
L'élément nécessaire est, pour parler comme les psychologues, une personnalité clivée. Je veux dire par là que la personne doit avoir une conviction inébranlable que quelque chose est vrai, et pourtant, en même temps, elle a aussi connaissance d'indices qui poussent à croire le contraire. Euthyphron croit dur comme fer que dénoncer son père meurtrier est pieux, même s'il comprend bien que les autres vont le prendre pour un fou, et aussi que les autres croient qu'il est pieux d'honorer son père et sa mère. Cela signifie qu'Euthyphron a des indices suffisants pour comprendre qu'il est confronté à un problème délicat, mais il décide arbitrairement de mettre de côté une partie des indices dont il dispose, afin de prendre la décision qu'il veut, et de prétendre qu'il a une certitude absolue. Ainsi, le fanatisme est le fait de refuser de tirer les conséquences d'indices dont nous disposons, afin de conserver coûte que coûte certaines croyances. Dans le clivage, l'individu met en place des mécanismes pour ne pas tenir compte de faits qui le troublent, alors qu'ils sont sous ses yeux. Le fanatique a justement une personnalité clivée, même si son clivage est épistémologique plutôt que psychologique. Il a des informations, mais ne s'en sert pas pour réviser ses croyances. 

L'homme du peuple a donc raison : Eutyphron est fou, parce que le fanatisme est justement une folie. C'est une irrationalité sur le plan logique, puisqu'il consiste à adopter certaines croyances, en refusant d'adopter les conséquences de ces croyances. Et c'est aussi une "irrationalité" sur le plan moral, qui consiste à délibérément éviter les dilemmes moraux, en les prétendant simples à résoudre. Je veux dire par là qu'une certaine dose de scepticisme est, en morale, moralement exigée. Personne ne peut faire comme si certaines questions étaient faciles à résoudre ; une partie de notre travail moral consiste à admettre que certains cas sont difficiles. On ne tiendra pas forcément pour fou quelqu'un qui prend une décision inhabituelle, si on voit que cette personne est consciente que son acte n'est pas commun. Mais on prendra nécessairement pour fou quelqu'un qui ne voit même pas le problème. 
Chez les religieux d'aujourd'hui, les choses sont parfois un tout petit peu plus compliquées que chez Euthyphron, car ils cherchent évidemment à justifier leur clivage. Si des dogmes religieux sont manifestement en contradiction avec d'autres croyances solides, ils tenteront, par un recours à quelques hypothèses ad hoc, de sauver la cohérence de leur édifice intellectuel (Dieu est bon, le monde est une vallée de larmes, mais c'est parce que...etc.; notre livre sacré dit toute la vérité, il est truffé d'erreurs factuelles, mais c'est parce que...etc.). Les hypothèses ad hoc sauvent la cohérence logique de l'ensemble. Mais cela ne guérit pas du fanatisme : ajouter des idées délirantes pour conserver à tout prix d'autres idées délirantes, c'est aggraver encore son cas. 

Quelle est donc la leçon de ce dialogue socratique? C'est d'abord un rappel de la valeur morale du scepticisme : il y a une forme de sagesse à reconnaître que parfois, des problèmes sont difficiles, et peut-être insolubles. C'est aussi une défense de la modération : quand on ne sait pas exactement comment agir, mieux vaut ne pas trop se différencier des autres, en particulier quand les conséquences risquent d'être graves.  C'est enfin une défense de la science : le fanatisme décroît à mesure que nous prenons en compte plus d'idées, plus de points de vue.
Le fanatisme, en résumé, est l'idée que la science nous donnera toujours des certitudes absolues pour agir. Ne pas l'être, c'est admettre que parfois, plus de connaissance entraîne plus d'hésitation, c'est-à-dire que la science mène parfois au scepticisme. 


lundi 1 septembre 2014

Injustices sociales et injustices naturelles

La justice consiste à ce que chacun fasse aux autres ce qu'il leur doit, et qu'il reçoive des autres ce qu'ils lui doivent. Autrement dit, lorsque tous les droits des membres d'une société sont respectés, alors cette société est juste. Au contraire, si un des individus prend plus que la part qui lui revient, ou bien viole un des droits de ses concitoyens, alors une injustice est commise et la société est injuste. Ceci signifie que l'idée de justice ne prend sens qu'au sein d'une société, et caractérise le type de rapports que ses membres entretiennent entre eux. On ne peut pas commettre d'injustice envers soi-même, ni envers des individus avec qui nous n'avons pas le moindre lien.
Cela pourrait nous faire conclure que la notion d'injustice naturelle est par elle-même dénuée de sens. En effet, il y a manifestement des inégalités naturelles. Certains naissent avec une force physique, une intelligence, une beauté, des ressources psychologiques, etc. largement au-dessus des autres. Mais ceci est de l'ordre du fait brut, et n'a, en apparence, pas de valeur morale. Personne n'est responsable de la laideur de son voisin, et personne n'a donc à compenser le handicap qu'il subit. C'est malheureux pour lui, mais c'est ainsi. Il y a inégalité puisque l'un est beau et que l'autre est laid, mais pas injustice, car aucune injustice n'a été commise, l'homme beau n'ayant pas commis d'acte répréhensible envers l'homme laid. Quant à la nature, elle ne peut pas être tenue pour responsable, parce que cela n'a pas de sens.
Pour continuer dans ce sens, on dira que les seules injustices sont sociales. Si des hommes politiques créent des lois qui avantagent indûment une partie de la population au détriment de l'autre, il y a injustice. Par exemple, si une loi était votée qui donnait davantage de droits aux personnes belles, alors il y aurait injustice, parce qu'il n'est pas normal que des personnes laides soient discriminées (je parle bien des lois nationales, car il va de soi que, dans quelques métiers particuliers, la beauté est un critère de sélection pertinent). Il y a injustice parce que des hommes sont à l'origine de cette loi, parce qu'ils ont commis un acte que l'on peut leur reprocher. Une responsabilité peut être imputée, donc il y a injustice. En bref, chaque fois que des hommes sont à l'origine d'une inégalité qui n'a pas de raison d'être, alors il y a injustice.

Je voudrais maintenant montrer que cette argumentation est en partie défectueuse. Il y a un sens à parler d'injustices sociales et d'injustices naturelles. Les inégalités naturelles sont parfois de véritables injustices, qu'il convient donc de compenser politiquement ou socialement. Et il faut maintenir la distinction avec les injustices sociales, parce que les deux genres d'injustices n'appellent pas le même type de traitement.


J'appelle injustice sociale une injustice fondée sur des traits, des rôles, des statuts, qui sont de nature sociale. Le statut fixe une « nature » durable à un individu, les rôles établissent ce que fait un individu, et les traits sont l'ensemble des caractéristiques variables de celui-ci. Parmi les statuts, on trouve le fait d'être marié ou célibataire, civil ou militaire, diplômé de l'ENA, etc. ; parmi les rôles, le fait d'être homme politique, employé ou chômeur, père ou mère ; parmi les traits, le lieu de résidence, la religion, la mutuelle à laquelle on a adhéré, l'argent donc on dispose sur son compte, etc. Je ne prétends pas que ma classification en trois catégories soit complète, mais elle me semble assez bien regrouper les différentes catégories dont use une société pour établir des différences entre individus. Et j'insiste sur le fait que toutes ces catégories sont purement sociales. Pour parer à l'objection selon laquelle être mère ou père est un fait biologique, je réponds que je ne parle ici que de l'activité consistant à avoir un enfant à sa charge, de s'en occuper. Ceci, c'est un fait d'ordre social, le fait biologique étant seulement d'avoir donné ses gamètes ou d'avoir porté dans son ventre l'enfant.
On commet une injustice sociale chaque fois que l'on favorise ou défavorise un individu ou un groupe d'individus au motif qu'ils appartiendraient à telle ou telle catégorie. Si on fait, par exemple, une politique favorable aux gens mariés, sans que l'on puisse justifier politiquement les raisons de ce choix et faire accepter démocratiquement ces raisons, alors il y a injustice. De même, si les salariés peuvent prétendre à un avantage dont ne disposent pas les chômeurs, ou les patrons, il faudra également justifier les raisons d'un tel traitement de faveur.
Ainsi, je ne dis évidemment pas que toute création d'une inégalité d'ordre social soit injustice. Ce serait absurde. Bon nombre de nos institutions fonctionnent comme des systèmes de création d'inégalité entre individus, et il ne me semble pas qu'on puisse leur reprocher d'être en soi de l'injustice. On peut leur reprocher de ne pas être équitables, de biaiser la compétition. Mais si les règles sont claires, correctement suivies, et que chaque individu est mis sur un pied d'égalité avec tous les autres, alors l'institution est juste. Il n'y a donc injustice que si des inégalités sont crées alors qu'elles ne répondent pas à une nécessité, voire sont arbitraires. Cette dernière distinction est importante : parfois on introduit explicitement un critère général de hiérarchisation qui n'est pas pertinent (par exemple, le critère religieux pour exercer un emploi), parfois le critère est caché, ponctuel, et la hiérarchie est au bénéfice de celui qui l'établit (par exemple, le patron qui embauche un ami, au lieu d'un inconnu plus compétent).

Conséquemment, j'appelle injustice naturelle une injustice fondée sur des caractéristiques naturelles. La couleur de la peau, la taille, la force physique, le niveau d'intelligence, le fait d'avoir des enfants ou pas, sont des caractéristiques naturelles.
On comprendra très vite que, par elles-mêmes, ces caractéristiques ne sont pas des inégalités. Même celles qui paraissent en être n'en sont pas. Car elles ne le deviennent que relativement à un certain contexte. La force physique, par exemple, paraît être une inégalité, et ceux qui en sont pourvus supérieurs à ceux qui n'en ont pas. Pourtant, on pourrait aussi bien remarquer que les personnes fortes consomment davantage de nourriture que les plus maigres, ce qui peut très vite devenir un grave inconvénient. Dans une région où la force physique est rarement utile, mais où la nourriture est très rare, ce sont les hommes chétifs qui sont supérieurs aux forts. De même, l'intelligence n'est pas nécessairement supérieure au manque d'intelligence, chacun connaît les remarques célébres de Rousseau à ce sujet, comparant l'homme qui pense à un animal dépravé. La même chose peut très bien se retrouver entre les hommes, les plus stupides ayant parfois l'avantage sur les plus intelligents car leur instinct leur fait tomber juste là où de longs raisonnements ralentissent et risquent de faire commettre des erreurs.
Pour généraliser, on peut dire qu'une caractéristique ne devient une inégalité naturelle que si la nature oppose certains obstacles à la vie humaine, et que certaines caractéristiques permettent mieux que d'autres de les surmonter. Je reprends ici un des points que j'avais soulevé au début de cet article et qui est valide : la nature n'est pas un agent, on ne peut rien lui imputer, elle ne peut donc jamais commettre d'injustice. Nos conditions naturelles d'existence ne sont pas génératrices d'injustices, mais seulement d'inégalités.
Par contre, il y a des injustices naturelles chaque fois que les caractéristiques naturelles permettent à la société d'établir des hiérarchies injustifiées. Il y a donc une complète indépendance entre les inégalités naturelles et les injustices naturelles. Certaines caractéristiques sont à l'origine d'inégalités naturelles, sans être à l'origine d'injustices naturelles (la force physique : je ne connais pas d'exemple de société qui en ait fait un critère injuste de sélection des individus) ; d'autres sont à l'origine d'injustices naturelles sans être à l'origine d'inégalités naturelles (l'exemple le plus évident étant la couleur de peau).
Ces injustices doivent être tenues pour naturelles, parce que les individus n'ont pas de moyen de lutter volontairement contre elles. Les individus ne peuvent pas changer de catégorie pour en adopter une autre qui serait plus valorisante. Bien sûr, chacun peut faire des efforts pour compenser ses faiblesses naturelles, mais personne ne peut aller plus loin que ses dispositions naturelles ne le permettent. Malgré la médecine, un homme noir reste noir, une personne sans tête ne deviendra pas un érudit, etc.


Quel est l'enjeu de cette distinction entre injustices sociale et naturelle ? Il est de regrouper dans une même catégorie des sources possibles d'injustice, pour ne pas trop vite écarter comme absurdes certaines discussions. Tout le monde trouve scandaleux que des Noirs ou des Maghrébins soient discriminés à l'école puis dans le monde professionnel en raison de leur origine naturelle. A raison. Mais alors, il convient de se demander s'il ne serait pas tout aussi illégitime de discriminer les individus les plus stupides. Il leur faut déjà plus de temps pour accomplir des tâches intellectuelles. Alors pourquoi leur donner un second handicap en leur interdisant l'accès aux formations supérieures et aux métiers intéressants que celles-ci rendent accessibles, et en plus un troisième handicap en les limitant aux travaux les plus mal payés ? Bref, pourquoi lutter contre les discriminations liées à la couleur de peau mais pas à l'intelligence ? Y a-t-il ici une injustice naturelle ? Je ne souhaite pas répondre (c'est un autre sujet), mais au moins nos concepts nous permettent-ils maintenant de montrer que la question est légitime.