jeudi 29 décembre 2011

De l'anonymat (sur internet et ailleurs)

Je voudrais ici me livrer à une discussion sur la légitimité de l'anonymat lors de prises de paroles publiques. Ce faisant, j'évoquerai la situation de l'anonymat sur Internet, mais aussi dans l'ensemble des autres lieux de discussion. Internet démultiplie les occasions de prise de parole, et facilite considérablement l'anonymat du fait de la possibilité de s'exprimer derrière un pseudonyme, et même de multiplier les pseudonymes. Il n'y a rien de bien compliqué à avoir deux, trois, dix pseudonymes renvoyant tous à la même personne physique. Mais fondamentalement, Internet ne me paraît pas changer les données du problème, il ne fait que rendre plus urgent que jamais la nécessité de clarifier cette question de l'anonymat.
Par ailleurs, l'auteur de ce blog s'exprimant lui aussi derrière un pseudonyme, l'enjeu de ce post est donc, plus directement, d'interroger la légitimité d'une telle pratique. Ai-je eu raison de protéger mon identité réelle en permettant seulement à mes amis proches de me reconnaître, ou bien ne suis-je qu'un lâche qui n'ose se présenter publiquement à visage découvert? Faudra-t-il donc que je signe mes prochains posts de mon vrai nom, ou bien puis-je conserver mon pseudonyme?

Le problème se pose dans les termes suivants : utiliser un pseudonyme, c'est cacher son identité réelle, c'est empêcher les autres de nous reconnaître, lorsque nous tenons certains propos. Pourquoi vouloir se cacher lorsque l'on parle publiquement? On pourrait répondre, et cette réponse est acceptable, que l'on cherche à masquer son identité de façon à tenir des propos inavouables, scandaleux, criminels, propos que l'on n'oserait jamais tenir si l'on devait dévoiler sa véritable identité, de peur d'être blâmé par ses concitoyens, voire condamné par la justice. Ainsi, nul doute que l'anonymat favorise les prises de positions extrémistes de toutes sortes (poujadistes, racistes, hargneuses, etc.). Je note que cet argument est au fond le seul qui soutienne ceux qui veulent en finir avec l'anonymat sur internet. Et il ne fait aucun doute que les commentaires sur les sites d'information, les forums de discussion, etc. seraient largement plus modérés et consensuels, si chacun devait s'exprimer en son nom propre.
Néanmoins, il faut bien voir qu'un tel argument, qui prétend modérer les positions extrémistes, en demandant à leurs auteurs de s'exprimer publiquement, aurait pour conséquence, s'il était défendu jusqu'au bout, d'exiger que nous mettions fin au vote à bulletin secret, dans les suffrages électoraux. Car après tout, les mêmes opinions extrémistes rejaillissent lors d'élections, si les citoyens peuvent exprimer ces opinions en votant sans dire aux autres ce qu'ils ont voté. Si le vote était public, s'il fallait lever la main dans une assemblée pour soutenir son candidat, nul doute que bon nombre de positions politiques seraient considérablement affaiblies. Je ne dis rien ici de très original, tous les sondeurs par téléphone savent que les personnes votant à l'extrême droite ne l'avouent pas aisément au sondeur, même si celui-ci leur garantit l'anonymat. Or, quoi que l'on pense des idées d'extrême droite, serait-on prêt à lutter contre elles en abolissant le vote à bulletin secret, et en obligeant tous les électeurs qui veulent participer au vote à exprimer publiquement leur soutien à un candidat? Chacun comprend que ce genre d'idées serait dangereuse, quasiment totalitaire.
Pourtant, osons aller jusqu'au bout de cette idée, et demandons nous pourquoi la suppression du vote à bulletin secret aurait des allures de décision totalitaire. Après tout, cela n'a rien d'évident. Il semble au contraire que, dans une démocratie, toutes les opinions démocratiques puissent s'exprimer sans crainte d'être condamnées, et leurs auteurs mis en danger. En démocratie, beaucoup de citoyens adhèrent à un parti, lisent des journaux d'opinion, discutent de politique avec des personnes plus ou moins proches, tant que les idées que ces personnes soutiennent sont relativement acceptables. Par contre, les opinions extrémistes, elles, passent beaucoup moins bien. Personne ne défend ouvertement la dictature, l'oligarchie, la suppression des étrangers, et toutes les idées politiquement et moralement inacceptables. 
Autrement dit, il semble que, conformément aux idées de Kant (et des théories contemporaines de l'éthique de la discussion), le caractère public d'une opinion, le fait qu'elle puisse être dévoilée publiquement, garantisse sa moralité. Autant les maximes d'action ou les opinions politiques que l'on peut dévoiler à tous sont acceptables, autant les maximes d'action et les opinions politiques qui n'existent que si elles demeurent cachées sont immorales. Un cambrioleur de bijouteries ne peut pas déclarer à tous son activité, sans la détruire ipso facto. De même, un anti-démocrate qui s'exprimerait publiquement serait lui aussi contredit du fait même qu'il s'exprime. Il serait rejeté par tous les démocrates. Les positions anti démocratiques peuvent donc être défendues anonymement, dans l'isoloir ou derrière un masque, mais jamais publiquement. Car le fait même de les exprimer place leur auteur dans une situation d'exclusion. Autant le braqueur qui se déclare braqueur aboutit aussitôt en prison, autant le partisan de la dictature déclarant publiquement qu'il voudrait instaurer une dictature se retrouverait lui aussi en prison, ou du moins isolé politiquement. 
Cependant, ce critère de publicité, chez Kant, a une conséquence assez déplaisante, que Constant lui a rappelée au cours d'une discussion célèbre, sur un prétendu droit de mentir. En effet, Constant prétend que l'on a droit de mentir pour protéger un innocent poursuivi par de dangereux agresseurs. Kant répond que, même dans ce cas, le mensonge est interdit. Ici, on comprend que Kant a deux règles distinctes pour juger de la moralité d'une maxime, et que les deux divergent parfois. C'est le cas ici. Car, si on s'en tient à la règle de l'universalisation de la maxime, il est normal de mentir : on peut bien penser que tout homme, confronté à cette situation d'avoir à sauver un innocent en mentant aux agresseurs, devrait mentir. Par contre, en appliquant la règle de la publicité de la maxime, il n'est plus possible de mentir. Si l'on devait dire à tous les hommes que l'on mentirait pour sauver un innocent, alors les agresseurs seraient au courant que l'on va mentir, et donc entreraient chez nous de force et fouilleraient notre maison jusqu'à trouver la personne innocente. Bref, le mensonge supporte parfois la règle de l'universalisation, mais il ne tolère jamais celle de publicité. Il est impossible de reconnaître auprès de tous que nous allons mentir dans une circonstance donnée, sans détruire en même temps cette possibilité de mentir. Le mensonge ne peut exister que s'il est secret, et la publicité détruit ce secret. Ainsi, Kant, dans sa discussion avec Constant, privilégie implicitement le critère de la publicité, plutôt que celui de l'universalité, et on voit que ce critère aboutit à un résultat très regrettable. Car nous sentons bien que nous devons mentir, dans un tel cas. Bref, parfois, le secret a du bon, vouloir toujours l'abolir est dangereux.

Ce que montre ce propos, c'est que, même si, en démocratie, la publicité des propos garantit plutôt leur moralité, dès lors que certaines personnes ont des intentions un peu moins pures, il est hélas nécessaire de pouvoir cacher nos intentions et nos opinions politiques, afin de ne pas être victime de leurs mauvais desseins. Si tous les hommes étaient bons, il n'y aurait rien à craindre de l'expression publique de ses opinions. Mais puisqu'il reste des gens mauvais, leur mentir ou leur cacher certaines choses est le seul moyen de bien agir. Pour bien agir, il n'y a pas d'autre choix que de mentir aux agresseurs de personnes innocentes.
Comment cela se traduit-il dans la vie politique, où bien naturellement, on ne peut pas opposer de manière si caricaturale les bons et les méchants? Il faut ici rappeler une autre distinction célèbre de Kant, faite dans Qu'est-ce que les Lumières?, entre l'usage public et l'usage privé de sa raison. L'usage privé est l'usage que l'on peut faire dans le cadre de son activité professionnelle. Celui qui est professeur doit rester politiquement neutre, et transmettre les savoirs au programme, quelle que soit son opinion sur ce programme. Celui qui est directeur de la communication d'une entreprise privée doit défendre son entreprise dans les médias, même s'il pense au fond de lui que les produits que vend cette entreprise sont mauvais. Ainsi, dans toute activité où nous sommes contractuellement engagés à tenir certains propos, notre parole ne peut pas être libre. Par contre, l'usage public de la raison est le libre usage de la raison dans la sphère publique, celle de la presse et des médias, des lieux de recherche scientifique, des livres, etc. Ici, chacun peut s'exprimer comme il l'entend, et défendre des opinions contraires à celles qu'il doit défendre lorsqu'il est dans le cadre de ses fonctions privées. Ainsi, un professeur peut, en tant qu'individu, affirmer que le programme scolaire ne vaut rien, un directeur de communication affirmer que son entreprise vend des produits bas de gamme, etc. Ainsi, le même homme est tantôt contraint au discours exigé par sa profession, et tantôt entièrement libre de tenir les discours qu'il souhaite. 
Or, c'est ici que l'anonymat redevient très important. En effet, si le même homme pouvait être identifié comme s'exprimant en privé (dans le cadre de ses fonctions professionnelles) d'une manière, et en public (en tant que simple homme ou simple citoyen) d'une autre, nul doute qu'il serait bien vite réprimandé par son patron, qui le blâmerait de tenir de tels propos, voire le licencierait. De même, les fonctionnaires sont largement pris en étau entre la liberté d'expression à laquelle ils ont droit au même titre que n'importe quel autre citoyen, et le devoir de réserve qui les oblige à ne pas critiquer trop ouvertement le gouvernement qu'ils sont censés représenter. Autre exemple, un peu différent, si un commerçant tenait dans des meetings publics des discours politiques qui ne plaisent pas du tout à ses clients, il risquerait de perdre ces clients, et donc d'affaiblir sa situation économique, alors qu'il n'a rien à se reprocher d'un point de vue professionnel. 

A quoi peut donc servir l'anonymat? Il sert à garantir la séparation réelle, et non plus seulement conceptuelle, entre l'usage public et l'usage privé de la raison. Il sert à se protéger par avance de tous les moyens de pression exercés par les autres, qui disposent, par leur fonction professionnelle ou leur statut social, d'un moyen de nuire à celui qui exerce son droit de parole d'une manière qui leur déplait. Sur le plan des principes, ces représailles sont injustes. Il est injuste de licencier un homme à cause de sa prise de parole en tant que citoyen, alors qu'il fait son travail parfaitement.. Il est injuste que les clients punissent un commerçant, parce que celui-ci voudrait se mêler de politique. Mais puisque ce genre de pratiques existe, alors l'anonymat est un recours indispensable, et nécessaire, sur internet et ailleurs. Le secret est le meilleur moyen de se protéger de ces moyens de pressions.
L'anonymat est donc un droit de tout citoyen, dans son usage public de la raison. Chacun, lorsqu'il intervient dans la sphère publique, peut le faire avec la qualification qu'il désire, et nul ne doit être tenu d'afficher toutes ses affiliations, ses métiers, ses préférences. Si un individu veut se présenter comme simple citoyen sur la place publique, il doit le pouvoir. Si au contraire il veut présenter publiquement son affiliation à une association militante ou un parti politique, il peut aussi le faire. Mais nul ne doit être forcé de le faire. Et puisque l'information circule vite, que celui qui dévoile son nom sera rapidement identifié comme ayant telle fonction, comme appartenant à tel mouvement, alors le droit de cacher son nom est un droit inaliénable.
Ainsi, l'anonymat est un droit lié à l'exigence plus générale de séparation des sphères politiques, économiques, scolaires, culturelles, etc. De même qu'il ne serait pas juste de s'aider de son capital économique pour réussir dans le champ scolaire, ou le champ politique, il ne serait pas juste non plus de chercher à nuire à un individu dans le champ politique grâce à une situation dominante dans un autre des champs. Un patron peut détruire la carrière de son employé. Mais il serait inacceptable qu'il le fasse en raison de ses opinions politiques. Or, si l'anonymat était interdit, de telles situations seraient fréquentes, puisque l'on pourrait facilement identifier une même personne dans différentes sphères. Alors que si l'anonymat est possible, l'identification des personnes devient presque impossible, et chacun a la sécurité qu'il ne sera pas pénalisé dans un champ à cause de sa situation dans un autre.

lundi 26 décembre 2011

Duhem, Quine, et les mondes de l'art

Le hasard des goûts personnels, des intérêts intellectuels, n'est pas toujours heureux. Je me propose donc ici, de manière très programmatique, de corriger les effets du hasard.
Soit Duhem : philosophe des sciences, soit Quine : philosophe de la logique, du langage. Les deux partagent une célèbre thèse, thèse qui porte le nom de leur auteur, et qui peut se reformuler de la manière suivante : étant donné un ensemble d'observations empiriques, (de faits pratiques, dirait Duhem), il est possible de construire plusieurs théories, opposées les unes aux autres, et pourtant toutes en accord avec ces observations empiriques. Cette thèse est la sous-détermination des théories par les faits. Les faits sous-déterminent les théories, parce que les faits n'imposent pas une unique théorie, mais obligent les (ou permettent aux) scientifiques de choisir entre de multiples théories.
Or, autant la thèse est ambitieuse, autant les exemples, empruntés aux sciences et aux problèmes de traduction de langues inconnues, sont plutôt décevants et très abstraits. La Théorie physique, son objet, sa structure évoque surtout les cas d'imprécision de mesures, qui rendent possibles plusieurs lois mathématiques, et Le mot et la chose reste encore plus abstrait, en tenant pour possibles des traductions incompatibles et pourtant toutes acceptables, compte tenu des réactions des locuteurs étrangers.

Or, cette thèse aurait probablement gagné à être appliquée à l'esthétique, plutôt qu'à la philosophie des sciences. En sciences, les théories empiriquement équivalentes et pourtant en concurrence sont bien rares. Alors qu'en art, il n'y a quasiment pas une musique, pas un roman, qui ne fasse l'objet de multiples interprétations. Il est important de bien voir que toutes sont empiriquement acceptables, c'est-à-dire qu'elles tiennent compte de tous les aspects de l’œuvre, et ne rentrent en contradiction avec aucun autre aspect. Bien sûr, les interprétations multiples sont plus faciles à produire pour les oeuvres de fiction. Le roman, le théâtre et les films se prêtent volontiers à de multiples lectures, alors que les autres oeuvres, peinture, musique, sculpture, etc. sont plus difficiles à interpréter. Néanmoins, les critiques d'art, qui jugent différemment les mêmes oeuvres, montrent que la sous-détermination des jugements par les faits s'applique à tous les domaines artistiques. Il nous arrive bien souvent de lire une critique d'art avec laquelle nous sommes en désaccord, tout en reconnaissant que tout ce qui est décrit se trouve bel et bien dans l’œuvre, et qu'il n'est pas inadmissible de voir l’œuvre ainsi. Et nous voyons aussi que la critique d'art qui décrit l'oeuvre de la manière qui nous convient parle bien de la même chose, mais d'une autre manière. Ces différentes manières de parler de la même chose sont la sous-détermination des critiques d'art par les oeuvres.
C'est pourquoi parler de monde de l'art est approprié, car chaque œuvre construit l'équivalent d'un monde, dans lequel on peut circuler, et qui se prête à sa théorisation. Et ces mondes de l'art sont suffisamment limités, petits, humains, pour rendre les multiples interprétations humainement constructibles. Autant les théories concurrentes du monde réel sont rares, parce que les construire demanderait un effort gigantesque, effort qui serait beaucoup mieux mis à profit en participant à améliorer les théories déjà existantes plutôt qu'à en créer de concurrentes, autant les théories des mondes de l'art sont relativement simples à élaborer, parce que l'ensemble des données est plus facile à collecter. Ainsi, chaque personne ayant vu un film peut se livrer à sa petite interprétation personnelle, alors que le commun des mortels n'a pas les moyens pratiques de faire suffisamment d'expériences et de mesures pour construire une théorie scientifique du monde acceptable. Néanmoins, dans l'un et l'autre cas, la démarche intellectuelle est la même : il s'agit de comprendre un monde, de comprendre comment il fonctionne, de savoir comment y circuler. Et dans les deux cas, la sous-détermination des théories est un constat que l'on ne peut manquer de faire.

On m'objectera peut-être que confondre une théorie scientifique et une interprétation artistique est inacceptable. Une théorie et une interprétation ne sont pas la même chose. Je répondrai que, justement, c'est le fait de n'avoir été attentif au pluralisme des explications qu'en art, et pas en sciences, qui a pousssé les hommes à distinguer théories et interprétations. Mais depuis que Duhem et Quine ont montré que même en sciences, plusieurs théories des mêmes faits sont possibles, la distinction entre théorie et interprétation ne tient plus. La seule différence restante est celle que je viens de signaler, à savoir que les mondes de l'art sont de taille plus humaine, ce qui facilite l'immense diversité des interprétations.

mercredi 21 décembre 2011

Y a-t-il une légitime défense?

La légitime défense est le droit, que confèrent le droit judiciaire et la morale, de se défendre soi-même lorsque l'on est agressé physiquement par quelqu'un et que sa propre vie est menacée. Alors que, dans des circonstances ordinaires, personne n'a le droit d'agresser les autres, dans cette seule circonstance, chacun a le droit de répliquer à une agression par une agression préventive, qui vise à se protéger du danger imminent. En bref, autant l'attaque n'est pas permise, autant la défense est tolérée, à la condition que le caractère défensif soit clairement avéré, donc que la menace soit directe et imminente. Personne n'a le droit d'assassiner un ennemi sous prétexte qu'il est susceptible de préparer une agression. Par contre, le fait de tuer quelqu'un, au cours d'un combat provoqué par cette personne, est toléré.
Par extension, la légitime défense est au coeur des tentatives de justification des guerres. S'il y a bien une raison qui, semble-t-il, rende les guerres justes, c'est bien le droit de chacun de se défendre contre les agressions extérieures. Auterment dit, l'attaque est, à première vue, toujours condamnable, car attaquer signifie vouloir conquérir, annexer, coloniser, ce qui n'est pas justifiable. Par contre, la défense contre l'invasion et l'agression seraient, semble-t-il, une justification pour lutter. 
Je voudrais montrer que cette justification n'en est pas une, parce qu'il n'y a tout simplement pas de légitime défense. Parler de légitime défense, c'est confondre le fait et le droit, et tirer d'un simple fait, un droit. Il y a des guerres d'attaque et de défense, et je reconnais bien volontiers qu'il est préférable pour la paix dans le monde que les Etats n'entrent en guerre que pour se défendre, et pas pour attaquer. Mais cela ne rend pas la défense légitime pour autant.

Pourquoi trouve-t-on la défense légitime? Parce que nous raisonnons de la manière suivante : il y a quelque chose auquel nous tenons par dessus tout, c'est notre propre vie. Sauf, bien évidemment, quelques individus tentés par le suicide, ou bien si convaincus de leur cause qu'ils sont prêts à se sacrifier pour elle, les individus feront tout pour conserver leur vie autant que possible.  Si l'on fait peser une menace sur la vie d'un homme, il réagira nécessairement de la manière la plus agressive, la plus vigoureuse dont il est capable.   Ceci est un fait, de nature biologique, psychologique, sociale.  
Or, le droit doit tenir compte de ce fait, pour la raison que le droit ne peut pas commander quelque chose que les hommes ne pourraient jamais faire, sans quoi le droit serait systématiquement désobéi, et s'effondrerait de lui-même. C'est justement pourquoi le droit ne peut pas interdire aux individus de se défendre face aux agressions. Il serait plus simple pour la justice et les juges d'interdire le droit de se défendre, de façon à ne pas avoir à juger les cas les plus litigieux de la légitime défense, car il est bien connu qu'entre la défense justifiée, et l'attaque un peu trop préventive, la frontière est souvent floue. Mais la justice ne pourrait jamais interdire de se défendre, justement parce que personne ne prendra le risque, simplement pour obéir à la loi, d'être tué par un agresseur. Tout le monde préfèrera se défendre,quitte à violer la loi, plutôt qu'obéir à la loi et d'être tué.

Avoir un droit peut signifier deux choses :
1) avoir une permission de faire quelque chose, ne pas être juridiquement sanctionné si on l'accomplit
2) avoir une justification de faire quelque chose, être moralement légitimé de la faire
Or, que la justice puisse conférer un droit dans le premier sens, cela découle de ce qui vient d'être dit. En effet, c'est un fait de la nature humaine que celui-ci cherchera à se défendre pour sauver sa vie, quelles que soient les peines qu'il encourt. Même si la défense était sanctionnée d'une peine de mort, les hommes préfèreraient retarder un peu l'échéance, plutôt que se laisser tuer par leur agresseur. Donc, une peine judiciaire contre la défense serait à peu près complètement inutile. C'est pourquoi la justice doit renoncer à infliger des peines contre ceux qui se défendent; et renoncer à infliger des peines contre une action, cela signifie justement permettre cette action. La justice devra alors trancher dans les cas ambigüs, mais elle ne peut pas faire autrement. Ainsi, il y a bien un droit à la légitime défense, si l'on entend par là le fait de ne pas être condamné pour une telle action.
Par contre, il en est tout différemment pour le droit dans le second sens. Car rien ne permet de dire qu'il soit justifié de se défendre contre un agresseur. Contre Hobbes, contre les défenseurs du droit naturel, contre les défenseurs du droit de l'homme, il faut rappeler que personne n'a le droit à la vie. Cette expression ne veut rien dire de plus que ceci : personne n'a la permission juridique de tuer un autre homme. Le meurtre est interdit. C'est tout. Le droit à la vie ne justifie pas le droit de se défendre par soi-même contre une agression qui menacerait notre vie. Sinon, il faudrait aussi dire que le droit de propriété justifierait d'agresser ceux qui menacent notre propriété, que la liberté de circulation donnerait le droit d'agresser des manifestants ou policiers qui bloquent une route, etc. Bref, un droit donne la possibilité de porter plainte contre ceux qui entravent l'exercice de ce droit. Et nul doute que nous avons droit de porter plainte contre quelqu'un qui chercherait à nous tuer. Mais ce n'est pas vraiment la justification que nous voudrions, une justification qui soit d'ordre moral.
Ce droit à a la vie, pris au sens fort de justification de toutes les actions qui sont des conditions de notre propre survie, est la conclusion d'un raisonnement sophistique, qui infère du fait au droit. Certes, les hommes feront tout pour assurer leur survie. Mais cela ne leur confère aucune légitimité. Ils le font, mais n'en ont pas le droit, le droit n'ayant rien à faire dans ceci. Chez Hobbes, un droit subjectif est conféré à chaque individu de se défendre, mais ce droit n'est concédé que dans l'optique de justifier par la suite le pouvoir du souverain de faire tout ce que bon lui semble. Hobbes cherche à justifier le pouvoir illimité du souverain, et invente pour cela un droit qu'aurait chacun de faire ce qu'il veut pour se défendre (ce droit étant transféré au souverain par le dispositif du contrat social passé avec les autres membres de la société). Mais maintenant que nous ne sommes plus dupes des intentions de Hobbes, autant ne pas commettre le sophisme qui lui permettait de parvenir à ses fins. Les individus n'ont aucune justification pour se défendre, il le font, c'est tout. De même, les Etats n'ont aucune justification pour employer tous les moyens qu'ils estiment bons pour se défendre contre les autres, ils le font, c'est tout. Nous ne connaissons tout simplement pas d'Etat qui se laisserait envahir sans se défendre, mais cela ne leur confère pas de droit de se défendre. Puisque leur existence n'est pas justifiée, au sens où ils n'ont pas de raison d'exister, ils n'ont pas non plus de droit de se défendre. Ils existent, c'est tout, donc ils se défendent, c'est tout.

Ainsi, il n'y a pas de guerre juste, il n'y a que des guerres juridiquement permises, parce qu'aucune chose au monde ne pourrait empêcher un Etat de riposter s'il était attaqué, et qu'il faut bien tolérer ce que rien au monde ne pourrait empêcher. Du moins, dans un système juridique rationnel, qui n'inflige de peine que là où il a le pouvoir d'influencer les comportements, se défendre pour sauver sa vie ne peut pas être condamnée. Mais la nécessité factuelle de la riposte ne confère nulle justification. Chacun lutte pour sa vie, mais personne n'a de droit à la vie. 
Autrement dit, bien que le droit soit contraint de céder face à la force du fait, la morale, elle, ne cède en rien, et ce que le droit est bien malgré lui forcé de concéder, la morale, elle, n'a pas à le concéder. Pour elle, défendre sa vie est un acte moralement neutre, ni bon ni mauvais, qui ne se justifie jamais, mais n'est pas non plus condamnable.

mercredi 14 décembre 2011

Le scepticisme et le sens de la vie

Quel sens a la vie humaine? La question, prise de manière générale, prête un peu à sourire. En effet, se demander le sens de la vie est tout à fait semblable au fait de se demander le sens de la route. Il faut évidemment répondre que cela dépend des routes. Il y a des routes à sens unique, d'autres à double sens, et des routes qui partent dans toutes les directions, mais il n'est pas possible de définir généralement le sens de la route, ni la direction de la route.
Ainsi, l'objection nominaliste a cette question consiste à mettre en lumière le fait que rien ne nous permet, à première vue, d'assigner un même sens à toute les vies humaines. Chaque homme donne à sa vie un sens qui lui est propre, en tenant compte de son lieu de vie, de ses compétences, de ses désirs, etc. Par conséquent, il ne reste plus que des choses très abstraites à dire concernant le sens de la vie humaine en général. Dire que le sens de la vie consiste à réaliser ses projets, devenir libre, devenir heureux, travailler à la gloire de Dieu, etc. est seulement utiliser des formules que chacun pourrait reprendre, mais qui n'aideraient nullement à donner un contenu concret à sa propre vie.

Plus profondément, le problème du sens de la vie se pose, parce que la vie humaine, prise de manière générale, n'est utile à rien. Nul ne se demande le sens de l'existence du clavier d'ordinateur, parce que sa fonction est clairement définie : le sens de l'existence du clavier est d'offrir aux humains la possibilité de saisir des données ou de programmer des ordinateurs. De même, le sens de l'existence des boulangers est d'offrir aux humains de quoi satisfaire leur faim. Par contre, dès lors que ce boulanger arrête de se considérer en tant que boulanger, pour se considérer en tant qu'homme, le sens de la vie paraît devenir obscur. Le boulanger est utile pour nourrir les autres hommes, mais les hommes, eux-mêmes, et le boulanger en tant qu'homme, ne sont utiles à rien. Mais si une chose n'est utile à rien, quelle est sa raison d'être? Quel sens peut-on donner à la vie d'une chose inutile? Tel est le problème du sens de la vie humaine. L'homme en tant qu'homme n'est utile à rien d'autre, sa vie ne paraît donc pas avoir de sens.

On pourrait répondre que les hommes servent à quelque chose, ils sont utiles aux autres hommes, parce que les hommes ont besoin des personnes qu'ils aiment. Chacun veut garder ses amis, sa famille, et c'est pourquoi chaque personne est utile à toutes les autres personnes qui l'aiment. Mais, pourrait-on objecter, être utile à quelque chose d'inutile, c'est être soi-même inutile. Un four n'est utile que parce que les baguettes de pain sont utiles. Mais si les baguettes de pain ne servaient pas, alors le four ne serait pas utile non plus. Donc, si une personne est utile à une autre, mais que cette autre est inutile, alors la première personne est elle-même inutile. La seule solution paraît être d'affirmer que les hommes ne sont utiles à rien d'autre qu'à eux-mêmes, qu'ils ont une valeur intrinsèque, qu'ils sont des fins en soi, et pas des moyens pour autre chose. Donc, le sens de la vie ne peut consister qu'à être soi-même, à être homme. L'homme est bon en soi, la seule chose à faire est de devenir et de rester homme.
C'est ici que le scepticisme intervient, sous la forme du refus d'un tel fondationnalisme. En effet, le fondationnalisme a toujours la même stratégie, de retour au fondement. Il part d'une chose, et demande ce qui la justifie, puis demande à nouveau ce qui justifie cette dernière, etc. jusqu'à arriver à une chose ultime, qui évidemment ne peut pas être justifiée par autre chose, et doit donc être justifiée par elle-même. Pour notre sujet, ceci signifie que certaines choses ne sont pas utiles pour d'autres, mais sont utiles par et pour elles-mêmes (c'est-à-dire qu'elles sont des fins en soi).
Le scepticisme reconnaît qu'il y a certaines choses qui ne sont pas utiles pour d'autres, et surtout, qu'il y a des choses pour lesquelles il n'y a aucun sens à parler d'utilité. Mais il nie le fait que ces choses soient des fins en soi. Rien n'est une fin en soi, il n'y a aucune auto-utilité. Donc, de façon générale, il faut concéder que les hommes ne servent à rien, que leur vie n'a donc pas de sens. Par contre, il faut encourager les utilités locales, le fait d'être utile à des hommes inutiles. Il ne faut pas avoir peur d'une telle apparence de vide, qui est la même dans le champ épistémologique et dans le champ pratique. Nos connaissances ne sont fondées sur rien, et pas sur des connaissances ultimes auto-fondées, mais cela ne les empêche pas d'être des connaissances solides. De même, nous sommes inutiles, mais cela n'empêche pas nos amis de nous être utiles, et d'être utile à nos amis.

Ainsi, il faut refuser l'exigence de transcendance radicale, que suggère assez naturellement le thème du sens de la vie. En voulant une réponse à cette question, on est tenté de donner un sens à la vie humaine en général, et la seule solution serait alors de rechercher une auto-fondation de la valeur humaine, et de proclamer que l'homme est une fin en soi. Or, "fin en soi" ne veut rien dire de plus qu'utile à rien du tout, inutile. Autant dire que les hommes sont inutiles, plutôt que de dire qu'ils sont des fins en soi, ce qui a des connotations tout à fait indésirables.
Et il faut accepter une sorte d'immanence de la valeur des hommes. Il est bon et il est souhaitable que les hommes se rendent utiles les uns aux autres. Nous aimons que les autres nous aiment, et nous aimons aussi aimer les autres. Multiplier les relations d'amitié et d'amour, c'est multiplier les utilités réciproques, et donc donner un sens à sa vie. Mais il n'y a pas à se soucier du fait que nous aimons des êtres inutiles, et que nous sommes nous-mêmes inutiles. Il y a des points de vue si globaux, si abstraits, que nos termes ordinaires ne fonctionnent plus. Il ne faut pas s'en tracasser, ils n'ont simplement pas été faits pour cela. L'utilité est une notion qui ne décrit que les relations entre choses du monde, alors qu'elle devient simplement incompréhensible lorsque cette notion est employée pour décrire une chose, prise absolument. Donc, la totalité des hommes est inutile, un homme pris absolument est inutile, etc. Et pourtant, notre vie peut avoir un sens, elle a un sens interne, celui de se rendre utiles à des êtres qui, pris absolument, sont inutiles.

Ainsi, la question du sens de la vie, question si populaire, si familière à tous les hommes, et surtout aux non philosophes, est donc en fait la question la plus philosophique qui soit, puisqu'elle est strictement analogue à celle du fondement de nos connaissances. De même que la recherche d'un fondement échoue inexorablement, la recherche du sens de la vie échoue tout autant. Par contre, dès lors que nous comprenons le caractère insensé d'un tel projet, on comprend en même temps que la réponse à la question du sens de la vie est très facile.
Les hommes sont utiles à d'autres, et c'est tout ce qu'il y a à comprendre.


mardi 6 décembre 2011

La libre circulation des capitaux

Tout d'abord, je tiens à dire que j'emploierai ici "capital" dans un sens large, semblable à l'usage qu'en fait Bourdieu, qui désigne par capital toute sorte de position privilégiée dans n'importe quel domaine (ou champ) de la vie en société, où règne d'une façon ou d'une autre une forme de compétition. Le capital économique est le fait d'avoir de l'argent sur un compte bancaire; le capital scolaire est le fait d'avoir fait de longues études dans de grands établissements et d'avoir obtenu des diplômes prestigieux; le capital culturel est le fait de pouvoir aisément circuler dans toutes les œuvres d'art ou de culture que les hommes produisent, voire de les produire soi-même; le capital social est le fait d'avoir de nombreuses relations parmi des personnes haut placées et influentes; etc. Ainsi, dans chaque champ faisant l'objet d'une forme de classement, et donc de compétition entre les agents, on peut attribuer à ces agents un capital, qui est une évaluation de leur situation dans cette compétition. La personne ayant le plus grand capital étant celle qui jouit de la situation la plus favorable, alors que la personne dépourvue de capital est considérée comme une perdante de cette compétition au sein d'un champ.
On reproche souvent à Bourdieu, qui était pourtant considéré comme de gauche et opposé au capitalisme, d'avoir repris dans sa théorie sociologique ce concept de capital. Ce choix est relativement cohérent, dans la mesure où Bourdieu pense tout le champ social sur le modèle du marché où règne la compétition entre agents. Chacun cherche à acquérir le monopole dans son champ, en faisant reconnaître aux autres la valeur de son capital. Il est indéniable que beaucoup de nos structures sociales reposent sur la compétition, c'est un constat que l'on doit faire, qu'on l'approuve ou pas. Ce n'est un secret pour personne que l'école soit un lieu de sélection; il est également facile de comprendre que les journées ne font que vingt-quatre heures et que les artistes ne peuvent pas tous bénéficier du peu de temps que nos yeux et nos oreilles sont prêts à leur concéder; ce n'est également un secret pour personne que vendre plus cher sa marchandise implique de faire payer davantage son interlocuteur. Bref, dans tous ces domaines règne la compétition, et le modèle du marché et du capital est assez adapté pour les décrire

Mais, en réalité, l'idée que la réalité sociale soit constituée de champs où règnent une compétition interne n'a rien de spécialement déplaisant. Ce qui, en revanche, est facteur d'inquiétude, de trouble, de révolte, d'indignation, est le fait que les capitaux, au lieu de rester à l'intérieur de leur champ d'origine, ont, dans nos sociétés, une grande facilité à s'investir dans d'autres champs, afin de pouvoir se positionner favorablement sans réellement avoir joué le jeu propre au champ. Autrement dit, le problème de nos sociétés n'est pas du tout la compétition, mais plutôt la libre circulation des capitaux. Ce n'est pas le capitalisme qui nous révolte, mais plutôt le fait qu'un capital investi dans le champ économique soit si facilement convertible dans le champ culturel, qu'un capital investi dans le champ scolaire soit si facilement convertible dans le champ économique, etc.
Prenons quelques exemples. Nous voyons un marché de l'art contemporain, dont les côtes et les prix des œuvres ne nous semblent pas du tout en proportion de la valeur artistique d'une œuvre ou de la renommée artistique de l'artiste, mais seulement indexés sur la situation du compte en banque de quelques riches hommes fortunés et par ailleurs amateurs d'art. Autrement dit, nous trouvons anormal que le champ artistique n'ait pas une saine compétition interne, mais soit dominé par une logique économique, dans lequel c'est automatiquement celui qui a le plus gros compte en banque qui a le plus de goût. De même, quand on apprend que certains tableaux valent si chers que les musées qui en sont propriétaires arrivent à peine à les assurer et ne peuvent plus les déplacer, on voit bien que la logique économique a triomphé de la logique artistique (qui veut qu'un tableau d'art soit le genre d'objets que puisse se permettre d'acheter et d'exposer un musée d'art). De même, quand on apprend que les plus beaux violons au monde sont si chers que seules les banques en sont propriétaires, et que celles-ci doivent "généreusement" les prêter aux artistes, il y bien de quoi s'indigner. Il faut rappeler l'évidence de bon sens qu'un bout de bois avec des cordes n'a de valeur qu'aux mains d'un bon violoniste, pas aux mains d'un banquier. 
J'ai également eu l'occasion de parler du champ scolaire. Pourquoi la compétition s'y fait-elle si rude, génératrice de tensions de la part des élèves et des parents? Ce n'est certes pas parce que tous les élèves rêvent d'avoir une carrière scolaire exemplaire. La plupart cherche avant tout à partir le plus tôt possible. Même ceux qui font de longues études attendent avec impatience le moment d'y mettre fin. Rares sont ceux qui font des études pour le plaisir de faire des études. Pourquoi donc un tel souci des notes? Parce que ce capital scolaire est très facilement convertible en capital économique. Lorsque le seul moyen de se constituer un capital économique (c'est-à-dire d'avoir un travail bien rémunéré) est de bien réussir à l'école, alors il est évident que l'école se retrouve chargé d'une tâche immense, celui de faire réussir les élèves au moins dans deux champs, puisque, compte tenu de la situation économique actuelle plutôt défavorable, ne pas avoir de capital scolaire signifie presque à coup sûr ne jamais pouvoir se constituer de capital économique.
Autrement dit, ce qui serait bon pour l'école n'est pas vraiment de diminuer la compétition en son sein. La plupart des êtres humains normaux apprécient de se confronter aux autres. Il s'agit plutôt d'empêcher cette compétition scolaire de déboucher sur une domination définitive, dans tous les autres champs, des gagnants du champ scolaire. La compétition est une lutte entre des égaux, en vue d'établir une inégalité entre eux. Si l'inégalité reste cloisonnée dans le champ scolaire, elle reste supportable. Et si vraiment on ne la supporte plus, on quitte ce champ, et on va en investir un nouveau. Mais si le fait de perdre dans ce champ implique immédiatement le fait d'avoir perdu d'avance dans tous les autres, alors cette compétition devient injuste, insupportable, et génératrice de tension extrêmes. L'école doit se couper du reste du monde, doit valoriser les enseignements que l'on juge importants pour être un homme en général, et éviter les enseignements utiles pour vaincre dans tous les autres champs de la société. L'école doit être tout sauf une fabrique des élites, comme on le dit parfois. L'école doit au contraire être la fabrique des hommes ordinaires, ceux qui ne sont bons à rien de particulier, si ce n'est à ce qui est propre aux hommes : parler, et discuter du juste et de l'injuste (pour le dire de manière aristotélicienne; cf. Les Politiques). Tout le reste n'appartient pas à l'école, et le fait de vouloir quand même le transmettre à l'école sera inévitablement générateur de tension, que l'on pourrait éviter.

Ainsi, le souci principal de notre époque est la libre circulation des capitaux, le fait que ceux-ci ne rencontrent presque aucune coupure, aucun espace de séparation entre différents champs. Celui qui a du capital scolaire a en même temps un capital culturel, puis très rapidement aussi un capital économique, qui pourra ensuite être converti en capital social, et donc aussi en capital politique, etc. Bref, dans un système de libre circulation, le gagnant s’accapare tout, les perdants perdent tout, ce qui correspond justement à une situation de domination Il est difficile d'avoir été brillant à l'école et de finir pauvre, difficile d'être riche sans avoir un vaste réseau d'amis, etc. 
Les critiques du capitalisme s'indignent parfois du fait que le monde est devenu un vaste marché. Mais ils ne voient pas que le problème ne porte pas sur le mot "marché", mais sur le mot "un". Le problème est que tous les marchés ont fusionné, que les capitaux circulent sans entrave de l'un à l'autre, et donc que la compétition devient à chaque instant une lutte pour la vie. Alors que si, par exemple, le marché scolaire était distinct du marché économique, la compétition scolaire ne serait pas une lutte pour la vie, elle serait simplement une lutte pour l'intelligence et la culture. J'aimerais pouvoir dire que les élèves et les parents seraient presque aussi préoccupés si l'école avait pour seul but de cultiver les enfants. Mais je ne pense pas me tromper en disant que ce n'est pas le cas. Et c'est bien normal, car il y a de multiples domaines de la vie très intéressants, et personne n'est contraint de survaloriser le champs scolaire. Mais il faut quand même maintenir l'existence de domaines séparés.
D'ailleurs, c'est justement en séparant que l'on annule la compétition qui pouvait jusqu'ici paraître omniprésente dans nos sociétés. Dans un marché intégralement interconnecté, tous sont en compétition avec tous, à chaque instant. Chacun doit en permanence lutter contre ceux de son champ, mais aussi contre ceux venant d'autres champs. Alors que lorsque les marchés sont séparés, les agents venant de marchés différents ne sont pas en compétition, et peuvent s'entendre plus facilement. Le boulanger s'entend bien avec le boucher, parce qu'il sait que l'argent investi dans la viande ne l'est pas aux dépends du pain. Par contre, s'ils se retrouvent sur un marché commun (la vente de sandwichs) alors il est inévitable que leurs relations se refroidissent quelque peu. 

On peut voir ce texte comme un éloge non protectionniste des frontières. Les coupures, les ruptures, sont de bonnes choses, car elles garantissent à un champ un fonctionnement plus paisible, et surtout un fonctionnement plus juste. Aucun élève ne trouve normal d'échouer à l'école parce que ses parents manquent de moyens financiers, aucun entrepreneur ne trouve normal de perdre un marché public parce que son concurrent connaissait le politique en charge du choix, aucun scientifique ne doit se voir imposer son programme de recherche par des financiers. Par contre, je n'ai rien à dire concernant l'idée qu'une partie d'un champ créée une frontière par rapport au reste du champ (ce qui est le protectionnisme, notamment économique). L'utilité de ce genre de procédés est une toute autre question.


samedi 3 décembre 2011

Comment justifier la biodiversité?

Le projet écologiste
L'écologie lutte sur plusieurs fronts à la fois. 
Elle a une dimension sociale et politique, qui vise à promouvoir des instances de décision et de production plus locales que celles qui dominent actuellement. Mieux vaut que les biens soient produits et consommés localement, selon des circuits aussi courts que possible, plutôt qu'avoir à faire venir des biens par bateau ou par avion depuis un autre continent. Mieux vaut des sources énergétiques locales, reposant donc surtout sur les énergies renouvelables, que des centrales énergétiques gigantesques et dangereuses pilotées d'on ne sait où par on ne sait qui. Mieux vaut une participation politique des citoyens à l'échelle de leur ville ou de leur région, plutôt que des décisions prises à des centaines de kilomètres par des politiques ou des technocrates qui ne sont jamais sortis de leur quartier (car oui, on peut être parisien et en même temps provincial au sens le plus méprisant de ce mot!).
Le second front de lutte est davantage tourné vers la conservation de la nature, ou, pour le dire en termes moins faussés, la promotion d'un environnement qui soit humainement vivable. Ce front regroupe à la fois la lutte globale contre l'effet de serre, la recherche d'énergie propres, la fabrication d'objets moins polluants, recyclables, le développement de pratiques agricoles et industrielles compatibles avec notre sens esthétique et moral. Ce front de lutte vise moins à instaurer de bons rapports entre hommes, que de bons rapports avec les non humains, même si, évidement, la bonne entente entre les hommes dépend largement de l'état de nos rapports avec les non humains.
Bien sûr, ces deux fronts ne sont pas hermétiques. Les circuits courts ont l'avantage d'être plus économiques, et donc de diminuer les dépenses inutiles d'énergie, et donc de lutter contre l'effet de serre. De même, le choix de l'agriculture biologique, le refus de l'élevage industriel, ont nécessairement pour effet d'affaiblir les grands groupes qui exportent partout dans le monde ou vendent des produits phytosanitaires à tous les agriculteurs du monde.

Mais, plus fondamentalement, le point commun de ces deux fronts se situe dans le concept de diversité, et en particulier de biodiversité. En effet, autant l'enjeu de la conservation de la nature que celui du développement de rapports sociaux et politiques plus locaux visent à promouvoir une diversité des formes de vie. 
Si chaque région a son propre mode de production d'énergie et de nourriture, alors il est fort probable qu'il soit différent de celui des autres régions. Alors que si une multinationale dirige la fabrication de nourriture, il est fort probable qu'elle ne produise qu'une seule variété pour la répandre partout. Et si elle en fabrique plusieurs, elle en fera aussi peu que possible. Bref, il est évident que des groupes séparés les uns des autres finiront par se différencier, alors que des groupes tous commandés par une instance centrale finiront par se ressembler.
Quant à la lutte globale pour la protection de la nature, elle vise toujours à préserver la biodiversité, menacée par nos pratiques industrielles et agricoles. Tel bateau décharge son fioul en mer, provoquant la mort de millions d'organismes, tel industrie relâche des substances toxiques dans les rivières, tel autre fabrique des végétaux génétiquement modifiés pouvant contaminer beaucoup d'autres végétaux de même espèce, etc. Bref, nos pratiques tendent à faire porter un poids très lourd sur la nature, qui, elle, a une tendance vers la diversification des espèces (du moins dans la période climatique actuelle). Tant que ce poids n'est pas trop lourd, la diversification se poursuit. Mais il semble aujourd'hui si lourd que la diversité est menacée.

La biodiversité est-elle bonne?
D'où, après tous ces préliminaires, la question suivante : pourquoi la biodiversité devrait-elle être valorisée, recherchée? Pourquoi l'un ne serait-il pas meilleur que le multiple? Pourquoi ne faudrait-il pas plutôt valoriser les quelques meilleures espèces, les quelques meilleures entreprises, plutôt que laisser se développer de multiples espèces et entreprises qui coûtent beaucoup à la nature et à l'homme, et ne leur apportent rien? Pourquoi se fatiguer à cultiver des centaines d'espèces de maïs, dont certaines ont un rendement ridicule, au lieu de cultiver un seul maïs, qui lui, s'est avéré efficace? Pourquoi fabriquer des milliers d'éoliennes qui cessent de fonctionner dès que le vent s'arrête, au lieu de fabriquer une bonne grosse centrale atomique efficace et sécurisée si elle est bien entretenue?
Le problème est en effet le suivant : admettre la diversité des pratiques, des espèces, etc., c'est inévitablement tolérer que les plus mauvaises pratiques persistent. Si chaque personne tourne un film dans son garage, et le montre à ses proches amis, il est évident qu'il ne parviendra jamais à produire un film si bien réalisé que s'il l'avait été dans un magnifique studio hollywoodien. Si chaque individu cultive ses propres espèces de fruits et légumes, il est  inévitable que ses cultures seront moins belles que celles qui sortent de laboratoires spécialisés dans la sélection des espèces. Et de manière générale, il est évident que certaines pratiques sont tout simplement impossibles ou absurdes à petite échelle. Si chacun voulait rester dans sa ville, on n'aurait pas inventé l'avion. Ainsi, le fait d'avoir un système de centralisation des pratiques met ces pratiques en concurrence, et pousse à ne retenir que les plus efficaces. Donc, à première vue, la diversité est plutôt mauvaise.
Bien sûr, il peut aussi arriver que des pratiques soient parfois plus adaptées au domaine précis dont elles sont issues. Dans des régions très peu peuplées, personne n'aurait l'idée de construire de centrales nucléaires, dans la mesure où il faudrait tirer des quantités invraisemblables de câbles électriques pour alimenter en électricité quelques milliers d'individus. On leur recommandera donc ici de s'équiper en panneaux solaires, par exemple. En agriculture, on tiendra aussi compte des conditions climatiques et géologiques pour déterminer s'il vaut mieux faire pousser des betteraves, du maïs, ou laisser de l'espace aux animaux pour brouter de l'herbe. Mais, dans tous ces cas, on voit bien que la démarche ne consiste pas à laisser s'adapter les acteurs locaux à leur situation, mais plutôt à leur imposer d'en haut leur pratique, en ayant simplement tenu compte de davantage de facteurs que d'habitude.

Scepticisme et diversité
Autrement dit, la question reste : pourquoi favoriser la biodiversité, pourquoi laisser faire des choses qui, vues d'en haut, nous paraissent perfectibles? Je crois que la réponse se trouve chez Locke, dont la tolérance, en matière épistémologique et religieuse, est parfaitement adaptée à nos problèmes modernes. L'Essai sur l'entendement humain, livre, IV, chapitre 16, §§ 3-4 dit ceci :
La conduite de la vie et la gestion des intérêts ne peut souffrir de délai; ils dépendent pour la plupart de la détermination de jugements sur des points où aucune connaissance certaine et démonstrative n'est accessible, et où il est nécessaire d'adhérer à un côté ou à l'autre.
Il est donc inévitable que la plupart des hommes, sinon tous, aient des opinions diverses sans preuve directe et indubitable de leur vérité; par ailleurs, renoncer à ses croyances anciennes dès la présentation d'un nouvel argument auquel on ne peut répondre sur le champ en montrant son insuffisance, serait gravement accusé d'ignorance, de légèreté ou de folie; aussi conviendrait-il, je pense, à tous les hommes de préserver la paix et les devoirs communs d'humanité et de fraternité au milieu de la diversité d'opinions (...).
Locke fait ici un rappel simple : il y a des choses que nous ne pouvons pas humainement connaître. La vie ne nous en laisse pas le temps. Donc, en ces matières, le scepticisme et la tolérance doivent régner. Et cette tolérance implique nécessairement la diversité des opinions. Puisque personne ne sait quelle est la meilleure chose à faire, alors le mieux que nous puissions faire est de laisser se multiplier les initiatives dans toutes les directions, alors que le pire serait de condamner toute l’humanité d'un coup, parce qu'un seul a voulu s'imposer aux autres, et a évidemment, choisi la mauvaise solution. Que signifie la tolérance dans notre monde en crise écologique? Cela signifie que nous ne pouvons pas savoir, personne ne sait et ne saura jamais, quelles sont les meilleurs individus humains, quelles sont les meilleures manières de vivre, quelles sont les meilleures espèces végétales et animales; donc, chercher à en éliminer certains revient à prendre le risque de supprimer ce qui se révèlera, un moment ou un autre, utile et bon. Nous ne savons pas si une plante inutile ne finira pas par apporter d'immenses bienfaits, c'est pourquoi il faut résister à la tentation de l'éliminer. Nous ne savons pas si les personnes socialement en marge ne pourront pas un jour se révéler les plus fortes et utiles. Nous ne savons pas si nos approvisionnements en énergie ne se révèleront pas plus limités que ce que nous pensions. C'est pourquoi, dans tous ces cas, il convient de laisser se multiplier les initiatives, parce que la diversité est la garantie d'un avenir possible, dans un monde incertain. Le scepticisme de Locke, qui valait pour les questions épistémologiques et religieuses, vaut également pour les questions écologiques. Puisqu'il est en droit impossible de tout prévoir, il est en droit impossible de connaître la meilleure action; donc mieux vaut laisser s'installer la variété des actions, des espèces, etc.

La Lettre sur la tolérance ajoute la chose suivante : 
Est-ce que, de tous ces chemins, il n'y en a qu'un seul qui mène au salut? Et bien soit. Mais entre ce nombre infini de routes que les hommes prennent, il s'agit de savoir quelle est la véritable; et je ne crois pas que le soin du gouvernement public ni le droit de faire des lois serve au magistrat à découvrir le chemin qui mène au Ciel, avec plus de certitude que l'étude et l'application n'en donnent à un particulier.
(...)
Je soutiens que le chemin étroit qui mène au ciel n'est pas plus connu du magistrat que des simples particuliers, et qu'ainsi je ne saurais le prendre pour mon guide infaillible dans cette route, puisqu'il ne la sait peut-être pas mieux que moi, et que d'ailleurs il n'y a nulle apparence qu'il s'intéresse à mon salut plus que moi-même.
Ici, le propos de Locke concerne la religion, dans son rapport avec le pouvoir central. Le pouvoir central est naturellement tenté d'imposer par la force à tous les sujets l'opinion qu'il se fait de la bonne doctrine religieuse. Locke, partisan de la tolérance, soutient que le pouvoir ne doit pas s'occuper de ces questions, et doit laisser les sujets libres de leurs convictions religieuses. Locke exprime donc ici un pilier du libéralisme, celle de la liberté de croyance. Et c'est justement une critique libérale que l'on doit faire, aujourd'hui, à notre société. Car le fondement du libéralisme est celui de la résistance à l'oppression, d'où qu'elle vienne. Le libéralisme n'en veut pas spécialement à l’État (comme si le libéralisme demandait seulement moins d’État), mais à tout pouvoir qui se met à dominer les autres. La loi anti-thrust est la synecdoque du libéralisme. Or, aujourd'hui, la domination existe, et elle a pour nom les quelques multinationales qui dominent les secteurs de l'énergie, de l'industrie et de l'agriculture. Les libéraux n'ont plus aujourd'hui a lutter principalement contre l’État, qui est devenue une entité plutôt faible, mais contre de grands groupes qui imposent à tous les décisions qui n'ont été prises que par une poignée d'hommes. La magistrat tyrannique de Locke est devenu pour nous le conseil d'administration d'un grand groupe énergétique, qui décide de lui-même d'installer ses centrales partout sur le territoire. Et bien sûr, la décision étant prise, la diversité ne peut plus apparaître, aucun agent local ne pouvant tenir la comparaison face à un groupe international. Bref, Locke nous rappelle que la seule réponse à la domination est la tolérance, c'est-à-dire la diversité.

Ainsi, il est possible d'apporter une réponse à notre question de départ. Pour justifier la biodiversité, il faut montrer que personne ne peut connaître les meilleures manières d'agir, et donc que la diversité des actions reste encore la moins mauvaise des solutions. En faisant tout dans tous les sens, nous laissons grandes ouvertes toutes les portes. Le scepticisme est l'allié de la diversité. Le dogmatisme est son ennemi.