mardi 31 janvier 2012

Spinoza avait-il vraiment raison?

La métaphysique de Spinoza soutient que la réalité se présente à nous sous différents aspects, à savoir celui de l'espace, et celui de la pensée. C'est la thèse que l'on nomme souvent paralléliste, en raison de la si célèbre formulation du livre II, proposition 7 de l'Ethique : "l'ordre et la connexion des idées est la même que l'ordre et la connexion des choses". Pour Spinoza, donc, chaque mouvement dans les idées, chaque pensée, aussi bien en l'homme qu'en Dieu (Dieu étant la nature) correspond à un changement dans les objets matériels. Mais cette correspondance se réalise sans aucune interaction, sans aucun contact. Les idées ne déplacent pas les corps, et les corps ne produisent pas d'idées. Chacun suit sa voie propre, sans interférer avec l'autre. C'est en cela qu'il y a parallélisme, puisque deux droites parallèles ne se rencontrent jamais, mais demeurent en chaque point dans un rapport constant par rapport à l'autre.
J'ai tenté de reprendre cette idée et de la défendre dans bon nombre de posts précédents, en m'appuyant sur Socrate disant dans le Phédon que ce ne sont pas ses muscles qui sont la cause du fait qu'il reste en prison, mais une décision mentale, qui lui fait considérer qu'il serait injuste de s'enfuir. Ainsi, pour Socrate et Spinoza, seule une raison, une pensée, peut expliquer une décision et une action; alors qu'un mouvement corporel (à bien distinguer d'une action, qui seule a un sens) ne s'explique que par d'autres mouvements du corps ou des organes, mais pas par des raisons. Bref, le désir de justice, le sentiment de résolution ne causent pas l'immobilisation des muscles ; et les différentes hormones qui ont circulé dans le cerveau de Socrate lorsqu'il a pris sa décision n'expliquent en rien sa décision finale.
Pour être exact, j'ai fait subir une modification importante à la métaphysique de Spinoza : la pensée a été remplacée par le sens, la signification. Je n'oppose pas l'étendue et la pensée, mais plutôt les corps bruts et les choses pourvues de sens. En cela, un geste ne correspond pas à une idée en Dieu ou en l'homme conscient de son geste, il correspond à une action dans la mesure où ce geste a une intention, un but. Et je n'exclus pas que certains gestes n'aient aucun sens, soient donc de purs mouvements corporels. Alors que pour Spinoza, il y a en Dieu toutes les idées de toutes les choses.

C'est justement ici que se pose le problème : Spinoza plaçait en Dieu (ou dans la nature) une idée correspondant à chaque chose, et c'est pourquoi son parallélisme était irréprochable. Néanmoins, cette idée est bien difficile à défendre : dire que la nature se pense elle-même a quelque chose de définitivement trop étrange pour être accepté. Il paraît plus raisonnable de penser que seul l'homme pense, ainsi que, peut-être quelques animaux, voire les vivants en général. Par contre, les pierres, l'eau, le vent, ne pensent pas, et c'est pourquoi leur comportement n'a aucun sens (les lois de causalité n'étant justement pas la même chose que le sens d'une action). Par conséquent, il me semble que l'on est obligé de conclure la chose suivante : au sein du monde, il y a des choses qui ont un sens, qui indiquent une finalité, ou bien qui l'expriment directement. Nous voyons un animal chercher sa nourriture en courant après une proie, nous voyons un comportement signifiant. Nous écoutons un homme parler, nous comprenons que ces paroles ont un sens; par contre, lorsque nous voyons un éboulement de pierres, ces mouvements n'ont aucun sens. Ils n'ont qu'une cause : le vent, par exemple, qui a provoqué la fracture de roches qui en ont entraîné d'autres, jusqu'à mener à l'éboulement.
Pourquoi y a-t-il problème? Parce que le parallélisme modéré ici défendu, qui affirme que les actions signifiantes humaines sont parallèles aux mouvements corporels et organiques, risque de rencontrer quelques trous dans la chaîne causale, trous que l'on ne peut combler qu'en faisant intervenir l'autre chaîne (la chaîne du physique), qui ne serait donc pas parallèle, mais en interaction avec la première.
Prenons un exemple simple : tant que ma déprime est causée par des évènements qui ont eux-mêmes un sens pour moi, les deux chaînes causales sont continues : un évènement terrible survient, j'y assiste, puis j'y réagis par un sentiment de tristesse; parallèlement, une certaine configuration de particules de lumière atteint mes yeux, qui font remonter l'information au cerveau, qui réagit en déclenchant telle hormone correspondant à la tristesse. Par contre, supposons que ma tristesse ne paraisse avoir aucune raison, et que la vie soit bonne avec moi. Ici, on se trouve donc avec un trou dans la causalité, un évènement sans cause. Le parallélisme est donc menacé.

Deux manières de répondre à cette difficulté existent :
1) le rejet du parallélisme : il consiste à dire que ces trous dans la causalité n'ont rien d'exceptionnel, ne sont pas des anomalies, et s'expliquent par les liens causaux entre évènements physiques et évènements mentaux. Pour expliquer la déprime, un interactionniste dira donc que la déprime vient d'un dérèglement hormonal, qui a seulement des causes organiques. Alors que, psychologiquement, tout va bien pour moi, je serais déprimé seulement parce que mon cerveau sécrète de manière anormale certaines hormones.
Cette thèse fait très rapidement pencher vers le physicalisme, parce que l'on dira que, à la différence du mental, le physique n'admet aucun trou dans la causalité. Autant il y a des choses dépourvues de sens, autant rien n'est sans cause au sens physique. La position de chaque particule de l'univers est causée par les autres particules. Il n'y a jamais de particule (mais aussi de substance chimique, d'influx nerveux, de mouvement organique, etc.) sans cause. Donc, puisque la physique peut expliquer sans reste le mental, mais que jamais nous n'avons besoin du mental pour expliquer les trous causaux dans le physique, puisqu'il n'y a pas de trou, alors la physique a une primauté sur la psychologie et les sciences de l'homme en général.
Ainsi, le physicalisme est justifié par les trous causaux : la discipline fondamentale est celle qui n'admet aucun trou dans la causalité. Par contre, dès lors que l'on constate des trous, alors il faut se rapporter à une science plus fondamentale. Il y a des trous entre les actions significatives, mais il n'y a pas de trou entre les mouvements des particules. Donc la physique est plus fondamentale que la psychologie.

2) le sauvetage du parallélisme : on peut sauver le parallélisme en niant l'existence de trous causaux dans le domaine du mental. On peut prétendre que toutes les actions humaines, et même ma fameuse déprime, ont un sens, même si nous ne le percevons pas immédiatement. Pour cela, il faut faire appel à la psychanalyse, ou au moins à l'idée de causes inconscientes, rétablissant la chaîne causale des significations. Un psychanalyste ne s'opposera pas directement à l'explication neurologique de ma déprime, mais il dira qu'elle a aussi une raison mentale, peut-être un traumatisme juvénile, qui revient me tarauder. Ce faisant, il rétablit la causalité mentale, puisqu'il devient incorrect de dire que la tristesse a seulement une cause physique, la tristesse comme évènement mental a bien pour cause un autre évènement mental.
Ainsi, Freud vient au secours de Spinoza. Pour que l'ordre et la connexion des idées reste bien le même que celui de l'ordre et de la connexion des choses, il faut placer quelques idées inconscientes au sein de cet ordre. Nier les pensées inconscientes, dire que le sens n'existe que si on se rend compte qu'il existe, c'est condamner le paralléliste, et faire pencher du côté du réductionnisme physicaliste (les spécialistes de ces questions pourraient ajouter que l'émergence reste une possibilité, mais sa proximité, de ce point de vue, avec le réductionnisme me permet de traiter les deux indifféremment).

Pour apporter une réponse, je soutiendrai le sauvetage du parallélisme. Par provocation, j'ai présenté les pensées inconscientes comme un procédé ad hoc, parachuté pour sauver une théorie qui fait naufrage. Pourtant, ce n'est pas le cas. En effet, j'ai déjà signalé que je préférais parler de signification plutôt que de pensée pour parler du plan parallèle à la matière physique. Or, que des comportements puissent avoir une signification sans être conscients n'a rien d'étrange. Un animal qui se déplace pour se mettre à l'ombre quand le soleil brûle a un comportement sensé, bien que probablement inconscient (peu d'animaux semblant faire preuve de conscience). Un homme qui suit ses habitudes quotidiennes, se lève le matin, prend son déjeuner, va se brosser les dents sans y penser a aussi un comportement sensé. Il n'est donc pas du tout exclu que bon nombre d'actions sensées quoique inconscientes finissent par produire des effets dont nous sommes conscients. Chez les hommes, trop de routine rend triste.
J'ai bien conscience que mon post exigerait une définition plus précise de la conscience, ce que je ne ferai pas ici. Il me suffit de dire qu'avoir conscience correspond à une activité sensée parmi d'autres, mais une activité bien spécifique, qui n'accompagne pas nécessairement toutes les actions sensées. La conscience est l'activité consistant à percevoir ses propres activités, à se percevoir bouger, interférer avec les objets, puis progressivement se voir percevant, pensant, etc.

Ainsi, Spinoza avait raison, parce que la pensée est dissociable de la conscience, et que bon nombre de pensées inconscientes expliquent les pensées qui finissent par devenir conscientes.
Par contre, j'ignore si Freud avait raison. Il fallait expliquer le sens de nos actions et de nos pensées, mais rien en dit que ce sens doive être cherché du côté de la psychologie. Il y a de multiples manières de rendre compte du sens des actions.

mercredi 18 janvier 2012

Multiplicité des relativismes

Le relativisme, dans son sens le moins excitant, est aussi le sens le plus familièrement utilisé, mais n'est pas à proprement parler une théorie, c'est davantage une stratégie d'anti-jeu, une stratégie pour protéger ses propres convictions quand on ne souhaite pas les soumettre à la discussion. Cela ne signifie même pas que la personne considère qu'une discussion soit impossible sur le sujet en question, cela signifie seulement que la personne ne souhaite pas s'engager sur cette voie, ou bien par fatigue, ou bien par manque de temps, ou bien, raison moins avouable, parce qu'elle sent qu'elle ne saurait pas défendre sa position honorablement. Ainsi, au lieu d'être facilement réfuté par un expert de l'argumentation, autant lancer un "j'ai un avis, tu as le tien, restons en là".
En cela, comme beaucoup l'ont noté, le relativisme est utile, parce qu'il favorise la tolérance. Au lieu de chercher agressivement à pourfendre toutes les idées fausses, et donc aussi de risquer d'être attaqué par les autres sur ses convictions personnelles, chacun reste avec ses petits convictions, à l'abri d'une réfutation possible. Dans un monde idéal, dans lequel chacun saurait argumenter de manière respectueuse, ne pas prendre les armes chaque fois qu'on se retrouve réfuté, etc. cette tolérance serait clairement déplacée. Mais puisque les hommes sont loin de tous savoir discuter, cette tolérance est parfois bien utile. Personne ne veut se retrouver avec un coup de couteau dans le ventre parce qu'il a montré à un fondamentaliste la stupidité de ses croyances. Donc, face à un adversaire dangereux ou de mauvaise foi, un petit peu de relativisme stratégique peut être salutaire. 


Mais le relativisme est aussi une nuée de positions philosophiques que je voudrais considérer, afin de clarifier les débats, et aussi mettre en évidence ma propre conviction.

1) le relationnisme : le relativisme, pris au sens propre, est pourtant compatible avec un point de vue objectif de la réalité et de la vérité. Le relationnisme consiste à dire que, certes, il n'y a pas une vérité unique valable pour tout point de vue, pour toute personne, en tout temps et en tout lieu, mais qu'il y a une vérité valable pour chaque point de vue, pour chaque personne, pour chaque, époque et pour chaque lieu. Ce qui est vrai pour A n'est pas nécessairement vrai pour B, mais ce qui est vrai pour A est vraiment vrai pour A, et ce qui est vrai pour B est vraiment vrai pour B. Autrement dit, dans chaque contexte, il y a bien une unique vérité. La vérité dépend d'un point de vue, mais un point de vue détermine de manière absolue une unique vérité. Il n'est donc pas question de dire que tout se vaut, que n'importe quoi vaut bien n'importe quoi d'autre. Il faut plutôt dire que les vérités varient, mais selon un critère parfaitement déterminé. On retrouve un tel déterminisme chez un Montesquieu, pour qui chaque société admet des moeurs et des lois qui lui sont propres, et ne conviendraient pas à d'autres sociétés. On ne peut donc pas découvrir des lois parfaites pour toute société, mais seulement des lois qui conviennent le mieux pour une société donnée. Le bien est donc relativisé à une société, au lieu de valoir universellement. Mais Montesquieu n'a jamais dit que n'importe quelle loi vaudrait pour n'importe quel peuple.

2) le subjectivisme : Par opposition, le subjectivisme est justement cette position qui assume l'idée que n'importe quoi vaut bien n'importe quoi d'autre. En cela, cette position me paraît davantage être un repoussoir qu'une position sérieuse, et défendue par des philosophes conséquents. Même Feyerabend, déclarant dans Contre la méthode que "anything goes" ("tout fera l'affaire") ne va pas jusqu'à dire qu'il suffit de croire que quelque chose est bon pour qu'il devienne bon. Ce que Feyerabend soutient, c'est l'idée qu'on peut rendre solide n'importe quelle théorie, en se donnant des moyens adaptés, en utilisant des procédés rhétoriques, l'intimidation, etc. Pour Feyerabend, tous les moyens sont bons pour parvenir à imposer sa théorie, pour arriver à la développer suffisamment pour qu'elle puisse, ensuite, être correctement défendue. En effet, le problème fondamental de Feyerabend est que les nouvelles théories, étant nouvelles, sont par définition moins rodées ques les plus anciennes. Donc, si l'on n'utilisait pas des moyens parfois peu avouables pour imposer ses théories, la science serait verrouillée et ne progresserait jamais. Du coup, toutes les théories, toutes les audaces argumentatives sont possibles, mais afin de construire une théorie qui, au final, saura convaincre les autres. Feyerabend affirme que toutes les théories peuvent être défendues, au moyen de n'importe quelle stratégie. Mais il ne dit pas que tout peut être vrai, à partir du moment où un homme, ou tous les hommes, y croient. Le subjectivisme, au contraire, dit qu'il suffit de croire pour que cela devienne vrai.

3) le conventionnalisme : Très différente est l'attitude conventionnaliste, qui n'a, en dépit des apparences, pas de rapport avec le subjectivisme. Le conventionnalisme dit certes que le bien est conventionnel, mais il ne dit pas du tout qu'il suffit de croire quelque chose pour le rendre bon. Il y a conventionnalisme lorsque le bien consiste à faire comme les autres, à tirer un avantage à faire comme les autres, plutôt que différemment. L'exemple donné par David Lewis, dans Conventions, est celui de la circulation routière. Si la plupart des conducteurs d'automobiles roulent déjà à droite, alors le bien consiste aussi à rouler à droite, alors que rouler à gauche provoquerait inévitablement des accidents. Autrement dit, il y a un bénéfice à la coopération, et un coût à adopter une attitude non coordonnée aux autres. Mais ce bénéfice et ce coût sont tout ce qu'il y a de plus objectif. Il ne dépend nullement de ce que chacun croit. Le conventionnalisme n'est donc pas l'idée que n'importe quoi irait très bien. Le convetionnalisme dit seulement que l'on peut choisir n'importe quelle convention (c'est en cela que l'on peut le traiter de relativiste). Par contre, une fois que cette convention s'est imposée, il y a un profit objectif à la suivre, à faire comme les autres. Qui voudrait s'en exempter le paierait, plus ou moins chèrement.

4) le commodisme : Cette position est celle qui me paraît la plus fructueuse, et paraît relativiste, mais seulement d'une certain point de vue, car elle ne l'est pas réellement. D'ailleurs, la manière de dénommer cette position est un problème délicat, car elle pourrait être dénommée scepticisme, défense du sens commun, informalisme. Ce commodisme trouve, selon moi, son origine dans la pensée de Poincaré et de Leroy. Ils sont les premiers à avoir montré que, dans toute théorie, certains aspects de celle-ci n'étaient pas directement soumis au contrôle expérimental. Un bon exemple est celui du choix d'une géométrie, dans une théorie de mécanique. Jamais aucun mouvement d'objet observé ne peut nous contraindre à opter pour une géométrie euclidienne, ou bien une géométrie non euclidienne. Car ce mouvement d'objet peut être décrit correctement dans ces deux géométries. Le choix entre l'une et l'autre ne peut donc pas se faire sur le critère de la conformité à l'expérience. Il doit se faire selon d'autres critères. Lesquels? Des critères qui sont, d'un point de vue scientifique, informels, tels que la simplicité conceptuelle, la facilité d'usage, la généralité, pourquoi pas des considérations métaphysiques (Dieu n'aurait jamais pu créer le monde selon une géométrie riemannienne?), etc. Poincaré disait ainsi que les principes des théories (l'ensemble des types d'énoncés, des concepts, et des instruments mathématiques) sont choisis en retenant les plus commodes. L'idée de commodité est excellente, car elle indique bien le fait que le choix des principes ne peut pas être formalisé, et n'a pas du tout prétention à l'être. Est commode ce qui nous semble, à vue d’œil, de manière qualitative, commode. Autrement dit, c'est une affaire de bon sens de comprendre quel est le langage le plus commode pour exprimer une théorie.
Pourquoi parler de relativisme? Parce que ces considérations informelles ne sont pas susceptibles d'être comparées et évaluées selon des critères stricts, qui auraient fait l'objet d'un accord préalable. Lorsque deux scientifiques admettent une même théorie, formulée dans les mêmes termes, ils doivent nécessairement se mettre d'accord sur la correspondance avec la réalité physique. Par contre, lorsque les critères de sélection d'un langage pour une théorie sont la simplicité, la facilité d'usage ou la plus grande généralité, il n'y a pas d'accord garanti par des critères stricts. Le seul accord possible repose sur le bon sens. Ainsi, si les hommes avaient un bon sens différent, ou si certains n'avaient aucun bon sens, on ne parviendrait jamais à se mettre d'accord sur la commodité des principes. C'est en cela qu'il y a relativisme. Toutefois, il y a une sorte d'exigence universelle, présente en tout homme; c'est une exigence d'universalité, à savoir que tout homme ait un bon sens, le même que le nôtre. Le bon sens est présupposé être un sens commun. Donc, nous exigeons qu'il y ait un accord. C'est en cela que le relativisme est dépassé.
On m'objectera peut-être que l'on pourrait tenter de formaliser de tels critères, en donnant des définitions précises de chacun de ces critères. Mais cela ne marcherait jamais, et ne ferait au mieux que repousser les critères informels plus loin, sans parvenir pour autant à tout définir de manière précise. Car essayons donc de donner une mesure exacte de la simplicité d'un langage. Elle consiste en un petit nombre de notions primitives. Mais combien en faut-il? On voit immédiatement que cela dépendra de l'envergure de la théorie à exprimer, du niveau de complexité de la réalité étudiée, etc. Mettre un nombre précis serait pure folie. Il faut plutôt se contenter de son bon sens, se contenter d'être raisonnable, en gardant une proportion satisfaisante entre simplicité du vocabulaire et complexité de la réalité à exprimer.
D'autre part, le commodisme est taxé de relativisme pour une autre raison. il l'est parce qu'il semble rendre très incertaine la comparaison entre théories rivales, entre paradigmes concurrents. Pour ceux qui ont une conception fondationnaliste de la science, la supériorité d'une théorie sur une autre est quelque chose qui peut faire l'objet d'une véritable connaissance. Le fondationnaliste affirme que nous avons deux sciences : une science des choses elles-mêmes, et une science de nos sciences, une capacité de les évaluer, de les comparer. Dès lors, celui qui nie l'existence d'un tel savoir, et dit que nous n'avons que des jugements informels, liés à nos préférences, nos goûts, pour telle ou telle théorie, passera forcément pour un relativiste. Mais en réalité, ce n'est pas une relativisme, car ces goûts et ces préférences ne sont pas irrationnels. Ils sont dictés par le bon sens, par des considérations non scientifiques certes, mais néanmoins solides, et partagées collectivement. C'est ainsi que les scientifiques qui ont abandonné les théories d'Aristote pour celles de Galilée, puis on adopté celles de Newton, puis celles d'Einstein, ne l'ont pas fait parce qu'une preuve les contraignait. Il n'y a aucune preuve en ces matières, car, fondamentalement, il n'y a même pas de preuve formelle que ces quatre théories parlent de la même chose. Kuhn, dans la Structure des révolutions scientifiques, dit que Aristote et Galilée vivent dans des mondes différents. C'est faux, mais ce pourrait être vrai. Seul le bon sens nous fait comprendre qu'Aristote et Galilée parlent des mêmes choses, mais différemment, et non pas qu'ils sont chacun dans un monde distinct.

Ainsi, le relativisme ici défendu, est à la fois scepticisme et appel au bon sens. Il consiste à dire qu'il n'y a aucune preuve scientifique que nous vivions bien dans le même monde, que la théorie einsteinienne de la gravitation soit meilleure que celle d'Aristote, etc. Parce que chaque science possède des critères, mais que ces critères s'arrêtent avec le domaine de cette science, il n'y a pas de science qui soit capable de parler de son propre dehors, de se comparer à d'autres sciences. Cette conclusion est sceptique : la valeur de nos sciences n'est pas évaluable scientifiquement. Mais ce relativisme est aussi une défense du bon sens, parce que l'on ne peut pas s'arrêter à ce constat d'une absence de preuve. Certes, il n'y a pas de preuve formelle, mais il y a le constat de bon sens que la théorie d'Einstein marche mieux que celle d'Aristote, il y a le constat que les deux parlent bien de la même chose, et qu'il n'y a qu'un monde.

dimanche 15 janvier 2012

La société, la pensée, la vie, la chimie et la physique

J'aurais aussi bien pu appeler ce post : le grand problème du réductionnisme.
Le réductionnisme est cette approche philosophique consistant à affirmer que tout niveau descriptif de la réalité peut être réduit sans reste à un niveau descriptif plus fondamental. Alors que les approches non réductionnistes soutiennent à l'inverse que les niveaux de description ou bien sont indépendants (thèse paralléliste) ou bien sont reliées par une dépendance asymétrique, de sorte que l'on peut connaître les niveaux fondamentaux si l'on connaît les niveaux plus avancés, mais que l'on ne peut pas déduire à partir des niveaux fondamentaux ce qu'il se passe dans les niveaux les plus avancés (ou le contraire, selon le sens de l'asymétrie). 
Je voudrais donc ici donner quelques indications pour faire son choix ontologique : faut-il être réductionniste, ou pas? Y a-t-il des propriétés du monde qui sont irréductibles à des propriétés plus élémentaires?

Le réductionnisme prend souvent la forme d'un physicalisme : seules existent les particules de matière élémentaire, et le reste de la réalité n'est fait que des divers arrangements dont sont susceptibles ces particules. Les réactions chimiques sont constituées de mouvements d'atomes, de perte ou de gain d'électrons, etc. La vie est faite d'un ensemble de réactions chimiques permettant aux cellules de se reproduire. La pensée n'est qu'un phénomène biologique, liée à l'activation du cerveau. La société n'est que la somme des comportements et pensées individuels. Bref, même les structures les plus complexes, comme l'organisation des sociétés humaines, dérivent et sont réductibles aux mouvements élémentaires des particules.
Je ne cacherai pas longtemps ma croyance que le réductionnisme est manifestement faux. Mais s'il a pu et continue d'être défendu de bonne foi, c'est parce qu'il contient une idée juste, sur laquelle il faut insister. Ce que le réductionnisme refuse, à raison, c'est l'idée que les niveaux de description supérieurs contiendraient de nouvelles entités, qui n'ont aucun correspondant à l'échelle inférieure. L'exemple historiquement le plus important a été celui de la force vitale. Si l'on veut dire par là une force propre aux vivants, et qui n'a aucune traduction en termes chimiques et en termes physiques, alors on commet là une erreur. De même, si l'on entend par pensées de nouvelles entités, qui pourraient se produire indépendamment de toute activité cérébrale, on commettrait une erreur semblable. Autrement dit, le réductionnisme a raison dans son refus d'admettre de nouvelles entités qui ne pourraient pas avoir de correspondant du point de vue des entités de niveau inférieur. La force vitale doit être un ensemble de réactions physico-chimiques, la pensée doit être un ensemble d'activations de neurones, la société doit être un ensemble d'actes et de pensées individuels. Aucun vivant n'existe sans matière physique, aucune pensée sans cerveau, aucune société sans individu.
Néanmoins, c'est une chose de dire que la force vitale est un ensemble de réactions chimiques, ou que la pensée est un ensemble de processus organiques, c'en est une autre de dire qu'il ne sont que cela, qu'ils ne sont rien de plus que cela. Or, le réductionnisme est justement la thèse selon laquelle ils ne sont rien de plus que cela. Encore une fois, c'est vrai si l'on veut dire que les niveaux supérieurs contiendraient des entités sans correspondant dans les niveaux inférieurs. 
Mais c'est totalement faux si l'on imagine que les propriétés des niveaux supérieurs pourraient être compris à partir des propriétés des niveaux inférieurs. Partons d'un exemple simple. Prenons un physicien qui n'étudie les particules qu'à échelle atomique. Pourrait-il déduire les propriétés chimiques, telles que l'électrolyse, l'oxydation, la formation de précipités de couleur, etc.? Non, ce qu'il pourrait prédire, ce sont seulement les arrangements que vont former les atomes, mais les propriétés produites par ces arrangements d'atomes lui sont inconnus. C'est seulement parce qu'il connaît déjà les phénomènes chimiques qu'il peut retrouver leur correspondant en termes physiques. 
Prenons un autre exemple, plus spectaculaire selon moi. Je suis d'accord pour dire qu'aucune fonction intellectuelle ne se produirait si elle n'était pas accompagnée de l'activation de certaines zones du cerveau. Aucune fonction mentale n'est sans implémentation cérébrale. Mais pourrait-on vraiment retrouver les fonctions mentales à partir de l'activation cérébrale, à supposer que nous ne connaissions pas déjà ces fonctions? Autrement dit, pourrait-on découvrir de nouvelles fonctions mentales, simplement à partir des observations sur le cerveau? Je crois bien que non, que l'étude sur le cerveau ne peut que retrouver les fonctions que l'on connaît déjà par ailleurs (par introspection, pourrait-on dire). Mais qu'il ne nous fera pas découvrir de nouvelles fonctions, pour la raison que l'étude neurologique ne dispose d'aucun critère pour distinguer les activations cérébrales pertinentes pour une fonction, et celles qui ne traduisent aucune fonction. Seule la connaissance de notre propre pensée par intériorité peut nous permettre d'établir une liste des fonctions mentales. Mais jamais la neurologie ne pourra ajouter une nouvelle fonction à la liste des fonctions déjà existantes. Car je le répète, quel serait son critère pour l'identification d'une fonction? Elle ne peut pas en avoir, parce que ceci déborde entièrement de son champ de recherche. Son seul domaine de recherche est limité aux activations électriques ou chimiques des parties du cerveau, et en étudiant ceci, on ne dispose d'aucune règle pour distinguer les activations psychologiquement pertinentes, et celles qui ne le sont pas. Bref, le neurologue serait complètement aveugle, s'il ne pouvait pas demander au patient ce qu'il a pensé pendant qu'il subissait une radiographie du cerveau.

Il me semble que l'on peut maintenant mieux comprendre pourquoi le réductionnisme est faux. Il est faux parce que le fait que nous puissions retrouver les fondements matériels d'une opération n'implique pas du tout que nous puissions deviner à partir des fondements matériels l'existence d'une opération. De même que le physicien ne pourrait pas deviner à partir des mouvements d'atomes lesquels de ces mouvements correspondent à des réactions chimiques, le neurologue ne devine pas quelles activations cérébrales correspondent à des pensées, et le psychologue ne devine pas à partir des pensées et des comportements  lesquelles correspondent à des faits sociaux. Car à chaque niveau d'observation, les éléments pertinents pour le niveau supérieur se mélangent avec des éléments qui ne sont pas pertinents. Et même si tous les éléments d'un niveau donné étaient pertinents (ce que soutient le parallélisme), on ne pourrait pas savoir ce qu'il se passe aux autres niveaux, tant que l'on n'a pas de contact direct avec ces niveaux. Ce n'est pas en voyant des atomes que l'on devine l'oxydo-réduction, ce n'est pas en voyant de l'adrénaline que l'on comprend ce qu'est le stress, ce n'est pas en voyant des gens aller faire leurs courses que l'on comprend la société de consommation. Mais on pourrait ajouter que l'impossibilité de la réduction marche dans les deux sens. Ce n'est pas en sachant ce qu'est la société de consommation que l'on devine quel jour M. Dupont fera ses courses, ce n'est pas en sachant ce qu'est la pensée que l'on comprend ce qui se passe dans le cerveau, ce n'est pas en sachant ce qu'est l'oxydation que l'on comprendra quoi que ce soit aux atomes.
Ainsi, le non réductionnisme doit de toute évidence s'imposer, et s'il suscite encore des discussions, c'est parce que les théoriciens oublient leur propre condition, ils oublient qu'ils ont un accès direct à plusieurs niveaux de réalité, et que seul cet accès direct leur permet de mettre en correspondance différents niveaux. Alors que s'il leur manquait l'accès direct à un niveau, jamais ils ne pourraient réaliser cette opération de mise en correspondance. Certes, sans cet accès direct, rien n'interdit de se livrer à des entreprises théoriques. Mais elles restent hypothétiques, et surtout, restent dépendantes de nos facultés d'imagination. En chimie, on a eu l'idée d'échanges atomiques bien avant que des systèmes d'observation des atomes soient mis en place. Mais on l'a pu parce que le modèle atomique était déjà présent dans nos esprits. En sociologie, nous avons imaginé le niveau des faits sociaux, alors que nous ne disposons d'aucune procédure d'observation directe (personne n' jamais rencontré la société, comme le disent les individualistes). Mais il se pourrait bien qu'il y ait certains niveaux de réalité, que nous n'avons pas encore imaginés, ou même que nous n'imaginerons jamais.
Le défi du réductionnisme serait donc le suivant : si vraiment le réductionnisme est vrai, alors il devrait pouvoir, à partir de l'étude des propriétés d'un niveau de la réalité, pouvoir déduire l'existence d'un autre niveau, auquel nous n'avions pas pensé. La méthode scientifique, et la méthode de toute discipline formalisée, interdit que cela puisse arriver. Une science ne peut pas posséder de critère pour identifier des objets qui n'appartiennent pas au domaine de ses objets d'étude. Donc, si le domaine n'est pas déjà défini par ailleurs, jamais une science ne pourrait prouver l'existence d'un autre domaine, ni même trouver une entité dans cet autre domaine.

mercredi 11 janvier 2012

Moralité et solidarité

Le plus grand problème de la morale réside, non pas sur la notion de morale, mais sur le "la" qui la précède. Que de multiples obligations s'imposent à nous, venant de multiples sources, que toutes ces obligations se présentent comme aussi impératives que possible, c'est là le grand problème de la morale. Car aucune règle ne concède volontiers de passer après les autres. La loi civile n'accorde pas de droit à ceux dont la morale est différente; la morale ne transige pas avec ceux qui se dédouanent de leurs responsabilités au nom du respect de la légalité; on pourrait ajouter qu'aucune éthique professionnelle ne tolère que les considérations morales et légales interviennent. Bref, trois des principales sources d'obligations sont en conflit, car c'est la logique même de l'action que d'être unique, à chaque instant donné. Puisqu'une personne ne peut agir que d'une manière à la fois, alors seulement une règle peut l'emporter, et le problème de déterminer quelle règle nous devons faire passer en premier est le problème le plus urgent. 

On pourrait encore ajouter d'autres sources d'obligation, notamment toutes les considérations instrumentales, les normes de prudence visant à nous assurer de la sécurité, de l'argent, du plaisir, etc. Mais au lieu de multiplier les sources, ile me semble que l'on peut assez aisément les classer en deux grands domaines, et montrer que la difficulté morale fondamentale réside dans le conflit entre ces deux domaines.
Je propose d'appeler le premier domaine celui de la moralité. Le second domaine est celui de la solidarité.
Par moralité, j'entends l'exigence d'agir de telle sorte que l'humanité entière puisse agir comme nous le faisons. Cette exigence nous demande de traiter tous les autres hommes de manière égale, équitable. Elle consiste donc à se mettre à la place de l'autre, le plus étranger possible, et de se demander s'il pourrait tolérer ce que nous allons lui faire subir. Ou bien, de manière symétrique, cette morale exige que l'on se demande ce que nous penserions, si cet étranger nous infligeait ce que nous nous apprêtons à lui faire subir. En bref, cette morale est essentiellement une morale pour grands États, dans lesquels les rapports humains sont constitués d'un nombre très important de relations impersonnelles, qui doivent se passer correctement malgré l'absence totale de sentiments des personnes les unes envers les autres. Cette morale demande donc que nous traitions les inconnus que nous rencontrons sans cesse exactement comme s'ils étaient des amis proches. Le vice fondamental de la moralité est donc la partialité, le fait d'avantager sans raison ou bien soi-même, ou bien ses proches, au détriment des personnes plus lointaines, des anonymes.
Par solidarité, j'entends le fait de faire corps avec d'autres personnes, au sens où l'on dit que les parties d'un objet sont solidaires entre elles. La solidarité est une force de résistance à l'atomisation, à la désagrégation des parties. Ainsi, la solidarité, comme la gravitation, est inversement proportionnelle à la distance. Plus une personne est éloignée de ce que nous sommes, moins nous serons solidaires avec elle. Au contraire, plus elle est proche de nous, plus les liens de solidarité seront forts. Le premier lien de solidarité est bien sûr la famille, puis viennent les amis, puis les clubs, associations, syndicats, etc. Puis enfin, viennent les liens étatiques, qui sont certes faibles, mais présents, au sens où tous les citoyens d'un État font corps pour se soutenir les uns les autres s'ils sont dans le besoin, et pour se défendre, si jamais advient une agression extérieure. C'est pourquoi la solidarité recommande toujours d'aider le plus proche, de lui accorder la priorité sur le plus lointain, autrement dit, d'être partial. Autant la moralité exige l'impartialité, autant la solidarité exige la partialité. Un père de famille a le choix de sauver deux enfants inconnus de la noyade, ou bien son propre fils. la morale lui demande d'être impartial, et de sauver deux enfants plutôt qu'un. La solidarité lui demande de sauver d'abord ses propres enfants. On peut également rappeler le célèbre exemple de Sartre, dans L'existentialisme est un humanisme, celui du jeune homme qui désire s'engager pour soutenir sa patrie, mais désire aussi rester prendre soin de sa mère. La morale lui imposerait de prendre les armes, la solidarité de s'occuper d'abord de ses proches, avant de s'intéresser au destin du reste du monde.

L'exigence d'impartialité est essentiellement individualiste. Une personne a la même valeur que n'importe quelle autre, et le fait que les hommes soient des personnes est le seul aspect moralement pertinent. Comme le dit Kant, c'est parce que chaque personne a une dignité que l'on est tenu de respecter la loi morale envers elle. Et puisque chaque personne a exactement la même dignité (il n'y a pas de degré de dignité), personne n'est prioritaire sur les autres.
A l'inverse, l'exigence de partialité est plus holiste, ou plus collectiviste, si on entend par là le fait que les individus ne sont pas définis par le fait d'être des personnes, mais sont définies par les relations précises qu'elles entretiennent avec l'agent moral. Si l'agent appartient au même groupe que celui sur qui il s'apprête à agir, alors il doit agir bien ; si par contre il n'appartient pas au même groupe, alors il a des devoirs moins exigeants, voire même aucun devoir du tout.
Or, cette opposition entre une théorie individualiste prônant l'impartialité et une théorie holiste prônant la partialité est loin d'être close:
Quand Jésus dit, d'après Luc 14.26, "Si quelqu’un vient à moi, et s’il ne hait pas son père, sa mère, sa femme, ses enfants, ses frères, et ses sœurs, et même sa propre vie, il ne peut être mon disciple", il prend ici très clairement parti contre la partialité. Celui qui veut aimer l'humanité entière et chercher à lui apporter la bonne parole doit nécessairement renoncer aux devoirs qui lui incombent en tant que membre d'une famille, en tant qu'ami à d'autres personnes, etc. Et le fait que cette parole nous paraisse toujours aussi provocatrice montre bien que le fait d'oublier ses devoirs de solidarité nous semble quasiment criminel. Matthieu 10.34 dit quelque chose qui va dans le même sens : "N'allez pas croire que je sois venu apporter la paix sur la terre ; je ne suis pas venu apporter la paix, mais le glaive. Car je suis venu opposer l'homme à son père, la fille à sa mère et la bru à sa belle-mère, on aura pour ennemis les gens de sa famille. Qui aime son père ou sa mère plus que moi n'est pas digne de moi. Qui aime son fils ou sa fille plus que moi n'est pas digne de moi." Ici encore, l'impartialité exigée par Jésus de ces disciples est vue comme le déclenchement d'une guerre. Jésus apportant le glaive signifie qu'il vient rompre avec tous les liens de solidarité venant s'opposer au message universel du christianisme. Je ne souhaite pas m'aventurer sur le terrain de l'histoire des religions (notamment la question de savoir si ce message était universel ou interne au judaïsme); je veux seulement montrer que la morale de l'impartialité, poussée dans sa radicalité, a quelque chose de proprement terrifiant. S'il faut haïr son père et sa mère afin d'aimer l'humanité entière, alors le sacrifice est énorme.
Mais inversement, la solidarité est loin d'être vue toujours sous un bon œil. Dans nos sociétés, "corporatisme" est devenu une insulte, et "esprit de corps" a cessé depuis longtemps d'être une expression positive. Tout lien de solidarité entre individus, qu'il soit d'ordre familial, confessionnel, idéologique, syndical, est immédiatement soupçonné d'être une entorse à l'égalité, et une défense égoïste d'intérêts. Et on ne peut pas nier que ce soit le cas. Lorsqu'une famille ne dénonce pas un de ses membres qui a commis un crime, elle se rend coupable de complicité, ce qui est légalement et moralement condamnable, même si la solidarité impose de se taire. Lorsqu'un syndicat se bat pour obtenir une augmentation de salaire, elle l'obtient ou bien contre le patron, dans le cas du secteur privé, ou contre l'ensemble des autres citoyens, dans le public. La reproche d'égoïsme est donc justifié, mais c'est une pure critique de principe, car le fait même d'être solidaire implique toujours que cette solidarité se fasse contre ceux qui ne le sont pas. Le groupe se sert les coudes pour affronter l'adversité, qui vient de l'extérieur. On fera donc toujours jouer les considérations morales contre la solidarité, en disant que la défense de l'intérêt général exige de renoncer à ce particularisme. C'est donc l’individu nu que l'on fait jouer contre l'individu caractérisé des liens de solidarité. Une fois que chacun ne sera plus qu'un pur individu, sans la moindre attache, alors la morale de l'impartialité pourra s'imposer sans résistance.

Pour une fois, il n'y aura pas de conclusion péremptoire et définitive. Ou peut-être, la meilleure décision consisterait à ne pas opter unilatéralement pour un des deux camps.  Des individus sans lien de solidarité sont des individus sans intérêt, sans différence, sans force, de simples pions. Des individus qui seraient insensibles à l'exigence d'impartialité ne formeraient rien de plus qu'une de brigands, qui volent et tuent tout le monde sauf les membres de la bande. Peut-être y a-t-il donc un équilibre à trouver entre ces deux pôles : renforcer autant que possible les liens de solidarité, mais veiller sans cesse à ne pas oublier les exigences morales.



samedi 7 janvier 2012

Le sage est éternel

Pour commencer cette nouvelle année, il sera question du bonheur et de la mort, autrement dit de la sagesse. 

La sagesse populaire nous recommande de vivre comme si nous devions mourir demain. Prise à la légère, cette maxime est ou bien ridicule, ou bien dangereuse, ou bien les deux à la fois. Car si quelqu'un savait qu'il vivait son dernier jour, il y a de bonnes chances pour qu'il change sa conduite, qu'il abandonne son travail, sa maison, ses occupations quotidiennes, et organise une fête géante dans lequel il mangerait, boirait et ferait l'amour jusqu'au moment ultime. Donc, si la maxime disait qu'il faut vivre chaque jour comme le dernier, et que l'on entende par là qu'il faut organiser des fêtes géantes tous les jours, la maxime serait ridicule et dangereuse.
La bonne compréhension de la maxime est plutôt la suivante : si, compte tenu de la manière dont tu as passé cette journée, et de la manière dont tu as passé ta vie jusqu'à aujourd'hui, tu accepterais sans regret de mourir demain, alors tu est un homme heureux. Autrement dit, si tu pouvais accepter de mourir à cet instant sans être écrasé par le regret, alors tu es un homme heureux.
Bref, la maxime populaire n'est certainement pas une maxime dédiée à nous faire changer de comportement à court terme. Bien au contraire, celui qui changerait de comportement après l'avoir entendue ne ferait que montrer qu'il n'est pas heureux, et que sa vie est un échec. En effet, celui qui sent le besoin de faire une fête géante avant de mourir est nécessairement quelqu'un dont la vie n'a pas été assez plaisante, et qui cherche donc à compenser son malheur par une fête ultime. Par contre, celui qui pourrait dire, après avoir écouté cette maxime, que lui n'a rien à changer dans sa vie, qu'il vit en ce moment exactement comme il le veut, que sa mort prochaine ne changerait rien à sa manière de vivre, celui là est un homme heureux. Bien sûr, même cet homme heureux ferait une fête s'il savait la date exacte de sa mort, mais il ne la ferait pas pour compenser la dureté du reste de sa vie, mais simplement pour ponctuer son existence, un peu comme on célèbre une naissance, un anniversaire, ou un enterrement. La fête serait le point final d'une vie réussie, et non la revanche ultime prise contre la vie.


La maxime populaire rejoint donc les sagesses philosophiques, qui, comme chez Épicure (Lettre à Ménécée), affirment que "le sage ne fait pas fi de la vie, et il n'a pas peur non plus de ne plus vivre : car la vie ne lui est pas à charge, et il n'estime pas non plus qu'il y ait le moindre mal à ne plus vivre".
Il y a pourtant quelque chose de très dérangeant dans de telles sagesses. Car si le sage est un homme heureux, qui a tout ce qu'il lui faut, comment ne pourrait-il pas voir comme un mal le fait de perdre tout ce qu'il a, le fait que le bonheur finisse par cesser? Si le bonheur est un bien, alors la mort, qui nous prive du bonheur, doit être un mal, et il n'est pas possible de ne pas chercher à fuir le mal. Donc il paraît impossible que le sage soit indifférent à la mort. S'il est heureux, il semble qu'il doive tout faire pour éviter la mort, et peut-être même s'en inquiéter un peu. Car un peu de souci envers la mort vaut largement le bonheur que l'on tire à rester en vie. Épicure le dit lui-même : tout mal n'est pas à éviter, quand un mal est la condition d'un plus grand bien. Rester  en vie semble clairement un bien plus grand que le léger souci que nous pouvons avoir de la mort.
Ces arguments ont l'air convaincants, mais ne le sont pas, et c'est bien Épicure qui a raison, pour deux raisons qui se rejoignent. La première est que, s'il fallait en permanence se soucier de notre mort, jamais notre bonheur ne serait parfait; il serait peut-être plus durable que celui qui ne se soucie pas de la mort, mais il ne serait pas parfait. D'ailleurs, ne pas se soucier de la mort consiste surtout à éviter les inquiétudes lointaines et globalisantes, mais n'empêche pas de prendre ponctuellement ses médicaments, ou d'éviter les voitures qui roulent dans notre direction. Le deuxième est que, c'est le point capital, très difficile à admettre, le bonheur n'a que faire de la durée. Épicure l'admet, en disant que "ce n'est pas toujours la plus longue durée qu'on veut recueillir, mais la plus agréable". Mais Épicure ne va pas assez loin, en laissant penser, par cette phrase, qu'il y a une sorte de comparaison, de mise en balance de la quantité et de la qualité du bonheur. Épicure est hédoniste, et pour cette raison, il n'a pas tort. Le plaisir se mesure autant par sa durée et son intensité. Donc, une très longue durée peut compenser une faible intensité, et une grande intensité peut compenser une faible durée. Mais c'est justement l'erreur d’Épicure d'avoir identifié le plaisir et le bonheur.

Je veux donc non pas soutenir que le bonheur intense compense sa brièveté, mais plus radicalement que le bonheur complet devient absolument indifférent à la durée. Le bonheur complet, qui n'a rien d'un cas limite, d'un infini (un plaisir d'intensité infinie...) est simplement le fait que notre vie est réussie, que nous sommes exactement ce que nous voulons être. Le plaisir est le signe que notre vie est réussie, mais certainement pas le but de notre vie. Le plaisir est encore ce qui nous pousse à persévérer dans cette vie, mais pas ce qui est visé. Attention donc de ne pas confondre la boussole et le pôle nord. 
Donc, pour le redire, quiconque a réussi sa vie n'a plus de regret de mourir. Il pourrait mourir à n'importe quel moment, parce qu'il n'a plus rien à faire, qui lui manquerait. Ayant déjà tout ce qu'il veut, il ne désire rien, et ne peut donc rien regretter de ne pas avoir. Bien sûr, s'il peut continuer à vivre, il le fera avec plaisir, justement parce que le plaisir de vivre bien le pousse à vivre davantage. Ayant atteint son but, il profite de son état final, mais sait que le temps qu'il passera dans cet état est indifférent. Le but était de réussir sa vie, mourir pendant le parcours aurait été terrible, et doit donc susciter de l'inquiétude. Tant que l'homme vit dans le temps, avec un avant et un après, un point de départ et un point d'arrivée, la mort paraît effrayante. Mais dès qu'il est hors du temps, que sa vie est réussie et que chaque jour ne consiste qu'à confirmer à nouveau cette réussite, la mort devient indifférente.

Le sage vit comme s'il était éternel. La mort lui est indifférente.