vendredi 27 novembre 2015

Quand voulons-nous l'inégalité?

Le livre de Patrick Savidan, Voulons-nous vraiment l'égalité? a de nombreuses qualités, dont la première est sa richesse empirique au sujet de l'état des inégalités et des jugements des individus relatifs à ces inégalités. Il fait le constat qu'une grande majorité des Français sont contre les inégalités (8 sur 10), que ceux-ci ont aussi des idées assez précises sur la manière de les réduire, pourtant, aucune politique n'est mise en oeuvre. Savidan se demande donc si nous voulons vraiment l'égalité, ou bien si nous sommes atteints de faiblesse de la volonté. Sa réponse repose sur la conception aristotélicienne de la rationalité pratique, modèle qui va d'Aristote à Davidson : pour l'auteur, nous sommes à première vue incapables de faire le bien que nous reconnaissons pourtant, puisque tout le monde admet qu'il faut réduire les inégalités, mais que personne ne fait rien ; mais en prenant en compte le principe de charité de Davidson, qui prescrit que les individus peuvent être irrationnels, mais ponctuellement et non pas massivement, Savidan en tire plutôt la conclusion que les gens ne veulent pas vraiment l'égalité. Ils la défendent mollement quand on leur pose la question, mais ne la veulent pas pour eux.
Ce type de solution davidsonien au problème du désaccord entre nos paroles est certainement pertinent comme méthode générale d'interprétation des actions humaines, mais ici, il semble qu'une autre méthode d'interprétation soit beaucoup plus instructive. Il s'agit de la rationalité stratégique, que Savidan écarte trop vite, sans vraiment lui donner de chance de proposer une lecture intéressante de la différence entre nos discours et nos actes. Je souhaite donc ici montrer qu'une explication assez simple paraît bien suffisante pour rendre compte de nos pratiques. 

Tout d'abord, il faut admettre le fait qu'il existe des inégalités. Prenons les inégalités de richesse. Les postes bien rémunérés sont accessibles à tous. Donc, si les individus pensent en être capables, ils vont chercher à obtenir ces postes. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens se sentent capables de s'enrichir, ils chercheront à s'enrichir. Quant aux individus qui ne se sentent pas capables d'accéder aux meilleurs postes, au mieux ils ne gagnent rien à laisser d'autres personnes y accéder à leur place, au pire ils perdent en fierté, en estime personnelle, et en pouvoir d'achat comparatif. Par conséquent, jugements moraux et politiques mis à part, partout où les gens pensent ne pas avoir les capacités de s'enrichir, ils vont lutter contre les inégalités. 
Ensuite, il faut croiser cela avec deux autres possibilités : soit les personnes ont déjà un poste qui les enrichit, soit ils n'en ont pas. Les personnes qui ont déjà un poste peuvent ou bien craindre de perdre leur poste, ou bien penser qu'elles pourront le garder. Si elles pensent qu'elles risquent de le perdre, elles seront partisanes de l'égalité, parce que cela leur assure que, si effectivement elles le perdent, elles ne se retrouvent pas dominés par ceux qui ont pris leur poste prestigieux. Si elles pensent par contre qu'elles vont le garder, elles seront pour les inégalités, puisque l'instauration de l'égalité reviendrait pour elles à perdre le poste prestigieux dont elles disposent. Quant à ceux qui n'ont pas encore de poste, on a dit que ceux qui pensaient pouvoir y accéder veulent les inégalités, et ceux qui ne pensent pas pouvoir y accéder veulent l'égalité.
De ceci, je tire quatre catégories, qu'on peut appeler les rêveurs, qui n'ont pas de poste mais pensent pouvoir y accéder ; les faibles, qui n'ont pas de poste et ne pensent pas pouvoir y accéder ; les forts, qui ont un poste et pensent pouvoir y rester ; les peureux, qui ont un poste mais redoutent de le perdre. Les rêveurs et les forts sont pour les inégalités. Les faibles et les peureux sont pour l'égalité. Pour des raisons structurelles, les forts et les peureux sont en petit nombre, alors que les rêveurs et les faibles sont en grand nombre. Par contre, c'est une question empirique de psychologie de déterminer le ratio entre optimistes (forts et rêveurs) et pessimistes (faibles et peureux). D'après Elster, dans Alchemies of the mind, les pessimistes sont plus rares, ce sont les personnes à tendance dépressive. Donc, de manière générale, il semble que les gens soient plutôt en faveur des inégalités.
La conclusion, pour l'instant, est donc que les gens, pour la plupart, pensent pouvoir accéder ou rester aux poste prestigieux, et voient donc d'un mauvais œil ceux qui voudraient imposer l'égalité. Néanmoins, cette conclusion est partielle, puisqu'elle met de côté toute considération morale ou politique. Mais il est important de la signaler, parce qu'il n'est pas du tout évident que toute la population soit vraiment préoccupée par la politique ou la morale. 

J'en viens maintenant à la politique et à la morale. Les gens peuvent penser que l'égalité est globalement bonne pour la société. Par exemple, ils peuvent comprendre que l'égalité favorise la consommation des individus, alors que l'inégalité la diminue, et favorise au contraire l'épargne des plus riches. Et cette augmentation de la consommation se traduit en augmentation de la richesse globale du pays. Ou bien, d'un point de vue plus moral, ils peuvent penser que l'égalité est bonne pour la liberté, parce qu'elle permet à chacun de vivre comme il l'entend, au lieu d'être au service d'autres personnes qui les exploitent en n'en tirent donc pas le meilleur. Partons donc du postulat que les individus ont tous fini par trouver un ou des arguments qui les ont convaincu que l'égalité est globalement meilleure que l'inégalité.
Cela implique que les individus vont tenter d'instaurer l'égalité, toute choses étant égale par ailleurs. Ils vont alors examiner les modes d'action générateurs d'inégalités. Certains modes d'action passent par des actes individuels : par exemple, refuser de déroger à la carte scolaire, ne pas faire d'optimisation fiscale, refuser d'aller vivre dans des ghettos pour riches, refuser les stock-options, etc. Les individus constatent alors que ces actes coûtent chers, en termes d'argent, de bien-être, et de position sociale. Il faut distinguer deux catégories de personnes : celles qui trouvent que la cause de l'égalité mérite bien ces efforts, et celles qui trouvent que l'égalité ne justifie pas de tels renoncements. J'appelle les premiers les croisés, les seconds les modérés.
Par stratégie, les faibles et les rêveurs seront toujours des croisés, puisque l'effort ne leur coûte rien, faisant partie de la catégorie de ceux qui verront leur situation s'améliorer en cas d'instauration de l'égalité. On a vu la raison pour laquelle les rêveurs auront de la peine à se convaincre de la valeur des arguments politique et moraux (ils ont envie de s'enrichir peut-être davantage que d'instaurer la justice). Par contre, s'ils sont convaincus, alors ils seront des croisés. Restent les peureux et les forts. Les forts vont trouver l'effort de renoncer à leurs avantages bien trop grand, puisqu'ils pensent qu'il est assez facile pour eux de garder ces avantages. Les forts seront donc toujours des modérés. Quant aux peureux, pensant qu'ils vont perdre leur place, ils n'auront pas de difficulté à renoncer eux-mêmes à leurs avantages, et donc à faire partie des croisés.
En conclusion, les forts sont des modérés, alors que les faibles, les rêveurs et les peureux sont des croisés. Il semble donc que, dès que l'on prend en compte les convictions morales et politiques, les gens penchent du côté de l'égalité. Evidemment, le camp des rêveurs est critique : c'est lui qui fait pencher la balance du côté de l'égalité, s'il pense que la morale passe avant les intérêts personnels, ou du côté de l'inégalité, s'il pense que les intérêts personnels passent avant. 

Il reste cependant un troisième paramètre à prendre en compte. Celui de l'action collective. Car j'admets par hypothèse qu'il ne suffit pas que quelques individus changent leur comportement pour que l'égalité soit instaurée. Il faut un renoncement global à toutes les manières de s'enrichir en accédant aux postes convoités. On comprend qu'on retrouve un paradoxe classique de l'action collective : si un individu seul décide de faire des efforts sans être suivi, les coûts pour lui sont énormes ; si par contre il ne fait rien, alors soit les autres font quelque chose et les gains pour lui sont énormes, soit ils ne font rien et les pertes sont importantes pour tout le monde, mais pas énormes. Donc, l'individu a intérêt à ne rien faire, et personne ne fera donc jamais rien. Conclusion de Olson : l'action collective semble impossible ; pourtant, elle a bien lieu parfois.
Dans mon schéma, il faut compliquer un peu les choses : certains individus vont soutenir inconditionnellement l'action collective, s'ils n'ont rien ou pas grand chose à perdre. Parmi les croisés, les faibles et les peureux seront toujours un soutien, puisqu'ils ont tout à gagner à établir l'égalité. Les peureux prennent certes un risque : en renonçant à leurs stratégie de domination, ils risquent de se situer en bas de l'échelle sociale. Néanmoins, puisqu'ils redoutaient déjà cela, ils ont objectivement intérêt à lutter afin de ne pas tomber tout en bas, et de rester au milieu, grâce à l'égalité qui aura été établie. Les forts, eux, en tant que modérés, hésitaient déjà à la soutenir. Mais s'ils doivent aussi tenir compte du fait qu'en renonçant à leurs avantage sans avoir la garantie de vivre dans une situation d'égalité, ils risquent de se retrouver tout en bas de l'échelle sociale, il semble que cela va les pousser à s'opposer franchement au projet égalitaire. Dans l'abstrait, ils sont pour la justice. Mais en situation, avec le risque de devenir pauvre pendant que d'autres ont pris leur place, les forts ne voudront jamais se battre pour ce projet. C'est en effet pour eux que le risque est le plus grand. C'est donc eux qui seront les plus réticents aux arguments moraux.
Vient enfin la dernière catégorie : les rêveurs. Les rêveurs sont des croisés. Ils sont donc partisans des efforts pour l'égalité, puisque ce n'est pas à eux d'en faire. Si les forts et les peureux font ces efforts, alors la situation des rêveurs va s'améliorer sans qu'ils ne fassent rien. Mais les rêveurs doivent quand même faire quelque chose : s'abstenir d'adopter la conduite qui leur permettrait de s'enrichir. Evidemment, s'abstenir de faire ce qu'on ne fait pas coûte moins que renoncer à ce qu'on faisait et qui marchait. Le sacrifice pour les rêveurs est donc moins élevé que pour les forts. Mais il existe quand même. Car les rêveurs font le calcul suivant : si je continue à chercher à obtenir les meilleurs postes pendant que les autres y renoncent, il sera facile de se hisser au sommet ; mais si je m'abstient de ces conduites alors que les autres rêveurs continuent de s'y livrer, je leur facilite légèrement la tâche. Donc, j'ai intérêt à continuer à chercher l'inégalité. Donc, tous les rêveurs, globalement, vont souhaiter que les autres rêveurs abandonnent la course, tout en se mettant eux en piste pour gagner les postes prestigieux. 
En conclusion, les faibles vont se battre pour l'égalité, alors que les forts et les rêveurs vont se battre pour leur avantage personnel. Sachant que les rêveurs sont les plus nombreux, les mécanismes produisant l'inégalité vont perdurer. Même si les peureux acceptaient de se battre pour l'égalité, ils ne seraient probablement pas assez nombreux pour faire pencher la balance (il y a une dimension empirique là dedans, mais je pense être en gros dans le vrai. Même en ayant un ratio d'1/2 entre pessimistes et optimistes, qui est largement au-dessus de la réalité, puisqu'il semble que la très grande majorité de la population soit optimiste à son propre sujet, il y aura trop de personnes poussées à adopter les comportements inégalitaires. Car dans une société où une personne sur deux cherche à se hisser au dessus des autres, l'inégalité est déjà terrible). 

Quatrième paramètre : le facteur temps et les générations suivantes. Lorsque les individus sont encore dans la course pour les postes prestigieux, ils seront pour l'inégalité. Par contre, on a présupposé que, abstraitement parlant, les gens étaient pour l'égalité. Or, à un certain âge, les gens ne craignent plus de perdre leur poste. Et ils ne pensent plus qu'ils auront le temps d'accéder aux postes prestigieux. Ils redeviennent donc des individus abstraits, détachés de leurs intérêts puisqu'ils n'ont pas d'intérêts. Leur sens moral et politique sera pur, ils seront donc des défenseurs inconditionnels de l'égalité. Et même, ils seront des croisés. Cependant, ils ne doivent pas avoir d'enfant, sinon, ils vont se soucier des intérêts de leur enfant, et risquent à nouveau de vouloir l'inégalité. Voilà donc les personnes à qui il faudrait confier les décisions politiques : des vieux sans enfant. 

Cinquième paramètre : la dimension spécifiquement politique de l'action. La politique consiste à contraindre les individus à suivre les lois. Or, autant les individus ne feront jamais les efforts eux-mêmes pour renoncer à l'égalité, autant ils pourraient être tentés de passer par la loi, de façon à s'assurer que personne ne profite du fait que l'on renonce à se hisser aux postes prestigieux. Les forts, ici aussi, vont systématiquement s'opposer, puisqu'ils ont tout à perdre (sauf les vieux forts, donc). Par contre, les faibles seront des soutiens, de même que les peureux, qui aussi ont tout à gagner à instaurer l'égalité sans prendre le risque d'avoir eux-mêmes à renoncer à tout. Mais comment vont réagir les rêveurs? La réponse n'est pas évidente : ils peuvent choisir entre trois stratégies : l'hypocrisie, la résignation, la trahison. L'hypocrisie consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en continuant à tenter de se hisser aux postes prestigieux. La résignation consiste à prôner des valeurs égalitaires tout en abandonnant définitivement l'espoir d'accéder aux postes. La trahison consiste à passer dans l'opposition, avec les forts, et à faire la promotion de l'inégalité, alors même que l'on est encore pauvre. Il n'est jamais rationnel de se résigner, et l'hypocrisie est une solution systématiquement meilleure, puisque, que la lutte politique soit gagnée ou pas, l'hypocrite gagne plus que le résigné (l'hypocrite gagne quelque chose si la lutte échoue, alors que le résigné perd tout). Par contre, entre l'hypocrisie et la trahison, la rationalité n'impose aucun choix évident. 
Il faut dire quelques mots à ce sujet. L'hypocrisie a un gros avantage sur la trahison, c'est qu'elle encourage d'autres individus à défendre l'égalité, et ainsi, peut-être, à se résigner à ne plus défendre leurs intérêts. Donc, il est alors plus facile pour les rêveurs d'accéder aux postes prestigieux. Cependant, si les individus sont rationnels, personne ne va renoncer à se défendre, et l'hypocrisie n'aura pas d'effet. Autrement dit, l'hypocrisie n'est utile que pour gagner aux dépends de ceux qui sont dupes. Si personne ne l'est, l'hypocrisie ne sert à rien. Mais l'hypocrisie représente aussi un très lourd danger : si les hypocrites deviennent numériquement importants, ils risquent de faire adopter les mesures d'égalité. Cela va décevoir tous les rêveurs qui voulaient accéder aux postes prestigieux. Donc, les rêveurs voudront plutôt que le projet politique d'égalité n'aboutisse pas, c'est pourquoi ils seront tentés de passer dans l'opposition. Le problème de l'opposition est symétrique : plus on défend l'inégalité, plus les individus seront poussés à se lancer dans la compétition, d'où une plus grande difficulté d'accéder aux postes prestigieux, d'où aussi une plus grande motivation pour défendre en retour l'égalité. Je tire de tout ceci la conclusion suivante : l'hypocrisie comme la trahison sont bonnes tant qu'elles sont minoritaires, mais deviennent dangereuses si elles sont majoritaires. Le rêveur semble donc avoir pour intérêt à ce qu'aucun camp ne soit trop dominant par rapport à l'autre. Il s'agit d'un cas de jeu sans équilibre des stratégies. 
La conclusion est déjà suffisamment lourde : les gens rationnels sont soit hypocrites, soit des traîtres à leur classe sociale. Seuls les forts et les faibles ont une attitude conforme à leur condition de classe : les forts dominent et défendent politiquement leur condition de dominant, les faibles sont dominés et défendent l'égalité. Restent les vieux, qui eux défendent l'égalité, sauf s'ils ont des enfants.

Ma conclusion est donc que l'égalité n'est défendue politiquement que par les faibles, les peureux, et les vieux. L'inégalité est défendue par les forts et les rêveurs traîtres. Quant aux rêveurs hypocrites, ils défendent les politiques d'égalité tout en continuant à faire le jeu de l'inégalité. C'est une question sociologique de déterminer la part respective de chacun. A vue d'oeil, les hypocrites sont majoritaires. Mais ceux qui dirigent politiquement sont plutôt des forts. Je conclus que l'égalité n'adviendra jamais.  

mercredi 25 novembre 2015

Décrire et comprendre

Dans la philosophie de l'action, l'idée selon laquelle décrire une action serait la présenter comme intentionnelle, et donc comprendre quel est le but de l'agent lorsqu'il réalise cette action, cette idée est maintenant admise par tous. Le point de bascule est le texte de Anscombe, L'Intention. Anscombe reprend la distinction entre cause et raison que Wittgenstein avait déjà tracée, et l'applique au cas des actions intentionnelles, montrant que de telles actions doivent être expliquées au moyen de raisons, et non pas au moyen de causes. Cela différencie les actions des autres événements, qui eux, peuvent être décrits en montrant les causes qui les ont produits, mais ne peuvent pas être décrits au moyen de raisons. Bien que Anscombe elle-même tempère la distinction entre causes et raisons, montrant que dans un grand nombre d'actions, l'explication donnée n'est ni purement causale, ni purement rationnelle, on peut quand même tenir la distinction pour relativement robuste. Par exemple, quand un grand bruit se fait entendre, les personnes à proximité sursautent. Ce sursaut est plutôt causé que justifié. Néanmoins, il n'est pas non plus causé au sens purement mécanique dans lequel on peut dire que le cœur expulse le sang dans les artères. Une grosse colère en apprenant ce qu'a fait quelqu'un aussi est une action en partie rationnelle, mais aussi en partie causale. On pourrait multiplier les exemples pour montrer que bon nombre de phénomènes symboliques, donc plutôt d'ordre rationnel que causal, sont quand même capables de produire des effets qui sont plutôt causaux que rationnels. Néanmoins, la distinction n'est pas niée pour autant. Et de même, la différence entre une description causale et une compréhension par les raisons subsiste. 
Cependant, le texte de Anscombe reste très flou sur la nature des raisons. Il est dit que les raisons répondent à la question "pourquoi?". Mais ça ne nous avance guère, d'autant plus que la question pourquoi est souvent utilisée dans le langage ordinaire et scientifique alors que l'on attend une réponse purement causale. "Pourquoi n'y a-t-il plus d'électricité dans la maison? Parce que l'eau qui est tombée dans le fer à repasser a provoqué un court-circuit" est une conversation tout à fait normale. Il faut donc aller plus loin. D'ailleurs, la notion de raison qu'a transmise Anscombe est même si floue que des philosophes comme Davidson, dans "Actions, raisons et causes" s'autorisent à tenir les raisons pour des causes mentales déclenchant l'action. Cela montre bien que Anscombe n'a pas de quoi distinguer une raison d'une cause. Or, si elle n'a rien pour le faire, elle ne peut pas non plus distinguer une description de rapports causaux, et la compréhension d'une action intentionnelle.
Pour ne pas être trop injuste envers Anscombe, il faut quand même dire que son objet est davantage les intentions que les raisons. Une grande partie du travail de Anscombe consiste donc à distinguer une intention et une prédiction. Mais elle ne répond pas à la question plus générale de ce en quoi consiste donner une raison d'une action. Elle estime seulement, sans le justifier totalement, qu'une raison de l'action doit être une intention. Je voudrais montrer qu'on peut caractériser les raisons autrement que comme des intentions. Donner une raison est une opération bien plus générale que l'attribution d'une intention, même si, dans le cas précis des actions humaines, donner une raison revient en effet à attribuer une intention. 

Pour annoncer en quelques mots mon objectif, il consiste à montre que la notion de raison, et la notion de compréhension qui lui est liée, sont des notions modales, qui ne fonctionnent par la référence à des mondes possibles.  Alors que la notion de description n'est pas une notion modale, sauf quand les descriptions contiennent la mention des causes. Quant à la notion de cause, le point est plus délicat. Il y a eu plusieurs notions assez différentes de la causalité en philosophie, mais il me semble que la notion courante, comme mécanisme produisant un effet, contient une dimension modale.
Tout d'abord, la description consiste en trois choses différentes :
1) le fait d'attribuer en un instant donné des propriétés à un objet.
2) le fait d'établir un récit de la succession des événements, succession qui consiste en un changement ou des changements de propriétés appartenant aux objets dont on parle. 
3) le fait d'établir la cause de la succession des événements, cause qui est elle-même une ou des propriétés de l'objet qui produisent un certain effet, dans des circonstances données. 
Les opérations 1 et 2 sont purement descriptives, et uniquement dans la modalité du réel. Je veux dire par là qu'aucun appel n'est fait au possible, au nécessaire, à l'impossible, afin de mieux décrire. Ces deux opérations consistent seulement à parler de ce qui est là, réel. L'opération 3, par contre, est plus délicate à expliquer, puisqu'il ne suffit pas de décrire ce qu'il se passe pour identifier une cause, il faut employer un raisonnement impliquant des modalités. Hume parlait de connexion nécessaire : cela sous-entend que l'on affirme que dans tout monde possible, si la cause est présente, alors l'effet aussi sera présent. Un tel raisonnement va donc bien plus loin que la seule description, il va aussi du côté des mondes possibles, pour montrer ce qu'il s'y passe. Pour des raisons qui apparaîtront par la suite, je souhaite à tout prix éviter l'expression "décrire un monde possible". Puisque, justement, un monde possible n'est pas le genre de choses qu'on peut décrire, puisqu'il n'est pas existant. Un monde possible peut être pensé, conçu, imaginé, mais pas décrit. Je réserve donc la notion de description au monde réel. De même, je m'autorise une assez grosse inflexion dans ma lecture de Hume. En effet, Hume se focalise sur une question temporelle : n'ayant pas encore la connaissance de tous les cas futurs, nous ne pouvons pas juger de la nécessité d'une cause. Alors que je lis Hume d'une manière non temporelle mais modale : nous ne pouvons décrire que les cas passés présents ou futurs, donc ceux qui ont réellement lieu ; mais nous ne pouvons pas décrire tous les cas possibles. Or, pour juger de la nécessité d'une cause, il faudrait aussi avoir une connaissance de ce qui est possible. Et puisque nous ne pouvons pas accéder à ce qui est possible par la voie normale de la description (qui est notre seul mode de connaissance, pour un empiriste), il semble que nous ne pouvons pas avoir de connaissance de la nécessité des causes. Cependant, mon intention n'est pas de redonner naissance au scepticisme humien sous une nouvelle forme, sa forme modale. Je veux simplement montrer que le jugement sur les causes d'un événement implique par définition une connaissance d'ordre modal sur la nécessité de la connexion entre ces causes et leurs effets. 

Or, quand on assigne une cause à un événement, on en rend raison. Cela nous met sur la piste de ce qu'est donner une raison. Je soutiens que R est une raison de l'événement E si et seulement si, dans tout monde possible contenant R, alors E a lieu. Cela ne signifie pourtant pas que E n'a lieu que si R a lieu. Une raison est suffisante, mais n'est pas nécessaire. Par exemple, l'eau dans les circuits électriques est la raison qui explique que le disjoncteur de la maison ait sauté. Cela signifie que, dans tout monde possible dans lequel l'eau s'est infiltré dans les prises, le disjoncteur saute. Par contre, il y a un grand nombre de causes différentes qui peuvent produire le même effet, par exemple, un faux contact avec des câbles, une surtension, etc. Néanmoins, même si une raison suffisante est assez rarement une raison nécessaire, les explications par les raisons suffisantes sont souvent assez informatives, parce que, si la raison est absente, on peut s'attendre (le plus souvent) que l'effet aussi soit absent. Pour reprendre mon exemple, si je me suis assuré que je n'ai pas mis d'eau dans mon fer à repasser, je peux raisonnablement m'attendre à que les fusibles ne sautent pas. Bien que l'eau ne soit qu'une raison suffisante et pas une raison nécessaire, elle est, dans ce contexte, une raison suffisamment fréquente pour la tenir dans la pratique pour nécessaire. 
Il me semble que c'est cette distinction entre le suffisant et le nécessaire qui permet d'expliquer pourquoi, dans le champ pratique, nous nous contentons souvent d'explications suffisamment bonnes, mais pas parfaitement satisfaisantes. Pour donner une explication parfaite, il faudrait montrer qu'une cause est suffisante et nécessaire, ou bien établir la liste de toutes les autres causes suffisantes pour produire l'effet, et vérifier une par une qu'elles ne sont pas responsables de ce qu'on cherche à expliquer (ce qui revient exactement à montrer que la cause de départ est nécessaire). Mais dans la pratique, personne ne fait ça. Il nous suffit le plus souvent de découvrir la cause suffisante, et d'estimer à vue d’œil que les autres causes possibles ne sont pas responsables. Bref, la nécessité des causes est souvent jugée grossièrement. Et de toute façon, comme Hume l'a longuement montré, il est impossible de montrer qu'une cause est nécessaire : parce qu'il faudrait pouvoir connaître tous les cas passés, présents, futurs, et possibles, et cela excède tout entendement fini. Nous sommes donc obligés de juger du nécessaire en gros. C'est pourquoi nos explications sont juste suffisamment bonnes. 

J'en viens maintenant aux explications d'actions humaines. Les décrire consiste seulement à dire ce qui se passe. Par exemple, je vais en direction de l'évier remplir un verre d'eau. Puis je retourne près de la planche à repasser, et je verse le verre d'eau dans le fer à repasser. J'en fais couler à côté de la trappe, l'eau s'infiltre dans l'appareil, les fusibles sautent, me plongeant dans le noir. 
Ici, il n'y a pas la moindre trace d'explication intentionnelle, bien qu'on soit presque tenté de les lire malgré tout. Pour donner des intentions, il faudrait dire, par exemple, que je souhaite repasser mon linge. Mais on pourrait aussi dire que je souhaite m'amuser en provoquant des coupures de courant. Il se peut aussi que je veuille tester si mon fer à repasser fonctionne correctement.
Dans les descriptions pures, il n'y a pas de considération modale. On décrit seulement ce qui a réellement lieu. Avec les explications de l'action, il me semble par contre qu'on entre dans des considérations modales. Quand on m'attribue l'intention de repasser mon linge, on caractérise mon comportement dans un ensemble de mondes possibles, différents du monde réel, sauf en un point, mon désir que mon linge soit repassé. Par exemple, dans le monde où mon ligne est encore dans le sèche-linge, mon comportement consistera à aller le chercher et l'amener près de la planche à repasser. Dans le monde où le linge est encore mouillé, on peut s'attendre à ce que je range mon fer et ma planche, qui sont inutiles. Par contre, si mon désir était de tester mon fer à repasser, alors mon comportement dans ce monde possible serait différent, puisque je brancherais quand même le fer, même si le linge était humide.
Il me semble qu'on peut ainsi expliquer pourquoi il arrive que nos tentatives de comprendre échouent, alors que d'autres fonctionnent. Par exemple, si on cherche à comprendre pourquoi je mets de l'eau dans mon fer à repasser et qu'on donne comme explication : "il aime mettre de l'eau dans les appareils électriques", l'explication va échouer. Elle échoue parce qu'elle ne permet pas de m'attribuer des comportements satisfaisants dans les mondes possibles. Elle ne permet pas de dire ce que cela change que d'aimer mettre de l'eau dans les appareils électriques. Personne n'arrive à comprendre le type de frustration, ni le type de plaisir auxquels cela correspond. Personne n'arrive à associer ce type d'actions à d'autres actions qui ont un sens compréhensible. Personne n'arrive à dire ce qui changerait si je ne mettais pas de l'eau dans les appareils électriques. Pour me sauver de la folie, il faudrait ajouter une explication supplémentaire : "il est payé par les grandes marques d'appareils électriques pour saboter ceux qui existent et pousser à la consommation". Dans un tel cas, le sens est rétabli, car tout le monde arrive à fixer le contenu des mondes possibles. Dans certains, je suis devenu pauvre parce qu'on m'empêche de mettre de l'eau, dans d'autres, j'ai changé d'activité professionnelle par conviction écologique, dans d'autres, je travaille sur des technologies alternatives  de sabotage pour augmenter mes revenus, etc. 
Ainsi, comprendre quelque chose, c'est donner une raison, et c'est pouvoir dire ce qui ferait une différence. Faire une différence, c'est indiquer que, dans tout monde possible contenant cette raison, les événements seraient différents des mêmes mondes possibles ne contenant pas cette raison. Et comprendre marche aussi bien pour des événements naturels que pour des comportements humains. Par contre, il y a bien une différence fondamentale entre la description et la compréhension, puisque la description est une opération empirique, alors que la compréhension suppose une opération rationnelle, supposant des expériences de pensée sur ce qui aurait lieu dans des mondes possibles. 

Une dernière chose, mais pas de moindre importance. J'ai suggéré que, puisque nous ne pouvons jamais parcourir tous les mondes possibles en imagination, nous serions plongés dans un scepticisme à la Hume. Mais c'est faux. Car dans de nombreuses disciplines, parcourir les mondes possibles n'a rien de compliqué. En logique, en mathématiques, on peut toujours dire qu'une vérité est valide dans tout monde possible. Cela ne pose pas le moindre possible. Car les mondes possibles n'étant pas le genre de choses qu'il faut décrire, tous les passer en revue n'est pas une opération qui prend du temps. Il n'y a donc, en principe, aucun problème à les passer en revue instantanément. Cela est aussi vrai pour les mondes possibles qui concernent la vie ordinaire ou les sciences empiriques. Ces mondes possibles ne sont pas plus longs à "explorer". Simplement, dans ces mondes, les explications sont par principes, constitutivement, susceptibles d'être améliorées en précision ou complétées par d'autres explications. C'est donc la règle selon laquelle les explications sont ouvertes que traduit cette métaphore des mondes possibles infinis à explorer. Au contraire, dans les disciplines pures, la précision est par principe absolue. De sorte que cette règle de précision absolue implique que les mondes possibles sont instantanément fixés. Pour le dire autrement, les mondes possibles sont plutôt décidés que découverts (même si "décider" n'est pas encore le terme exact). C'est par décision qu'une vérité logique ou mathématique est vraie dans tout monde possible. Ce n'est pas quelque chose qu'on peut découvrir en fouillant dans des mondes possibles, ou pire, en faisant l'expérience en réalité (même si ce dernier point mériterait une argumentation distincte).
L'idée que les mondes possibles sont construits et non découverts est ce qui explique que notre connaissance des raisons nous paraisse infaillible dans certains cas, et faillible dans d'autres. Par exemple, nous connaissons nos propres raisons d'agir, parce que nous seuls sommes responsables de ce que nous aurions fait dans d'autres situations possibles. De sorte que l'auteur d'une action est aussi celui qui a l'autorité ultime sur ses raisons d'agir. Par contre, quand nous cherchons à comprendre les autres, nos attributions d'intentions peuvent toujours être contredites par les autres, puisqu'ils peuvent très bien nous dire ce qu'ils auraient fait dans d'autres situations. Enfin, concernant les événements naturels, il est évident que nous ne pouvons pas fixer à leur place leur cours dans les situations contrefactuelles, nous sommes donc incapables de voir le contenu de tous les mondes possibles. Ainsi, je m'oppose à Wittgenstein pour qui la différence entre cause et raison recouvre la différence entre connaissance par hypothèse et certitude immédiate. Il me semble au contraire que la certitude immédiate est limitée à ce pour quoi nous avons la possibilité de décider nous-mêmes le contenu des mondes possibles, à savoir nos propres actions (autrement dit : ce qu'on aurait fait si les choses avaient été différentes). Par contre, pour les actions des autres et pour les événements naturels, nous n'avons qu'une connaissance par hypothèse, parce que ce sont les autres ou la nature qui fixent le contenu des contrefactuels (autrement dit : ce que les autres auraient fait si les choses avaient été différentes, ou ce qu'il se serait passé, si les conditions avaient été différentes). 

lundi 9 novembre 2015

Don et échange : quelle différence?

Il est assez courant de distinguer le don désintéressé, gratuit, et noble, et l'échange intéressé et égoïste. En effet, dans le don, on se sépare de quelque chose que l'on possède sans rien demander en retour, alors que l'échange est toujours accompagné d'un second transfert qui est la contrepartie du premier.
Tout ceci serait fort simple si une foule d'anthropologues et de philosophes n'étaient pas venus considérablement compliquer la distinction. Ainsi, Mauss, dans Essai sur le don, estime que le don est toujours suivi d'un contre-don, de sorte qu'un peuple qui a reçu une offrande doit toujours offrir à son tour quelque chose en contre-partie, sous peine d'être humilié par le donneur. Le don paraît n'être plus qu'un cas particulier de l'échange. A l'extrême inverse, Derrida, dans Donner le temps, soutient que le don, étant absolument gratuit, doit être dépourvu de toute réciprocité, à tel point qu'il faudrait que le donateur et le donataire s'ignorent absolument, et que le donateur ne sache même pas qu'il donne, de façon à ce qu'aucune dette d'aucune sorte n'apparaisse, de même qu'aucune possibilité de rétribution. Ici, le don est tellement éloigné de l'échange que Derrida en arrive à dire que le don n'a jamais eu lieu et n'aura jamais lieu. On peut encore relever la théorie de Bourdieu sur le don, dans Le sens pratique, livre obsédé par la tentative de concilier l'objectivisme (sous sa forme structuraliste : Mauss, puis Levi-Strauss) et le subjectivisme (Sartre). Pour Bourdieu, un don appelle bien un contre-don, mais la dimension temporelle doit être prise en compte, ce qui fait du don un défi lancé, un risque que peut prend le donateur. Il faut aussi tenir compte de la dimension sociologique du don, qui est une forme d'acquisition de prestige social, donc de conversion du capital économique en prestige. Bref, le don est aussi une sorte d'échange, mais qui s'inscrit dans des relations sociales distinctes de celles du domaine marchand. 

Je ne vais pas discuter en détails ces références, parce qu'elles me semblent totalement dépourvues de ce par quoi il faudrait commencer pour mettre les choses au clair, philosophiquement parlant. Ce qui aurait été nécessaire, c'est une distinction plus claire de ce qui est de l'ordre du fait, et ce qui est de l'ordre du droit. Il me semble que ce n'est qu'une fois cette distinction faite que les travaux sociologiques ou anthropologiques deviennent clairs. Sans cette distinction, les discussions n'en finissent pas de mélanger l'empirique et le conceptuel. 
Je précise également que je vais m'appuyer assez précisément sur le travail de François Athané, qui a écrit une histoire naturelle du don, justement parce que lui tient compte de la différence du fait et du droit. Athané l'exprime en termes de transferts exigibles ou non exigibles. Ainsi :
- un don est un transfert non exigible sans contrepartie exigible.
Cela signifie que le donataire n'a aucun titre ou aucun droit à faire valoir pour exiger du donateur que celui-ci lui donne quelque chose. Et une fois que le donateur a fait le don, il n'a pas non plus de titre ou de droit pour revendiquer une contrepartie en échange du don.
- un échange est une relation constituée par deux transferts, donc chacun est la contrepartie exigible de l'autre.
Ainsi, dans l'échange, le transfert d'un bien est toujours exigible, à la condition que l'autre partie ait elle-même donné quelque chose. Le premier à avoir donné a donc un droit à recevoir une contrepartie, à la différence du don qui ne donnait aucun droit.
Il me semble que ces définitions sont suffisantes pour résoudre la plupart des mystères dans lesquels sont plongés les sociologues : quand on donne, on ne crée aucun statut normatif, le donateur n'a droit à rien, et le donateur n'est tenu à rien. Quand on échange, on créé un statut normatif, le premier à avoir donné a dorénavant droit à un bien de valeur égale, et le second a dorénavant l'obligation de rendre ce bien de valeur égale. C'est donc l'apparition d'un devoir (et d'un droit qui en est la contrepartie) qui distingue le don et l'échange. L'échange implique un devoir de rendre, une dette. Le don n'implique aucun devoir de rendre. Il ne crée pas de dette.

Pourtant, l'anthropologie de Mauss vise à montrer que certaines relations de type don produisent pourtant une obligation de rendre. C'est ici que réside la confusion entre le fait et le droit. Le don ne créé aucune obligation. Il produit par contre, de fait, des désirs de rendre. Dans les sociétés primitives, c'est pour éviter la honte. Et dans la nôtre, c'est aussi pour éviter la honte, et parfois pour faire plaisir à nos amis qui nous ont devancés en nous offrant des cadeaux. Mais le désir de faire plaisir ou d'éviter la honte n'a pas de statut normatif. Il ne créé aucune obligation, aucun devoir, pour le donateur. Et, a fortiori, il ne crée pas non plus de droit pour le donataire d'exiger une contrepartie à son cadeau initial. Les sociétés finissent sans doute par prendre l'habitude d'offrir des cadeaux en contrepartie de premiers cadeaux, mais cela n'a jamais de statut normatif. On fait cela en partie parce que nous avons plaisir à le faire, en partie parce que ce sont des habitudes qui surprennent et déçoivent un peu quand elles ne sont pas suivies. Mon ami fête son anniversaire, et j'oublie de lui offrir un cadeau. Je me sens un peu bête, mais non pas obligé à quoi que ce soit, et mon ami ne va pas venir me voir réclamer son cadeau. 
Réciproquement, la conception de Derrida souffre aussi de cette confusion entre le fait et le droit. Il suffit de dire que le don ne crée pas de droit de rendre, qu'il ne créé aucun statut normatif. Mais il est hors de question de vouloir empêcher que, dans l'ordre des faits, les gens n'aient pas envie de rendre, ou que le donateur n'ait pas le sentiment d'avoir bien agi. Car tout ce qui se passe au niveau factuel est sans intérêt pour le concept du don. Or, Derrida veut réglementer le don pour en modifier les conséquences factuelles. C'est totalement absurde philosophiquement, et totalement ridicule dans la pratique. Les gens préfèrent donner en sachant que le donataire apprécie le geste et a de la gratitude pour eux. Tout cela est très normal, et même recommandable. Tant qu'à donner, autant que les gens se servent de cela pour tisser des relations humaines, et avoir l'occasion d'exercer leurs vertus morales. Peut-être Derrida veut-il comme Bourdieu limiter les effets de domination personnelle que produisent le don. Certainement, le mécénat créé plus de dépendance personnelle que le prélèvement des impôts et leur redistribution. On peut trouver cela mauvais, mais pas affirmer que le mécénat n'est même pas un don parce que le donateur et le donataire se connaissent et que le donataire devient un obligé. Le donataire a toujours le droit de ne jamais rien donner en contrepartie, et même de n'avoir aucune gratitude. 

Il me semble enfin que la distinction entre le fait et le droit est cruciale pour comprendre une grande partie des échanges économiques. En effet, la définition d'un échange est d'être une relation formée de deux transferts, chacun étant exigible. Or, là encore, il faut rappeler que, dans les faits, nombre d'échanges ne sont formés que d'un transfert. Ou bien parce que l'on donne un bien et que l'autre a une dette en échange, qu'il rembourse lentement ou bien parce que l'on donne et que l'autre s'enfuit avec le bien sans jamais rembourser, etc. C'est seulement au niveau du droit que l'échange appelle un transfert et une contrepartie. Et c'est justement pour cela que, tant que la contrepartie n'a pas été rendue, la personne qui doit rendre est en dette. Il est donc faux de dire, comme le fait Bourdieu dans Le sens pratique, que le don serait porteur d'un risque que l'échange n'aurait pas. Ce serait plutôt l'inverse. L'échange est risqué. Et ce risque est quantifiable, en fonction de la solvabilité des personnes, de la hauteur de la dette, de la durée du crédit, etc. Alors que le don, ne créant aucune dette, ne créé pas non plus de risque de ne rien recevoir en retour puisque rien n'est exigible en retour. Bref, Bourdieu, confondant fait et droit, croit voir du risque dans le don alors que le risque n'est qu'une probabilité empirique de contre-don, et passe à côté du risque véritable que représente un échange, dans lequel il arrive toujours que les individus manquent à leurs obligations. L'échange représente un risque parce qu'il y a une attente, de la part du premier donneur, de recevoir en retour sa contrepartie. Le donneur agit comme s'il allait être remboursé, et ainsi prend un risque. Par exemple, il continue à payer ses fournisseurs en prenant en compte le futur remboursement, en supposant qu'il a de l'argent. Mais si le remboursement ne vient pas, il ne pourra pas payer ses fournisseurs, et il sera donc ennuyé. Alors que le don ne créé aucune attente, donc pas vraiment de risque (si ce n'est au sens du risque de pluie ou d'avalanche). On inscrit les dettes dans son carnet de compte et on prend le risque d'agir comme si les dettes étaient de l'argent réellement sur le compte en banque. Alors que personne n'inscrit les cadeaux à venir de ses amis dans sa compatibilité. 
Et pour conclure, je dois encore signaler que ce n'est que si on distingue le fait et le droit qu'on peut arriver à donner une valeur morale au don. En effet, un échange a la qualité d'être toujours consenti. On n'a le devoir de rendre un bien que si on a accepté consciemment de prendre un bien de valeur équivalente à autrui. L'échange suppose égalité et liberté des contractants. Alors que le don, lui, peut être fait sans que le donataire ait donné son accord, notamment parce que les circonstances sont parfois telles qu'un refus est humainement inenvisageable (un affamé prendra toujours l'argent ou la nourriture qu'on lui tend, un malade grave acceptera les organes ou le sang qu'on lui propose), ou parce que la pression sociale est difficile à supporter (refuser un cadeau, souvent, serait terriblement vexant pour le donneur). Mais alors, cela signifierait que l'on peut se trouver en dette sans le vouloir, et que l'on peut forcer quelqu'un à nous devoir quelque chose. Ce serait méchant, et moralement inacceptable. Or, justement, c'est parce que le don ne créé aucun statut normatif qu'il ne met en dette personne, et donc qu'on peut le faire en toute générosité. En donnant, on montre qu'on a confiance dans l'amour et la générosité d'autrui, au lieu de le lier par des statuts normatifs. 

mardi 3 novembre 2015

Les sanctions financières doivent-elles varier selon le niveau de revenu?

Je précise tout d'abord que je souhaite parler uniquement des sanctions infligées par l'Etat, qui ont été publiquement acceptées. Je ne discute pas ici de celles qu'un groupe privé pourrait instaurer, puisque, par principe, un groupe ou une association privée est libre de fixer ses propres règles de fonctionnement. Par contre, l'Etat est soumis à des principes de justice, et c'est au nom de ces principes que je souhaite me demander s'il est plus juste que les sanctions financières soient égales pour tous, ou bien soient variables en fonction du niveau de revenu des individus sanctionnés. Et si c'est le cas, sur quelle règle doit-on faire reposer la variation?
D'abord, à titre de constat, il faut remarquer que l'Etat n'a pas de politique générale concernant les sanctions financières. Par exemple, un excès de vitesse sera sanctionné à l'identique pour tout conducteur, quel que soit son revenu. Par contre, un retard de paiement de l'impôt sur le revenu sera sanctionné par une majoration proportionnelle à l'impôt à payer. Donc, plus les revenus sont importants, plus la sanction est forte. 
Quelle est donc la politique la plus juste? Faut-il traiter tout le monde à égalité en fixant arbitrairement une sanction identique pour tous, ou bien l'égalité consiste-t-elle à appliquer la fameuse égalité proportionnelle d'Aristote, qui consiste (ici) à faire payer plus ceux qui ont plus, et moins ceux qui ont moins?

Je voudrais montrer que la seconde option de l'alternative est la bonne.
Tout d'abord, il faut admettre la valeur fondamentale de l'égalité devant la loi. Chaque individu doit être traité par l'Etat de la même façon, sans discrimination. Les lois sont les mêmes pour tous et s'appliquent de la même façon. Cela inclut les sanctions : une sanction doit être la même pour un homme riche et pour un homme pauvre.
Evidemment, cela ne dit pas encore si "même sanction" signifie, pour une sanction financière, "payer la même somme d'argent" ou bien "payer à hauteur de ses moyens". Pour cela, il faut étudier le concept de sanction financière. Celle-ci peut-être considérée de deux manières : 
- une sanction financière est le paiement d'une prime pour obtenir un certain droit. Par exemple, on peut tenir l'amende routière pour un droit de stationner sur une place non autorisé, ou pour un droit de rouler au-dessus de la vitesse autorisée.
- une sanction financière est le paiement d'une prime afin de dissuader les individus d'adopter une certaine ligne de conduite. Par exemple, on inflige des amendes routières afin que chaque conducteur ne se gare que sur les places autorisées ou ne dépasse pas la vitesse autorisée. 
Cette dualité est connue depuis assez longtemps. Mais généralement, elle est abordée d'un point de vue essentiellement moral, en condamnant la première approche, vue comme la corruption d'une pratique politique, réduite à une simple transaction économique. Or, cette dualité peut être exploitée d'une autre manière. Tout d'abord, j'accepte l'idée que la sanction financière est bien un moyen de dissuasion, et non pas l'achat d'un droit. Ce qui le montre, c'est que nous changerions le montant de la sanction, en l'alourdissant, si nous trouvions qu'elle n'a pas assez d'effet dissuasif. Mais nous ne le changerions pour gagner plus d'argent (car après tout, il faut parfois baisser le prix d'une chose pour en vendre davantage et ainsi s'enrichir). C'est donc la dimension de sanction qui sert à fixer le prix, et non pas des intérêts économiques. La sanction est donc bien un moyen de dissuader et de punir, et non pas l'achat d'un droit. 
Or, si la sanction était l'achat d'un droit par les individus auprès de l'Etat, la justice exigerait que la prime payée soit ma même pour tous, au nom du principe de l'égalité devant la loi. Par contre, si la sanction est un moyen de dissuasion, c'est plus subtil. Ce qui doit être égal, c'est la force de dissuasion, l'effet que cela a sur chaque personne. Or, puisqu'il y a des écarts de richesse entre individus, une amende de même valeur n'aurait pas la même force sur une personne riche et sur une pauvre. L'effet serait très fort sur la pauvre, et presque nul sur la riche. Donc la sanction serait forte sur le pauvre, et faible sur le riche, ce qui est injuste. Il faut que la sanction soit aussi forte sur le pauvre que sur le riche. On ne peut arriver à cela qu'en faisant varier la sanction en fonction du niveau de richesse. La justice exige que le riche paie davantage que le pauvre, afin que l'effet dissuasif de la sanction soit la même pour les deux.
Reste à calculer la manière exacte dont il faut faire varier le prix de la sanction. On pourrait appliquer un barème proportionnel, qui retiendrait un pourcentage fixe de la fortune, ou bien un barème progressif, qui consiste en un pourcentage croissant avec l'augmentation de la fortune. La réponse la plus juste me semble être le barème progressif, parce que l'argent a une utilité marginale décroissante. Plus on a de l'argent, moins il a d'utilité, donc plus on est prêt à le céder en échange de biens, de services, ou d'un droit à commettre une action interdite. C'est pourquoi, pour compenser ce phénomène d'utilité marginale décroissante, il faut pratiquer un taux de sanction croissant. Un taux proportionnel ne permettrait pas de corriger ce phénomène, puisqu'il suppose que l'utilité marginale de l'argent est constante, ce qui n'est pas le cas. 

L'Etat devrait donc aussi vite que possible rendre variables toutes les sanctions financières qu'il inflige. Toutes celles qui sont à prix fixe risquent en effet d'être tenues pour de simples primes à l'achat d'un droit, ce qu'elles ne sont pas, de toute évidence. En effet, établir un prix fixe, c'est nécessairement encourager les individus à s'enrichir afin de pouvoir payer ces amendes, alors que le but des amendes n'est pas d'encourager à s'enrichir, mais à dissuader les individus de commettre de mauvaises actions. Les sanctions proportionnelles, bien que moins inadaptées, ne sont pourtant pas encore à la hauteur. Les sanctions progressives sont les seules justes.